« On ne saurait admettre le succès, et encore moins la suprématie, d'un empire qui récuse nos leçons de morale politique. » (Alain Peyrefitte, 1994).
L'ancien ministre gaulliste Alain Peyrefitte est mort il y a exactement vingt-cinq ans, le 27 novembre 1999, de maladie (à l'âge de 74 ans). Celui qui aurait pu être nommé Premier Ministre deux fois, en 1979 et en 1986, pouvait être considéré comme un "vieux schnoque" parmi les barons gaullistes vieillissants des années 1970 et 1980, mais c'était une vision déformée de la réalité. Il a d'abord été un jeune loup d'une très grande ouverture intellectuelle et d'une brillante intelligence.
Certes, les diplômes ne sont pas tout, mais suivre des cours à Normale Sup. et à l'ENA, c'est déjà quelque chose. En faire plus qu'une simple base initiale pour construire une très riche existence intellectuelle, c'est encore autre chose. Alain Peyrefitte a été chargé de recherches au CNRS, maître de conférences à l'ENA, anthropologue, diplomate, docteur d'État (sur "la phénoménologie de la confiance") et évidemment homme politique, éditorialiste au journal "Le Figaro" et grand écrivain (vendant des essais issus d'une pensée originale avec succès). Il a été consul général en Pologne, député gaulliste à 33 ans, sénateur, député européen, maire de Provins, conseiller général (et même vice-président du conseil général de Seine-et-Marne), secrétaire général de l'UDR, de nombreuses fois ministre sous trois Présidences de la République entre 1962 et 1981 (entre autres : Information, Recherche, Éducation nationale, Culture, Environnement, Justice). Enfin, auteur d'une trentaine d'ouvrages, principalement des essais, il a été élu membre de l'Académie française le 10 février 1977 (reçu le 13 octobre 1977 par un autre anthropologue, Claude Lévi-Strauss). On peut relire en détail sa trajectoire ici.
Parmi les livres majeurs d'Alain Peyrefitte, trois se détachent nettement : "Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera" publié en 1973 (éd. Fayard), une réflexion très visionnaire sur la Chine et son avenir (suivi d'autres essais complémentaires), "Le Mal français" publié en 1976 (éd. Plon), une réflexion sur le fonctionnement administratif de la France (centralisation excessive, manque de confiance aux entrepreneurs, hyperbureaucratie, etc.), et "C'était De Gaulle" publié en 1994 (éd. Gallimard), premier tome d'une série très volumineuse de confidences qu'il a eues avec De Gaulle pendant sa Présidence (il a attendu un quart de siècle avant d'en publier quelques extraits d'une masse exceptionnelle et non publiée). J'ajouterai aussi pour la cerise sur le gâteau ce petit essai politique "Encore un effort, Monsieur le Président" publié le 25 septembre 1985 (éd. Jean-Claude Lattès), sorte de longue supplique à François Mitterrand et plaidoyer pour le nommer Premier Ministre de cohabitation en mars 1986.
Dans cet article, je souhaite proposer quelques extraits de deux livres, "Quand la Chine s'éveillera" et "C'était De Gaulle". Si ce dernier livre a été publié bien plus tard (près de vingt ans) après le premier, il faut comprendre que les propos de De Gaulle rapportés dans "C'était De Gaulle" ont été bien sûr prononcés avant la fin de la Présidence de De Gaulle en 1969 et sont donc antérieurs à l'essai sur la Chine issu de son voyage parlementaire en Chine effectué en 1971.
1. Dans "C'était De Gaulle" (Gallimard, 1994)
Pour replacer dans le contexte historique, le mieux est de relire Wikipédia : « La position de De Gaulle face au monde communiste est sans ambiguïté : il est totalement anticommuniste. Il prône la normalisation des relations avec ces régimes "transitoires" aux yeux de l'Histoire de façon à jouer le rôle de pivot entre les deux blocs. La reconnaissance de la République populaire de Chine dès le 27 janvier 1964 va dans ce sens. De même sa visite officielle en République populaire de Pologne (6-11 septembre 1967) fut un geste qui montre que le président français considère le peuple polonais dans son ancrage historique. ». Il faut donc bien retenir cette date du 27 janvier 1964, et regarder la date des propos de De Gaulle rapportés par Alain Peyrefitte sur la Chine. Ce qui est entre parenthèses est donc de De Gaulle, au contraire des autres livres où c'est Alain Peyrefitte qui s'exprime.
Confidences du 6 juin 1962 (parlant de sa convesation avec Harold MacMillan, Premier Ministre britannique, le 3 juin 1962) : « Bien sûr, [les Chinois] pourront un jour faire des bombes atomiques, mais ce ne sont pas elles qui les feront manger. Ils ne pourront s'en sortir que s'ils s'ouvrent au monde entier, et que le monde entier vienne les aider. (…) L'intérêt du monde, un jour ou l'autre, sera de parler avec eux, de s'entendre avec eux, de faire des échanges commerciaux avec eux pour leur permettre de sortir de leurs murailles. La politique du cordon sanitaire n'a jamais eu qu'un résultat, c'est de rendre dangereux le pays qui en est entouré ; ses dirigeants cherchent des diversions à leurs difficultés, en dénonçant le complot impérialiste, capitaliste, colonialiste, etc. Ne laissons pas les Chinois mijoter dans leur jus. Sinon, ils finiraient par devenir venimeux. Il se pourrait bien qu'un jour ou l'autre, nous soyons amenés à les reconnaître et à donner l'exemple au monde. Naturellement, pas un mot de tout ça. » [en note, Alain Peyrefitte remarquait à quel point De Gaulle pensait à l'avenir alors que la France était embourbée en plein problème algérien].
Conseil des ministres du 7 novembre 1962 : « Nous assistons à l'affrontement de deux énormes masses, la Russie et la Chine, qui vont se séparer de plus en plus. Les Russes seront dans une position de plus en plus difficile. De deux choses l'une. Ou ils restent avec la Chine, mais elle les boulottera quand elle sera la plus forte. Ou ils sont contre, mais alors c'est la fin des Rouges et le camp communiste s'effondrera. C'est peut-être déjà fait. ».
Confidences du 24 janvier 1963 : « [Adenauer] considère, lui aussi, que la Chine va tout faire, dorénavant, pour accroître sa puissance et pour peser tant sur les Occidentaux que sur la Russie. Raison de plus pour ne plus la laisser s'enrager dans l'isolement. ».
Confidences du 13 mars 1963 : « Un jour ou l'autre, [les Chinois] chercheront à retrouver leurs frontières de jadis, à la grande époque de la dynastie mandchoue. (…) Ils commenceront par faire retomber dans leur mouvance Hong Kong, Macao et Formose. Nehru, quand il a voulu mettre la main sur nos établissements de l'Inde et sur les comptoirs portugais, n'y est pas allé par quatre chemins. Il a envoyé ses chars et un ultimatum. Fatalement, un jour ou l'autre, les Chinois en feront autant. Puis, viendra le moment où ils se sentiront assez fort pour exiger le retour des régions concédées à la Russie. Mais ils ont l'éternité devant eux, puisqu'ils l'ont derrière eux. (…) Il y a quelque chose d'anormal dans le fait que nous n'avons pas de relations avec le pays le plus peuplé du monde, sous prétexte que son régime ne plaît pas aux Américains et que ça les dérangerait si nous y faisions notre entrée. (…) Je n'ai jamais rien lu ni entendu [sur la Chine] qui ne fût ou totalement pour, ou totalement contre... (…) De toute façon, si nous reprenons un jour des relations avec Pékin, nous ne reconnaîtrons pas un régime politique en tant que tel. Nous ne nous inclinons pas devant le communisme. Nous reconnaissons un fait évident, c'est qu'il y a un État qui gouverne la Chine. Il la gouverne depuis quatorze ans. Bien ou mal, selon nos préférences ou pas, ce n'est pas notre affaire. Ce qui est sûr, c'est qu'il la gouverne. ». Rappel : Formose est une autre appellation de Taïwan.
