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« Le charme de la vie, sa grâce, son bonheur viennent de sa précarité. Il lui suffirait de durer un peu trop pour devenir lassante et peut-être atroce. » (Jean d'Ormesson, 2003).
L'écrivain Jean d'Ormesson est né il y a exactement 100 ans, le 16 juin 1925. Il a eu la chance d'être bien né et d'avoir du talent, en plus d'une vie facile et d'une santé robuste, bref, une existence heureuse qui ne le prédisposait pas d'être un artiste. En effet, les artistes généralement sont créatifs par les aspérités de leur vie, leurs malheurs, leurs angoisses, leurs tristesses... et lui, le grand Jean, reconnaissait qu'il avait eu de la chance... sauf un peu avant la fin de sa vie où il a dû vivre des moments très difficiles avec la maladie (qui ne l'a heureusement pas vaincu). Il s'est éteint le 5 septembre 2017 à l'âge de 92 ans.
Fils d'un diplomate qui était un grand ami de Léon Blum, Jean d'Ormesson se considérait comme un "homme de droite" et a dû refuser de nombreuses propositions d'être Ministre de la Culture. J'ai déjà évoqué, ici et là, l'excellence du personnage : normalien, agrégé de philosophie, membre de cabinets ministériels, journaliste et éditorialiste politique jusqu'à diriger l'un des principaux quotidiens français, "Le Figaro", il était avant tout un écrivain reconnu rapidement et sacré académicien à l'âge de 48 ans. Il a longtemps été le plus jeune membre de l'Académie français avant d'en être le doyen (le plus ancien élu) aussi pendant longtemps, ce qui a fait que pendant près de quarante-quatre ans, il incarnait l'Académie dans son institution, dans son esprit, dans ses cooptations, dans toute sa splendeur.
Je propose, pour lui rendre une nouvelle fois hommage, quelques extraits de ses œuvres.
1. "Comme un chant d'espérance" (2014)
Le temps : « Avec son passé qui n'est plus, son avenir qui n'est pas encore et sont éternel présent toujours en train de s'évanouir entre souvenir et projet, le temps est la plus prodigieuse de toutes les machineries. Aucun phénomène de la nature, aucune invention humaine, aucune combinaison de l'esprit, aucune intrigue de roman, de cinéma, de théâtre ou d'opéra, si compliquée qu'elle puisse être, ne lui parvient à la cheville. ».
Les hommes : « L'histoire est une parenthèse au cœur de l'éternité. Les hommes sont une parenthèse au cœur de l'histoire. Chacun de nous est une parenthèse au cœur de la foule des hommes. ».
Dieu : « En face et à la place d'un hasard aveugle et d'une nécessité qui serait surgie de nulle part, une autre hypothèse, tout aussi étrange et à peine plus absurde, mais peut-être plus rassurante, en tout cas plus romanesque et largement répandue, met au cœur du big bang ce mélange de tout, de rien et d'éternité que nous avons pris l'habitude d'appeler Dieu. ».
Le mystère : « Toute mort est un mystère parce que toute vie est un mystère. ».
L'espérance : « L'immense avantage de Dieu, qui est si peu vraisemblable, est de donner au monde, invraisemblable lui aussi, une espèce de cohérence et quelque chose qui ressemble à l'espérance. Sous l'œil et sous la main de Dieu, l'histoire, incompréhensible sans Dieu, cruelle et paradoxale avec lui, prend un semblant de sens : elle est un discours qui se poursuit, un roman en route vers sa fin, un labyrinthe mis en mouvement. C'est un parcours et un jeu, accidenté comme tous les parcours, incertain comme tous les jeux. C'est une énigme en attente de sa solution hors du temps. C'est une épreuve. ».
La vie : « Le monde est une vallée de larmes. Et une vallée de roses. La vie est une fête. Une fête délicieuse et très gaie. Et une fête sinistre. Comme l'indique avec évidence ses premiers pas hors du rien entre surabondance et absence, l'univers est un oxymore. ».
La liberté : « Les hommes sont libres. Ou ils se croient libres. Ils sont, en vérité, si étroitement maintenus dans un fragment dérisoire de l'espace et dans leur époque d'où il leur est interdit de s'échapper que leur fameuse liberté, dont ils font si grand cas, n'est que trompe-l'œil et illusion. ».
La naïveté : « Les dinosaures avant leur disparition, les vertébrés, les primates dont nous descendons ne se croyaient pas au centre d'un univers fait pour eux. Cette conviction naïve est venue aux hommes avec leur pensée. ».
La littérature : « Les livres ne survivent pas grâce aux histoires qu'ils racontent. Ils survivent grâce à la façon dont elles sont racontées. La littérature est d'abord un style qui éveille l'imagination du lecteur. ».
La chance : « Comme dans n'importe quel jeu, il y a dans le jeu de l'histoire, avant et après la vie et la pensée, des gagnants et des perdants, des vainqueurs et des vaincus. Les hommes attribuent souvent les hasards qui ont décidé de leur destin à ce qu'ils appellent leur étoile. Il n'y a pas de grande figure, de conquérant, de découvreur, d'inventeur, de créateur qui n'ait pas, au moins une fois dans sa vie, été servi par le hasard. Une rencontre. Une occasion. Une situation passagère à saisir par les cheveux. Les Grecs anciens honoraient un petit dieu appelé Kairos, qui veillait sur l'instant opportun, sur le moment précis où il fallait s'emparer de l'avenir. L'empereur Napoléon, qui, plus que personne, croyait à son étoile, avait l'habitude de demander à l'officier à qui il avait l'intention de confier un commandement s'il était heureux, c'est-à-dire s'il avait de la chance. ».
2. "C'était bien" (2003)
La destinée : « Qu'ai-je aimé dans cette vie que j'aurai tant aimée ? C'est une question que chacun de nous, à moins de se résigner à passer pour un veau, doit bien finir par se poser. Il y a dans toute existence au moins deux interrogations auxquelles se mêle un peu d'angoisse. L'une au début : "que faire ?". Elle m'a tourmenté jusqu'aux larmes. L'autre à la fin : "qu'ai-je donc fait ?". ».
Délice et poison : « La vie m’a toujours paru délicieuse, et le monde, plein de larmes. ».
La vanité de la science : « Une malédiction frappe la science qui court de succès en succès : tous ses triomphes, et ils sont réels, sont des victoires à la Pyrrhus. À mesure que se gonfle, dans l'océan de ce que nous ne savons pas, la sphère de ce que nous savons, le nombre de points de contact entre savoir et ignorance croît proportionnellement. ».
La vanité de la science (bis) : « La science est de la famille des traîtres : elle appartient de naissance au camp de l'espérance et il lui arrive de basculer dans le camp de l'horreur. ».
Le futur antérieur : « L’univers est une machine à créer du passé à partir de l’avenir. La mission de l’avenir est de se changer en passé. Entre l’avenir et le passé flotte un truc stupéfiant que nous appelons le présent. Présent ! Le présent est absent. À peine l’avenir s’est-il changé en présent que le présent tombe dans le passé. C’est un piège perpétuel, une trappe qui se ferme et se rouvre en même temps, un tour de magie noire et blanche dont nous sommes les victimes, un enchantement sans fin dont nous sommes les témoins aveuglés par eux-mêmes. La totalité de l’histoire, qui n’est faite que du souvenir du passé et de l’attente de l’avenir, se joue dans le présent. Nous vivons dans un éternel présent toujours en train de s’effacer et toujours en train de se récrire. ».
L'écriture : « J'écrivais des romans pour tromper mon chagrin et le noyer sous les mots. ».
La déchéance : « Un mot de Cioran m'a enchanté : "J'ai connu toutes les formes de déchéance y compris le succès". ».
La sagesse : « Ne vous laissez pas abuser. Souvenez-vous de vous méfier. Et même de l'évidence : elle passe son temps à changer. Ne mettez trop haut ni les gens ni les choses. Ne les mettez pas trop bas. Non, ne les mettez pas trop bas. Montez. Renoncez à la haine : elle fait plus de mal à ceux qui l'éprouvent qu'à ceux qui en sont l'objet. Ne cherchez pas à être sage à tout prix. La folie aussi est une sagesse. Et la sagesse, une folie. Fuyez les préceptes et les donneurs de leçons. Jetez ce livre. Faites ce que vous voulez. Et ce que vous pouvez. Pleurez quand il le faut. Riez. J'ai beaucoup ri. J'ai ri du monde et des autres et de moi. Rien n'est très important. Tout est tragique. Tout ce que nous aimons mourra. Et je mourrai moi aussi. La vie est belle. ».
3. "Je dirai malgré tout que cette vie fut belle" (2016)
La naissance : « En dépit de tant de malheurs et de tant de chagrins, c’est un bonheur d’être né. ».
L'étonnement : « J'ai toujours été étonné. Je n'en suis pas encore revenu, je n'en reviens toujours pas, je n'en reviendrai jamais. Dès l'enfance, d'être là. Une espèce d'étranger dans un monde d'emblée étrange. J'étais étonné d'être bavarois, d'être roumain, d'être carioca, c'est-à-dire brésilien de Rio. Et puis j'ai été étonné d'être normalien. Étonné d'être en fin de compte quelque chose, même au rabais, comme une espèce de philosophe. Étonné d'avoir pénétré dans le saint des saints et d'être devenu un écrivain. Je me mettais assez bas dans un monde mis très haut. Dès mes plus jeunes années, j'étais porté à l'admiration. ».
L'origine : « La Puisaye, avec Saint-Fargeau pour capitale, avec Bléneau, Toucy et Saint-Sauveur, la patrie de Colette, est une petite région française, à l'extrême nord de la Bourgogne, entre le Loing et la Loire, couverte, comme son nom l'indique, de forêts et de points d'eau. Si je m'enracine quelque part... c'est en Puisaye. je suis un cosmopolite poyaudin et toujours émerveillé, égaré plus tard un peu partout autour de la Méditerranée. ».
Les circonstances : « Il me semble parfois que les choses se sont faites presque toutes seules et que je n’y suis pour rien. Je n’ai pas choisi de naître. Je ne suis pas arrivé n’importe quand. On ne m’a pas déposé n’importe où. Je n’ai pas débarqué hier devant Troie, entre Achille et Ulysse. Ni avant-hier pour la guerre du feu. Ni demain ou après-demain parmi des robots distingués et de plus en plus savants. Non. Je me suis retrouvé sans le vouloir entre deux guerres mondiales, au temps de Staline et d’Hitler, dans un corps qui, bon gré, mal gré, a été le mien pour toujours, c’est-à-dire pour un éclair. ».
L'engagement : « J'aimais étudier. Je ne tenais pas tellement à vivre. Peut-être, après une enfance très heureuse, redoutais-je l'épreuve de la vie. Je craignais comme la peste de m'engager dans l'une ou l'autre des voies que m'offrait l'existence. ».
L'histoire : « Selon la formule de Raymond Aron, les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. ».
Les inégalités : « Il est très bon de faire maigrir les gros si c'est pour engraisser les maigres. Mais vous connaissez les proverbes chinoises si subtils. L'un d'entre eux est célèbre : "Quand les gros maigrissent, les maigres meurent". ».
La lecture : « J'aimais beaucoup lire. Ou faire semblant de lire. À la différence du théâtre ou du cinéma qui vous imposent leur rythme, il y a un style de lecture très proche de la rêverie. N'allez pas croire qu'il s'agisse de paresse. C'est à peu près l'opposé. Au lieu de lire bêtement, à la suite, le livre qui vous est proposé, vous vous arrêtez, au contraire, à chaque ligne pour ajouter au texte quelque chose de votre cru. Pour enrichir l'extérieur d'un apport intérieur. Pour y mêler vos sentiments et votre propre expérience. Pour vous approprier l'œuvre étrangère qui vous est proposée. ».
L'amour filial : « Si quelque chose a marqué mon enfance, c'est l'amour. Un amour calme, sans tempêtes, sans fureur. Mais un amour fort. L'amour durable des parents entre eux. L'amour exigeant des parents pour leurs enfants. L'amour, mêlé de respect, des enfants pour leurs parents. ».
Intimidation : « Le comité de lecture de Gallimard m'a beaucoup plus intimidé que l'Académie française. D'un côté, une institution ; de l'autre côté, une légende. ».
L'Académie française : « La vérité, mon bon maître, la voici : l'Académie est une institution très illustre, au caractère indéfinissable, mi-indépendante, mi-publique, qui n'a que des rapports accidentels et lointains avec la littérature. De Corneille et Racine, de La Fontaine et Voltaire à Chateaubriand et Hugo, elle brille par ses choix, et de Molière et Rousseau à Baudelaire, à Zola, à Aragon, elle brille par ses erreurs. En dépit de ses faiblesses, elle a contribué sans aucun doute à l'éclat de notre culture et sa renommée n'est pas près de faiblir. ».
L'amour de la vie : « J'ai tout aimé de ce monde calomnié par mes maîtres, Cioran et l'Ecclésiaste. Je sais bien, comme Renan et comme eux, que la vie est peut-être triste, qu'elle est en tout cas semée d'échecs et de chagrins et qu'elle est vouée à la mort. Mais je crois aussi qu'elle est belle et qu'il faut apprendre à l'aimer. J'ai essayé de l'aimer et d'être dans cette vallée de larmes aussi heureux que possible. ».
« C'est une des clefs de la vie : si on a une passion, la force et la construction familiales, ça compte. Pour mes parents, c’était un risque, une aventure, un danger, et peut-être un déchirement de me voir partir, mais en même temps c’était : "tu veux le faire, tu le fais". Alors je suis parti à 17 ans. J’en ai eu 18 sur les routes américaines. Et j’ai vécu une aventure qui a totalement changé ma vie, qui a déterminé ma carrière et peut-être même mon caractère. » (Philippe Labro, en février 2012 pour "Phosphore").
"L'Essentiel chez Labro", c'était l'une de ses dernières émissions culturelles à la télévision, sur la chaîne disparue C8, diffusée le dimanche soir de mai 2021 à février 2025. Philippe Labro est mort ce mercredi 4 juin 2025. Troublante et triple coïncidence : il est mort le même jour, au même âge (88 ans) et de la même saleté de maladie que la sublime chanteuse Nicole Croisille. Un homme avec toi.
Difficile de caractériser celui qu'on pourrait appeler un dandy de la vie moderne : écrivain, journaliste, animateur de télévision, producteur, réalisateur de cinéma, parolier de Johnny Hallyday et Jane Birkin (une trentaine de chansons), patron de radio, commentateur sportif, etc., touchant aux images, à l'écrit, à l'oral, dans la presse écrite, à la radio et à la télévision. Il a failli recevoir deux fois le Goncourt, a eu le Prix Interallié (beau lot de consolation), a eu l'audace des folies, des défis, n'a pas hésité à partir à 17 ans en terre inconnue pour découvrir, se faire lui-même une idée du pays le plus influent du monde.
J'avais évoqué quelques éléments de sa très longue trajectoire il y a quelques années. Pour lui, le mot "retraite" était un gros mot, même à 88 ans ! Même malade ! S'il a arrêté son émission de télévision le 25 février 2025, ce n'était pas parce qu'il voulait la quitter, mais c'est la chaîne qui l'a quitté, disparue au fond de l'abîme de l'Arcom pour non-respect des conventions contractuelles. Ce qu'on peut dire avec certitude, c'est qu'il avait accumulé au fil des années une très vaste culture, autant livresque que sur le tas, une passion de la curiosité...
Deux événements de sa vie l'ont particulièrement marqué, d'ordre médical. Deux pépins de santé majeurs.
Le premier événement fut un œdème du larynx et une pneumopathie foudroyante en 1994 : six semaines à l'hôpital, dont dix jours en réanimation à la suite d'un coma. À cette occasion, il a vécu une expérience de mort imminente qu'il a racontée deux années plus tard dans son roman "La Traversée".
« Les femmes sourient, comme les hommes. Je les aime tous, ces hommes et ces femmes. Ils ne sont pas plus d'une dizaine. Je les ai tous aimés, mais ils sont morts, et je les aime encore, puisqu'ils n'ont jamais quitté ma mémoire. Ce sont les morts de ma vie. Je me demande pourquoi je devrais les rejoindre. Ce n'est pas dans mes projets. Pourtant, ils insistent. On dirait qu'ils ont adopté la même rondeur dans le maintien, dans le sourire, la même gentillesse un peu lourde, un peu répétitive dans le ton. Il y a une douceur, une douceur ferme, lente, doucereuse : – Viens, mais viens donc ! Qu'est-ce que tu attends ? Une douceur au ralenti, comme leurs gestes, rares et ralentis. Ils savent ce qu'ils font et ce qu'ils veulent, et cela provoque chez moi un soupçon d'irritation. Car j'ai beau les aimer, je n'aime pas leur insistance, leur face de carême réjouie, cette espèce de componction qui les habite, leur certitude que ça va marcher et que je vais leur obéir et traverser la ligne ! Non : ce sont des morts. Je ne veux pas y aller. Ils sont morts, ai-je dit, mais ils ne sont pas morts puisque je suis vivant et puisqu'ils sont là, bien présents le long du mur blanc-jaune, et puisqu'ils me parlent. Ou alors, est-ce moi qui ne suis plus vivant ? ».
De cette expérience personnelle très intime, Philippe Labro avait reçu plusieurs leçons.
La première est une leçon d'humanité : « Le malade est un égoïste, un enfant gâté qui attend tout, un "assisté" à 100%. Or, la jeune femme qui, à 6 heures du matin, vient lui porter ses premières gélules ; la jeune femme qui, à 8 heures, vient lui servir son thé chaud et ses tartines ; la jeune femme qui, à 9 heures, vient balayer et nettoyer le sol de sa chambre, la cuvette de ses toilettes, les cloisons de ses placards ; le jeune homme qui, à 10 heures, vient lui poser son aérosol ou prendre sa température ou son sang ; les femmes qui, à 11 heures, viennent changer les draps de son lit et son alaise ; les ouvriers et les ouvrières de cette incessante manufacture de la vie qu’est un hôpital méritent toutes et tous votre considération et votre compassion. Cette considération et cette compassion vous viennent d’autant plus aisément que vous sortez de la réa. Il est important de conserver ce sentiment et de l’entretenir sans artifice. Infirmières et infirmiers, kinés, femmes de ménage, surveillantes et internes, assistantes : ils sont comme vous et moi. Ils se posent la même question : qu’est-ce qu’on fait là, dans cette vie, qu’est-ce que je fais avec ce corps-là ? Ils savent même un peu mieux que vous et moi qu’ils doivent mourir, et que ce savoir nous rend différents de toutes les espèces et créatures vivantes sur cette terre. ».
