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littérature

  • Bernard Pivot, l'incarnation de la culture populaire

    « Si vous saviez le bonheur que j'ai eu pendant des années et des années (…) à lire des livres, à parler avec les auteurs. Donc, la plus élémentaire gratitude, c'est de transmettre ce plaisir. » (Bernard Pivot).

     

     
     


    C'est un véritable tsunami de réactions d'émotion qui a accompagné la triste annonce de la mort du journaliste Bernard Pivot ce lundi 6 mai 2024 à l'âge de 89 ans (qu'il venait de fêter la veille) après une saleté de maladie. Animateur vedette de la deuxième chaîne de télévision, il avait animé deux émissions littéraires très courues le vendredi soir à 21 heures 40, "Apostrophes" du 10 janvier 1975 au 22 juin 1990, puis "Bouillon de culture" du 12 janvier 1991 au 29 juin 2001. "Apostrophes" : « Eh bien, c'est un échange d'idées parfois vif ! » (23 février 1975).

    Avec Bernard Pivot, on célèbre aussi soi-même, sa jeunesse, son adolescence, sa vie dans les années 1970-1980-1990. Bref, son miroir. Au lendemain de l'annonce de la suppression définitive du célèbre jeu télévisé "Des chiffres et des lettre" commencé le 19 septembre 1965 (et maintenu sous perfusion le week-end depuis un an et demi), la disparition d'un véritable monument de la littérature pour Français (et pas seulement littérature française) est un choc humain mais aussi un choc de nostalgie. Beaucoup attendaient cette émission "Apostrophes" qui était une véritable prescriptrice des libraires et des éditeurs. Sa musique de générique était devenue très connue, le concerto pour piano en fa dièse mineur, op. 1, de Rachmaninov, interprétée (avis aux russophiles) par le pianiste Byron Janis enregistré en juin 1962 à Moscou accompagné de l'Orchestre philharmonique de Moscou sous la direction de Kirill Kondrachine.

    Incontestablement, Bernard Pivot avait un pouvoir fou sur les auteurs et les éditeurs, mais il n'en abusait pas pour faire fortune alors que sa notoriété lui aurait ouvert de nombreux boulevards (pour garder son indépendance intellectuelle, il a même refusé à plusieurs reprises des décorations comme la Légion d'honneur et les Arts et les Lettres ; en revanche, il a accepté le Mérite agricole). Il n'abusait pas de sa position privilégiée. Au contraire, il était un lecteur et un présentateur incorruptible, ne choisissant ses invités que par ses envies, ses découvertes, son intérêt. Il ne voulait pas briller en public, mais au contraire, il s'effaçait et faisait briller ses invités.

    Ainsi, de nombreux auteurs inconnus se sont fait connaître avec cette émission, qui valait bien un prix littéraire dans les ventes en librairie. On pouvait apprécier à la fois sa spontanéité, son ton direct, et même certaines surprises sur le plateau, car les émissions étaient diffusées en direct. Sa convivialité et son côté jovial (bon vivant, adorateur de bons vins et de football) rendaient la littérature attrayante. Loin des cours naphtaline d'un enseignement suranné.

    Cette télévision authentique est si loin de toutes ces émissions aseptisées d'aujourd'hui. À l'époque, l'animateur était un passeur de livres et pas une vedette, il invitait des inconnus pour les aider au lieu d'inviter des auteurs célèbres pour faire de l'audience (voir témoignage plus loin). Ses découvertes étaient diversifiées, pluralistes, très éclectiques... et très érudites aussi. On pouvait suivre le 28 mai 1982 un combat de "coqs" entre Jean d'Ormesson et Roger Peyrefitte (encore que...), ou assister le 27 mai 1977 à la naissance des "nouveaux philosophes" en direct sur le plateau en présence de Maurice Clavel, Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann (le père de Raphaël), ou encore le 22 septembre 1978 à l'évacuation en "douceur" de Charles Bukowski quasiment ivre mort.