Et de poursuivre : « Il faut toujours des alliés de revers. Ça a toujours été la politique de la France. Nos rois ont fait alliance avec le Grand Turc contre le Saint Empire romain germanique. Ils ont fait alliance avec la Pologne contre la Prusse. Moi, j'ai fait alliance avec la Russie pour nous renforcer en face de l'Allemagne. Et un jour, je ferai alliance avec la Chine pour nous renforcer face à la Russie. Enfin, alliance, nous n'en sommes pas là. Il s'agira d'abord de renouer des relations. (…) Il est probable qu'après nous, il y aura des moutons de Panurge ; tout le monde voudra reconnaître la Chine et se trouver dans les premiers à la reconnaître. Et vous allez voir que les États-Unis vont être obligés de nous suivre. Avouez que ça vaudra la peine d'être vu ! ».
Conseil des ministres du 8 janvier 1964 (quelques jours avant la reconnaissance officielle) : « La Chine est une énorme chose, elle est là, elle existe. Vivre comme si elle n'existait pas, c'est irréaliste. (…) L'ONU ? De toute façon, la Chine y entrera. Peu à peu, l'ONU votera pour elle. Elle ne déparera pas la collection. Si elle y est, il n'est pas sûr qu'elle n'en tirera pas avantage pour troubler l'eau. (…) Le fait chinois est là. C'est un pays énorme. Son avenir est à la dimension de ses moyens. Le temps qu'il mettra à les développer, nous ne le connaissons pas. Ce qui est sûr, c'est qu'un jour ou l'autre, peut-être plus proche qu'on ne croit, la Chine sera une grande réalité politique, économique et même militaire. C'est un fait et la France doit en tenir compte. (…) Nous avons des alliés. Nous conservons ces alliances. (…) Que fera le gouvernement de Formose ? Ça le regarde, mais nous ne prendrons aucune initiative hostile contre lui. ».
Confidences du 8 janvier 1964 : « L'option se réduit à un constat simple : la reconnaissance de la Chine par le monde occidental est quelque chose d'inéluctable. Ne nous laissons pas confisquer le bénéfice d'être les premiers. Mais du fait que nous prenons les devants, nous recevrons des coups. ».
Conseil des ministres du 22 janvier 1964 (l'intention de la France de reconnaître la Chine a fuité après que la France en a informé ses partenaires) : « Quel qu'eût été le moment, on aurait dit : "le moment est mal choisi". (…) Notre exemple sera suivi. Ça ne changera rien au fait que la Chine communiste est communiste à sa façon. Avant d'être communiste, la Chine est la Chine. ».
Confidences du 22 janvier 1964 : « [Lester Pearson, Premier Ministre canadien,] m'a quand même dit une chose qui n'est pas sotte. C'est qu'il serait grave que nous reconnaissions la souveraineté de la Chine continentale sur Formose. Je l'ai rassuré en lui précisant bien que nous ne souhaitons pas que les communistes s'installent à Formose et que nous n'accepterions pas que Pékin exige que nous rompions avec Tchang Kaï-Chek. (…) Le rétablissement des relations avec la Chine, ça veut dire que nous allons tourner la page coloniale, celle de nos Concessions en Chine, celle de l'Indochine française. Ça veut dire que la France revient en tant qu'amie, respectueuse de l'indépendance des nations. (…) Les moyens de la Chine sont virtuellement immenses. Il n'est pas exclu qu'elle redevienne au siècle prochain ce qu'elle fut pendant tant de siècles, la plus grande puissance de l'univers. ».
2. Dans "Quand la Chine s'éveillera..." (Fayard, 1973)
Une tentative de compréhension de la Chine communiste : « Comment comprendre le maoïsme sans mesurer, d’abord, la somme de souffrance et de deuils que Mao et les siens ont endurée ? ».
Changer l'histoire : « La Révolution culturelle a été pendant quatre ans la grande lessive de la société, le grand décapage des cerveaux. Puisqu’on ne pouvait pas changer les choses, il fallait changer la façon dont les Chinois les voyaient. La Révolution culturelle est une révolution du regard. ».
Le pragmatisme politique et la répartition des rôles entre Mao Tsé-Toung et Zhou Enlai : « Dans les vagues successives et tourmentées de la révolution chinoise, Mao et Zhou, ce couple contradictoire et indissociable, souvent cachés par le creux de la vague, ont toujours réapparu au sommet : le paysan prophétique et le mandarin subtil, l'incantatoire et l'opérationnel. Dans ce système dont la description appelle si naturellement le vocabulaire religieux, Mao, tel un Esprit Saint de la révolution, s'est contenté, hors quelques manifestations foudroyantes, d'agir à travers le pontificat très romain de Zhou Enlai. ».
Clef pour réussir une révolution : « Parmi les diverses méthodes que les sociétés ont inventées pour entraîner les hommes à l'effort, les dirigeants chinois semblent avoir compris que la moins efficace était l'obligation autoritairement imposée à des sujets passifs : elle provoque un énorme gaspillage, à cause des freinages dus à l'inertie, à l'indifférence, à la malveillance, au sabotage larvé. Ils ont constaté que la méthode la plus positive était l'enthousiasme, qui recule au loin les barrières du supportable, grâce au don volontaire que font de leur force les esprits portés à l'incandescence. ».
3. "La Chine s'est éveillée" (Fayard, 1996)
Sous-titré : "Carnets de route de l'ère Deng Xiaoping".
Le totalitarisme : « Dans les systèmes totalitaires, la libéralisation s'arrête là où les dirigeants croient l'équilibre du régime menacé ; si ces dirigeants, du moins, en conservent les moyens et gardent en eux la certitude d'avoir raison. La Chine devient semblable à une huître qui s’entrebâillerait vers le grand large, mais demeurerait inébranlablement fixée du rocher par sa dure coquille totalitaire. ».
Deux puissances mondiales : « Depuis l'effondrement de l'URSS, voici deux ans, on va répétant qu'il n'y a plus qu'une superpuissance. C'est une erreur. Il y en a désormais deux. Et la deuxième a de bonnes chances de dépasser la première dans le nouveau siècle, du moins en production ; peut-être, même, beaucoup plus tôt qu'on ne pense - non à la fin, mais au milieu ; voire dans les premières décennies du XXIe siècle. Toutefois, en France, on ne l'a pas encore compris. On ne saurait admettre le succès, et encore moins la suprématie, d'un empire qui récuse nos leçons de morale politique. Pourtant, il suffit d'ouvrir les yeux. ».
Comme on le lit avec ces extraits, tant Alain Peyrefitte que De Gaulle étaient de grands visionnaires, indépendants l'un de l'autre, sur le développement de la Chine moderne.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les 75 ans de la Chine communiste.
De Gaulle et les communistes.
Le diplomate académicien du gaullisme triomphant.
Alain Peyrefitte.
Michel Barnier.
Roger Karoutchi.
Jean-Louis Debré.
Jacques Chirac.
Bruno Le Maire.
Édouard Philippe.
Gérard Larcher.
Gérald Darmanin.
Bruno Retailleau au Sénat.
François Fillon.
Nicolas Sarkozy.
Éric Ciotti.
Vaudeville chez Les Républicains.
Marie-France Garaud.
Valéry Giscard d'Estaing.
Lucien Neuwirth.
Édouard Balladur.
Georges Pompidou.
Philippe De Gaulle.
Catherine Vautrin.
Rachida Dati.
Dominique de Villepin.
Laurent Wauquiez.
Vincent Jeanbrun.
Bernadette Chirac.
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La présidence de LR en décembre 2022.
Patrick Balkany.
Xavier Bertrand.
Bruno Retailleau à LR.
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Guillaume Larrivé.
Nadine Morano.
Philippe Juvin.
Frédéric Péchenard.
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Damien Abad.
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Thierry Breton.
Franck Riester.
Christian Estrosi.
Renaud Muselier.
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De Gaulle, l’Europe et le volapük intégré.
Bernard Pons.
Le naufrage du parti Les Républicains.
La sagesse inattendue de Jean-François Copé.
Yvon Bourges.
Christian Poncelet.
René Capitant.
Patrick Devedjian.