Une autre leçon, fondamentale : « Il faut parler aux malades. N'écoutez pas les hommes de science et de technique, les hommes d'autorité et de compétence, les hommes de savoir dont la connaissance s'arrête aux portes des sentiments et dont la rationalité limite leur approche de la vie et des êtres. N'écoutez pas ceux qui vous disent que le malade, le comateux, voire le mourant, voire le mort !, ne vous entendent pas. Il faut parler à ceux dont on croit qu'ils ne sont plus en état de recevoir une parole, parce que, justement, la parole passe. Il suffit qu'elle soit parole d'amour. ».
Une leçon sur la douleur : « Il existe quatre étapes pour aborder la douleur. Premièrement, il faut la reconnaître. Deuxième étape, si tu l'as reconnue, il faut l'accepter. Troisième étape, puisque tu l'as acceptée, tu peux essayer d'en sortir. Quatrième et dernière étape, tu es donc capable de la dépasser, puisque tu la connais. ».
Une leçon sur les forces en présence : « Première force : la volonté et la résistance, transformées en un combat verbal entre les deux voix (la négative et la positive). Deuxième force : le rire. Troisième force : l'amour, les autres. ».
Une leçon d'amour et de vie : « Lorsque vous êtes en face d'un malade en proie à l'incertitude sur sa propre vie, et à la solitude provoquée par cette incertitude, ne lui dites pas seulement que vous l'aimez. Dites-lui aussi que les autres l'aiment, parlez-lui de ces "autres". Parlez-lui de ce qui fait une des beautés de la vie : parlez-lui des vivants. Car s'il passe ce seuil mystérieux au-delà duquel il devient étranger à vous et aux autres, alors le monde des vivants lui paraîtra une pure absurdité. Empêchez-le de tomber dans cette absurdité et poussez-le doucement à recenser tout ce qu'il doit à ceux qui l'aiment et qu'il aime. Poussez-le à comprendre que votre amour, comme celui des autres, ou celui qu'il a pour les autres, vaut qu'il lutte pour vivre. ».
Une leçon sur l'ordre des événements : « Tu pensais avoir encore beaucoup d'années, beaucoup de temps devant toi, mais que veux-tu, même si ce n'était pas programmé, c'est en train de se produire. Tu seras peut-être le premier à t'en aller des quatre frères qui formaient ta famille. Et pourtant, tu n'étais pas l'aîné, ni même le second, mais rien ni personne n'a jamais énoncé que l'on quitte la vie dans l'ordre dans lequel on l'a abordée. Rien ! Il n'y a pas de loi, c'est écrit nulle part. Il va falloir l'accepter. Tu seras le premier à rejoindre ton père. ».
La leçon pour reconnaître un menteur : « On comprend vite le discours d'un menteur. C'est toujours attirant mais on comprend, parce que c'est toujours le même discours. Et l'on finit par comprendre que le menteur lui-même y croit. C'est ce que l'on appelle un menteur de bonne foi. Ce sont les plus dangereux. Eh bien vois-tu, cet homme n'est pas un type bien. Un type bien, c'est le contraire de ce que tu viens de voir et d'entendre. ».
Une leçon sur la crétinisation ambiante : « Nous vivons une civilisation bombardée d'images et de sons crétinisants. Le monde se crétinise à vitesse accélérée, à la vitesse de l'image. C'est ce que je ressens en ce moment même, pendant que je vous parle. Je me dis que je devrai être plus attentif a préserver mes enfants de la communication de masse, de l'insuffisance de la Culture vers eux. Est-ce que nous les élevons correctement, est-ce que nous n'avons pas abandonné notre devoir d'explication, de nourriture esthétique à leur égard? Donnons-nous à l'éducation toute l'importance qu'elle devrait avoir ? ».
Où habitait-il alors ? Dans la capitale de la douleur : « L'image me convient, elle est appropriée : tu habites dans la Capitale de la Douleur, boulevard des Allongés, rue des Tubulés, impasse des Quasi-comateux, carrefour du Larynx Bouché, à l'étage de la Bactérie Inconnue et Non Identifiée, dans l'appartement des Perfusés, dans la pièce des Réanimés. Dans le quartier des Angoissés. ».
Le second événement marquant fut une dépression nerveuse entre octobre 1999 et avril 2001. Il devait devenir président de RTL en 2000 après avoir été pendant une quinzaine d'années le directeur général des programmes de la station de radio, mais au lieu cela, il s'est retrouvé à l'hôpital. Descente aux enfers : « Acceptez la vérité, c'est déjà un remède. Consulter un médecin psychiatre ne constitue ni une faiblesse ni une tare. La dépression est une maladie. Ça ce soigne. On en guérit. ». Là encore, il a décrit cette étrange maladie dans un roman deux années plus tard, "Tomber sept fois, se relever huit".
« Faire semblant tout de même ! Par je ne sais quel réflexe d'orgueil, la peur de ne pas être à la hauteur de ce que je crois qu'on attend de moi, je vais m'accrocher à mon travail, au bureau, aux horaires et aux réunions. Je vais faire semblant d'être "opérationnel". Peut-être ai-je commis une erreur. J'aurais peut-être du tout lâcher et dire : "Voilà, je suis malade, je prends un congé, débrouilliez-vous sans moi, je vais me faire soigner". Mais d'abord, je n'avais pas encore admis et accepté que j'étais malade. Je n'arrivais d'ailleurs pas à définir la maladie. Il faut sauver la face, sauver le job aussi, peut-être ? ».
La description de son état de malade est précise, sincère, factuelle, glaçante.
L'extinction générale : « Tout fait peine. La voix et le regard sont éteints ? Mais c'est tout votre corps qui l'est, éteint ! ».
La course au sommeil : « Lassitude, épuisement, tout est lourd, difficile, insupportable. Seul projet, seul objectif : chercher le sommeil et s'y réfugier. Ah ! pouvoir dormir, pouvoir prolonger l'oubli de moi, mon corps, mes jours de la vie. Et espérer que le sommeil m'aidera et me réparera, que j'en ressortirai meilleur, plus en forme. Vite, vite : du sommeil, comme on réclame de l'eau, du pain, comme un clochard quémande de l'argent ! ».
L'isolement progressif : « Leurs visages et leurs expressions m'échappent, m'indiffèrent. Rien ne m'intéresse que la douleur qui est en train de m'isoler et dresser un mur de verre entre les autres et moi. ».
L'évolution narcissique : « Le déprimé est fondamentalement un égoïste, autocentré, il ne s'intéresse qu'à sa maladie, il est incapable de se mettre à la place des autres. Il ne connaît plus l'affection. Il est même d'une certaine façon amoureux de sa propre dépression. ».
Le vide retentissant : « Il y avait ce vide total, cette perte de toute perspective, toute projection dans l’immédiat, il y avait une peur absolue de tout et l’aveuglante certitude d’une absence de solution. Aucune pensée construite, aucune capacité de réfléchir à ce qui était en train de m’arriver. ».
L'inactivité : « L'épuisement de ne rien faire, ne plus exercer son corps ou son intelligence, ne plus toucher à un stylo, un crayon, du papier, ne voir venir aucune idée, aucun sujet, ne plus s'adonner à cette discipline salutaire et solitaire que j'avais observée depuis ma première jeunesse : prendre des notes ! ».
Les leçons de la dépression : « Quel est l'héritage d'une dépression ? Qu'ai-je reçu que je n'avais pas ou que j'avais oublié ? Un peu plus de modestie, une forte dose du sens de la relativité des choses, la conscience que ta douleur ne pèse d'aucun poids par rapport à celle de tant d'autres. Le simple recul d'un demi-millimètre sur toi-même, et tu mesures à quel point tes plaintes et souffrances n'étaient que pleurnicheries, eu égard à la misère absolue des condamnés de cette terre. ».
Ces deux événements de santé autour de 60 ans ont complètement retourné Philippe Labro. Son don de l'écriture et de la description lui a permis de mettre des mots à ses maux (formule qui est certes un poncif). Et surtout, de faire œuvre utile aux autres, à ceux qui souffrent de la dépression mais aussi à leur entourage pour qui c'est très difficile. Il s'est éteint d'un autre mal, lui aussi, hélas, très répandu, en forme de crabe...
« Je crois que beaucoup de gens peuvent se reconnaître sur les projets du PSU, et que par ailleurs, les voix des femmes, dans cette campagne, eh bien, elles ne seront pas trop représentées et que je pense que si ma candidature n'avait que ce rôle-là, ça vaudrait déjà la peine ! » (Huguette Bouchardeau, le 13 avril 1981 sur RTL).
Candidate à l'élection présidentielle de 1981, Huguette Bouchardeau a fêté son 90e anniversaire ce dimanche 1er juin 2025. Née à Saint-Étienne, cette dame assez curieuse de la vie politique a marqué le début des années 1980. Qui s'en souvient ?
La candidate bossait encore en pleine campagne présidentielle car elle n'était pas payée autrement : elle enseignait à Lyon, elle était mère de ses enfants (dont la plus jeune avait 13 ans) et femme de son mari à Saint-Étienne, et elle faisait campagne à Paris (où on lui avait loué un petit appartement) et partout en France (des meetings dans 160 villes !).
Huguette Bouchardeau était alors la secrétaire nationale du PSU, le parti socialiste unifié, et s'était présentée à l'élection présidentielle pour mettre les femmes à l'affiche, l'écologie et le partage du temps de travail. Elle allait bientôt avoir 46 ans. Elle n'était pas la première femme à s'être présentée puisque la porte-parole de Lutte ouvrière Arlette Laguiller était déjà candidate en 1974, et avec cette dernière et la gaulliste Marie-France Garaud (qui s'est éteinte l'an dernier), elle faisait partie des trois femmes capables de participer à la compétition.
Et rien que cela, c'était déjà un exploit, car la nouvelle règle à partir de 1976, c'était d'être parrainée par 500 maires ou parlementaires, élus régionaux et départementaux... au lieu de 100. Cette règle avait empêché (momentanément pour l'un) à deux candidats de 1974 de se représenter en 1981, Jean-Marie Le Pen, pour le Front national, et Alain Krivine, pour la LCR (ces deux anciens candidats se sont éteints également récemment).
La trajectoire de la dame du PSU pourrait se résumer très grossièrement à cette phrase : Huguette Bouchardeau est passée d'une Arlette Laguiller un peu plus intellectuelle (aux cheveux ébouriffés) à une Marie-France Garaud un peu plus à gauche (au chignon bien mis), de militante rebelle à ministre écoutée !
Parlons d'abord du PSU. J'éviterai de préciser l'histoire précise du PSU car c'est très compliqué, aussi compliqué que l'histoire des groupuscules d'extrême gauche ou d'extrême droite, à cela près que, ici, le PSU n'était pas à l'extrême gauche, mais à une deuxième gauche toujours très difficile à définir, une gauche "alternative", une gauche déjà soucieuse d'écologie et une gauche clairement antimilitariste et pacifiste.
En novembre 1999, Huguette Bouchardeau expliquait ainsi le fonctionnement des partis : « Autour de 1968, avec toutes les batailles qui ont eu lieu au PSU autour de Rocard, contre Rocard, quand je voyais le PSU se déchirer en multiples tendances, j'éprouvais une sorte d'horreur devant ce type de débat. (…) C'est très simple : les tendances dans les partis politiques n'ont jamais été organisées autour de programmes différents mais toujours autour d'hommes qui cherchaient le drapeau avant le parti. Ce n'était pas des tendances mais des écuries. Beaucoup de femmes refusaient cette lutte pour le pouvoir qui était l'essentiel de la vie politique. Elles ont été peu intéressées par ces luttes politiques. ».
Le retour de De Gaulle au pouvoir a secoué considérablement l'échiquier politique : le centre droit (les indépendants) a rejoint les gaullistes, une partie du centre démocrate (MRP) aussi, l'autre moitié est restée dans l'opposition, et la gauche, SFIO et PCF, est entrée dans l'opposition. L'un des grands partis d'avant-guerre, le parti radical, a été laminé par le gaullisme, en raison du légitimisme : le légitimisme de la Troisième République se trouvait au sein du parti radical avant la guerre, mais désormais, celui de la Cinquième République se trouvait chez les gaullistes, naturellement.
L'histoire des formations politiques est indissociable de l'histoire des personnalités politiques, bien sûr. Le PSU a été fondé le 3 avril 1960 sous la présidence du grand mathématicien Laurent Schwartz au terme de l'unification de trois forces groupusculaires : le PSA (parti socialiste autonome) qui provenait de socialistes dissidents de la SFIO en 1958 (Édouard Depreux, Daniel Mayer, François Tanguy-Prigent, André Philip) et d'anciens radicaux anti-gaullistes (dont le plus illustre Pierre Mendès France) ; l'UGS (Union de la gauche socialiste) issue de la fusion d'autres formations minusculaires en 1957 et qui se voulait à la fois marxiste et chrétien (Gilles Martinet) ; enfin, des communistes dissidents rejetant le PCF dès 1952 (Jean Poperen, François Furet).
Les deux points de convergence des fondateurs du PSU furent l'opposition à la guerre d'Algérie (au contraire de Guy Mollet, chef de la SFIO), et l'opposition au retour du Général De Gaulle (au contraire de la SFIO). Édouard Depreux a été le premier secrétaire national du PSU d'avril 1960 à juin 1967.
Le PSU voulait se positionner politiquement entre la SFIO (puis le PS) et le PCF, et il était proche aussi du CERES créé par Jean-Pierre Chevènement en 1966 (future aile gauche du PS). En fait, ce parti pourrait aussi être qualifié de parti utopiste en ce sens que ses propositions étaient complètement indépendantes de la réalité du pays. Ou encore autogestionnaire, surtout lors de l'affaire Lip. Le PSU était très proche de la CFDT. Curieusement, beaucoup de personnalités politiques de gauche ont traversé ce parti, souvent pour rejoindre ensuite le PS de François Mitterrand, à des moments différents.
Le plus connu fut Michel Rocard, secrétaire national du PSU de juin 1967 à novembre 1973, candidat du PSU à l'élection présidentielle de 1969, qui a rallié François Mitterrand au PS en 1974 avec toute la direction (rocardienne) du PSU, créant ainsi le courant rocardien au sein du PS.
Citons rapidement quelques personnalités qui se sont retrouvées adhérentes du PSU à un moment ou l'autre : Édouard Depreux, Michel Rocard, Pierre Mendès France, Robert Verdier, Alain Savary, Daniel Mayer, Pierre Bérégovoy, Charles Hernu, Gilles Martinet, Jean Verlhac, Jean Poperen, Claude Bourdet, Alain Badiou, André Philip, François Tanguy-Prigent, Pierre Dreyfus-Schmidt, Serge Mallet, Roland Florian, Marcel Debarge, Laurent Schwartz, Robert Chapuis, Henri Leclerc, Bernard Lambert, Jean Le Garrec, Pierre Brana, Pierre Bourguignon, Bernard Ravenel, Jean-Pierre Mignard, Michel Destot, Tony Dreyfus, Alain Richard, Bernard Langlois, Serge Depaquit, Charles Piaget, Victor Leduc, Huguette Bouchardeau.
Engagée dès 1957 au sein de l'UGS, Huguette Bouchardeau est devenue secrétaire nationale du PSU de janvier 1979 à juin 1983. Serge Depaquit (un proche), lui a succédé. L'histoire chaotique du PSU est terrifiante puisqu'à chaque congrès, il y avait plusieurs courants jusqu'à cinq ou six, qui se disputaient les places de direction, avec des alliances, des scissions de courant, etc. Finalement, le PSU a disparu par encéphalogramme plat officiellement le 7 avril 1990 mais bien avant dans les faits.
Comme je l'ai écrit, il serait donc très injuste et inexact de réduire le PSU à uniquement Michel Rocard et Huguette Bouchardeau, mais l'histoire n'a retenu que les deux seuls candidats à l'élection présidentielle (de même que l'histoire ne retiendra de LCR/NPA ses seuls candidats à l'élection présidentielle, Alain Krivine, Olivier Besancenot et Philippe Poutou, ainsi que LO ses seules candidats à l'élection présidentielle Arlette Laguiller et Nathalie Arthaud).
Revenons à Huguette Bouchardeau qui est avant tout une brillante intellectuelle : quand elle s'est présentée, elle était une agrégée de philosophie (c'est rare en politique), elle a défendu une thèse de doctorat sur l'enseignement de la philosophie de 1900 à 1972 en France et elle était maître de conférence à l'Université de Lyon-2, poste qu'elle n'avait pas quitté en campagne.
Parallèlement, elle a eu une forte action militante dès sa jeunesse : responsable syndicale à l'UNEF, puis à la FEN, à la CFDT, et militante politique à l'UGS puis au PSU. Elle était alors basée à Saint-Étienne (elle enseignait à Lyon) et a été plusieurs fois candidate du PSU localement. Huguette Bouchardeau a milité aussi, à l'époque, avec les Amis de la Terre, préfiguration du mouvement écologiste.