    D'ailleurs, loin d'être consensuel parmi l'élite culturelle et intellectuelle, il était au contraire ouvertement critiqué pour être justement cet homme si puissant qui influençait tant les envies littéraires du pays par « l'arbitraire d'un seul homme » selon Régis Debray. J'imagine en revanche que du côté du peuple, peu le fustigeait et beaucoup de gens le remerciaient de leur avoir fait découvrir tel auteur ou tel livre. Plus ennuyeux et plus récemment, on a aussi critiqué à juste titre Bernard Pivot d'avoir invité un peu légèrement Gabriel Matzneff faire l'éloge de ses tendances aujourd'hui dénoncées, en particulier dans l'émission du 2 mars 1990 sur son livre "Mes amours décomposés" (pour lequel, seule des invités sur le plateau, Denise Bombardier s'était indignée dans le désert).

    Chacun peut avoir quelques souvenirs épiques de ces émissions. Je me souviens en particulier des émissions spéciales, tournées en extérieur, hors plateau, avec un seul invité, prestigieux en général, comme Alexandre Soljenitsyne, Umberto Eco, Marguerite Duras, Julien Green, Vladimir Nabokov, John Le Carré, Milan Kundera, Françoise Dolto, Marguerite Yourcenar, Georges Simenon, ou encore Lech Walesa, etc. mais si je devais retenir une émission, ce serait l'émission spéciale avec Georges Dumézil, peu porté à la promotion publicitaire de ses travaux de recherche, qui m'a fait découvrir des pans entiers de la culture mondiale ; l'émission était diffusée le 18 juillet 1986, quelques mois avant la disparition de ce très grand chercheur en linguistique.

    L'homme de télévision pouvait aussi se réjouir de la reconnaissance de la profession avec au compteur sept Sept d'or, en particulier du meilleur animateur de télévision, du meilleur producteur de télévision, du meilleur animateur de débats, avec des émissions reconnues comme les meilleurs magazines culturels ou artistiques. En outre, Bernard Pivot a animé de nombreuses émissions pour sa fameuse dictée très suivie par les téléspectateurs ("Les Dicos d'or" de 1985 à 2005).


    Membre du jury du Prix Interallié en 2002, élu le 5 octobre 2004 membre de l'Académie Goncourt (qu'il a présidée de janvier 2014 à décembre 2019), il était par ailleurs rédacteur en chef du magazine Lire, et l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont un, en 2013, où, malgré son âge et son expérience d'un ancien temps, il faisait l'éloge de Twitter et de ce mode d'expression qui nécessite une excellent esprit de concision, le sens de la répartie et faisait marcher les neurones, ce qui est très bon avec le grand âge. En 2018, je l'ai vu aux côtés de sa fille Cécile pour un livre commun de témoignage sur leur expérience respective de la lecture.
     

     
     


    Le grand âge, Bernard Pivot y avait beaucoup réfléchi. Le 17 janvier 2021, il confiait ainsi sur Arte (alors que la pandémie de covid-19 faisait encore rage) : « La lutte contre la mort, mais surtout la lutte contre la maladie qui entraînera la mort est un réflexe naturel chez l'Homme. Il y a des gens qui, au bout d'un moment, à force de lutter contre le mal, contre la maladie, contre la douleur, renoncent. On peut les comprendre. Mais je pense que l'honneur de l'Homme, c'est de lutter le plus possible pour garder un corps sain, un esprit sain pour surmonter la maladie. Mon anxiété est plus grande, non pas quand je pense à la mort, mais quand je pense à la débâcle finale du corps et de l'esprit. Ce qui me fait peur à la fin, c'est cette débâcle, c'est-à-dire cette mort avant la mort. Lire est toujours un moyen de s'évader. Donc s'évader des chagrins du moment, s'évader des peurs du moment. La lecture d'écrivains amusants comme Molière, comme Jules Renard, comme Proust aussi... Si vous avez une bibliothèque, prenez des livres un peu drôles. Il n'y a pas de chagrin, il n'y a pas de peur qu'une scène de Molière n'interrompe. ».