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académie française
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Alain Peyrefitte, la Chine et De Gaulle
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Anatole France, figure marquante de la Troisième République
« Son œuvre ne surprit que doucement et agréablement par le contraste rafraîchissant d’une manière si mesurée avec les styles éclatants ou fort complexes qui s’élaboraient de toutes parts. Il sembla que l’aisance, la clarté, la simplicité, revenaient sur la Terre. Ce sont des déesses qui plaisent à la plupart. On aima tout de suite un langage qu’on pouvait goûter sans y trop penser, qui séduisait par une apparence si naturelle, et de qui la limpidité, sans doute, laissait transparaître parfois une arrière-pensée, mais non mystérieuse ; mais au contraire, toujours bien lisible, sinon toujours toute rassurante. Il y avait dans ses livres un art consommé de l’effleurement des idées et des problèmes les plus graves. Rien n’y arrêtait le regard, si ce n’est la merveille même de n’y trouver nulle résistance. Quoi de plus précieux que l’illusion délicieuse de la clarté qui nous donne le sentiment de nous enrichir sans effort, de goûter du plaisir sans peine, de comprendre sans attention, de jouir du spectacle sans payer ? Heureux les écrivains qui nous ôtent le poids de la pensée et qui tissent d’un doigt léger un lumineux déguisement de la complexité des choses ! » (Paul Valéry sur Anatole France, le 23 juin 1927 à l'Académie française).
Avant-hier, c'était l'attribution du Prix Nobel de Littérature 2024 (à l'écrivaine sud-coréenne Han Kang). Un de ses lointains prédécesseurs, celui de 1921, était Anatole France. Il est mort il y a exactement cent ans, le 12 octobre 1924 à l'âge de 80 ans (il est né le 16 avril 1844 ; les hasards des nombres s'entrechoquent avec l'actualité, car Michel Blanc est né aussi un 16 avril). À l'annonce de sa mort, l'ancien et futur Président du Conseil Paul Painlevé, alors Président de la Chambre des députés, a exprimé ainsi son émotion : « Le niveau de l'intelligence humaine a baissé cette nuit-là. ».
Pour son 80e anniversaire, le Cartel des gauches, qui venait de gagner les élections, a célébré le 24 mai 1924 le grand écrivain place du Trocadéro à Paris. À la mort, son corps, embaumé, fut exposé au public (reçut la visite du Président du Conseil Édouard Herriot et du Président de la République Gaston Doumergue le 17 octobre 1924) et il bénéficia d'obsèques quasi-nationales à Paris.
Anatole France, également membre de l'Académie française, a marqué son temps avec ses œuvres littéraires, principalement des romans, mais aussi de la poésie et du théâtre ; il était aussi critique littéraire et journaliste (il a travaillé pour "Temps", "L'Union", "L'Humanité" et "Le Figaro"), et aussi collectionneur d'art. Il faut rappeler que la France est le pays qui compte le plus de Prix Nobel de Littérature (le dernier Français en date est la Française Annie Ernaux).
Le bien nommé écrivain de langue française Anatole France m'a toujours fasciné, ne serait-ce que parce qu'on avait baptisé de son nom l'avenue la plus large de mon quartier quand j'étais enfant. Je la traversais souvent. Quand vous êtes petit et que vous comprenez peu les choses des grandes personnes, l'univers des noms de rue qui vous entourent est essentiel dans votre éveil intellectuel. Évoluer aux côtés d'Anatole France, Verlaine, Coriolis, Hoche, Gambetta, Charlemagne, Thiers, La Fayette, les Goncourt, etc., ça peut vous donner des envies de vous cultiver, même à 7-8 ans. Il faut dire que la plupart des noms de rues honorent des personnalités de la Troisième République, et Anatole France fut un de ces grands maîtres de la République-là.
France n'était pas vraiment un patronyme. Son père s'appelait Noël Thibault (1805-1890), analphabète à 20 ans mais ensuite, propriétaire d'une librairie parisienne (appelée France-Thibault puis France) que fréquentaient de nombreux érudits, écrivains, journalistes, etc. notamment les frères Goncourt, parce qu'elle proposait des documents historiques de la période révolutionnaire.
À l'origine, Anatole France aurait dû reprendre l'affaire paternelle et faire une belle carrière de libraire. Son père ne croyait pas du tout en l'avenir de ses premiers écrits. Ses premiers métiers furent néanmoins libraire et bibliothécaire et il a commencé dans la littérature en rédigeant des poèmes par amour pour une femme inaccessible (une jeune et belle actrice).
Sa notoriété littéraire a débuté avec son roman "Le Crime de Sylvestre Bonnard" en 1881 (il a eu un prix de l'Académie française pour l'occasion). L'encyclopédie Wikipédia explique doctement que cette « œuvre [fut] remarquée pour son style optimiste et parfois féerique, tranchant avec le naturalisme qui [régnait] alors ». Il fut alors un écrivain prolifique (le site de l'Académie française a inventorié plus de 90 livres publiés entre 1859 et 1922 !), riche, très influent car devenu également critique littéraire, aux idées politiques plus ou moins vagues, plus ou moins conservatrices, d'abord opposé au général Boulanger, puis séduit par lui puis enfin déçu par lui.
Pourrait-on même dire qu'il était l'équivalent de Jean-Paul Sartre ? C'est difficile de faire des comparaisons hors contexte, qui sont toujours foireuses, mais Anatole France n'était pas seulement un grand écrivain, il était un homme engagé, surtout, une conscience républicaine, comme la Troisième République savait en sécréter et savait les aimer et les honorer. Il était certes contemporain de Victor Hugo (inégalable écrivain du XIXe siècle), mais sans lui les quasiment trente dernières années de sa vie (Victor Hugo est mort en 1885). Ainsi, Anatole France a été membre de la Ligue des droits de l'homme, premier président du PEN Club français de 1921 à 1924 (son successeur est un autre écrivain emblématique de la Troisième République, Paul Valéry), une société savante international qui, depuis la fin de la guerre, promeut la liberté d'expression et les intérêts des écrivains, éditeurs, traducteurs, journalistes (élargi à blogueurs de nos jours), etc. (PEN signifie Poètes Essayistes Nouvellistes).
Il a rejoint Émile Zola durant l'Affaire Dreyfus (il a déposé devant le tribunal le 19 février 1898 comme témoin de moralité d'Émile Zola, a rendu sa Légion d'honneur lorsqu'on a retiré à Émile Zola la sienne, etc.), a dénoncé le génocide arménien, et, plus généralement, a soutenu de nombreuses causes politiques au fil de son existence (il s'est rapproché de Jean Jaurès, a promu la laïcité, les droits syndicaux, s'est opposé à la politique coloniale, etc.).
Comme signalé au début, Anatole France a été élu à l'Académie française le 23 janvier 1896 au fauteuil 38. Il a succédé à Ferdinand de Lesseps qui venait de mourir le 7 décembre 1894, mais aussi à Adolphe Thiers et Henri Martin. Il a été reçu sous la Coupole le 24 décembre 1896 par le pédagogue Octave Gréard, futur vice-recteur de Paris. Son successeur direct fut Paul Valéry, puis Henri Mondor, et l'avant-dernier, François Jacob. Il a rendu un hommage remarqué à Émile Zola et à Ernest Renan.
Longtemps parmi les "candidats" potentiels aux Nobels (cité en 1904, 1909, 1910, 1911, 1912, 1913, 1915 et 1916), Anatole France fut désigné Prix Nobel de Littérature en 1921 « en reconnaissance de ses brillantes œuvres littéraires, caractérisées par une noblesse de style, une profonde sympathie humaine, de la grâce et un véritable tempérament gaulois ».