Lorsqu'elle a été élue secrétaire nationale du PSU en janvier 1979, Huguette Bouchardeau a été la première femme à diriger un parti politique en France (à l'époque, Margaret Thatcher dirigeait le parti conservateur en Grande-Bretagne). Elle a mené la tête de liste du PSU aux premières élections européennes le 10 juin 1979 et sa liste s'est retrouvée dernière, avec 332 voix, oui, j'ai bien écrit 332 et pas 337 000 voix, donc, 0,00%. En fait, son parti n'avait pas l'argent pour payer le matériel de campagne (entre autres, les bulletins de vote) et lors de son meeting de campagne le 11 mai 1979 à Rouen, elle s'en est pris à cette règle électorale qui favoriserait les riches (à cause du seuil de 5% pour pouvoir être remboursé). Ainsi, elle a fait campagne pour faire voter nul, faute de bulletins du PSU à distribuer.
Cette campagne nationale, sa première, ne l'a pas fait vraiment connaître. C'est en 1981 qu'elle a eu droit aux projecteurs de l'actualité. C'était la première fois qu'il y a eu autant de candidats à l'élection présidentielle, dix en 1981 dont six à gauche. L'élection de François Mitterrand a eu lieu au second tour malgré cette division au premier tour. Huguette Bouchardeau ne lui a certes pas fait beaucoup d'ombre avec seulement 1,1% des suffrages exprimés le 26 avril 1981, soit au dernier rang avec 321 353 voix. Pourtant, avec Michel Crépeau (du MRG), elle aurait pu apporter 3,3% aux 25,9% du candidat du PS, ce qui lui aurait donné un résultat supérieur au score du Président sortant Valéry Giscard d'Estaing (28,3%). Finalement, ce ne fut qu'en différé, puisque les candidats du MRG et du PSU ont apporté immédiatement leur soutien au second tour à François Mitterrand. Michel Crépeau allait être récompensé par un porte-feuille (l'Environnement, puis le Commerce, enfin la Justice) entre 1981 et 1986.
C'était parce qu'Huguette Bouchardeau avait déjà un nom dans le militantisme féministe qu'elle a été hissée à la tête du PSU en 1979. Vingt ans plus tard, en novembre 1999, elle en rigolait encore : « Dans les meetings, je disais, en provoquant, que quand une profession commence à se féminiser, elle est en voie de dévalorisation. J'ai toujours dit ce que je pensais sur ce sujet-là. Pendant quelques mois, j'ai mal vécu ce début de secrétariat national du PSU, j'avais le sentiment qu'ils m'avaient mise là parce que c'était bien qu'un parti qui se disait féministe, écolo, etc., ait une femme à sa tête, mais ils se disaient quand même que j'étais là comme simple porte-parole. D'ailleurs, un membre du bureau national me l’a déclaré un jour : "Rocard 'pensait' la théorie du PSU et puis il en parlait, maintenant, on peut très bien avoir une porte-parole". Nous, on pense, et toi, tu causes… Vraiment, j'en ai entendu des vertes et des pas mûres, et tout ça dans la plus grande gentillesse, car vraiment ils m'aimaient bien, je crois. C'est vrai que si je ne leur avais pas paru capable de faire ça, ils ne m'auraient pas poussée, ou sinon ils auraient pris quelqu'un qui présentait bien, qui était mignonne. Ce n'est pas ce qu'ils ont cherché. Ils se sont vraiment dit que faire une place à une femme à la tête d'un parti, c'était la bonne position. (…) Ils voulaient une femme à la tête du parti et une candidate aux élections présidentielles. Ce qui fait qu'en treize ans (la première fois que j'ai été candidate aux législatives, c'était en 1968), tout s'était inversé. En 1968, les gens disaient : "ils sont fous de la présenter, elle leur fait perdre des points". En 1981, on en était venu à se dire qu’une femme peut en faire gagner. Mais cette expérience a été pénible… J'ai été nommée à la tête du PSU en janvier 79, et en juillet, j'ai écrit en trois semaines un bouquin qui s'appelle "Un coin dans leur monde" où je règle leur compte à mes amis politiques, parce que je supportais très mal qu'on m'ait mise là pour autre chose. ».
Les militants du PSU avaient été sidérés par la tribune que la candidature à l'élection présidentielle avait offerte à Arlette Larguiller en 1974. Ils voulaient donc l'imiter avec aussi une femme. Huguette Bouchardeau, candidate du PSU, a eu aussi le soutien du parti communiste révolutionnaire (PCR) et de la fédération de la gauche alternative (FGA).
Un mot sur la campagne dont je propose en fin d'article quatre interventions orales, une interview et trois prestations de campagne officielle. À la différence d'Arlette Laguiller qui parlait très vite pour mettre le maximum de phrases en un temps donné, Huguette Bouchardeau était très lente en diction, presque trop lente, comme un enseignant faisant une dictée dans une école primaire. Mais à la différence de François Bayrou (par exemple), le débit n'était pas saccadé mais très lisse (elle n'était pas pédagogue pour rien ; vous me direz, François Bayrou non plus, mais la différence, c'est qu'il avait une infirmité, le bégaiement). On sentait ainsi l'intellectuelle fluide qui savait manier concepts et idées (bien que femme, oserais-je écrire, pour reprendre le machisme au sein même du PSU !).
Mais des concepts et idées totalement irréalistes. Par exemple, elle s'est opposée très fermement à la dissuasion nucléaire et a proposé que dès son élection, la France se mît à poils sur le plan de la défense. C'est terrible de réécouter ses mots à une époque où l'on considère que justement, la France n'a pas suffisamment concentré son effort de défense. Elle était encore dans la lignée du "faites l'amour, pas la guerre" en pensant qu'il n'y avait que de gentils dans le monde et aucun méchant qui voudrait s'en prendre aux territoires des autres (quelle erreur !).
Elle était aussi pour la réduction du temps de travail, les 35 heures et même les 30 heures par semaine, en pensant que les Français vivraient mieux en travaillant moins (c'était encore l'époque du : on rase gratis !). À l'instar de Michel Rocard et Edmond Maire (secrétaire général de la CFDT), elle croyait aussi à l'autogestion des entreprises (à la suite de l'expérience Lip).
Neuf propositions ont été inscrites sur son tract de campagne : 1. « La loi des 30 heures et les 35 heures tout de suite » ; 2. « Vivre, travailler et décider au pays » ; 3. « L'abandon de l'arme atomique » ; 4. « Des énergies alternatives au nucléaire » ; 5. « La prise de parole des femmes et la défense de leurs droits » ; 6. « La fin des privilèges et des inégalités » ; 7. « La révision de la Constitution de 58 » ; 8. « L'abolition de la peine de mort, de la loi Peyrefitte, et des tribunaux d'exception » ; 9. « Un plan d'urgence contre la faim dans le monde ».
Mais la candidature d'Huguette Bouchardeau était d'abord un moyen de mettre les femmes à l'avant-scène de la politique, et en ce sens, elle y est parvenue par sa notoriété naissante. L'une des meilleures illustrations de l'effet présidentiel sur sa notoriété, c'était ses multiples candidatures aux élections législatives dans la première circonscription de la Loire (ville de Saint-Étienne) : en juin 1968, elle n'a eu que 8,3% ; en mars 1973, que 4,5% ; en mars 1978, que 1,2%... (dans ces scrutins, Michel Durafour a été élu) et en juin 1981, elle est arrivée en troisième position avec 24,2%, ce qui était pas mal, mais insuffisant car elle a été devancée par le candidat communiste Paul Chomat qui était en avance de 126 voix sur elle, si bien qu'elle s'est désistée au second tour pour Paul Chomat qui a battu Michel Durafour avec moins de 500 voix d'avance.
Huguette Bouchardeau ne l'a pas vraiment utilisée car sa célébrité est partie aussi vite qu'elle n'est venue. Pourtant, ce n'était pas faute de poursuivre une carrière politique, chose qu'elle a pu faire en rejoignant la majorité socialo-communiste (au grand dam de la majorité du PSU qu'elle allait quitter en 1986).
Ainsi, Huguette Bouchardeau est entrée au gouvernement, nommée Secrétaire d'État auprès du Premier Ministre chargée de l'Environnement et de la Qualité de la vie du 22 mars 1983 au 17 juillet 1984 dans le dernier gouvernement de Pierre Mauroy, puis Ministre de l'Environnement du 17 juillet 1984 au 20 mars 1986 dans le gouvernement de Laurent Fabius. Elle a été à l'origine de la loi n°83-630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l'environnement (dite loi Bouchardeau) qui dit dans son article premier : « La réalisation d'aménagements, d'ouvrages ou de travaux, exécutés par des personnes publiques ou privées, est précédée d'une enquête publique soumise aux prescriptions de la présente loi, lorsqu'en raison de leur nature, de leur consistance ou du caractère des zones concernées, ces opérations sont susceptibles d'affecter l'environnement. (…) Les travaux qui sont exécutées en vue de prévenir un danger grave et immédiat sont exclus du champ d'application de la présente loi. ».
Huguette Bouchardeau s'est aussi battue sur le plan européen pour réduire la pollution automobile contre l'industrie automobile française (on sait aujourd'hui que ce combat a eu un bénéficiaire industriel, les États-Unis, et que la réglementation motivée par l'écologie a toujours eu en France des intérêts économiques qui ne sont ni nationaux ni européens).
L'ancienne ministre a été ensuite élue députée du Doubs en mars 1986, sur la liste socialiste (elle était en deuxième place et la liste, avec 35,5% des voix, a gagné deux sièges, à la proportionnelle), elle a donc siégé à l'Assemblée comme députée apparentée au groupe socialiste. Candidate de la France unie (mouvement rassemblant les débauchés du mitterrandisme), elle a été réélue en juin 1988 dans la quatrième circonscription du Doubs (Sochaux) au second tour avec 56,8% des voix face à un candidat UDF-CDS.
Après la démission de Laurent Fabius, devenu premier secrétaire du PS, du perchoir, Huguette Bouchardeau a été candidate aux deux tours de l'élection du nouveau Président de l'Assemblée Nationale le 22 janvier 1992. Au premier tour, à 17 heures 10, elle a obtenu 44 voix sur 541 votants et 534 exprimés (256 à Henri Emmanuelli, 207 à Jacques Chaban-Delmas et 27 au communiste Georges Hage).
Elle a expliqué qu'elle se maintenait au second tour, contrairement à son collègue communiste, avec ces paroles : « Monsieur le président, les applaudissements que nous venons d'entendre comme le résultat que je viens d'obtenir me paraissent significatifs. J'ai voulu, par ma candidature, mes chers collègues, donner un signe. Notre assemblée devrait travailler dans une plus grande indépendance à l'égard du gouvernement et des partis politiques. Je veux affirmer encore cette option et je maintiens donc ma candidature, en souhaitant qu'une fois faite la démonstration par les uns ou les autres de leur fidélité à leur famille d'origine, le plus grand nombre d'entre nous se retrouve sur une candidature en faveur d'une véritable indépendance de notre assemblée. ». Au second tour, à 18 heures 50, elle a reçu moins de voix qu'au premier tour, seulement 32 sur 550 votants et 546 exprimés (289 à Henri Emmanuelli, élu, et 225 à Jacques Chaban-Delmas).
Parfois opposée aux décisions des gouvernements socialistes, elle ne s'est pas représentée en 1993 (la circonscription allait revenir à Pierre Moscovici en 1997), mais elle a été élue maire d'Aigues-Vives, commune de 2 300 habitants près de Lunel, dans la Gard, de juin 1995 à mars 2001 et s'est ensuite retirée de la vie politique locale.
Parallèlement à ses activités politiques, Huguette Bouchardeau a mené une activité éditoriale intense. Elle a été directrice de collection aux éditions Syros de 1978 à 1984, puis a créé HB éditions en 1995 (sa maison d'édition a disparu en juin 2002 après la publication d'environ 150 ouvrages). Elle est surtout l'auteure de plus d'une vingtaine de livres, surtout des essais, en particulier centrés sur certaines femmes qu'elle admire, en particulier : George Sand (1990), Rose Noël (1992), Simone Weil (1995), Agatha Christie (1998), Elsa Triolet (2000), Nathalie Sarraute (2003), Simone Signoret (2005) et Simone de Beauvoir (2007).
Pour finir, écoutons Huguette Bouchardeau dire à Margaret Maruani et Chantal Rogerat, en novembre 1999, sa conception d'être une femme engagée : « Quand j'étais petite fille, je me disais : “est-ce que je travaillerai ou est-ce que je me marierai ?”. Qui se pose encore ces questions-là ? Cela ne veut pas dire que les tâches ménagères soient partagées parfaitement, que les filles aillent moins dans les professions du soin, de secrétariat. Mais il faut voir les classes scientifiques, les classes d'ingénieurs. Il y en a beaucoup plus… Il faut voir dans la vie politique, les femmes comme Aubry, Buffet, Guigou, Royal, Voynet. Nous avons été, nous, une génération intermédiaire à dire que nous nous situions hors du pouvoir… Maintenant elles font le même type de carrière politique que les hommes. L'histoire des femmes ne se fait pas simplement au moment où il y a des grandes manifestations, où il y a une sorte de théorisation de lutte des femmes. Les conquêtes des femmes se prolongent dans le silence, et individu par individu presque, avec quelques femmes qui théorisent, quelques femmes qui font avancer, quelques femmes qui disent “attention, il y a un piège…” » (publié dans la revue "Travail, genre et sociétés" 1999/2 n°2).
« Il paraît que Thérèse était très drôle en récréation. Je crois bien qu’elle était gaie. Elle n’avait pas le goût de la tristesse. (…) "Mystique, comique, tout lui va !" (…). L’œuvre de Thérèse est comme un tableau impressionniste : si on a le nez dessus, on risque de ne voir que le sentimentalisme et de passer à côté de l’essentiel. » (Maurice Bellet).
Le prêtre et philosophe Maurice Bellet aimait beaucoup sainte Thérèse de Lisieux. Le journaliste qui l'a ainsi cité, Adrien Bail, évoquait ainsi la jeune fille dans "Le Pèlerin" du 25 septembre 2013 : « Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus a gardé l’espièglerie, mêlée à un profond sérieux, de son enfance, où elle jouait déjà au théâtre (…) et raconte ses aventures avec sa cousine Marie ou sa sœur Céline, dignes de la comtesse de Ségur. Ce côté enfantin lui fera imaginer "un ascenseur" pour aller au Ciel… Il reste cependant un style qui peut être un obstacle. (…) On retrouve [le] sourire sur de nombreux clichés de Thérèse. Il imprègne son dialogue amoureux avec Jésus et sa symbolique : les roses, les oiseaux… Tout traduit une invincible gaieté qui résistera à l’agonie. ».
Thérèse de Lisieux, sœur carmélite qui a été un modèle de foi pour celui qui doute et qui désespère, a été canonisée il y a un siècle, le 17 mai 1925, par le pape Pie XI à la Basilique Saint-Pierre de Rome. La jeune fille qui est morte de tuberculose à l'âge de 24 ans le 30 septembre 1897 avait été béatifiée peu auparavant, le 29 avril 1923 par le même pape Pie XI. J'ai évoqué la trajectoire de Thérèse il y a quelques quelques années.
Malgré son jeune âge, on peut considérer Thérèse de Lisieux comme une grande intellectuelle de la foi, une sorte de philosophe de la sérénité qui a beaucoup influencé les esprits du XXe siècle. Son livre posthume "Histoire d'une âme", publié l'année suivant sa mort, a été vendu à plus de 500 millions d'exemplaires en une cinquantaine de langue et une quarantaine d'éditions (depuis 1898). Beaucoup de lecteurs ont été transformés par la lecture de cette œuvre qui avait été écrite sans aucune intention d'être publiée, et cela beaucoup d'années avant que le pape ne s'en soit mêlé. Thérèse de Lisieux a d'abord été une sainte pour le peuple avant de l'être pour le Vatican et le pape.
Lors de sa canonisation le 17 mai 1925, Pie XI le rappelait : « L'Esprit de vérité lui ouvrit et lui fit connaître ce qu'il a coutume de cacher aux sages et aux savants pour le révéler aux tout-petits. Ainsi, selon le témoignage de notre prédécesseur immédiat, elle a possédé une telle science des réalités d'en-haut qu'elle peut montrer aux âmes une voie sûre pour le salut. ». En d'autres termes, certains sont des théoriciens de la foi, alors qu'elle, elle a été une praticienne de la foi, elle a été philosophe sur le tas, ressentant l'incarnation du divin et de l'Amour dans son être.
Le pape Pie XII, à l'occasion de la consécration de la Basilique Sainte-Thérèse à Lisieux, remarquait le 11 juillet 1954 : « Message d'humilité d'abord ! Quelle étrange apparition au sein d'un monde imbu de lui-même, de ses découvertes scientifiques, de ses virtuosités techniques, que le rayonnement d'une jeune fille que ne distingue aucune action d'éclat, aucune œuvre temporelle. Avec son dépouillement absolu des grandeurs terrestres, le renoncement à sa liberté et aux joies de la vie, le sacrifice combien douloureux des affections les plus tendres, elle se pose en vivante antithèse de tous les idéals du monde. Quand les peuples et les classes sociales se défient ou s'affrontent pour la prépondérance économique ou politique, Thérèse de l'Enfant-Jésus apparaît les mains vides : fortune, honneur, influence, efficacité temporelle, rien ne l'attire, rien ne la retient que Dieu seul et son Royaume. Mais en revanche, le Seigneur l'a introduite dans sa maison, lui a confié ses secrets. ».
Le pape Jean-Paul II, futur saint, le confirmait lorsqu'il l'a reconnue comme une Docteure de l'Église (très rare pour une femme) le 19 octobre 1997 : « Parmi les petits auxquels les secrets du Royaume ont été manifestés d'une manière toute particulière, resplendit Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face (…). Pendant sa vie, Thérèse a découvert "de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux" et elle a reçu du divin Maître la "science d'Amour" qu'elle a montrée dans ses écrits avec une réelle originalité. Cette science est l'expression lumineuse de sa connaissance du mystère du Royaume et de son expérience personnelle de la grâce. Elle peut être considérée comme un charisme particulier de la sagesse évangélique que Thérèse, comme d'autres saints et maîtres de la foi, a puisée dans la prière. En notre siècle, l'accueil réservé à l'exemple de sa vie et à sa doctrine évangélique a été rapide, universel et constant. (…) Son message, souvent résumé dans ce qu'on appelle la "petite voie", qui n'est autre que la voie évangélique de la sainteté ouverte à tous, a été étudié par des théologiens et des spécialistes de la spiritualité. ».