    Parmi tous les témoignages actuels ou anciens sur le personnage qui vient de disparaître, sans doute celui du journaliste et écrivain Éric Neuhoff, le 13 juin 2023, me paraît le plus pertinent, invité pour la première fois à "Apostrophes" à l'âge de 25 ans (le 28 mai 1982) : « L'émission était tellement importante à l'époque que quand j'ai dit à mes amis que j'allais publier un livre, ils ne m'ont pas du tout demandé de quoi ça parlait, mais ils m'ont dit : alors, tu vas passer chez Pivot ? Et je ne me rendais pas compte de l'importance que ça avait. (…) Bernard Pivot qui était là en maître d'œuvre, qui était très impressionnant parce que c'était en direct. On ne le voyait pas avant l'émission, et je me souviens que sur le plateau, il était comme ça avec ses fiches, la tête baissée, il y avait la publicité, puis à la fin, le petit jingle d'Antenne 2 à l'époque, il relevait la tête, et c'était parti, et là, il y en avait pour une heure et demie. Ce qui était frappant, c'est qu'il savait très bien doser les interventions, faire taire ceux qui étaient trop bavards, donner la parole à ceux qui étaient timides. À l'époque, ce qui était bien aussi, c'est que ce n'était pas, comme souvent aujourd'hui : "Quelle chance vous avez de me rencontrer". L'animateur passait les plats, et était modeste. Et c'est lui qui était content de voir ces gens qui avaient écrit des livres. (…) Les éditeurs ne savaient pas quoi faire pour qu'un de leurs auteurs soit pris. C'était quelqu'un qui lisait tous les livres, qui restait chez lui toute la semaine allongé sur son canapé à lire les bouquins, qui n'en a pas profité pour signer des contrats mirobolants avec tous les éditeurs qui lui auraient déroulé un tapis rouge, qui n'était pas producteur de l'émission... Et c'est surtout sa curiosité, sa modestie, parce qu'on sentait qu'il était heureux de pouvoir parler d'un livre qu'il avait aimé avec son auteur. Et cette joie était transmissible. (…) Ce n'était pas une vedette du tout, et c'est ça, sans doute, qui plaisait au public, qui s'identifiait à lui. Et c'est sans doute pour ça qu'il a lancé un tas d'écrivains. C'était quelqu'un qui invitait des inconnus et qui en faisait des gens un petit peu célèbres à cause de leurs livres. Maintenant, aujourd'hui, on fait venir les best-sellers pour que l'émission soit regardée. C'est le contraire qui se passe. (…) Maintenant, ce n'est pas sorcier d'inviter Amélie Nothomb ou Marc Levy pour que les gens regardent l'émission. » ("Le Figaro").


    Lors de la dernière émission "Apostrophes" le 22 juin 1990, Jean Dutourd disait à l'animateur avec son humour habituel : « Je crois qu'il n'y a qu'un seul mot, le plus beau mot de la langue française pour un écrivain français, du moins depuis quinze ans, c'est le mot Pivot ! …Écoutez, je ne peux vraiment pas être accusé de vous lécher les pieds puisque vous vous en allez. Je peux au contraire le dire maintenant ! ». Aujourd'hui, Bernard Pivot vient rejoindre cet académicien, et aussi Jean d'Ormesson qui était un bon client de l'émission.

    Et depuis une vingtaine d'années, beaucoup ont tenté de nouvelles émissions littéraires mais personne n'a su égaler l'inimitable Bernard Pivot, de l'érudition, de la découvertes, de l'authenticité, mais aussi des débats vifs et ...même des événements. Pensée à sa famille et merci à lui de tous ces moments de grande curiosité intellectuelle.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (06 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Les mots en ont toujours un pour rire.
    Bernard Pivot.
    Christine Ockrent.
    Vive la crise !
    Yves Montand.
    Jean Lacouture.
    Marc Ferro.
    Dominique Baudis.
    Frédéric Mitterrand.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Christine Angot.
    Jean-François Revel.
    Philippe Alexandre.
    Alain Duhamel.