Parmi les adjectifs qui peuvent le mieux qualifier Anatole France, il y a bien sûr indépendant, intellectuellement indépendant. Lorsqu'il l'a reçu à l'Académie française le 24 décembre 1896, Octave Gréard lui a déclaré entre autres : « L’œuvre de la raison humaine, quelques fins qu’elle poursuive, est pour vous inviolable. Vous n’y souffrez ni limites ni entraves. Que si certaines philosophies ne peuvent entrer dans l’ordre des faits que sous une forme dangereuse pour la société, il faut les châtier, dès qu’elles se traduisent en actes : la vie doit s’appuyer sur une morale simple et précise. Mais les droits de la pensée n’en demeurent pas moins intangibles. La pensée porte en elle-même sa légitimité. Ne disons jamais qu’elle est immorale. Elle plane au-dessus de toutes les morales. L’homme ne serait pas l’homme, s’il ne pensait librement. Cette indépendance sans réserve que vous revendiquez pour tous, vous la pratiquez pour vous. À vingt ans, vous vous plaigniez naïvement de n’avoir pas trouvé une explication du monde, en une matinée, sous les platanes du Luxembourg. Et la joie vous transporte, quand, quelques années après, à la lumière des idées de Darwin, vous croyez avoir surpris le plan divin. Ce n’était qu’une étape vers la religion d’Épicure, où votre esprit a trouvé l’apaisement, sinon le repos. Le monde n’est qu’un assemblage de phénomènes, la vie un perpétuel écoulement. Mesurée, discrète, sans aucun sacrifice de sincérité, mais toujours élevée dans l’expression, partout où vous la prenez directement à votre compte, l’apologie de la doctrine, lorsque vous la confiez à l’abbé Jérôme Coignard, se donne carrière sans ménagement ni scrupule. ».
Dans les faits, Anatole France a eu une sorte de consécration inversée : le 31 mai 1922, l'ensemble de son œuvre a été frappée d'une condamnation papale. De même, le mouvement surréaliste a beaucoup critiqué l'œuvre d'Anatole France, en particulier Louis Aragon : « Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé. ». Selon l'agrégé de lettres classiques Claude Aziza : « La réputation de France devient ainsi celle d’un écrivain officiel au style classique et superficiel, auteur raisonnable et conciliant, complaisant et satisfait, voire niais, toutes qualités médiocres que semble incarner le personnage de M. Bergeret. Mais nombre de spécialistes de l’œuvre de France considèrent que ces jugements sont excessifs et injustes, ou qu’ils sont même le fruit de l’ignorance, car ils en négligent les éléments magiques, déraisonnables, bouffons, noirs ou païens. Pour eux, l’œuvre de France a souffert et souffre encore d’une image fallacieuse. D'ailleurs M. Bergeret est tout le contraire d'un conformiste. On lui reproche toujours de ne rien faire comme tout le monde, il soumet tout à l'esprit d'examen, s'oppose fermement, malgré sa timidité, aux notables de province au milieu desquels il vit, il est l'un des deux seuls dreyfusistes de sa petite ville… » (Wikipédia). M. Bergeret est le personnage central de "Monsieur Bergeret à Paris" (sorti en 1901).
Dans son hommage à Anatole France, Paul Valéry a jugé son œuvre littéraire ainsi : « C’est qu’il y avait en lui une souplesse et une diversité essentielles. Il y avait du spirituel et du sensuel, du détachement et du désir, une grande et ardente curiosité traversée de profonds dégoûts, une certaine complaisance dans la paresse ; mais paresse songeuse, paresse aux immenses lectures et qui se distingue mal de l’étude, paresse tout apparente, pareille au repos d’une liqueur trop enrichie de substance et qui, dans ce calme, se fait mère de cristaux aux formes parfaites. Tant de connaissances accumulées, tant d’idées qu’il avait acquises n’étaient pas quelquefois sans lui nuire extérieurement. Il étonnait, il scandalisait sans effort des personnes moins variées. Il concevait une quantité de doctrines qui se réfutaient l’une dans l’autre dans son esprit. Il ne se fixait que dans les choses qu’il trouvait belles ou délicieuses, et il ne retenait en soi que des certitudes d’artiste. Ses habitudes, ses pensées, ses opinions, la politique enfin qu’il a suivie se composaient dans une harmonie assez complexe qui n’a pas laissé d’émerveiller ou d’embarrasser quelques-uns. Mais qu’est-ce qu’un esprit de qui les pensées ne s’opposent aux pensées, et qui ne place son pouvoir de penser au-dessus de toute pensée ? Un esprit qui ne se déjoue, et ne s’évade vivement de ses jugements à peine formés, et ne les déconcerte de ses traits, mérite-t-il le nom d’esprit ? Tout homme qui vaut quelque chose dans l’ordre de la compréhension, ne vaut que par un trésor de sentiments contradictoires, ou que nous croyons contradictoires. Nous exprimons si grossièrement ce qui nous apparaît des autres humains qu’à peine nous semblent-ils plus divers et plus libres que nous-mêmes, aussitôt, nos paroles qui essayent de les décrire, se contrarient et nous attribuons à des êtres vivants, une monstrueuse nature que nos faibles expressions viennent de nous construire. Admirons au contraire cette grande capacité de contrastes. Il faut considérer avec une attention curieuse, cette nature d’oisif, ce liseur infini, produire une œuvre considérable ; ce tempérament assez voluptueux s’astreindre à l’ennui d’une tâche constante ; cet hésitant, qui s’avance comme à tâtons dans la vie, procéder de sa modestie première, s’élever au sommet par des mouvements indécis ; ce balbutiant, en venir à déclarer même violemment les choses les plus hardies ; cet homme d’esprit, et d’un esprit si nuancé, s’accommoder d’être simplifié par la gloire et de revêtir dans l’opinion des couleurs assez crues ; ce modéré et ce tempéré par excellence, prendre parti, avec une si grande et étonnante vigueur dans les dissensions de son temps ; cet amateur si délicat faire figure d’ami du peuple, et davantage, l’être de cœur et tout à fait sincèrement. ».
Et d'ajouter : « Sceptique et satirique devait être un esprit que distinguait son extrême avidité de tout connaître. Son immense culture lui fournissait abondamment les moyens de désenchanter. Il rendait aisément mythique et barbare toute forme sociale. Nos usages les plus respectables, nos convictions les plus sacrées, nos ornements les plus dignes, tout était invité, par l’esprit érudit et ingénieux, à se placer dans une collection ethnographique, à se ranger avec les taboos, les talismans, les amulettes des tribus ; parmi les oripeaux et les dépouilles des civilisations déjà surmontées et tombées au pouvoir de la curiosité. Ce sont des armes invincibles que l’esprit de satire trouve dans les collections et les vestiges. Il n’est de doctrine, d’institution, de sociétés ni de régimes sur qui ne pèse une somme de gênants souvenirs, de fautes incontestables, d’erreurs, de variations embarrassantes, et parfois des commencements injustes ou des origines peu glorieuses que n’aiment point les grandeurs et les prétentions ultérieures. Les lois, les mœurs, les institutions sont l’ordinaire et délectable proie des critiques du genre humain. Ce n’est qu’un jeu que de tourmenter ces entités considérables et imparfaites que poursuit d’âge en âge la tradition de les harceler. Il est doux, il est facile, périlleux quelquefois, de les obséder d’ironies. Le plaisir de ne rien respecter est le plus enivrant pour certaines âmes. Un écrivain qui le dispense aux amateurs de son esprit les associe et les ravit à sa lucidité impitoyable, et il les rend avec délices semblables à des dieux, méprisant le bien et le mal. ».
Je propose ici quelques extraits de l'œuvre d'Anatole France.
Sur la vie humaine : « Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu'il faut lui donner pour témoins et pour juges l'Ironie et la Pitié. L'Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères; l'une, en souriant, nous rend la vie aimable, l'autre, qui pleure, nous la rend sacrée. L'Ironie que j'invoque n'est point cruelle. Elle ne raille ni l'amour ni la beauté. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c'est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sots que nous pourrions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr. ».
Sur la pensée par soi-même : « À mesure qu'on avance dans la vie, on s'aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. ».
Sur la curiosité : « Pour digérer le savoir, il faut l’avoir avalé avec appétit. ».
Sur l'enseignement : « Tout l'art d'enseigner se résume à éveiller la curiosité naturelle des jeunes esprits pour la satisfaire ensuite. ».
Sur l'action politique : « Il est dans la nature humaine de penser sagement et d'agir d'une façon absurde. ».
Sur la guerre : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. ».
Clivage : « J'ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l'indifférence. ».