Dans son exhortation apostolique "Evangelii Gaudium", le pape François déclarait le 24 novembre 2013 aux évêques, prêtres, diacres et simples fidèles laïcs, notamment ceci : « Un défi important est de montrer que la solution ne consistera jamais dans la fuite d’une relation personnelle et engagée avec Dieu, et qui nous engage en même temps avec les autres. C’est ce qui se passe aujourd’hui quand les croyants font en sorte de se cacher et de se soustraire au regard des autres, et quand subtilement ils s’enfuient d’un lieu à l’autre ou d’une tâche à l’autre, sans créer des liens profonds et stables : "Imaginatio locorum et mutatio multos fefellit" [Plusieurs s’imaginant qu’ils seraient meilleurs en d’autres lieux, ont été trompés par cette idée de changement]. C’est un faux remède qui rend malade le cœur et parfois le corps. Il est nécessaire d’aider à reconnaître que l’unique voie consiste dans le fait d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le comportement juste, en les appréciant et en les acceptant comme des compagnons de route, sans résistances intérieures. Mieux encore, il s’agit d’apprendre à découvrir Jésus dans le visage des autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est aussi apprendre à souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous subissons des agressions injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser de choisir la fraternité. » (paragraphe 91).
Il faisait en particulier référence à sainte Thérèse de Lisieux et à son expérience intérieure qu'elle avait elle-même racontée : « Un soir d’hiver j’accomplissais comme d’habitude mon petit office, il faisait froid, il faisait nuit… tout à coup j’entendis dans le lointain le son harmonieux d’un instrument de musique, alors je me représentai un salon bien éclairé, tout brillant de dorures, des jeunes filles élégamment vêtues se faisant mutuellement des compliments et des politesses mondaines ; puis mon regard se porta sur la pauvre malade que je soutenais ; au lieu d’une mélodie j’entendais de temps en temps ses gémissements plaintifs (…). Je ne puis exprimer ce qui se passa dans mon âme, ce que je sais c’est que le Seigneur l’illumina des rayons de la vérité qui surpassèrent tellement l’éclat ténébreux des fêtes de la terre, que je ne pouvais croire à mon bonheur. ».
Dans son autre exhortation apostolique "Amoris Laetitia" publiée le 19 mars 2016, le pape François plaçait encore Thérèse de Lisieux en exemple : « Une façon de communiquer avec les proches décédés est de prier pour eux. La Bible affirme que "prier pour les morts" est une pensée "sainte et pieuse". (…) Certains saints, avant de mourir, consolaient leurs proches en leur promettant qu’ils seraient proches pour les aider. Sainte Thérèse de Lisieux faisait part de son désir de passer son Ciel à continuer de faire du bien sur la terre. » (paragraphe 257).
Et il ajoutait : « Si nous acceptons la mort, nous pouvons nous y préparer. Le parcours est de grandir dans l’amour envers ceux qui cheminent avec nous, jusqu’au jour où "il n’y aura plus de mort, ni de pleur, ni de cri ni de peine". Ainsi, nous nous préparerons aussi à retrouver les proches qui sont morts. (…) Ne perdons pas notre énergie à rester des années et des années dans le passé. Mieux nous vivons sur cette terre, plus grand sera le bonheur que nous pourrons partager avec nos proches dans le ciel. Plus nous arriverons à mûrir et à grandir, plus nous pourrons leur apporter de belles choses au banquet céleste. » (paragraphe 258).
Le père dominicain Serge-Thomas Bonino, théologien français, normalien, président de l'Académie pontificale romaine de saint Thomas d'Aquin et de religion catholique depuis 2014, était le secrétaire général de la Commission théologique internationale de 2011 à 2020, une des six commissions de la Curie romaine, celle chargée de traiter les questions théologiques de grande importance. Le 29 novembre 2011, dans un commentaire sur un document sur les perspectives, principes et critères de la théologie, il évoquait Thérèse comme une petite qui a reçu le Mystère : « Il y a aussi à notre époque des petits qui ont connu ce mystère. Nous pensons à sainte Bernadette Soubirous ; sainte Thérèse de Lisieux, avec sa nouvelle lecture de la Bible "non scientifique", mais qui entre dans le cœur de l'Écriture Sainte ; jusqu’aux saints et bienheureux de notre époque : sainte Joséphine Bakhita, la bienheureuse Teresa de Calcutta, saint Damien de Veuster. Nous pourrions en citer tant ! ». Entre-temps, Mère Teresa a été elle-même canonisée.
Depuis que son enseignement est connu, soit depuis près de cent trente ans, tous ont considéré Thérèse de Lisieux comme un exemple d'humilité, d'une "petite" qui a pu entrer par la grande porte mieux que les "grands". C'est pourquoi il est étonnant que sa canonisation, il y a juste cent ans, ait fait l'objet d'une cérémonie très pompeuse et luxueuse. À l'évidence, ce n'était pas du tout l'intention de Thérèse de vouloir être au centre de pompes pontificales qui ont honoré avec beaucoup trop de fastes la petite fille souriante et aimante qu'elle avait toujours été. Elle n'est qu'une, parmi de très nombreux autres, peut-être complètement anonymes, qui sont entrés dans le Mystère de la foi. En toute discrétion.
« Malgré son aspect paradoxal, cette observation simpliste, mais décisive s’impose : tout ce qui est sur le calcaire appartient à la gauche, tout ce qui est sur le granit, à la droite. » (André Siegfried, "Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République", 1913, éd. Armand Colin).
Ces quelques lignes ont fait date dans l'analyse politique des terres politiques des différentes partis politiques, et sa formulation lapidaire a valu à son auteur de se faire reprendre par un autre sociologue de la vie politique, Raymond Aron qui ironisait en 1955 : « On trouve l’hétérogénéité géographique quand on la cherche, on trouve les deux blocs quand on les organise. ». Mais il n'en demeure pas moins que le politologue André Siegfried, qui est né il y a juste 150 ans le 21 avril 1875 au Havre, donc en plein début de la Troisième République, reste encore aujourd'hui perçu comme le père de la géographie électorale et même de la science politique qu'il a enseignée mais aussi organisée, institutionnalisée après la dernière guerre.
C'est pourquoi André Siegfried est une référence fondamentale pour la science politique en France, un fondateur d'une nouvelle discipline dans laquelle se sont engouffrés tous les politologues, éditorialistes politiques depuis la fin de la guerre. André Siegfried a connu et analysé la vie politique de deux républiques, la Troisième et la Quatrième Républiques, il n'a pas eu le temps d'appréhender vraiment la Cinquième République même s'il a eu de quoi sortir, à la fin de sa vie : "De la IVe à la Ve République au jour le jour" en 1958 chez Grasset (il avait déjà publié "De la IIIe à la IVe République" en 1956 chez Grasset). En effet, il est mort le 28 mars 1959 à Paris, peu avant ses 84 ans.
Auteur prolifique d'études politiques et électorales, universitaire et académicien, André Siegfried a marqué l'histoire intellectuelle de la France du XXe siècle. Ses parents étaient très engagés dans la vie publique et intellectuelle. Son père entrepreneur Jules Siegfried (1837-1922), dont il a fait une biographie en 1946, était une personnalité politique importante de la Troisième République, maire du Havre de 1878 à 1886, député puis sénateur de la Seine-Inférieure, conseiller général, et ministre du commerce des gouvernements d'Alexandre Ribot (1892-1893). Quant à sa mère Julie Puaux-Siegfried (1848-1922), elle était une féministe et a présidé le Conseil national des femmes françaises pendant dix ans, de 1912 à 1922, une instance créée en 1901 que Louise Weiss avait intégrée et qui existe encore aujourd'hui.
Issu d'un milieu protestant de bourgeoisie provinciale (il avait un oncle maternel pasteur et président de la Société de l'histoire du protestantisme français), d'une famille alsacienne qui a émigré en Normandie après la perte de l'Alsace-Moselle (à l'origine, l'entreprise familiale était située à Mulhouse), André Siegfried a étudié à Paris les lettres et le droit jusqu'à obtenir un doctorat en histoire (thèse sur la démocratie en Nouvelle-Zélande soutenue en 1904) et un doctorat en droit. Ses disciplines furent nombreuses et voisine : il fut économiste, historien, géographe, sociologue, politologue... et il fut bien sûr, écrivain, surtout essayiste.
Intellectuel et homme de terrain, comme le précise l'Académie, il a fait dans sa jeunesse en 1900-1901 un "vaste tour du monde" qui lui a permis de visiter de nombreux pays du Globe : États-Unis, Mexique, Australie, Japon, Chine, Indes, etc., à l'instar de son père et de son oncle Jacques Siegfried qui ont fait également un tour du monde.
Baigné dans la vie politique, André Siegfried était d'abord un déçu des élections. En effet, sur les traces paternelles, il a tenté à plusieurs reprises de se faire élire avec l'étiquette de l'Alliance démocratique (formation laïque de centre droit), mais sans succès : quatre candidatures à des élections législatives (en 1902, puis, après invalidation, en 1903, puis en 1906 et en 1910) et aussi à des élections cantonales (en 1909). À la mort de son père, en 1922, sa candidature était envisagée pour la succession, mais finalement, ce fut René Coty qui fut choisi.
Dès lors, puisque le suffrage universel lui barrait la route, il renonça à une carrière politique et il s'attacha à comprendre les raisons de ses échecs, c'est-à-dire à comprendre le comportement de l'électorat en fonction du territoire, ce qui l'a conduit à publier en 1913 son fameux "Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République" aux éditions Armand Colin. Ce livre l'a rendu rapidement célèbre dans les milieux de la recherche en sciences humaines, en jetant les bases d'une science politique moderne attachée à comprendre le comportement des électeurs.
À partir de 1910, il enseigna à l'École libre des sciences politiques (futur IEP Paris à partir de 1945 après sa nationalisation), et cela jusqu'en 1955, et a suivi une carrière universitaire et académique prestigieuse : il fut élu en 1933 professeur au Collège de France à la chaire à la chaire de géographie économique et politique, qu'il conserva jusqu'en 1945 (il avait alors 70 ans). André Siegfried enseigna également à l'étranger (il faisait de nombreux voyages autour du monde qui lui permirent de publier des analyses sur de nombreux pays étrangers), en particulier il fut professeur associé à l'Université Harvard en 1955. Figure dominante de Science Po Paris (dont il a refusé la direction), il fut en 1945 le premier président de la Fondation nationale des sciences politiques (on peut citer ses successeurs : 1959 Pierre Renouvin, 1971 François Goguel, 1981 René Rémond, 2007 Jean-Claude Casanova, 2016 Olivier Duhamel, jusqu'à sa démission en 2021).
Lors de ses cours dans les années 1920, selon Gérard Noiriel, il émettait des analyses racistes assez à l'emporte-pièce, comme le présente aujourd'hui Wikipédia : « "Il y a des races qui s'assimilent vite, d'autres plus lentement, d'autres enfin, pas du tout", en France, "les Chinois demeurent toujours des étrangers", "la race noire reste inférieure", "le Juif est un résidu non fusible dans le creuset". ». Cette "géographie des races" a été fortement dénoncé en 1993 par l'historien Pierre Birnbaum, spécialiste de l'antisémitisme en France et aux États-Unis. Dans la revue "Sociétés et Représentations" n°20 d'octobre 2005, l'historienne Carole Reynaud-Paligot, professeure à l'IEP de Paris et spécialiste de l'histoire des intellectuels, en parlait ainsi, pour remettre le contexte : « Le fondateur de la sociologie électorale française n’a pas échappé aux critiques et certains aspects de sa pensée ont été jugés discutables : l’utilisation du concept de race, le recours aux mystères des personnalités ethniques, la présence de stéréotypes et de préjugés de son temps, etc. Il nous apparaît intéressant de poursuivre l’étude en analysant plus particulièrement dans quelle mesure Siegfried est un héritier de la pensée raciale fin de siècle. Cette pensée raciale, qui a largement imprégné la culture française des dernières décennies du XIXe siècle, a construit une représentation de la différence en termes raciaux et produit une vision inégalitaire du genre humain. La communauté savante, le monde colonial, la presse, les manuels scolaires ont largement diffusé cette vision raciale du monde qui s’organise autour de quelques idées force : chaque race possède des caractères physiques, intellectuels et moraux spécifiques qui se transmettent de génération en génération ; l’inégalité raciale s’inscrit dans le processus héréditaire et certaines races sont jugées plus aptes à bénéficier de la civilisation. (…) L’analyse des écrits d’André Siegfried, de ses articles, ouvrages et de ses cours, nous permet de cerner la postérité de cette pensée raciale dans le premier Vingtième Siècle. Dans quelle mesure les axiomes de la raciologie fin de siècle sont-ils restés partie intégrante de la culture du premier vingtième siècle ? De quelles manières les enjeux propres à l’entre-deux-guerres ont-ils modifié ces représentations de l’altérité ? (…) Raciste Siegfried ? Pas dans le sens de l’époque : il juge la thèse "nordique" qui prétend que "tout ce qui est bon dans la région méditerranéenne provient du Nord" ridicule… tout en lui concédant une part de vérité. Après la Seconde Guerre mondiale, Siegfried affirme que les Français "ne sont pas des racistes de doctrine" et ce n’est pas être raciste que d’admettre que les deux notions de civilisation occidentale et de race blanche se recouvrent. Il y a un racisme "parfaitement acceptable" qui est de reconnaître "qu’il y a des races, et que quand vous êtes en présence d’une race, vous êtes en présence d’une réalité". La ségrégation raciale, "dans l’égalité et la dignité", bien que n’étant plus possible dans les sociétés modernes, lui paraît le meilleur moyen de protéger la race blanche des races de couleur. Il lui est difficile d’admettre une égalité totale entre les races : en 1948, il juge que les États-Unis ont "montré quelque légèreté en instituant une ONU dans laquelle les votes relevant de la race blanche, de la civilisation occidentale (…) ne sont probablement pas la majorité". Du début du siècle jusqu’à ses derniers écrits, l’œuvre de Siegfried se fait ainsi encore largement l’écho des thématiques traditionnelles de la pensée raciale fin de siècle : psychologie des peuples, hérédité raciale, idée de hiérarchie et d’inégalité des races, scepticisme face à l’éducation des races de couleur, lenteur de l’évolution intellectuelle des races. À cette culture, issue de la raciologie de la fin du siècle précédent, s’ajoutent des thématiques plus spécifiques à l’entre-deux guerres. Le thème du déclin de la civilisation occidentale et de la race blanche face au "flot montant des races de couleur", qui apparaît au lendemain de la Grande Guerre et qui connaît un succès notable durant l’entre-deux-guerres, est omniprésent dans les écrits de Siegfried, et ce jusque dans les années Cinquante. De même, la question des politiques d’immigration et l’idée de sélection en fonction de la capacité d’assimilation des peuples prennent, dans l’entre-deux-guerres, une grande place aux États-Unis, comme en Europe. Siegfried, on l’a vu, n’y échappe pas. Cette question de l’assimilation demeure encore fortement liée à une vision raciale de l’altérité : l’hérédité raciale facilite ou entrave l’assimilation des races. Si Siegfried entend se rattacher à la tradition humaniste de la France, il rappelle qu’on ne peut oublier "que l’assimilation à ses lois et qu’on ne peut en brûler les étapes". ». On voit que le mythe du supposé "grand remplacement" n'est vraiment pas nouveau ni le thème politique de l'immigration utilisé à des fins électorales !
À partir de 1934, André Siegfried a collaboré régulièrement au quotidien "Le Figaro" et, entre 1953 et 1956, à la revue d'art et d'histoire, mensuelle, "L'Échauguette", où il écrivait aux côtés de Paul Morand, André Maurois, Henri Mondor, sous la direction de Paul Claudel. Il fut l'auteur d'une œuvre composée de près de 90 ouvrages principalement des essais et des analyses diverses et variées.
La consécration professionnelle et littéraire a eu lieu d'abord en 1932 avec son élection à l'Académie des sciences morales et politiques, au fauteuil numéro 4 (celui de Paul Deschanel) de la section II (Morale et Sociologie), puis le 12 octobre 1944 à l'Académie française (élu en même temps que deux autres nouveaux membres, dont le grand physicien Louis de Broglie), au fauteuil numéro 29, celui de Claude Bernard, Ernest Renan, et ses successeurs furent, à partir de 1960, Henry de Montherlant, Claude Lévi-Strauss et aujourd'hui (depuis 2011) Amin Maalouf.