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240506-bernard-pivot.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/bernard-pivot-l-incarnation-de-la-254539

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/06/article-sr-20240506-bernard-pivot.html



     

  • Racine, l'emblématique maître des lettres classiques

    « Dès le XVIIIe siècle, il est devenu l’écrivain classique de référence, admiré entre autres par Voltaire, et il reste toujours au premier plan dans les études littéraires, comme en attestent les listes d’œuvres complètes du lycée qui viennent de paraître où sa tragédie Phèdre est à l’honneur. » (Jean-Christophe Pellat, le 29 mai 2019).


     

     
     


    Le dramaturge et poète français Jean Racine est mort à l'âge de 59 ans (né le 22 décembre 1639) il y a 325 ans, le 21 avril 1699 à Paris. Auteur monumental de la littérature française, répertorié dans les manuels scolaires depuis des siècles, il est le symbole de la littérature classique, celle qui s'exprime en alexandrins de manière rigoureuse et synthétique, où la vertu politique est soumise aux aléas de la passion personnelle et où les unités de temps, de lieu et d'action sont strictement respectées. Il partage avec Molière (1622-1673) et Pierre Corneille (1606-1684) la principale représentation littéraire du XVIe siècle, ils font tous les trois partie des auteurs de théâtre encore les plus joués en France. Racine est connu pour ses tragédies (comme Corneille) autant que Molière pour ses comédies. Racine est néanmoins l'auteur d'une unique comédie "Les Plaideurs" (1668). Il fut notamment l'ami de Molière et de Boileau (1636-1711).

    Les tragédies de Racine sont très connues parce que tous les Français ont eu l'occasion de les étudier de près au cours de leur scolarité, en particulier : "Andromaque" (1667), "Britannicus" (1669), "Bérénice" (1670), "Bajazet" (1672), "Mithridate" (1673), "Iphigénie" (1674) et sans doute son chef-d'œuvre "Phèdre (et Hippolyte)" (1677), dans un mélange de théâtre antique et de jansénisme qu'il a connu à Port-Royal où il a été élevé (par sa tante devenue abbesse, car il était orphelin de mère en 1641 et de père en 1643 ; Racine a d'ailleurs été un exemple exceptionnel d'ascension sociale dans la société très rigide de l'Ancien Régime).

    Pour Jean-Christophe Pellat, professeur de linguistique à l'Université de Strasbourg (dans le Grevisse) : « La conception pessimiste de l’homme qui y règne, être misérable sans Dieu, façonne la vision tragique au cœur des pièces de Racine (L. Goldmann. "Le Dieu caché"). (…) [Racine] a créé des figures tragiques remarquables, comme Andromaque ou Phèdre. Son style classique est "une alliance sans exemple d’analyse et d’harmonie" (P. Valéry). Au-delà des procédés de style éprouvés (l’allitération de "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?"), sa poésie du rythme exprime l’émotion et l’élan du cœur, comme ces paroles de Bérénice à Titus : "Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?" ("Bérénice"). Ses évocations sensibles créent une atmosphère fantastique : "Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle, Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle". ("Andromaque"). Car, pour Racine, "la principale règle est de plaire et de toucher" (préface de "Bérénice"). ».

    Dès le succès de sa deuxième tragédie "Alexandre le Grand" (1665), Racine fut le protégé de roi Louis XIV (1638-1715) qui avait quasiment le même âge que l'écrivain. Il fut trésorier de France, secrétaire du roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre. Racine fut élu membre de l'Académie française le 5 décembre 1672 au fauteuil de François de La Mothe Le Vayer (le fauteuil 13 qui sera aussi celui d'Octave Feuillet, Pierre Loti, Paul Claudel, Maurice Schumann, Pierre Messmer et Simone Veil) et a été reçu le 12 janvier 1673. Il n'avait alors que 33 ans.