Dans "Jocaste et le Chat maigre" (1879) : « Il n'aimait pas ces courses au vent et à la pluie. Pour s'en dispenser, il se faisait admettre par ses grimaces à l'infirmerie, où il se pelotonnait sous ses couvertures comme un boa dans une vitrine de muséum. ».
Dans "La Rôtisserie de la reine Pétauque" (1892), des prémices véganes : « Un honnête homme ne peut sans dégoût manger la chair des animaux et les peuples ne peuvent se dire polis tant qu'ils auront dans leurs villes des abattoirs et des boucheries. Mais nous saurons un jour nous débarrasser de ces industries barbares. ».
Dans "Le Jardin d'Épicure" (1894) : « Nous appelons dangereux ceux qui ont l'esprit fait autrement que le nôtre et immoraux ceux qui n'ont point notre morale. Nous appelons sceptiques ceux qui n'ont point nos propres illusions, sans même nous inquiéter s'ils en ont d'autres. ». Et aussi : « L'espèce humaine n'est pas susceptible d'un progrès indéfini. Il a fallu pour qu'elle se développât que la terre fût dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps où notre planète ne convenait pas à l'homme : elle était trop chaude et trop humide. Il viendra un temps où elle ne lui conviendra plus : elle sera trop froide et trop sèche. Quand le soleil s'éteindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi dénués et stupides qu'étaient les premiers. Ils auront oublié tous les arts et toutes les sciences, ils s'étendront misérablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacées des villes où maintenant on pense, on aime, on souffre, on espère. ».
Dans "Crainquebille" (1904), apologie pour le président Bourriche : « Ce dont il faut louer le président Bourriche, lui dit-il, c’est d’avoir su se défendre des vaines curiosités de l’esprit et se garder de cet orgueil intellectuel qui veut tout connaître. En opposant l’une à l’autre les dépositions contradictoires de l’agent Matra et du docteur David Matthieu, le juge serait entré dans une voie où l’on ne rencontre que le doute et l’incertitude. La méthode qui consiste à examiner les faits selon les règles de la critique est inconciliable avec la bonne administration de la justice. Si le magistrat avait l’imprudence de suivre cette méthode, ses jugements dépendraient de sa sagacité personnelle, qui le plus souvent est petite, et de l’infirmité humaine, qui est constante. Quelle en serait l’autorité ? On ne peut nier que la méthode historique est tout à fait impropre à lui procurer les certitudes dont il a besoin. ».
Dans "L'Île des pingouins" (1908) : « Sans doute les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre sont parfois très fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l'emporter sur nos passions, nos préjugés, nos intérêts, ni pour vaincre cette légèreté d'esprit commune à tous les hommes graves. En sorte que nous présentons constamment les faits d'une manière intéressée ou frivole. ». Compétence politique : « Il a déjà trahi son parti pour un plat de riz. C’est l’homme qu’il nous faut ! » (On dirait de nos jours "pour un plat de lentilles", cf Olivier Faure vendu à Jean-Luc Mélenchon).
Dans "Les Dieux ont soif" (1912), sur le vivre ensemble : « La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On doit aimer la vertu ; mais il est bon de savoir que c'est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que nous appelons la morale est une entreprise désespérée de nos semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même et plus j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. ».
Dans "La Révolte des anges" (1914) : « Il faut aimer qui nous aime. La souffrance nous aime et s'attache à nous. Il faut l'aimer si l'on veut supporter la vie ; et c'est la force et la bonté du christianisme de l'avoir compris... Hélas! je n'ai pas la foi, et c'est ce qui me désespère. ».
Et je conclus par l'amour de la langue. Dans "Les Matinées de la Villa Saïd" (sorti en 1921 chez Grasset), Anatole France a déclaré son amour au français (un tantinet sexiste !) : « La langue française est une femme. Et cette femme est si belle, si fière, si modeste, si hardie, touchante, voluptueuse, chaste, noble, familière, folle, sage, qu'on l'aime de toute son âme, et qu'on n'est jamais tenté de lui être infidèle. ». Anatole a aussi écrit : « Un dictionnaire, c'est l'univers par ordre alphabétique. ». Qu'il puisse faire des émules, qu'on puisse toujours chérir la langue française et surtout la respecter sans trop l'estropier !
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Sylvain Rakotoarison (12 octobre 2024)
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Le théâtre d'Alexandre Dumas fils
« J’ai fini par me demander si les pauvres sont vraiment aussi à plaindre qu’on le croit, et s’il n’y aurait pas lieu, ce qui n’est encore venu à l’idée de personne, de s’apitoyer enfin sur le sort des riches. » (Alexandre Dumas fils).
Phrase un poil provocatrice prononcée à l'âge de 50 ans, dans la plénitude de son art (voir son contexte plus bas). L'écrivain Alexandre Dumas fils est né il y a exactement 200 ans, le 27 juillet 1824 à Paris. Il est mort le 27 novembre 1895 à Marly-le-Roi à l'âge de 71 ans et est enterré au cimetière de Montmartre. Attention à ne pas le confondre avec son père Alexandre Dumas, tout seul (1802-1870), auteur à succès de nombreux romans comme "Les Trois Mousquetaires" (1844), "Le Comte de Monte-Cristo" (1844), "La Reine Margot" (1845), "Le Collier de la Reine" (1849), etc. et aussi des pièces romantiques comme "Antony" (1831), etc., et dont les restes ont été transférés au Panthéon le 30 novembre 2002 par Jacques Chirac et Alain Decaux à l'occasion du bicentenaire de sa naissance.
Non, ce n'est pas le père ! Alexandre Dumas fils est aussi un écrivain très prolifique, fils à l'origine extraconjugale d'Alexandre Dumas et de sa voisine de palier, mais reconnu toutefois par son père le 17 mars 1831 quand il avait un peu moins de 7 ans, douze jours après la naissance de Marie Alexandrine (1831-1878), une demi-sœur devenue, elle aussi, femme de lettres. Alexandre Dumas fils a eu plusieurs demi-frères ou demi-sœurs, chaque fois de mère différente, dont Henry Bauër (1851-1915), également écrivain.
Alexandre Dumas fils est donc né dans un contexte social et familial difficile mais aussi littéraire. Il est connu pour ses nombreux ouvrages littéraires dont son fameux premier roman "La Dame aux camélias" (1848), adapté en pièce de théâtre en février 1852 (et Verdi l'a adapté en opéra en mars 1853 sous le nom de …"La Traviata"). Il est selon le site de l'Académie française l'auteur d'au moins cinquante-six livres, parfois de plusieurs volumes. Il a surtout été célèbre pour sa dramaturgie. Parmi ses pièces de théâtre qui ont accueilli le plus de public dans les théâtres, on peut citer "Diane de Lys" (1851), "Le Demi-Monde" (1855), "Le Fils naturel" (1858), "Les Idées de Madame Aubray" (1867), "La Princesse Georges" (1871), "L'Étrangère" (1876), etc. Le même site rappelle aussi qu'il a publié « un certain nombre de brochures sur le divorce, la recherche de la paternité, etc. », thèmes par lesquels il pouvait légitimement (!) se sentir concerné.
Il a été souvent considéré comme un auteur à scandale car il a abordé des sujets sociétaux très particuliers en raison de son origine, sur les femmes seules, les enfants conçus hors du foyer conjugal, etc. à une époque très puritaine et aussi très hypocrite (voir notamment "Le Fils naturel" en janvier 1858, "Un Père prodigue" en novembre 1859 et "L'Ami des femmes" en mars 1864).
Le contexte paternel, c'était aussi celui-ci. Son père Alexandre Dumas, qui avait un "nègre" (un collaborateur, Auguste Marquet), défendait la toute jeune théorie de l'Évolution de Charles Darwin, et quand on lui disait qu'il devait en connaître un rayon sur les nègres, il répondait avec beaucoup d'ironie : « Mais très certainement. Mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre et mon arrière-grand-père était un singe. Vous voyez, Monsieur : ma famille commence où la vôtre finit. ».