Il fut reçu sous la Coupole le 21 juin 1945 par le duc Auguste-Armand de La Force, un historien. Ce dernier en prit l'occasion pour citer quelques descriptions savoureuses d'acteurs politiques par le nouvel académicien : « De l’appartement de votre père, vous pouviez, le jour de l’an, apercevoir le défilé des landaus, qui, débouchant du cours la Reine, chacun avec son huissier à chaîne sur le siège, traversaient le rond-point pour se rendre de la Chambre à l’Élysée. J’ai croisé plus d’une fois ces voitures misérablement attelées, dont la mauvaise tenue indignait Anatole France. Votre père recevait les sommités de la Troisième République. Vous figuriez parmi les convives et les propos que vous entendiez vous surprenaient quelque peu. Vous nous dites, dans les pages où vous faites revivre votre père et qui sont les Mémoires charmants de votre jeunesse : "Quand il parlait d’intérêt général, de dévouement à la chose publique, mon père se faisait journellement traiter de naïf par ses invités". Comment ne pas vous croire, Monsieur, puisque vous êtes la conscience même et que, d’ailleurs, la vérité sort de la bouche des enfants ? En 1895, jeune homme de vingt ans, vous assistez, 226, boulevard Saint-Germain, dans le nouvel appartement de vos parents, à de grands dîners de parlementaires. Votre mère préside la table, seule femme au milieu de tant d’hommes. Députés et sénateurs étaient sensibles à sa bonne grâce. Son esprit animait et entraînait la conversation. Sa gaieté méridionale parvenait à dérider l’austère Brisson toujours sinistre et vêtu de noir. Quant à vous, Monsieur, vous écoutiez et vous observiez et, bien des années plus tard, vous avez crayonné, pour notre plus grand plaisir, "le petit père Goblet, râblé et rageur", avec ses favoris de neige "l’air d’un amiral sur sa dunette" ; Freycinet "menu et fluet", "immatériel et diaphane comme un saint", mais "l’œil clair et terriblement averti", "vraie souris blanche", prête à se tirer "des situations les plus inextricables" ; "Floquet, portant haut une grosse tête noble, le regard dirigé à quarante-cinq degrés vers le ciel comme un canon de soixante-quinze, toujours rasé de frais, très gentleman, très bien habillé, ressemblant à un Danton soigné". Puis ce fut un nouveau personnel gouvernemental. Vous n’avez pas manqué de l’ajouter à votre galerie de portraits. Voici Paul Deschanel "sentencieux" et d’une si impeccable tenue "que l’on disait : S’il forme un cabinet, ce sera un cabinet de toilette". Plus loin, "André Lebon avec sa barbe de fleuve", "semblant quelque Neptune échappé dans la politique" ; Poincaré "physiquement mesquin et comme étriqué, donnant une froide impression de correction et de compétence" ; Ribot "parlant, avec un léger tremblement dans la voix, des nécessités de l’ordre, des fondements de la société qui étaient ébranlés". Delcassé, d’ordinaire, venait déjeuner seul et proclamait fougueusement : "Si je parviens au pouvoir, soyez sûr que je ne me reposerai pas : la politique se fait en cherchant, non en évitant les affaires". Et vous n’avez portraituré ni les Doumer ni les Doumergue ni les Klotz ni les Leygues ni les Charles Benoist ni les Briand, qui ont passé sous vos yeux à la table de vos parents. Quel regret pour nous, Monsieur ! Votre esprit curieux s’intéressait à leurs débats. Peu d’importantes séances de la Chambre que vous ayez manquées. Je doute, cependant, que telle Mlle Hélène Vacaresco, l’illustre déléguée à la Société des Nations qui porta si haut le drapeau de la Roumanie et soutint de sa belle éloquence l’amitié française, vous ayez subi vingt-sept mille discours. ».
Pour comprendre un peu mieux André Siegfried, François Goguel lui a rendu hommage, à l'annonce de sa disparition, dans "La Revue Française de Science Politique" que l'immortel avait lancée en 1951 et dirigée jusqu'à sa mort : « Dans un texte daté du 3 mars 1946, André Siegfried écrivait : "Trois maîtres ont exercé sur ma formation une influence décisive : Izoulet, mon professeur de philosophie, m'a donné le goût des idées générales ; Seignobos m'a enseigné le réalisme psychologique politique ; Vidal de La Blache m'a fait comprendre, du moins je l'espère, l'esprit profond de la géographie". Il y a dans cette triple référence une indication profondément significative : dès l'origine, André Siegfried s'est voulu étranger aux cloisonnements traditionnels entre disciplines prétendument distinctes : il se sentait la fois philosophe, historien et géographe. Fort important est également le fait que son éducation ait été très loin d'être purement livresque ou théorique. C'est à son père (…) qu'il dut certainement le goût du concret, la soif de l'observation qui caractérisent sa méthode intellectuelle. ».
Et François Goguel de citer à nouveau André Siegfried dans son "Tableau des partis en France" publié en 1930 (éd. Grasset) : « Pour recueillir les faits, comment procéder ? J'ai pratiqué toute ma vie une règle dont je ne saurais jamais me départir : aller voir sur place, c'est-à-dire voyager. Tout m'est apparu toujours comme un voyage. Je crois effectivement que le voyage n'est autre chose un état esprit à base de curiosité. J'ai impression d'être en voyage à un kilomètre de chez moi aussi bien qu'à dix mille, dans le XIIIe arrondissement aussi bien qu'à New York, à Samoa ou au Pérou. Je n'aime en somme parler que de ce que j'ai vu. L'atmosphère se respire et cela est irremplaçable. Une escale de deux heures dans un port m'en apprend davantage que de longues lectures. C'est peut-être un peu mélancolique pour quelqu'un qui a écrit beaucoup de livres sur les pays étrangers... Faut-il partir dans un état ignorance ou bien ne s'embarquer après s'être fortement documenté sur les pays qu'on va visiter ?... Le système que je propose consiste à connaître les faits essentiels, ou peut-être même à faire une hypothèse. Mais attention : à condition d'être toujours prêt à l'abandonner comme un échafaudage qu'on abat après avoir construit la maison. Est-il permis d'avoir de la passion ? Elle est nécessaire à la compréhension car elle est la vie même. Ce n'est pourtant qu'une première étape, car l'intelligence ensuite doit débrayer, continuer seule, libérée de toute participation et de toute violence... Les faits sont si nombreux qu'il n'est pas question de les connaître tous. Les plus simples seront ceux sur lesquels on pourra le mieux raisonner. ».
Du reste, Christophe Le Digol, maître de conférences en science politique à l'Université Paris-Nanterre, expliquait aussi le 9 février 2016 dans "Le Figaro" : « André Siegfried était convaincu que “même l'enfer a ses lois”. Et s'appuie sur l'hypothèse qu'il existe des lois générales qui dominent le désordre des faits particuliers et qu'elles se différencient des explications habituellement proposées par les hommes politiques ou les commentateurs les plus avertis. ».
Dans son livre "Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République" (1913), André Siegfried s'était en particulier intéressé à la Vendée : « L’attachement du peuple à son clergé demeure entier ; l’effort de la noblesse pour conserver sa suprématie reste couronné de succès. Pour provoquer une transformation de ce milieu, il y faudrait une destruction complète de la grande propriété en même temps qu’une révolte générale contre le pouvoir électoral du prêtre. La Vendée reste donc en marge de la France politique moderne, dont, à la lettre, elle n’est pas contemporaine. Le régime moderne a pu y établir des fonctionnaires, y imposer des lois, y tracer des routes pour y introduire, comme en pays étranger, ses conceptions officielles de la société et du gouvernement. Mais les routes morales qui mènent de France en Vendée sont désertes comme les routes militaires de Napoléon ; plusieurs lois restent lettre morte dans un milieu qui les repousse ; et les fonctionnaires, isolés dans leurs postes ainsi qu’un corps d’occupation, y restent socialement des étrangers. Entre la France démocratique du Centre ou du Sud-Ouest et cette première marche de l’Ouest, il y a tout au plus contact, il n’y a pas pénétration. ».
À l'occasion du centenaire de la naissance d'André Siegfried, l'historien Jacques Chastenet lui a rendu hommage le 26 mai 1975, sous la Coupole, en commençant par cette description physique : « La taille élevée, les épaules larges, point de ventre, les cheveux blond cendré, une courte moustache surmontant une bouche bien dessinée, l’œil clair, la physionomie habituellement souriante, parfois narquoise, le geste rare, la démarche souple : tel, presque jusqu’au terme de sa vie, apparaissait André Siegfried. ».
Et il terminait sa biographie verbale ainsi : « Certains problèmes d’ordre métaphysique, problèmes dont il s’était jusqu’ici peu occupé, commencent à se poser à lui. Croyant sincère, très lié avec d’éminents pasteurs, il n’était guère pratiquant et la religion n’occupait dans son œuvre qu’une place secondaire. Pourtant, dès 1951, il collabora à une importante publication : "Les Forces religieuses et la Vie politique". En 1958, il donne un ouvrage : "Les Voies d’Israël, Essai d’interprétation de la Religion juive", qui témoigne de préoccupations nouvelles. Son dernier livre toutefois, qui ne paraîtra qu’après sa mort, reste dans sa ligne habituelle. Il est intitulé : "Itinéraire de contagions, Épidémies et Idéologies". En 1958, Siegfried va encore nager au voisinage du Cap d’Antibes. En 1959, un mal incurable s’installe soudain dans son organisme. Bientôt il se voit condamné à l’immobilité, son cerveau demeurant entièrement lucide. La tendresse de sa femme et celle de sa fille adoucissent son glissement vers la mort. Elle survient au bout de quatre mois. Il a quatre-vingt-quatre ans. Je ne suis pas certain que notre époque violente et tourmentée favorise l’éclosion d’un autre Siegfried, savant objectif, impartial, irradiant la clarté en même temps passionné par les formes, les sons et les couleurs. Il était le très haut représentant d’un monde menacé d’effondrement. Inspirons-nous cependant de sa lucide fermeté pour ne pas désespérer et disons-nous, après Claudel, que "le pire n’est pas toujours le plus sûr". ».
Le 25 octobre 1945, André Siegfried a prononcé un discours à l'Académie française sur la continuité de la langue et de la civilisation françaises : « Je me suis souvent demandé ce dont, dans la contribution de la France à la civilisation, je suis le plus fier, et, dans ma réponse, je n’hésite pas : je placerais tout au centre la confiance magnifique du Français dans l’intelligence humaine. Nous croyons, spontanément et de toute notre force, qu’il y a une vérité humaine, la même pour tous les hommes, appartenant donc à tous les hommes, et que, cette vérité, l’intelligence peut la comprendre, la parole l’exprimer. À nos yeux, une pensée n’existe que si elle peut être exprimée ; jusque-là elle n’est que virtuelle. Pour lui donner la forme qui sera la condition nécessaire de son être, nous faisons confiance, confiance entière à notre langue. Ainsi le Français ne respecte intellectuellement que ce qui est clair, libéré du chaos. Là réside sans doute la différence profonde, essentielle, qui sépare la pensée française de la pensée allemande et même, plus généralement, de la pensée nordique ou anglo-saxonne. L’Allemand s’estime profond quand il eut obscur, il se plaît même à opposer cette obscurité à notre clarté. ».
D'autres échantillons de la pensée d'André Siegfried sont notamment dans son livre "L'Âme des peuples" publié en 1950 (chez Hachette), où l'on comprend son positionnement politique et sociologique. Ainsi : « Ce Français, qui vote en doctrinaire intransigeant de la gauche, c'est souvent le même qui, dans la défense de ses intérêts, glisse à l'égoïsme le plus absolu, et le fait que cet égoïsme est familial n'en change pas au fond le caractère. Ce communiste propriétaire, et combien n'en connaissons-nous pas, est prêt à défendre âprement sa propriété : il trouverait scandaleux qu'on lui imposât le régime du kolkhoze ! Et tous ces gens qui votent, avec conviction, avec passion, pour les nationalisations, nous voyons bien qu'ils se méfient de l'État et que, quand il s'agit de choses qu'ils estiment sérieuses, c'est sur eux-mêmes qu'ils comptent en somme. ».
La dépense publique sans fond, André Siegfried a bien compris le talon d'Achille de toute politique publique : « Ainsi donc le Français, quand il recourt à la puissance publique, se trouve-t-il tenté de la considérer, non comme une entreprise dont il est l'associé solidaire, mais comme une vache à lait dont il faut tirer pour lui le maximum. (...) Le rentier social croit encore que la caisse de l'État est sans fond, que l'industrie nationalisée peut sans inconvénient tourner indéfiniment à perte. Il lui faudra une difficile éducation pour comprendre qu'en l'espèce il n'est pas en somme, comme il le croit, un obligataire, mais l'actionnaire d'une grande société qui est la France elle-même. En attendant, avec des dons merveilleux, avec une dépense étonnante de talent, et du reste aussi de dévouement, ce qui nous frappe surtout en France, c'est l'inefficacité de la vie publique faisant contraste avec l'efficacité de l'individu. ».
L'âme française : « Tout le bien et tout le mal, toute la grandeur et toute la faiblesse de la France viennent de sa conception de l'individu : conception splendide, éventuellement aussi pathologique. Il s'agit d'abord d'une revendication d'indépendance, essentiellement d'une revendication d'indépendance intellectuelle. Le Français prétend penser et juger par lui-même, il ne s'incline devant aucun mandarinat et par là il est profondément non conformiste, anti-totalitaire. S'il lui arrive de suivre fanatiquement, aveuglément une consigne, en sacrifiant délibérément tout esprit critique, c'est par dévouement fanatique à un principe, à un système, à une politique, mais ce n'est pas, comme chez l'Allemand, par tempérament d'obéissance. En Amérique on obtient tout de l'individu au nom de l'efficacité, c'est au nom d'un principe qu'on peut tout demander au Français. À cet égard, la pensée française, que ce soit sous l'angle de la critique ou sous l'angle du fanatisme idéologique, peut apparaître, à juste titre, non seulement comme un instrument de libération, mais comme un ferment dangereux, éventuellement révolutionnaire. ».
L'individualisme : « Dans l'association, le Français a toujours le sentiment qu'il apporte plus qu'il ne reçoit, et c'est un mauvais associé, mais l'Allemand reçoit et a conscience de recevoir du groupe plus qu'il ne lui donne. ».
On s'étonnera des préjugés, clichés et surtout, généralités qu'André Siegfried a pu commettre dans toute son œuvre. Comme l'expliquait Carole Reynaud-Paligot (plus haut), cette œuvre est imprégnée de stéréotypes de la fin du XIXe siècle, en particulier racistes (ne serait-ce que parce qu'il n'y a, biologiquement et génétiquement, pas de races humaines), et qu'en ce sens, elle est très datée. Il n'en demeure pas moins qu'il reste une référence à tous les politologues d'aujourd'hui et aussi, à tous les experts en sondage qui peuplent aujourd'hui les plateaux de télévision.
« Personne ne se sauve tout seul, (…) il n'est possible de se sauver qu'ensemble. » (Pape François, le 3 octobre 2020 à Assise, encyclique "Fratelli Tutti").
Selon la liturgie catholique, c'est l'Évangile selon saint Luc qui est lu à la messe de Pâques de ce dimanche 20 avril 2025. Le Christ est mort le vendredi à 15 heures, et le dimanche, trois femmes sont allées le visiter à son tombeau. Stupeur, le tombeau est vide. Vide. Deux hommes éblouissants leur demandent donc mon titre, plus haut : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? Il n'est pas ici, il est ressuscité. ».
Pour notre vie quotidienne, la fête de Pâques, c'est d'abord la fête du chocolat dans les supermarchés, les embouteillages (parisiens) pour le week-end pascal (merci, j'ai été déjà bien servi cette année), c'est d'ailleurs un week-end prolongé avec un jour férié, le lundi de Pâques (depuis la loi du 8 mars 1886), et ce sont évidemment les vacances dites de printemps. Certes, certes.
Mais à l'origine, c'est d'abord une fête chrétienne. Chrétienne qui a eu lieu à peu près au même moment que la fête juive (on parle de Pâque au singulier pour les Juifs). C'est même la plus importante fête chrétienne, encore plus importante que l'autre fête socialement essentielle, Noël (malgré le caractère laïque de notre société et même sa déchristianisation, ces deux fêtes restent l'ossature du calendrier actuel en ce sens qu'elles entourent l'hiver.
Noël est la fête de la naissance du Messie. Cela pourrait être facile à croire (une naissance comme une autre), mais la foi propose que Jésus-Christ provienne du ventre de Marie ...encore vierge, la Vierge-Marie ou Notre-Dame, très saluée dans la foi chrétienne. La PMA est-elle possible fortuitement ? Rien d'impossible avec la foi, mais de toute façon, quelle réelle importance dès lors qu'un père l'a élevé, Joseph ?
L'autre fête, ce n'est justement pas la mort du Christ, qui, chronologiquement, a lieu le Vendredi Saint à 15 heures (la Semaine Sainte court du dimanche des Rameaux au dimanche Pâques, avec le Jeudi Saint le dernier repas avec les douze apôtres, la Cène, et le Vendredi Saint, sa mort, après Sa Passion, sorte de lynchage par le peuple après avoir été lâché par les dirigeants politiques finalement indifférents au sort de celui qu'ils considéraient comme un innocent).
Il ne s'agit pas d'une commodité intellectuelle ou spirituelle, mais les religions proviennent naturellement d'éléments transcendantaux que l'être humain a du mal à appréhender. J'ai longtemps cru que l'élément fondamental le plus dur à appréhender était la mort. Certains athées, voire agnostiques, pensent que les croyants croient par facilité parce qu'ils ont peur de la mort. Mais la naissance est tout aussi incompréhensible, tout aussi difficile à appréhender : avant, rien, aucun être, après (pas forcément la naissance, après la conception), un être, un bébé d'abord, puis une personne à part entière, un adulte comme les autres. Où était-il "avant" ? Où étais-je avant ma naissance ?!
Au moins, je n'ai pas peur de la naissance, je la trouve très enthousiasmante (dans ce mot contient le mot Dieu en grec). En revanche, j'avoue bien humblement que j'ai peur de la mort, et cela en tant que simple humain sur Terre, pas en tant que croyant, ni en tant qu'incroyant d'ailleurs, la mort des autres, de mes proches évidemment, car le manque sera immédiat, émouvant, effondrant, mais aussi ma propre mort. Comment appréhender ma propre mort ? Où serai-je après mon trépas ? Ma seule intuition est que tout ce qui a été fait ne sera jamais inutile (concept de néguentropie), et donc, il faudra bien que toutes ces vies, ces dizaines de milliards de vies humaines depuis que l'humain est apparu sur Terre, si riches, si précieuses, si diversifiées, si originales, si uniques, si contributives de ce qu'on pourrait appeler l'humanité, aient servi à quelque chose, ici-bas ou plus haut.
Être chrétien n'est certainement pas une facilité avec la mort : j'ai connu un prêtre qui avait été impressionné par un autre collègue prêtre, très âgé, sur son lit de mort, qui était terrorisé à l'idée de mourir. Je le serai certainement si j'ai le temps d'en avoir conscience. Tout le monde est homme et se retrouve à la même enseigne.