    Lors de cette journée, ils étaient trois académiciens à être reçus, et pour la première fois, ces réceptions étaient publiques. Racine a prononcé très timidement son discours de réception après celui de l'abbé Valentin Esprit Fléchier (1632-1710), futur évêque de Nîmes et considéré comme l'un des grands orateurs du XVIIe siècle. Le discours de Fléchier a eu un grand succès, si bien que celui de Racine fut accueilli beaucoup moins chaleureusement, au point qu'il n'a pas voulu le faire imprimer (et qu'il est donc aujourd'hui inconnu). Jean d'Alembert (1717-1783), qui fut académicien à partir de 1754, a rapporté ainsi cette réception, cité par Tyrtée Tastet en 1840 : « [Esprit Fléchier] y parla le premier, et obtint de si grands applaudissements que l'auteur d'Andromaque et de Britannicus désespéra d'avoir le même succès. Le grand poète fut tellement intimidé et déconcerté en présence de ce public qui tant de fois l'avait couronné au théâtre, qu'il ne fit que balbutier en prononçant son discours ; on l'entendit à peine, et on le jugea néanmoins comme si on l'avait entendu. ». Esprit Fléchier a une statue à son effigie place Saint-Sulpice à Paris. L'abbé Jean Gallois (1632-1707) fut le troisième académicien reçu le même jour.

    Le discours de réception à l'Académie n'est pas le seul écrit perdu de Racine. Nommé historiographe du roi, il fut désigné en 1677 pour rédiger l'histoire de Louis XIV avec Boileau. Leurs manuscrits furent confiés à leur ami Jean-Baptiste-Henri de Valincour (1653-1730), futur successeur de Racine au fauteuil 13, et, malheureusement, ont péri en 1726 dans l'incendie de sa bibliothèque (contenant près de huit mille volumes).


    En revanche, le discours de Racine de réponse à la réception à l'Académie le 2 janvier 1685 de Thomas Corneille (1625-1709), succédant à son frère Pierre Corneille, et de l'avocat Jean-Louis Bergeret (1641-1694), succédant à Louis Géraud de Cordemoy (1626-1684), a été publié, et c'est une chance puisqu'il a été considéré comme un très bon discours, que son auteur a dû répéter devant le roi le 5 mars 1685 et devant Madame la Dauphine le 20 mars 1685.

    En particulier dans son éloge de son ami Corneille : « [L'Académe] a regardé la mort de Monsieur de Corneille, comme un des plus rudes coups qui la pût frapper ; car bien que depuis un an, une longue maladie nous eût privés de sa présence, et que nous eussions perdu en quelque sorte l’espérance de le revoir jamais dans nos assemblées, toutefois il vivait, et l’Académie dont il était le doyen, avait au moins la consolation de voir dans la liste, où sont les noms de tous ceux qui la composent, de voir, dis-je, immédiatement au-dessous du nom sacré de son auguste protecteur, le fameux nom de Corneille. Et qui d’entre-nous ne s’applaudissait pas en lui-même, et ne ressentait pas un secret plaisir d’avoir pour confrère un homme de ce mérite ? (…) La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance, le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chef-d’œuvres représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. À dire le vrai, où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d’excellentes parties ? L’art, la force, le jugement, l’esprit ! Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions ! quelle gravité dans les sentiments ! Quelle dignité, et en même temps, quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de Rois, de Princes, de Héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler ; capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable ; enfin, ce qui lui est surtout particulier une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres. Personnage véritablement né pour la gloire de son pays, comparable, je ne dis pas à tout ce que l’ancienne Rome a eu d’excellents tragiques, puisqu’elle confesse elle-même qu’en ce genre elle n’a pas été fort heureuse, mais aux Eschyles, aux Sophocles, aux Euripides dont la fameuse Athènes ne s’honore pas moins que des Thémistocles, des Périclès, des Alcibiades, qui vivaient en même temps qu’eux. (…) Lorsque dans les âges suivants l’on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses, et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses Rois a fleuri le plus célèbre de ses poètes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restait plus qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité, et qu’enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remerciements pour Louis-le-Grand. ».