Dès la sortie du premier roman d'Alexandre Dumas fils ("La Dame aux camélias"), le critique littéraire Jules Janin (futur académicien), y décela de la graine de génie et en fit l'introduction de la deuxième édition : « Le fils d’Alexandre Dumas, à peine échappé du collège, marche déjà d’un pas sûr dans la trace brillante de son père. Il en a la vivacité et l’émotion intérieure ; il en a le style vif et rapide, avec un peu de ce dialogue si naturel, si facile, si varié, qui donne aux romans de ce grand inventeur le charme, le goût et l’accent de la comédie. ».
Tous n'ont pas eu la même fascination. Selon le critique d'art Remy de Gourmont, l'œuvre d'Alexandre Dumas fils est un « affreux théâtre pharmaceutique et procédurier » et Émile Zola imaginait peu que cet auteur eût une postérité : « Je n'aime guère le talent de M. Alexandre Dumas fils. C'est un écrivain extrêmement surfait, de style médiocre et de conception rapetissée par les plus étranges théories. J'estime que la postérité lui sera dure. » (1876) en ajoutant plus tard : « Il a été un des ouvriers les plus puissants du naturalisme contemporain. Puis, il s'est déclaré en lui une sorte d'accès philosophique, qui a empoisonné et détraqué ses œuvres. » (1879).
Pourtant, d'autres n'ont pas eu la même opinion. Ainsi, Victor Hugo, académicien qui s'est exilé en 1851 de l'Académie pour cause de Napoléon III, est revenu pour la première fois siéger à l'Académie française le 29 janvier 1874 justement pour voter pour Alexandre Dumas fils qui a été élu par 22 voix contre 11 au fauteuil numéro deux, celui de Montesquieu, celui actuellement occupé par un auteur québéco-haïtien que j'adore, Dany Laferrière. Il a aussi été occupé par un essayiste très intéressant, André Frossard.
Contrairement à son père au succès pourtant bien plus reconnu, Alexandre Dumas fils a été ainsi reçu sous la Coupole lors d'une cérémonie très formelle le 11 février 1875 avec un discours qu'il a commencé ainsi : « Je ne saurais mieux reconnaître la faveur exceptionnelle dont j’ai été l’objet dans votre illustre compagnie qu’en vous parlant avec toute franchise (…). Lorsque tant de mes confrères, bien supérieurs à moi, ont dû frapper plusieurs fois à votre porte avant qu’on la leur ouvrît, comment se fait-il que je n’aie eu qu’à me présenter pour qu’elle s’ouvrît toute grande, et, pour ainsi dire, toute seule ? Il y aurait là de quoi m’inspirer un grand orgueil si, je ne connaissais la véritable raison de cette sympathie. (…) Je me suis mis sous le patronage d’un nom que vous auriez voulu, depuis longtemps, avoir l’occasion d’honorer et que vous ne pouviez plus honorer qu’en moi. Aussi est-ce le plus modestement du monde, croyez-le, que je viens aujourd’hui recevoir une récompense qui ne m’a été si spontanément accordée que parce qu’elle était réservée à un autre. Je ne puis cependant, je ne dois l’accepter que comme un dépôt ; souffrez donc que j’en fasse tout de suite et publiquement la restitution à celui qui ne peut malheureusement plus la recevoir lui-même. En permettant que cette chère mémoire tienne aujourd’hui une telle gloire de mes mains, vous m’accordez le plus insigne honneur que je puisse ambitionner, et le seul auquel j’aie vraiment droit. » (Son illustre père était mort quatre années auparavant et se moquait bien de l'Académie).
Le comte Joseph d'Haussonville, qui l'a accueilli à l'Académie, l'a rassuré dans sa réponse : « Vous venez de vous accuser d’avoir, pour ouvrir la porte de cette enceinte, usé de sortilège et de magie. Vous semblez croire que vous nous avez, pour ainsi dire, forcé la main en vous plaçant sous le patronage tout-puissant du nom que vous portez et qui vous aurait aidé, comme un bon génie, à triompher de tous les obstacles. Notre compagnie, qui vit de traditions, éprouve, en effet, une véritable joie quand elle a le bonheur de rencontrer l’hérédité dans le talent. Elle a donc été heureuse d’honorer dans votre personne une mémoire dont vous êtes justement fier. Croyez-le bien, toutefois, le véritable magicien, c’est encore vous. Nous ne nous sentions d’ailleurs aucun tort à expier envers l’auteur d’ "Antony", des "Trois Mousquetaires" et de "Mademoiselle de Belle-Isle". Ce n’est pas nous qui l’avons oublié. Nos règlements, dont vous avez reconnu la sagesse puisque vous vous y êtes soumis, nous interdisent d’apporter nos suffrages à quiconque n’a pas témoigné par écrit le désir de nous appartenir. Votre illustre père les aurait sans doute obtenus s’il les avait demandés. À l’exemple de Balzac, de Béranger, de Lamennais et de tant d’autres, pour ne parler que des morts, il a préféré demeurer ce que vous appelez quelque part "un académicien du dehors". Pour vous, Monsieur, au premier signe que vous avez fait, nous avons eu hâte de vous admettre au dedans, et nous nous en réjouissons. ».
Et d'évoquer la sainte hérédité littéraire : « J’ignore dans quelle mesure vous avez pu, au temps de votre première jeunesse, vous inspirer des œuvres de votre père. La critique littéraire, dont l’indiscrétion est sans limites, s’appliquera probablement un jour à vous comparer tous deux, et peut-être à vous opposer l’un à l’autre. À Dieu ne plaise que je devance ses jugements ! Si par hasard le goût des comparaisons classiques était alors redevenu à la mode, je m’imagine que, pour donner une idée du talent de votre père, on le représentera volontiers comme l’un de ces fleuves puissants, aux larges rives, à la course vagabonde, coulant à pleins bords avec une force exubérante, toujours prompts à passer pardessus leurs digues et à tout inonder autour d’eux, mais charriant des parcelles d’or dans leurs ondes un peu mêlées. Les juges compétents remarqueront, au contraire, avec quel soin vous avez de très-bonne heure veillé sur le trésor des dons qui vous ont été si largement départis. À cette heure difficile où le tapage de vos vingt ans devait bruire si fort à vos oreilles, vous avez su écouter la voix secrète de la muse que vous sentiez en vous. Elle vous priait de la respecter et de ne pas dévorer en un jour toutes les promesses de l’avenir. C’est elle qui vous a enseigné à gouverner votre talent ; c’est à elle que vous devez d’avoir résisté à la tentation d’exploiter vos succès au profit de vos plaisirs et de battre immédiatement monnaie avec vos premiers triomphes. ».
Le comte d'Haussonville a pris ainsi le rôle d'un critique littéraire : « Quoi qu’il en arrive, vous pouvez vous rendre cette justice, Monsieur, que vous n’avez rien négligé pour inculquer aux femmes le sentiment de leurs devoirs, et leur démontrer toutes les conséquences de leurs fautes. Vous y avez employé la persuasion et la douceur, mais aussi le fer et le feu. Les évolutions d’un esprit comme le vôtre sont trop curieuses à étudier pour que je ne les signale pas. C’est à partir de votre comédie intitulée : "Les Idées de Madame Aubray", que votre attention paraît surtout s’être tournée vers ce genre particulier de délits dont les femmes sont plus ou moins volontairement les complices nécessaires. La pièce que je viens de nommer est l’une des mieux conduites et des plus dramatiques parmi toutes celles que vous avez composées. On a rarement mis autant de talent à soutenir au théâtre la thèse de la complète réhabilitation de la jeune fille après une première faute commise. Votre conclusion était malaisée à faire accepter par le public auquel vous la présentiez. Vous l’avez si bien senti vous-même, que vous avez eu soin de placer, en terminant, dans la bouche de l’un de vos personnages, une exclamation qui a justement pour but d’indiquer ce qu’a d’excessif, au point de vue du monde, le dénouement de votre drame. Il y a, en effet, des efforts de conscience qu’en raison de sa divine origine la foi peut arracher aux âmes pieuses, mais que l’on demandera toujours difficilement à cette morale de convention qui règne plus ou moins sur cette terre et domine absolument au théâtre. C’est l’un de ces sentiments d’inspiration toute chrétienne qui détermine Mme Aubray, quand elle commande à son fils d’épouser la femme dégradée, mais repentie, qui a promené avec elle, pendant trois actes, l’enfant né d’une liaison où l’amour n’a jamais eu nulle part. ».