Alors, l'histoire de la Passion du Christ est, c'est vrai, très novatrice et très originale. Le jeune homme de 33 ans, prêcheur pendant trois ans, après une traversée du désert (le Carême, quarante jours), l'arrivée triomphale à Jérusalem (accueilli avec des rameaux d'olivier), et détrôné, car il était bien le roi des Juifs (mais son royaume n'était pas de ce monde), comme un vulgaire voyou qu'on a molesté puis crucifié.
Il faut se rappeler que la nuit du Jeudi Saint, sur le Mont des Oliviers, comme tous ses semblables humains, Jésus a la trouille, une forte trouille, tout son corps traumatisé, terrorisé, et il implore même son père, Dieu, de l'épargner, d'arrêter ce processus terrible qui le conduira quelques heures plus tard sur la Croix. Car Jésus est homme.
Alors, bien sûr, il y a plusieurs miracles, plusieurs faits que seule la foi permet de croire. Le premier, c'est que Jésus soit à la fois fils de Dieu et fils de l'homme. Il est Dieu et il est homme. Il est aussi le Saint Esprit. Trinité. En d'autres termes, cela signifie beaucoup de choses : chaque personne est en elle-même dépositaire de Dieu, est Dieu lui-même. L'amour conjugal est en quelque sort l'amour de Dieu dans l'autre, l'être aimé est le Dieu de celui qui aime.
L'autre chose difficile à croire, c'est une sorte de masochisme : Jésus doit mourir crucifié pour racheter les péchés du monde. En gros, un blanchissement du Mal humain. L'un se sacrifie pour tout le monde. Un pour tous, tous pour un.
Enfin, le mystère chrétien au plus haut degré, c'est bien sûr la Résurrection de Jésus, sorti d'entre-les-morts et seule la foi peut le faire croire. Encore une fois, il ne s'agit pas seulement de l'individu Jésus mais bien de chaque homme qui est destiné à ressusciter. La vie gagnant sur la mort.
Ces réflexions ne sont pas du tout théologiques, elles sont très maladroites, ce sont quelques remarques sans prétention d'un contemporain qui tente de comprimer ce Mystère énorme, celui de la mort, celui de la Résurrection, dans une vie de tous les jours de plus en plus achrétienne, de plus en plus déchristianisée. D'ailleurs, cette déchristianisation, commencée en France avec la Troisième République (la République et la foi étaient contradictoire jusqu'au pape Léon XIII) rendait inopportune la peine de mort : s'il existe la vie après la mort, la peine de mort dans un cadre de rédemption pouvait se concevoir, pour une vie ultérieure meilleure, mais si on n'a qu'une seule vie, qu'une seule chance, la supprimer ne l'améliore pas, surtout, ne la corrige pas.
Chaque Homme est Dieu, et Dieu, finalement, c'est peut-être l'ensemble des liens, des relations entre les humains, amour, amitié, affection.
C'est pourquoi j'avais envie de citer le pape François à l'occasion de cette fête de Pâques. Sa troisième encyclique, intitulée "Fratelli Tutti", autrement dit, Tous Frères en italien, a été signée le 3 octobre 2020, sur le tombeau de saint François d'Assise, personnalité qui l'a éblouie au point de prendre son nom en tant que pape (étrangement, aucun pape François n'a existé avant lui). La veille de la fête du saint.
Cette encyclique a recentré le message du pape autour des personnes précaires, des pauvres, au point qu'elle a été saluée par l'extrême gauche. Dans son paragraphe 32, le pape explique ainsi : « Certes, une tragédie mondiale comme la pandémie de covid-19 a réveillé un moment la conscience que nous constituons une communauté mondiale qui navigue dans le même bateau, où le mal de l’un porte préjudice à tout le monde. Nous nous sommes rappelés que personne ne se sauve tout seul, qu’il n’est possible de se sauver qu’ensemble. C’est pourquoi j’ai affirmé que "la tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités. (…) À la faveur de la tempête, est tombé le maquillage des stéréotypes avec lequel nous cachions nos ego toujours préoccupés de leur image ; et reste manifeste, encore une fois, cette [heureuse] appartenance commune (…), à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire : le fait d’être frères". ».
Le mot principal dans ce paragraphe, c'est "ensemble" : on ne peut se sauver qu'ensemble. Il n'y a pas de salut si on laisse de côté des... laissés-pour-compte. On l'a vu effectivement pour la pandémie du covid-19 (la signature de l'encyclique a été le premier déplacement du pape François depuis le début de cette pandémie). Mais on le verra sans doute, hélas, plus tard, avec les bouleversements climatiques de la planète : on ne sauvera la planète qu'ensemble ("sauver la planète" est très réducteur, évidemment, la planète n'a pas besoin d'être sauvée et se moque de sauver l'homme ; sauver la planète, ici, doit se comprendre comme sauver les conditions qui permettent aux hommes de vivre encore sur la planète... en sachant qu'il y aura un point final facilement prévisible pour les astronomes).
Je viens d'écrire que cette encyclique a été saluée par l'extrême gauche en France mais l'a-t-elle vraiment bien lue ? Je propose pour terminer deux autres paragraphes de cette même encyclique qui souhaitent évoquer des « compréhensions inadéquates d'un amour universel » :
« 99. L’amour qui s’étend au-delà des frontières a pour fondement ce que nous appelons ‘‘l’amitié sociale’’ dans chaque ville ou dans chaque pays. Lorsqu’elle est authentique, cette amitié sociale au sein d’une communauté est la condition de la possibilité d’une ouverture universelle vraie. Il ne s’agit pas du faux universalisme de celui qui a constamment besoin de voyager parce qu’il ne supporte ni n’aime son propre peuple. Celui qui a du mépris pour son propre peuple établit dans la société des catégories, de première ou de deuxième classe, de personnes ayant plus ou moins de dignité et de droits. De cette façon, il nie qu’il y a de la place pour tout le monde. ».
« 100. Je ne propose pas non plus un universalisme autoritaire et abstrait, conçu ou planifié par certains et présenté comme une aspiration prétendue pour homogénéiser, dominer et piller. Il existe un modèle de globalisation qui "soigneusement vise une uniformité unidimensionnelle et tente d’éliminer toutes les différences et toutes les traditions dans une recherche superficielle d’unité. (…) Si une globalisation prétend [tout] aplanir (…), comme s’il s’agissait d’une sphère, cette globalisation détruit la richesse ainsi que la particularité de chaque personne et de chaque peuple". Ce faux rêve universaliste finit par priver le monde de sa variété colorée, de sa beauté et en définitive de son humanité. En effet, "l’avenir n’est pas monochromatique, mais (…) est possible si nous avons le courage de le regarder dans la variété et dans la diversité de ce que chacun peut apporter. Comme notre famille humaine a besoin d’apprendre à vivre ensemble dans l’harmonie et dans la paix sans que nous ayons besoin d’être tous pareils !" ».
Ensemble, mais sans être pareils. En somme, la belle devise de l'Union Européenne : "Unie dans la diversité" !
« Mon engagement politique fut au service de la République. La République qui est dans le sang de mes ancêtres. (…) La République qui est notre ambition, notre idéal, notre bien commun, celle d’une aspiration profonde à la liberté. (…) Il faut l’aimer. » (Jean-Louis Debré cité par Yaël Braun-Pivet le 4 mars 2025 dans l'hémicycle).
L'ancien Président de l'Assemblée Nationale Jean-Louis Debré a été enterré ce lundi 10 mars 2025 dans la cathédrale Saint-Louis-des-Invalides à Paris et a été inhumé au cimetière du Montparnasse. Il est mort le 4 mars 2025 à l'âge de 80 ans.
Dans un article publié le 11 mars 2025 dans "Le Monde", la journaliste Solenn de Royer constatait, avec cet enterrement, que c'était « la fin d'un monde ». Il suffisait de voir tous ceux qui assistaient à cet office. Henri Guaino, qui donna le ton à la campagne de Jacques Chirac en 1995, celui de la « fracture sociale », a parlé d'un « monde qui disparaît », celui qui fait la politique à l'ancienne, sans réseaux sociaux, sans chaîne d'information continue, avec des partis, avec des programmes, avec des courriers aux militants, avec des déclarations à l'Assemblée.
On a l'habitude de dire que la mort d'une personne, c'est une bibliothèque qui brûle. Avec Jean-Louis Debré, c'est carrément une institution qui disparaît.
Comment ne pas associer en effet Jean-Louis Debré à la Constitution de la Cinquième République qui était, en quelque sorte, sa sœur puisque lui et elle ont eu le même père, Michel Debré (c'est ce qu'il s'amusait à dire). Mais ce n'est pas seulement le lien filial qui a fait que Jean-Louis Debré était lui-même toute une institution, c'était aussi son parcours, Ministre de l'Intérieur pendant deux ans, Président de l'Assemblée pendant cinq ans et Président du Conseil Constitutionnel pendant neuf ans. C'étaient aussi ses fidélités, De Gaulle et Jacques Chirac. C'était aussi sa personnalité, très indépendante, chaleureuse mais n'hésitant pas à dire ce qu'il pensait de ses contemporains (il a beaucoup critiqué Emmanuel Macron ; est-ce la raison pour laquelle le chef de l'État n'était pas présent à ses obsèques ?), et dotée d'un grand sens de l'humour.
Lorsqu'il présidait le Conseil Constitutionnel, il a eu à "gérer" la présence, à ses côtés, de deux anciens Présidents de la République, Jacques Chirac et Valéry Giscard d'Estaing, et il aimait raconter, tout amusé, la mesquinerie que ces deux vieillards de la République avaient l'un pour l'autre, en imitant leur voix bien entendu !
Un amusement confirmé par Alain Juppé dans une interview par "Le Monde" le 7 mars 2025 : « Et un homme plein de vie et d’humour. Ses imitations de Chirac et de Giscard, du temps où les anciens Présidents venaient au Conseil Constitutionnel, étaient hilarantes ! ».
L'homme aimait la vie, aimait fumer des cigares, s'était réinventé à l'âge de 76 ans en devenant jeune comédien sur les planches d'un théâtre, et surtout, avait l'obsession de « ne pas devenir vieux » !
Au cours de la cérémonie, Guillaume Debré, le fils aîné de Jean-Louis, qui avait 19 ans en 1995, se demandait pourquoi son père n'avait pas lâché Jacques Chirac, très bas dans les sondages, pour Édouard Balladur. Réponse de l'intéressé : « Ceux qui l’ont trahi sont tellement mal à l’aise. Moi, je sais qui je suis. Et quand je me regarde dans la glace, je me sens bien. ». C'était cela, l'indépendance d'esprit, une liberté, des convictions. Sa fidélité permanente à Jacques Chirac depuis 1973 ne l'a d'ailleurs pas empêché de soutenir Jacques Chaban-Delmas en 1974 alors que son mentor avait tout fait pour le faire battre. Fidélité et convictions, qui, parfois, peuvent s'opposer.
Je propose ici quelques hommages qui ont été exprimés lors de l'annonce de la disparition de Jean-Louis Debré.
Le Président de la République Emmanuel Macron, dans un communiqué publié le 4 mars 2025, a réagi ainsi : « Il incarnait pour les Français le sens de l'État, un humanisme intransigeant, la fidélité aussi au Président Jacques Chirac. (…) Jean-Louis Debré avait avec vaillance poursuivi l’héritage de son père, Premier Ministre, pour défendre une espérance française, dans la force de son droit, dans son exigence de générosité envers tous. (…) Longtemps, le jeune homme chercha sa voie, et son père dépêcha Pierre Mazeaud pour le conduire vers des études de droit. (…) Docteur en droit public trois ans plus tôt, il devint [en 1976] magistrat, chargé des affaires de terrorisme. Dans ses fonctions, il apporta à la justice son tempérament, mélange d’humanité et de fermeté, de mesure et d’intransigeance. ».
Le chef de l'État a souligna l'importance de Jean-Louis Debré à la tête du Conseil Constitutionnel avec l'arrivée des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) : « Pendant neuf ans, Jean-Louis Debré présida une institution qui vécut des transformations profondes, avec l’arrivée de la question prioritaire de constitutionnalité, son plus grand accès à tous les justiciables, son rôle accru dans la vie de la Nation. Avec une liberté de ton, la profondeur de son expérience, l’exigence de sa sagesse, il fut le visage de cette institution imaginée un demi-siècle plus tôt par son père. ». Et il a conclu ainsi : « Les Français le suivaient ainsi tel qu’il était, avec son art du récit, sa gourmandise de mots, sa bonhomie. ».
Au début de la séance publique du mardi 4 mars 2025 à 15 heures, la Présidente de l'Assemblée Yaël Braun-Pivet a rendu hommage à Jean-Louis Debré et proposé une minute de silence : « La Ve République a perdu ce matin l’un de ses plus grands défenseurs et serviteurs. Issu d’une famille illustre, député, ministre, Président de l’Assemblée Nationale, Président du Conseil Constitutionnel : sa carrière fut en tout point exceptionnelle. C’est d’abord vers les prétoires qu’elle se tourna. Après une capacité puis une thèse en droit, Jean-Louis Debré devint, en 1971, assistant à la faculté de droit de Paris, puis magistrat et juge d’instruction. Chargé des affaires de grand banditisme, il tirera de ces années une source d’inspiration inépuisable pour les polars qu’il écrira ensuite. Mais revenons en arrière, en 1967. Alors que Jean-Louis Debré a 23 ans, une rencontre va changer sa vie : il fait alors la connaissance de Jacques Chirac, "mon Chirac", comme il l’appelait affectueusement. Ainsi naquit une amitié personnelle marquée par une fidélité politique indéfectible. Du ministère de l’agriculture, en 1973, au soir de la vie du président Chirac, lorsque Jean-Louis Debré lui remontait le moral dans les bars du 6e arrondissement, les deux hommes furent toujours liés, toujours alliés. C’est donc par Jacques Chirac que Jean-Louis Debré entre en politique. ».
Son lieu privilégié était le Palais-Bourbon : « C’est cependant à l’Assemblée, ici même, depuis ce même perchoir, que Jean-Louis Debré aura connu, selon ses mots, "cinq ans de bonheur absolu". Président malicieux, Jean-Louis Debré était surtout un Président rigoureux, amoureux de cette institution dont il fut l’élève et l’architecte. Cette histoire d’amour commence tôt, lorsqu’enfant, il accompagnait son père au Palais-Bourbon. Il en profitait alors pour faire du patin à roulettes dans les couloirs, à la grande frayeur des huissiers. Président de l’Assemblée Nationale, il en connaissait tous les rouages, tous les passages, tous les secrets. Mais surtout, il connaissait l’essence de sa fonction de Président : être impartial pour, selon ses mots, "incarner l’Assemblée dans toutes ses composantes, et être le protecteur des droits de l’opposition". Estimé et respecté bien au-delà de son propre camp, il fut ainsi reconnu pour ce qu’il était : un homme droit, intègre, attaché au pluralisme républicain. Il était aussi et surtout un politique qui aimait les gens et qui s’intéressait à eux. Un homme simple, un homme bien, qui avait l’art du lien. Je peux en témoigner, puisqu’il fut toujours avec moi d’une grande bienveillance et d’un soutien indéfectible. Comme nombre d’entre vous, je le croisais souvent ici, à l’Assemblée, lorsqu’il arpentait les couloirs en guide passionné, se faisant auprès du jeune public autant conteur que passeur. Jean-Louis Debré, c’était donc un homme de cœur, mais c’était aussi un homme d’esprit et d’humour. À l’Assemblée même, il se permit quelques facéties. À la boutique, dont il eut l’idée, il avait même dessiné et conçu des peignoirs floqués du slogan "Mouillez-vous avec les politiques" ou des tabliers estampillés "Cuisine électorale". ».
Au Conseil Constitutionnel : « Il fut le président de la QPC, question prioritaire de constitutionnalité, fit grandir cette réforme, ouvrit les portes du Conseil Constitutionnel aux avocats et aux justiciables. Sous sa Présidence, le Conseil devint pleinement, selon ses mots, "le bouclier qui préserve de toute atteinte à des droits et libertés". ».
Et de conclure de cette façon : « Jean-Louis Debré était un amoureux de la République. Un amoureux d’une République qu’il voulait libre et laïque, qu’il voulait ardente, vibrante, vivante. Un amoureux de ces Mariannes auxquelles il était si attaché, c’est lui qui créa à l’Assemblée le salon des Mariannes et qui fit placer dans une niche du salon Delacroix le buste de Marianne à la place du trône de Louis-Philippe. En évoquant Marianne, la République, le Président Jean-Louis Debré paraphrasait souvent Ernest Renan : la République, disait-il, est "un rêve d’avenir partagé". Mais ces derniers temps, il ajoutait un avertissement inquiet : "Il faut faire en sorte que la République ne meure pas". ». Il avait d'ailleurs une grande collection de bustes de Marianne.
Le Premier Ministre François Bayrou a répondu à Yaël Braun-Pivet par cet autre hommage dans l'hémicycle, le 4 mars 2025 : « Le premier mot qui me vient à l’esprit, au nom du gouvernement, est celui de reconnaissance, reconnaissance pour la personnalité qu’il était, pour le parcours exceptionnel qui fut le sien. S’il fallait trouver un adjectif pour qualifier le chemin de Jean-Louis Debré, ce serait sans aucun doute "républicain". Il était profondément attaché aux principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité, qu’il a servis et honorés durant toute sa carrière, toute sa vie. Un autre mot qui le définit est celui de fidélité, cette fidélité dont il a fait preuve dans tous ses engagements, politiques comme personnels, notamment, vous l’avez rappelé, auprès de Jacques Chirac. Tout au long de sa vie, il a servi une certaine idée, une idée, si je puis dire, presque chevaleresque, de ce qu’étaient l’engagement et la responsabilité politiques, qu’il ne séparait pas de l’engagement personnel et affectif ; une certaine idée de la République, mais aussi de la vie : une vie dans laquelle on ne s’abaisse pas, surtout pas à trahir ceux qu’on aime et avec qui on se bat. Le troisième et dernier mot qui me vient à l’esprit est celui d’amour : l’amour de la France, qu’il ne dissociait jamais de l’amour de la République. Il voyait dans le long chemin des institutions qu’il a servies, non seulement depuis votre fauteuil, Madame la Présidente, mais aussi depuis la Présidence du Conseil Constitutionnel, un parallèle avec l’aventure nationale à laquelle il avait dédié toute sa vie. Enfin, vous l’avez souligné, c’était un homme qui, tout engagé qu’il fut, ne se départait jamais d’un certain humour, d’une pointe d’ironie dans les yeux. Moi qui ai siégé à ses côtés au conseil des ministres pendant des années, je garde le souvenir précis de l’esprit qu’il déployait au service de ses collègues et de ses contemporains, parfois en les égratignant quelque peu. Cette manière de voir le monde, où l’on pouvait être fidèle en tout sans être dupe de rien, était une marque de fabrique de sa personnalité. Cet homme nous manquera. Sa fidélité restera un modèle et son humour sera pour nous une leçon de vie. ».