De ses activités au sein de l'Académie française, Alexandre Dumas fils n'en a pas fait beaucoup, et, à l'exception d'un hommage, il n'a prononcé qu'un discours, très remarquable, sur les prix de vertu le 2 août 1877, exercice plus que de style pour chaque académicien, et celui de Dumas fils débuta par sa réflexion sur la richesse : « "Non, croyez-moi, Monsieur, vous êtes bien heureux de ne pas être très-riche, et il a eu bien raison celui qui a dit que la fortune ne fait pas le bonheur". Après avoir entendu maintes fois ces lamentations très-sincères et très-convaincues, j’ai fini par me demander si les pauvres sont vraiment aussi à plaindre qu’on le croit, et s’il n’y aurait pas lieu, ce qui n’est encore venu à l’idée de personne, de s’apitoyer enfin sur le sort des riches, et d’essayer de l’améliorer. Je me suis donc appliqué à résoudre ce problème nouveau et je me disais sans cesse : "D’où vient que la fortune, tant enviée de ceux qui ne l’ont pas, ne fait pas le bonheur de ceux qui l’ont ?". À force de réfléchir, je suis arrivé à cette explication, bien facile à trouver du reste : "La fortune, tant enviée de ceux qui ne l’ont pas, ne fait pas le bonheur de ceux qui l’ont, parce que ceux qui l’ont ne s’en servent pas assez pour faire le bonheur de ceux qui ne l’ont pas". Je ne trouve pas d’autre raison, Messieurs, aux désillusions, à la tristesse, à la misanthropie, si fréquentes chez les gens riches. Ils ne demandent, pour la plupart, à l’argent, que les plaisirs qu’il peut leur donner, au lieu de lui demander les joies qu’il pourrait donner aux autres. Il n’y a qu’à voir le bonheur complet, durable, céleste, pour ainsi dire, que les braves gens que nous couronnons chaque année ont éprouvé à faire le bien, non pas avec ce qu’ils possèdent, mais avec ce qu’ils acquièrent par un travail pénible, incessant, pour se rendre compte du bonheur que les riches pourraient se donner si facilement pendant le temps qu’ils passent à regretter de ne pas l’avoir. ».
Alexandre Dumas fils sympathisa avec le grand biologiste Louis Pasteur (élu à l'Académie le 8 décembre 1881) et considéra le romancier Jules Verne comme le digne fils spirituel de son père Alexandre Dumas. "Mathias Sandorf" (1885) était pour lui une autre version du "Comte de Monte-Cristo". Malgré plusieurs tentatives, dont une, en 1883, par l'intermédiaire d'Alexandre Dumas fils, Jules Verne n'est jamais parvenu à se faire élire à l'Académie. Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas.
L'une des citations les plus connues d'Alexandre Dumas fils est souvent répétée encore aujourd'hui : « N'estimez l'argent ni plus ni moins qu'il ne vaut : c'est un bon serviteur et un mauvais maître. ». Sur l'argent, il a laissé beaucoup de réflexion comme celle-ci aussi : « L'argent est l'argent, quelles que soient les mains où il se trouve. C'est la seule puissance qu'on ne discute jamais. ». Après tout, il vivait en pleine révolution industrielle et les capitaines d'industrie réussissaient à s'enrichir plus que nécessaire. Ils étaient les GAFAM du XIXe siècle.
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Sylvain Rakotoarison (21 juillet 2024)
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Pour aller plus loin :
Alexandre Dumas fils.
Edgar Morin.
Bernard Pivot.
Yves Duteil.
Pierre Perret.
Françoise Hardy.
Paul Auster.
Christine Ockrent.
Dominique Baudis.
Racine.
Molière.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
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Racine, l'emblématique maître des lettres classiques
« Dès le XVIIIe siècle, il est devenu l’écrivain classique de référence, admiré entre autres par Voltaire, et il reste toujours au premier plan dans les études littéraires, comme en attestent les listes d’œuvres complètes du lycée qui viennent de paraître où sa tragédie Phèdre est à l’honneur. » (Jean-Christophe Pellat, le 29 mai 2019).
Le dramaturge et poète français Jean Racine est mort à l'âge de 59 ans (né le 22 décembre 1639) il y a 325 ans, le 21 avril 1699 à Paris. Auteur monumental de la littérature française, répertorié dans les manuels scolaires depuis des siècles, il est le symbole de la littérature classique, celle qui s'exprime en alexandrins de manière rigoureuse et synthétique, où la vertu politique est soumise aux aléas de la passion personnelle et où les unités de temps, de lieu et d'action sont strictement respectées. Il partage avec Molière (1622-1673) et Pierre Corneille (1606-1684) la principale représentation littéraire du XVIe siècle, ils font tous les trois partie des auteurs de théâtre encore les plus joués en France. Racine est connu pour ses tragédies (comme Corneille) autant que Molière pour ses comédies. Racine est néanmoins l'auteur d'une unique comédie "Les Plaideurs" (1668). Il fut notamment l'ami de Molière et de Boileau (1636-1711).
Les tragédies de Racine sont très connues parce que tous les Français ont eu l'occasion de les étudier de près au cours de leur scolarité, en particulier : "Andromaque" (1667), "Britannicus" (1669), "Bérénice" (1670), "Bajazet" (1672), "Mithridate" (1673), "Iphigénie" (1674) et sans doute son chef-d'œuvre "Phèdre (et Hippolyte)" (1677), dans un mélange de théâtre antique et de jansénisme qu'il a connu à Port-Royal où il a été élevé (par sa tante devenue abbesse, car il était orphelin de mère en 1641 et de père en 1643 ; Racine a d'ailleurs été un exemple exceptionnel d'ascension sociale dans la société très rigide de l'Ancien Régime).
Pour Jean-Christophe Pellat, professeur de linguistique à l'Université de Strasbourg (dans le Grevisse) : « La conception pessimiste de l’homme qui y règne, être misérable sans Dieu, façonne la vision tragique au cœur des pièces de Racine (L. Goldmann. "Le Dieu caché"). (…) [Racine] a créé des figures tragiques remarquables, comme Andromaque ou Phèdre. Son style classique est "une alliance sans exemple d’analyse et d’harmonie" (P. Valéry). Au-delà des procédés de style éprouvés (l’allitération de "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?"), sa poésie du rythme exprime l’émotion et l’élan du cœur, comme ces paroles de Bérénice à Titus : "Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?" ("Bérénice"). Ses évocations sensibles créent une atmosphère fantastique : "Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle, Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle". ("Andromaque"). Car, pour Racine, "la principale règle est de plaire et de toucher" (préface de "Bérénice"). ».
Dès le succès de sa deuxième tragédie "Alexandre le Grand" (1665), Racine fut le protégé de roi Louis XIV (1638-1715) qui avait quasiment le même âge que l'écrivain. Il fut trésorier de France, secrétaire du roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre. Racine fut élu membre de l'Académie française le 5 décembre 1672 au fauteuil de François de La Mothe Le Vayer (le fauteuil 13 qui sera aussi celui d'Octave Feuillet, Pierre Loti, Paul Claudel, Maurice Schumann, Pierre Messmer et Simone Veil) et a été reçu le 12 janvier 1673. Il n'avait alors que 33 ans.
Lors de cette journée, ils étaient trois académiciens à être reçus, et pour la première fois, ces réceptions étaient publiques. Racine a prononcé très timidement son discours de réception après celui de l'abbé Valentin Esprit Fléchier (1632-1710), futur évêque de Nîmes et considéré comme l'un des grands orateurs du XVIIe siècle. Le discours de Fléchier a eu un grand succès, si bien que celui de Racine fut accueilli beaucoup moins chaleureusement, au point qu'il n'a pas voulu le faire imprimer (et qu'il est donc aujourd'hui inconnu). Jean d'Alembert (1717-1783), qui fut académicien à partir de 1754, a rapporté ainsi cette réception, cité par Tyrtée Tastet en 1840 : « [Esprit Fléchier] y parla le premier, et obtint de si grands applaudissements que l'auteur d'Andromaque et de Britannicus désespéra d'avoir le même succès. Le grand poète fut tellement intimidé et déconcerté en présence de ce public qui tant de fois l'avait couronné au théâtre, qu'il ne fit que balbutier en prononçant son discours ; on l'entendit à peine, et on le jugea néanmoins comme si on l'avait entendu. ». Esprit Fléchier a une statue à son effigie place Saint-Sulpice à Paris. L'abbé Jean Gallois (1632-1707) fut le troisième académicien reçu le même jour.
Le discours de réception à l'Académie n'est pas le seul écrit perdu de Racine. Nommé historiographe du roi, il fut désigné en 1677 pour rédiger l'histoire de Louis XIV avec Boileau. Leurs manuscrits furent confiés à leur ami Jean-Baptiste-Henri de Valincour (1653-1730), futur successeur de Racine au fauteuil 13, et, malheureusement, ont péri en 1726 dans l'incendie de sa bibliothèque (contenant près de huit mille volumes).
En revanche, le discours de Racine de réponse à la réception à l'Académie le 2 janvier 1685 de Thomas Corneille (1625-1709), succédant à son frère Pierre Corneille, et de l'avocat Jean-Louis Bergeret (1641-1694), succédant à Louis Géraud de Cordemoy (1626-1684), a été publié, et c'est une chance puisqu'il a été considéré comme un très bon discours, que son auteur a dû répéter devant le roi le 5 mars 1685 et devant Madame la Dauphine le 20 mars 1685.
En particulier dans son éloge de son ami Corneille : « [L'Académe] a regardé la mort de Monsieur de Corneille, comme un des plus rudes coups qui la pût frapper ; car bien que depuis un an, une longue maladie nous eût privés de sa présence, et que nous eussions perdu en quelque sorte l’espérance de le revoir jamais dans nos assemblées, toutefois il vivait, et l’Académie dont il était le doyen, avait au moins la consolation de voir dans la liste, où sont les noms de tous ceux qui la composent, de voir, dis-je, immédiatement au-dessous du nom sacré de son auguste protecteur, le fameux nom de Corneille. Et qui d’entre-nous ne s’applaudissait pas en lui-même, et ne ressentait pas un secret plaisir d’avoir pour confrère un homme de ce mérite ? (…) La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance, le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chef-d’œuvres représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. À dire le vrai, où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d’excellentes parties ? L’art, la force, le jugement, l’esprit ! Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions ! quelle gravité dans les sentiments ! Quelle dignité, et en même temps, quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de Rois, de Princes, de Héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler ; capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable ; enfin, ce qui lui est surtout particulier une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres. Personnage véritablement né pour la gloire de son pays, comparable, je ne dis pas à tout ce que l’ancienne Rome a eu d’excellents tragiques, puisqu’elle confesse elle-même qu’en ce genre elle n’a pas été fort heureuse, mais aux Eschyles, aux Sophocles, aux Euripides dont la fameuse Athènes ne s’honore pas moins que des Thémistocles, des Périclès, des Alcibiades, qui vivaient en même temps qu’eux. (…) Lorsque dans les âges suivants l’on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses, et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses Rois a fleuri le plus célèbre de ses poètes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restait plus qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité, et qu’enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remerciements pour Louis-le-Grand. ».
C'est au 24 rue Visconti dans le sixième arrondissement de Paris (dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés) que Racine est mort le 21 avril 1699 d'une tumeur au foie. Selon ses dernières volontés, il a été enterré à Port-Royal (il s'était brouillé puis réconcilié avec les jansénistes de Port-Royal ; selon l'expression du site jeanracine.org : « [il] resta le courtisan respectueux écartelé entre la faveur du roi et la fidélité à Port-Royal » ; il n'a pas eu le temps de finir son "Abrégé de l'histoire de Port-Royal" rédigé secrètement), puis ses restes ont été délogés et transférés en 1711 à l'église Saint-Étienne-du-Mont de Paris après la destruction de Port-Royal par Louis XIV.
C'est le successeur de Racine à l'Académie qui fut chargé de faire son éloge (comme c'est de coutume) le 27 juin 1699 lors de sa réception. Jean-Baptiste-Henri de Valincour déclara notamment : « M. Racine conduit par son seul génie, et sans s’amuser à suivre ni même à imiter un homme que tout le monde regardait comme inimitable, ne songea qu’à se faire des routes nouvelles. Et tandis que Corneille peignant ses caractères d’après l’idée de cette grandeur romaine, qu’il a le premier mise en œuvre avec tant de succès, formait ses figures plus grandes que le naturel, mais nobles, hardies, admirables dans toutes leurs proportions ; tandis que les spectateurs entraînés hors d’eux-mêmes, semblaient n’avoir plus d’âmes que pour admirer la richesse de ses expressions, la noblesse de ses sentiments, et la manière impérieuse dont il maniait la raison humaine. M. Racine entra, pour ainsi dire, dans leur cœur et s’en rendit le maître ; il y excita ce trouble agréable qui nous fait prendre un véritable intérêt à tous les événements d’une fable que l’on représente devant nous ; il les remplit de cette terreur et de cette pitié qui, selon Aristote, sont les véritables passions que doit produire la tragédie ; il leur arracha ces larmes qui font le plaisir de ceux qui les répandent ; et peignant la nature moins superbe peut-être et moins magnifique, mais aussi plus vraie et plus sensible, il leur apprit à plaindre leurs propres passions et leurs propres faiblesses, dans celles des personnages qu’il fit paraître à leurs yeux. Alors le public équitable, sans cesser d’admirer la grandeur majestueuse du fameux Corneille, commença d’admirer aussi les grâces sublimes et touchantes de l’illustre Racine. Alors le théâtre français se vit au comble de sa gloire, et n’eut plus de sujet de porter envie au fameux théâtre d’Athènes florissante : c’est ainsi que Sophocle et Euripide, tous deux incomparables et tous deux très différents dans leur genre d’écrire, firent en leur temps l’honneur et l’admiration de la savante Grèce. Quelle foule de spectateurs, quelles acclamations ne suivirent pas les représentations d’Andromaque, de Mithridate, de Britannicus, d’Iphigénie et de Phèdre ! Avec quel transport ne les revoit-on pas tous les jours, et combien ont-elles produit d’imitateurs, même fort estimables, mais qui toujours fort inférieures à leur original, en font encore mieux concevoir le mérite ! Mais, lorsque renonçant aux muses profanes, il consacra ses vers à des objets plus dignes de lui, guidé par des conseils et par les ordres que la sagesse même avouerait pour les siens, quels miracles ne produisit-il pas encore ! Quelle sublimité dans ses cantiques, quelle magnificence dans Esther et dans Athalie, pièces égales, ou même supérieures à tout ce qu’il a fait de plus achevé, et dignes par-tout, autant que des paroles humaines le peuvent être, de la majesté du Dieu dont il parle, et dont il était si pénétré ! En effet, tous ceux qui l’ont connu savent qu’il avait une piété très-solide et très-sincère, et c’était comme l’âme et le fondement de toutes les vertus civiles et morales que l’on remarquait en lui : ami fidèle et officieux, et le meilleur père de famille qui ait jamais été, mais sur-tout exact et rigide observateur des moindres devoirs du christianisme, justifiant en sa personne ce qu’a dit un excellent esprit de notre siècle : que si la religion chrétienne paraît admirable dans les hommes du commun par les grandes choses qu’elle leur donne le courage d’entreprendre, elle ne le paraît pas moins dans les plus grands personnages par les petites choses dont elle les empêche de rougir. ».
Mais probablement que l'éloge le plus touchant provient d'un autre grand écrivain, André Gide (1869-1951), par ailleurs Prix Nobel de Littérature en 1947, qui s'émerveillait de Racine : « J'ai aimé les vers de Racine par-dessus toutes productions littéraires. J'admire Shakespeare énormément ; mais j'éprouve devant Racine une émotion que ne me donne jamais Shakespeare : celle de la perfection. ». La statue de Jean Racine trône aujourd'hui au flanc du Louvre.
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Sylvain Rakotoarison (20 avril 2024)
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