Le même jour, 4 mars 2025, au début de la séance publique de 16 heures 30, le Président du Sénat Gérard Larcher a également proposé une minute de silence pour Jean-Louis Debré : « Évoquer Jean-Louis Debré, c’est honorer la mémoire d’un grand serviteur de la Ve République. Son père, Michel Debré, Premier Ministre du Général De Gaulle, père de la Constitution, lui transmit les valeurs du gaullisme, auxquelles il restera attaché toute sa vie et qu’il défendra aux côtés de Jacques Chirac. (…) Le fils de celui qui fut le père de la Constitution veillera à ce qu’elle soit appliquée avec la plus grande rigueur. Présidant le Conseil Constitutionnel de 2007 à 2016, Jean-Louis Debré s’est attaché à ce que puisse être adoptée et que se déploie la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Il fut vigilant quant à la protection des droits et libertés. Il fut aussi un auteur : comment ne pas évoquer son "Dictionnaire amoureux de la République" ? Il fut un passionné de théâtre. ».
François Bayrou y a aussi apporté son hommage au Sénat, un second, donc, qui a changé un petit peu de celui, quelques minutes auparavant, rendu à l'Assemblée : « Ceux qui le connaissaient bien, j’en suis, ayant siégé à ses côtés au gouvernement pendant deux années, savent quelle personnalité attachante était la sienne. Le premier mot qui vient à l’esprit, lorsqu’on pense à lui, est celui de républicain. Il avait des formules assez drôles. Ainsi, lui qui était le fils de Michel Debré disait régulièrement qu’il était le frère de la Constitution de la Ve République, puisque Michel Debré était le père de celle-ci. Évidemment, la proximité entre cette œuvre majeure et la personnalité de Michel Debré était profondément marquante. Le deuxième mot est celui de fidèle. Qui a rencontré Jean-Louis Debré dans sa vie partagée avec Jacques Chirac sait que, au-delà des positions politiques qu’ils avaient en commun, il y avait de la part du premier à l’égard du second une fidélité joviale, amicale, chaleureuse et, à bien des moments, drôle. En effet, le troisième mot auquel on pense pour évoquer la personnalité de Jean-Louis Debré, c’est celui d’humour, dont il était profondément pétri. Il portait sur le monde, et notamment sur le monde politique, un regard amusé, ironique, informé. Il n’était guère de secret qu’il ne connût, mais cela n’empêchait pas l’indulgence qu’il avait non seulement envers ses collègues engagés en politique, mais aussi à l’égard, au fond, de la nature humaine. Cette manière, chaleureuse, de regarder le monde, était aussi remarquable au travers des œuvres littéraires qu’il produisait. De son passé de juge d’instruction, il avait retenu bien des intrigues et bien des tics de personnalité, dont il faisait la matière de ses romans policiers. Il était un homme attachant et respecté. ».
Enfin, je termine sur le témoignage d'un autre chiraquien historique, Alain Juppé, dans un entretien accordé à Frédéric Lemaître et Solenn de Royer publié le 7 mars 2025 dans "Le Monde". Jean-Louis Debré était secrétaire général adjoint du RPR lorsqu'Alain Juppé était secrétaire général : « C’est brutal [sa disparition]. (…) Jean-Louis Debré est un ami politique, un ami tout court. (…) Nous avons cheminé ensemble. C’était un homme de convictions, gaulliste, chiraquien, d’une fidélité absolue à Chirac. C’était aussi un Président de l’Assemblée Nationale infiniment respectueux des droits de l’opposition. ».
« Sur beaucoup de points, une gauche jaurésienne souscrira aux thèses qu’elle développe, sur le social, sur la critique de la mondialisation ou du libéralisme, sur la lutte contre un consumérisme sans âme. Dans l’arc néoconservateur, Natacha Polony se situe sur la gauche, plus près de Chevènement, qui aurait pu signer l’ouvrage, que de Dupont-Aignan ou Finkielkraut. Pourtant à la lecture, point un certain agacement, qui se manifeste souvent, quand on consulte ces innombrables essais à la française, tissés de raisonnements rapides et d'affirmations non démontrées, qu'on trouve autant à gauche qu'à droite. » (Laurent Joffrin, le 24 octobre 2017 dans "Libération").
L'éditorialiste politique a confié bien plus tard qu'elle avait voté pour François Bayrou au premier tour de l'élection présidentielle de 2007, et blanc au second tour. Natacha Polony fête son 50e anniversaire ce mardi 15 avril 2025. Autant dire qu'elle a maintenant "un peu de bouteille", car elle a déjà à peu près un quart de siècle d'expérience.
J'apprécie beaucoup Natacha Polony alors que ses opinions sont souvent divergentes avec les miennes. Mais parfois, je me suis aperçu qu'elle concluait de la même manière, comme son vote Bayrou de 2007 (je doute qu'elle soit prête à récidiver avec le Premier Ministre d'aujourd'hui !). Je lui reconnais un élément rare : elle pense par elle-même, elle réfléchit sans prêt-à-penser tout fait, tout artificiel, et c'est donc rafraîchissant. Elle apporte du vent intellectuel neuf (certes, pas tout le temps).
Son dada serait surtout le souverainisme, mais pourquoi ne pas rappeler que le Président Emmanuel Macron a prôné le souverainisme dès les premières minutes de sa Présidence en insistant sur le souverainisme européen ? La crise du covid-19, la guerre en Ukraine et, enfin, l'arrivée du gros éléphant Donald Trump dans un monde en porcelaine particulièrement fragile et complexe ont renforcé ce besoin de souveraineté : souveraineté alimentaire, souveraineté pharmaceutique, souveraineté militaire, souveraineté industrielle, souveraineté numérique, etc.
Comme l'exprimait Laurent Joffrin (qui n'est toutefois pas, pour moi, vraiment une référence), Natacha Polony serait moins de droite que de gauche. Je ne sais pas. C'est vrai, elle a commencé en 2001 comme secrétaire nationale du parti de Jean-Pierre Chevènement qu'elle a activement soutenu lors de l'élection présidentielle de 2002 et elle s'est même présentée à Paris avec cette étiquette aux élections législatives de juin 2002 (sans succès, inutile de rappeler le score, elle a eu le mérite de s'engager). Du reste, Jean-Pierre Chevènement lui-même, séduit par la brillante intelligence présidentielle, a soutenu activement Emmanuel Macron à l'élection présidentielle de 2022.
L'intéressée nie en bloc son appartenance au bloc conservateur et se revendique d'une gauche qui n'aurait pas oublié le socialisme (réel). Elle-même, au fond, est la preuve vivante que le découpage du paysage politique entre la droite et la gauche n'a plus aucun sens. Les deux derniers duels présidentiels, en 2017 et en 2022, l'ont d'ailleurs acté : le clivage n'est pas encore la gauche et la droite, mais entre un centrisme ouvert et un extrémisme fermé. Cela ne dit rien de plus sur là où se situe Natacha Polony selon ces nouveaux enjeux politiques.
Citons encore Laurent Joffrin qui a commencé son commentaire sur un ouvrage de Natacha Polony avec une ironie particulièrement vache : « Bâillonnée, pourchassée, censurée, traquée par les sbires de la pensée unique, "criminalisée", écrit-elle, pour ses pensées non conformes, Natacha Polony a néanmoins réussi, contre tous les bien-pensants européistes, contre les dévots de la mondialisation heureuse acharnés à sa perte, à publier un livre. Cette héroïne autoproclamée de la liberté de pensée, elle a même fondé un "comité Orwell" contre la "police de la pensée", s'était retranchée à Europe 1, une radio clandestine qu'on sait dévouée à la critique virulente de notre société, et chez Ruquier, ce dissident obscur et marginal. Elle est maintenant réfugiée sur LCI, propriété de Martin Bouygues, une sorte de bolchevik fiévreux, et au "Figaro", ce samizdat bien connu qui combat avec panache l'oligarchie. » (24 octobre 2017).
L'ancien directeur de "Libération" a raison sur l'idée qu'on ne peut pas être victime d'un isolement idéologique et bénéficier en même temps d'un grand écho médiatique, car depuis une quinzaine d'années, Natacha Polony est présente, très présente dans le paysage médiatique et intellectuel, tant dans la presse écrite qu'à la radio et à la télévision (et elle a aussi écrit une douzaine d'ouvrages politiques) : "Le Figaro", "Marianne", France 2, Canal Plus, Paris Première, C8, France 5, LCI, BFMTV, Europe 1 (pour une revue de presse quotidienne le matin), France Inter, Sud Radio, etc. (et même Polony TV). De quoi avoir de l'audience pour être écoutée !
À ce jour, sa plus grande responsabilité est sans doute d'avoir été nommée directrice de la rédaction de l'hebdomadaire "Marianne" créé entre autres par Jean-François Kahn, du 6 septembre 2018 au 1er mars 2025. Toutefois, sa participation médiatique qui l'a fait connaître du grand-public a été son recrutement comme l'une des deux chroniqueurs polémistes de l'émission de Laurent Ruquier "On n'est pas couché" diffusée sur France 2 tous les samedis soirs, de septembre 2011 à juin 2014, exercice qu'elle a pratiqué avec Audrey Pulvar (désormais adjointe PS de la ville de Paris), puis Aymeric Caron (désormais député FI de Paris). Dans cet art de la critique, elle a succédé à Éric Zemmour, qui a vu, lui aussi, sa notoriété grimper (d'autant plus qu'il a fait dans la provocation), et elle a laissé sa place à Léa Salamé (qui anime désormais l'émission du samedi soir sur France 2).
Pour autant, je l'ai découverte avant sa participation chez Laurent Ruquier, dans une émission plus confidentielle, celle animée par Frédéric Taddeï, "Ce soir (ou jamais !)", diffusée sur France 3 (dont elle était l'invitée parmi les plus fréquents). Précisément l'émission diffusée le 25 novembre 2010 : à l'époque, Natacha Polony était une journaliste de 35 ans du service éducation du journal "Le Figaro" et elle enseignait également la culture générale à l'Université Léonard-de-Vinci des Hauts-de-Seine ("l'Université Pasqua"). Elle était une invitée parmi d'autres invités, notamment le chanteur Jacques Higelin, la femme politique Clémentine Autain (37 ans), pas encore députée, et la journaliste Christine Ockrent, à l'époque directrice générale déléguée de l'Audiovisuel extérieur de la France (RFI, France 24).
J'ai eu assez vite le coup de cœur pour la (presque) la benjamine de l’émission et sans doute l’une des plus douées : dans mon esprit de 2010, je me disais que Natacha Polony, sans aucun doute, allait faire parler d’elle dans les prochaines années. Déjà plusieurs bouquins à son actif, un blog très approfondi sur l’éducation, et une audace qu’on pourrait croire uniquement sortie des jeunes pousses. Natacha Polony n’a pas hésité à aborder de front le problème de Christine Ockrent et de son époux de Kouchner. Elle a émis beaucoup d’idées subtiles, nuancées avec une clarté qui pourrait désarmer ses contradicteurs. Enfin, elle était charmante (c’est un élément agréable et néanmoins mineur quand on n’a pas un objectif autre qu’intellectuel).
Au départ, j’avais du mal à la positionner : de droite ? de gauche ? "Le Figaro" la mettrait à droite… sauf qu’elle était chevènementiste dans sa jeunesse. Ce passé de militante s’entendait bien dans l’émission ; Natacha Polony n’avait pas peur de prendre la parole, comme on coupe un gâteau, avec le tranchant d’une lame verbale. Un ton vif qui allait de paire avec une intelligence au-dessus de la moyenne. Son pedigree est aussi joli que son minois (je l'écris en plaisantant, qu'on m'épargne des critiques de sexisme que je ne cultive pas !) : Louis Le Grand, Science Po Paris, DEA de littérature consacré aux poèmes, et agrégation de lettres modernes. Et depuis l'émission, elle a eu le temps de recevoir le Prix Edgar-Faure en 2014 (récompensant un auteur d'essai politique) et le Prix Richelieu en 2016 (récompensant un journaliste pour sa défense de la langue française).
Certains peuvent s'en souvenir. Cette émission de Frédéric Taddeï était un talk-show un peut désordonné, où les invités parlaient en même temps et s'interrompaient, mais cultivait une vertu cardinale, la liberté d'expression. Consacrée à l'actualité, l'émission de ce soir-là, celle du 25 novembre 2010, proposait trois sujets d'actualité (de l'époque).
Le premier sujet avait trait à une vidéo d’Éric Cantona qui a fait un "buzz" d’enfer sur Internet. Du coup, l’émission s’y colla. En gros, c’était un footballeur qui jouait les experts financiers. Ou révolutionnaires. Il proposait de faire mettre en difficulté toutes les banques en proposant à tous les citoyens de retirer leur argent des banques. Bon, l’idée était complètement absurde : c’était le genre suicidaire. Les banques aident aussi au développement (ou à la survie) de nombreuses petites entreprises et commerces qui font l’activité et l’emploi. C’est ce qu’a rappelé fort judicieusement Natacha Polony. Ensuite, il faudrait que ces dits citoyens aient encore de l’argent à retirer. Pas sûr par les temps qui couraient…
Le deuxième sujet était plus "grave" puisqu’il parlait de "la journée de la jupe". Là, pareil, on parlait des femmes dans le mauvais sens. Encore une fois très judicieusement, Natacha Polony faisait remarquer qu’il fallait faire la distinction entre la violence conjugale, qui se pratique entre deux êtres individuels, et la forte pression qu’un groupe ou communauté pouvait faire sur les femmes en général. D’un côté, individu, de l’autre, société. Ce n'était pas dit explicitement, mais la journaliste pensait très fort au voile. Mais elle n’a pas été vraiment comprise car très vite, d’autres invités ont projeté leurs propres fantasmes en disant qu’il s’agirait de discrimination ("culturelle"), puisque le problème serait surtout en banlieue chaude, où les jeunes filles ne pourraient plus se promener en jupe sans se faire traiter de prostituées.
Le troisième sujet était beaucoup plus cocasse : l’interdiction d’antenne d’Audrey Pulvar qui animait une émission politique sur I-Télé alors que son compagnon (de lit) s’était déclaré candidat à la candidature présidentielle. Il s’agissait d’Arnaud Montebourg (candidat à la primaire socialiste d'octobre 2011). Sur ce sujet, évidemment, Christine Ockrent, femme de l’ancien Ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner (et donc son patron de tutelle pour France 24), était en première ligne. Elle a montré un ton plutôt odieux, condescendant et très mal à l’aise à tel point qu’elle ponctuait avec de l’humour à pirouettes chaque phrase de Natacha Polony qui, décidément, était vraiment éclatante, en ce sens que, effectivement, Natacha Polony n'hésitait pas à mettre les pieds dans le plat. Deux thèses s’opposaient : celle de Christine Ockrent estimant que les femmes qui ont acquis elles-mêmes de fortes responsabilités (elle s’est sentie obligée de rappeler son CV) savaient faire la part encore le lit conjugal et la conscience professionnelle ; et l’autre, considérant que le fait même qu’il y ait suspicion, même sans acte d’influence, de collusion entre journalistes et personnalités politiques était suffisant pour faire arrêter l’émission d'Audrey Pulvar, qui n'était pas la seule journaliste dans ce cas depuis des décennies (Anne Sinclair, Catherine Nay, Béatrice Schönberg, Marie Drucker, etc.).
C'est ainsi que j'ai découvert Natacha Polony il y a environ quinze ans : courageuse, indépendante, débatteuse, pensant par elle-même. Et par la suite, je n'ai pas été déçu, machine bien huilée, qui fonctionne bien, mais manquant peut-être de carburant. Le souverainisme comme seul moteur est un peu léger. Et surtout, pour aller où ? Car si elle ne se satisfait pas de cette société de consommation, si elle est même plutôt ouverte à la décroissance, et qu'elle se définirait aussi comme illibérale mais dans le sens économique du terme. Elle rejette le wokisme qu'elle considère comme "une dictature des minorités", elle rejette aussi les populismes, tant l'extrême droite que l'extrême gauche. C'est ce qui rend son positionnement sur l'échiquier politique un peu confus, ce qui, finalement, devrait être le cas de tous les journalistes, même les éditorialistes politiques, qui, a priori, ne sont pas des militants mais des informateurs et des analystes (ou analyseurs ?).
On parlait de la reine Christine, je propose de la remplacer par la reine Natacha !
Je vous soumets pour terminer quelques citations de ses ouvrages politiques.
Indécence (et elle avait raison) : « C'est le mot qui revient à l'esprit spontanément : indécence. Devant des députés qui refusent d'allonger le congé des parents ayant perdu un enfant, au motif que "ça va pénaliser les entreprises". Devant un Carlos Ghosn qui réclame à Renault le paiement de sa retraite chapeau. Devant Ségolène Royal qui parle, à propos d'une jeune fille menacée de mort pour avoir répondu à des insultes homophobes par une diatribe contre l'islam, d'une "adolescente peut-être encore en crise d'adolescence" à qui il faudrait enseigner "le respect"… C'est même un des traits les plus frappants de notre époque : la disparition d'une forme de retenue qui s'imposait jusqu'à présent à toute personne publique. ».
Voile : « L'égalité homme-femme fait partie des valeurs non négociables d'une société qui a développé, plus que toute autre en Europe, le travail des femmes, leur liberté à mener de front vie professionnelle et vie familiale. Tout cela, nous le disions, articulé autour d'un "commerce apaisé" entre les sexes, une capacité à réguler le désir par le langage. Le voile, qu'on le veuille ou non, est la négation symbolique de tout cela. Il est la transformation d'un verset du Coran prescrivant de masquer les atours (leur "gorge", selon une traduction qui fait à peu près consensus) des femmes pour les protéger des agressions et une volonté obsessionnelle de cacher tout ce qui pourrait susciter la concupiscence. La réalité est là : le voile signifie que les femmes doivent se cacher parce que les hommes seraient incapables de contenir leurs désirs, et qu'elles-mêmes, créatures faibles et impures, risqueraient d'y succomber. » (2015).
Crise narcissique : « L'individualisme contemporain a voulu faire croire que l'épanouissement de chacun passait par la proclamation de son "identité" personnelle, par l'affichage en bandoulière de ses spécificités, de son Moi. Chacun est incité à mettre en avant la petite part de lui est qui "différente". Il n'est de gloire que dans l'altérité, il n'est de noblesse que dans la minorité. Pire, cette singularité aspire désormais à la reconnaissance. On réclame des aménagements dans les écoles publiques comme on réclame un menu sans gluten dans un restaurant. La crise que vit la France est avant tout une crise narcissique. » (2015).
Individualisme apatride : « La démocratie est notamment menacée par l'alliance redoutable des marchés financiers et des nouvelles technologies, alliance sanctifiée par le caractère indépassable du bon plaisir individuel. En devenant virtuelles et planétaires, ces forces se sont détachées de tout territoire et sont désormais hors d'atteinte des volontés populaires. » (2016).
Capitalisme : « Le capitalisme n'est plus un système de production par le capital, mais un système de production de capital, favorisé par le crédit, les dettes et la création monétaire de banques centrales. » (2016).
Commerce international (où l'on voit qu'elle avait tort) : « On a vu, ces dernières semaines, le débat se focaliser sur les traités de libre-échange comme étant un des symboles de l’aberration européenne qui consiste à sacrifier ses forces productives dans dans l’espoir de pénétrer les marchés de pays qui n’ont et n’auront pas avant longtemps les mêmes règles sociales et environnementale que nous. Sacrifice des PME pour le bénéfice de quelques grands groupes, sacrifice des agriculteurs pour le bénéfice de l’industrie (allemande), de la banque et des assurances. Nos partenaires européens sont encore majoritairement convaincus des bienfaits du libre-échange et de la dérégulation. ». Donald Trump a fait la meilleure démonstration du contraire !
Contre l'écriture inclusive : « Une écriture inclusive défendue par des historiennes et des militantes, les grammairiens et les linguistes sachant, eux, que ce n'est pas "le masculin qui l'emporte sur le féminin" en langue française mais le genre neutre qui se confond avec le masculin pour des raisons de phonétique historique. » (2018).
Citoyen acheteur : « L'ensemble de notre organisation économique et sociale est fait pour produire un type humain spécifique, qui n'a plus rien à voir avec le citoyen doué de libre arbitre : le consommateur. » (2021).
Écologie sélective : « On continue le libre-échange, les porte-conteneurs, la production de masse écoulée grâce à la publicité, mais on taxe vos diesels. Pour votre bien. » (2021).
Bonhomme de neige : « Il a neigé toute la nuit. Voilà ma matinée. 08h00 : je fais un bonhomme de neige. 08h10 : une féministe passe et me demande pourquoi je n'ai pas fait une bonne femme de neige. 08h15 : alors je fais aussi une bonne femme de neige. 08h17 : la nounou des voisins râle parce qu'elle trouve la poitrine de la bonne femme de neige trop voluptueuse. 08h20 : le couple d'homos du quartier grommelle que ça aurait pu être deux bonshommes de neige. 08h25 : les végétariens du n°12 rouspètent à cause de la carotte qui sert de nez au bonhomme. Les légumes sont de la nourriture et ne doivent pas servir à ça. 08h28 : on me traite de raciste, car le couple est blanc. 08h31 : les musulmans de l'autre côté de la rue veulent que je mette un foulard à ma bonne femme de neige. 08h40 : quelqu'un appelle la police, qui vient voir ce qui se passe. 08h42 : on me dit qu'il faut que j'enlève le manche à balai que tient le bonhomme de neige car il pourrait être utilisé comme une arme mortelle. Les choses empirent quand je marmonne : "ouais, surtout si vous l'avez dans le c...". 08h45 : l'équipe de tv locale s'amène. Ils me demandent si je connais la différence entre un bonhomme de neige et une bonne femme de neige. Je réponds : "oui, les boules" et on me traite de sexiste. 08h52 : mon téléphone portable est saisi, contrôlé et je suis embarqué au commissariat. 09h00 : je parais au journal tv ; on me suspecte d'être un terroriste profitant du mauvais temps pour troubler l'ordre public. 09h10 : on me demande si j'ai des complices. 09h29 : un groupe djihadiste inconnu revendique l'action. MORALE : il n y a pas de morale à cette histoire. C'est juste la France dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Ça, c'était la version humoristique. » (2018).
« J'ai grandi dans un bistrot. On se chambrait sans arrêt. Il est toutefois important d'avoir de l'autodérision. Je suis la première à me moquer de moi-même. » (Josiane Balasko, le 9 juillet 2023 à Neuchâtel).
Issue d'un milieu populaire, fille d'un cafetier d'origine yougoslave, proche du parti communiste et engagée auprès des sans-papiers, l'actrice française Josiane Balasko fête ses 75 ans ce mardi 15 avril 2025. Elle est actrice, mais aussi réalisatrice, scénariste, metteuse en scène de pièce de théâtre, et même écrivaine, elle fait partie de ces gens qui ne se laissent pas facilement enfermer dans des petites cases. Ainsi, en 2019, elle a publié un recueil de nouvelles fantastiques aux éditions Pygmalion, "Jamaiplu", après quelques romans.
On ne peut pas dire qu'elle a démarré comme une starlette qui se basait sur sa beauté physique pour ouvrir de nombreuses portes du cinéma. Elle avait déjà, jeune, un physique, mais pas de starlette. D'ailleurs, elle en usait, voire en abusait, comme ses compères du Splendid, et elle disait même en 2005 : « On avait l'habitude de jouer avec nos physiques. Bon pour Michel Blanc et Gérard Jugnot, c'était facile… Et pour moi aussi, allez ! ».
L'actrice désormais pleinement septuagénaire expliquait le 26 novembre 2023 sur France 2 : « Ça ne m’a jamais dérangé qu’on dise que je n’étais pas trop belle, ce n’est pas grave. Je crois que les gens qui posaient ces questions, quel que soit le respect que j’ai pour eux, ne savent pas ce que c’est les gens de la rue. Ils ne voient que des gens minces qui suivent des régimes et qui s’habillent chez les grands couturiers et évidemment, je ne rentrais pas dans le truc. ».
Josiane Balasko, Michel Blanc, qui est parti il y a quelques mois, Gérard Jugnot, mais aussi Christian Clavier, Thierry Lhermitte, Marie-Anne Chazel, Bruno Moyniot, et quelques autres... évidemment, on ne peut pas évoquer la figure de Josiane Balasko sans évoquer la Troupe du Splendid, les deux (trois) gros succès de leur jeunesse qui les ont fait franchir le plafond de verre de la notoriété et du succès, avec les deux numéros des "Bronzés" (Josiane est Nathalie) et "Le Père Noël est une ordure" (Josiane est Madame Musquin, mais seulement au cinéma, elle n'a pas joué dans la pièce de théâtre). Comme plusieurs de cette troupe d'acteurs étonnants, Josiane Balasko a su à la fois cultiver une notoriété collective (qui l'a amenée à recevoir un César d'honneur collectif pour toute la Troupe du Splendid en 2021) et sa propre carrière, différente de celle des autres.
Au début, c'était pourtant un peu difficile, car elle jouait le rôle de la bonne copine, de la fille à embrouilles, de la complexée, de la faire-valoir des vrais héros. Pas très réjouissant, comme perspectives. Mais heureusement, Bertrand Blier lui a proposé le rôle principal de "Trop belle pour toi" (sorti le 12 mai 1989), celui de la maîtresse d'un homme riche, Gérard Depardieu, marié à une très belle femme, Carole Bouquet. Josiane Balasko a alors changé de catégorie. Elle est nommée pour la première fois pour le César de la meilleure actrice.
En tout, Josiane Balasko a été récompensée par trois Césars, celui du meilleur scénario pour "Gazon maudit" (sorti le 1996) qu'elle a réalisé, un César d'honneur en 2000 et le César anniversaire de la Troupe du Splendid en 2021, mais elle a été aussi nommée trois fois au César de la meilleure actrice (1990, 1994 pour "Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes" et 2004 pour "Cette femme-là"), une fois du meilleur réalisateur (1996) et une fois de la meilleure actrice dans un second rôle (2020) pour son rôle dans le film très médiatisé de François Ozon "Grâce à Dieu".
La carrière de Josiane Balasko a donc commencé surtout par des comédies, mais elle a réussi aussi à avoir des rôles plus dramatiques, l'âge aidant, et dans les derniers films où elle a joué, elle n'a plus le rôle principal mais un second rôle.
À côté du cinéma, elle joue aussi parfois des pièces de théâtre, la dernière pièce est une pièce qu'elle a mise en scène en 2021 au Théâtre des Nouveautés, "Un chalet à Gstaad", une comédie de boulevard alors qu'elle tournait en même temps au cinéma dans un rôle dramatique pour "Quand vient l'automne" de François Ozon (sorti le 9 septembre 2024), avec Hélène Vincent et Ludivine Sagnier.
"Un chalet à Gstaad", c'est un face-à-face entre bourgeois qui ont fuit la France pour des raisons fiscales, des exilés fiscaux. Ils se fréquentent mais ils ne s'entendent pas forcément. Josiane Balasko est la femme d'un homme très riche et passe son temps chez l'esthéticienne ou dans le whisky. L'actrice précisait le 22 septembre 2022 sur France Info : « Ce sont des bourgeois très riches qui ne savent pas ce qu'est le RSA. Ce sont des gens que je ne connais pas, vraiment, ou que j'ai dû peut-être entrapercevoir, mais sans jamais les fréquenter. Donc ce sont des portraits qui sont imaginaires, certains sont exilés fiscaux. Ils se reçoivent entre eux, pas forcément parce qu'ils s'apprécient, mais c'est parce qu'ils n'ont pas trop le choix. ».
Mais elle n'est pas qu'actrice, elle est aussi réalisatrice et ce n'est pas du tout le même métier. À ce jour, elle a réalisé huit films entre 1985 et 2013, dont son plus grand succès, près de 4 millions d'entrées en France, "Gazon maudit" qui évoque le thème de l'homosexualité féminine (c'était très original à l'époque) dans un jeu à trois avec Victoria Abril et Alain Chabat. Elle allait dire plus tard : « Je me suis inspirée d'une histoire qui était arrivée à des gens que je connaissais vaguement. » (le titre, très bien vu, a été trouvé par Bertrand Blier). Elle a rencontré des femmes bien plus tard qui lui ont assuré que son film leur avait permis de parler à leur entourage de leur homosexualité, ce qui lui a donné de la fierté.
D'autres films qu'elle a réalisés ont eu beaucoup moins de succès, mais au moins, elle a exercé sa liberté de création, et maintenant, elle n'a plus trop envie de faire de la réalisation, c'est trop de travail pour elle. Elle préfère écrire des nouvelles : « Quand j'écris une nouvelle, il n'y a pas beaucoup d'enjeux. Si je me plante, il y a peu d'incidences, sauf mon amour-propre (…). On ne sait jamais ce qui va se passer quand on crée. Si ça va passer, si ça va émouvoir ou faire rire. On lance les dés à chaque fois. » (2023). L'intérêt de l'écriture, c'est que l'histoire est « à budget illimité », au contraire d'un film au cinéma. Elle peut imaginer tout, sans engager trop de moyens (cette réflexion peut être remise en cause avec l'intelligence artificielle, puisqu'on peut maintenant faire des œuvres créatives, en image ou en film, en très peu de temps).
En tout cas, Josiane Balasko ne regrette pas du tout d'avoir abandonné le dessin malgré les encouragements de sa mère (qu'elle a tout de même suivie au début puisqu'elle a commencé ses études à l'École des arts graphiques). Elle a préféré suivre sa voie, celle du théâtre. 75 ans, dont déjà cinquante-cinq d'une belle carrière : bravo et bon anniversaire !
« Les lois de la vie et de la mort comme suspendue, vaincue, abolie. Alors, s’ouvre le temps de la reconnaissance de la Nation. Aussi votre nom devra s’inscrire, aux côtés de ceux qui ont tant fait pour le progrès humain et pour la France et vous attendent, au Panthéon. » (Emmanuel Macron, le 14 février 2024 à Paris).
La panthéonisation de Robert Badinter a été envisagée dès son décès et même bien auparavant. La principale personne concernée ne s'était pas opposée, de son vivant, à cette idée, même s'il lui était pénible d'être l'objet d'honneurs publics. Il avait ainsi refusé toute décoration nationale, que ce soit l'Ordre national du Mérite ou la Légion d'honneur. Il avait été d'ailleurs un moment envisagé une panthéonisation du couple Badinter, avec également sa femme Élisabeth Badinter lors du décès de celle-ci, au même titre que l'époux de Simone Veil, Antoine Veil, a été transféré à ses côtés au Panthéon (mais je trouvais cette planification un peu morbide).
Finalement, il a été conclu que Robert Badinter ira au Panthéon... sans ses cendres qui resteront inhumées là où elles se trouvent actuellement. Cela avait déjà été le cas pour Geneviève Anthonioz-De Gaulle et Germaine Tillion.
Le transfert des cendres d'une personnalité, en principe de nationalité française (mais il y a eu des exceptions), est décidée par un décret du Président de la République, sur proposition du Premier Ministre et sur rapport du Ministre de la Culture.
Je suis toujours gêné par le principe de la panthéonisation qui est l'équivalent républicain et laïque d'une sorte de béatification voire canonisation pour les chrétiens. Il est difficile de sélectionner ceux qui devraient en être et ceux qui ne devraient pas en être, d'autant plus que cela dépend beaucoup du moment, de l'évolution de la société et aussi de la connaissance qu'on peut avoir des personnes (ainsi, l'abbé Pierre avait été souvent cité pour faire partie des prochains panthéonisés ; on se rassure qu'il ne le soit finalement pas !). On a aussi panthéonisé des maîtres de cérémonie de panthéonisation, par exemple, André Malraux pour Jean Moulin.
Heureusement, dans un éclair à la fois de lucidité et d'extrême orgueil, beaucoup de grands personnages de l'État ont refusé de leur vivant ce genre d'hommage, le premier d'entre eux étant De Gaulle lui-même qui craignait de ne pas pouvoir se reposer en paix. Devenir comme une œuvre d'art dans un musée, visitée par des milliers de touristes, n'est pas forcément du goût de tous les macchabées qui aspirent plutôt à la tranquillité.
L'idée de panthéoniser Robert Badinter a pourtant un véritable sens, celui d'avoir su, au-delà des oppositions feutrées ou même féroces (il suffit de voir les réactions ces prochains jours sur cette information ; Robert Badinter bénéficie encore d'un haut niveau de haine qui montre à quel point il fallait du courage pour aller jusqu'au bout de son projet), ...d'avoir su mener à bien l'abolition de la peine de mort qui n'est pas une question de politique pénale, ni de politique tout court, mais une question de société, de philosophie : la justice, au nom du peuple français, avait-elle le droit de supprimer des vies ? C'est un choix de société. La réponse depuis le 9 octobre 1981 est non, et le Président Jacques Chirac, qui, lorsqu'il était député, avait voté cette abolition de la peine de mort (comme d'autres personnalités de l'opposition, entre autres Philippe Séguin), a même renforcé le dispositif en rendant constitutionnelle cette abolition, ce qui reste une garantie pour tous les justiciables en France.
Ainsi, on peut voir une analogie entre Simone Veil, qui a mené à bien la loi sur l'IVG en 1974-1975, et Robert Badinter la loi sur l'abolition de la peine de mort en 1981. Aucun des deux n'avait vraiment prévu la chose dans leur existence. Jean Lecanuet aurait dû le faire pour l'IVG et Maurice Faure pour la peine de mort. Les deux lois ont été, par la suite, intégrées dans la Constitution. Enfin, dernière analogie qui n'est pas sans intérêt, les deux ont connu l'atrocité des camps d'extermination (elle comme déportée ; lui, qui a failli être déporté, touché de plein fouet), y perdant chacun une partie de leur famille, ce qui en a fait des êtres toujours associés à une certaine gravité historique (les parents de Robert Badinter étaient tous les deux d'origine moldave et ont obtenu la nationalité française quelques semaines avant sa naissance).
Ministre de la Justice de 1981 à 1986, Président du Conseil Constitutionnel de 1986 à 1995, sénateur des Hauts-de-Seine de 1995 à 2011, Robert Badinter a incarné pendant sa vie publique une certaine idée de faire de la politique, celle de l'intellectuel, celle du moraliste, mais certainement pas celle de l'ambitieux. Il a pris les chemins détournés de la politique pour suivre, paradoxalement, son ambitieux ami François Mitterrand pour qui il voua une fidélité mise parfois à rude épreuve. La République a de quoi s'enorgueillir d'avoir eu parmi ses serviteurs un homme tel que Robert Badinter. C'est parce qu'ils sont rares qu'il faut savoir les honorer et en faire des exemples républicains (sans qu'ils en soient pour autant des modèles).