    C'est au 24 rue Visconti dans le sixième arrondissement de Paris (dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés) que Racine est mort le 21 avril 1699 d'une tumeur au foie. Selon ses dernières volontés, il a été enterré à Port-Royal (il s'était brouillé puis réconcilié avec les jansénistes de Port-Royal ; selon l'expression du site jeanracine.org : « [il] resta le courtisan respectueux écartelé entre la faveur du roi et la fidélité à Port-Royal » ; il n'a pas eu le temps de finir son "Abrégé de l'histoire de Port-Royal" rédigé secrètement), puis ses restes ont été délogés et transférés en 1711 à l'église Saint-Étienne-du-Mont de Paris après la destruction de Port-Royal par Louis XIV.
     

     
     


    C'est le successeur de Racine à l'Académie qui fut chargé de faire son éloge (comme c'est de coutume) le 27 juin 1699 lors de sa réception. Jean-Baptiste-Henri de Valincour déclara notamment : « M. Racine conduit par son seul génie, et sans s’amuser à suivre ni même à imiter un homme que tout le monde regardait comme inimitable, ne songea qu’à se faire des routes nouvelles. Et tandis que Corneille peignant ses caractères d’après l’idée de cette grandeur romaine, qu’il a le premier mise en œuvre avec tant de succès, formait ses figures plus grandes que le naturel, mais nobles, hardies, admirables dans toutes leurs proportions ; tandis que les spectateurs entraînés hors d’eux-mêmes, semblaient n’avoir plus d’âmes que pour admirer la richesse de ses expressions, la noblesse de ses sentiments, et la manière impérieuse dont il maniait la raison humaine. M. Racine entra, pour ainsi dire, dans leur cœur et s’en rendit le maître ; il y excita ce trouble agréable qui nous fait prendre un véritable intérêt à tous les événements d’une fable que l’on représente devant nous ; il les remplit de cette terreur et de cette pitié qui, selon Aristote, sont les véritables passions que doit produire la tragédie ; il leur arracha ces larmes qui font le plaisir de ceux qui les répandent ; et peignant la nature moins superbe peut-être et moins magnifique, mais aussi plus vraie et plus sensible, il leur apprit à plaindre leurs propres passions et leurs propres faiblesses, dans celles des personnages qu’il fit paraître à leurs yeux. Alors le public équitable, sans cesser d’admirer la grandeur majestueuse du fameux Corneille, commença d’admirer aussi les grâces sublimes et touchantes de l’illustre Racine. Alors le théâtre français se vit au comble de sa gloire, et n’eut plus de sujet de porter envie au fameux théâtre d’Athènes florissante : c’est ainsi que Sophocle et Euripide, tous deux incomparables et tous deux très différents dans leur genre d’écrire, firent en leur temps l’honneur et l’admiration de la savante Grèce. Quelle foule de spectateurs, quelles acclamations ne suivirent pas les représentations d’Andromaque, de Mithridate, de Britannicus, d’Iphigénie et de Phèdre ! Avec quel transport ne les revoit-on pas tous les jours, et combien ont-elles produit d’imitateurs, même fort estimables, mais qui toujours fort inférieures à leur original, en font encore mieux concevoir le mérite ! Mais, lorsque renonçant aux muses profanes, il consacra ses vers à des objets plus dignes de lui, guidé par des conseils et par les ordres que la sagesse même avouerait pour les siens, quels miracles ne produisit-il pas encore ! Quelle sublimité dans ses cantiques, quelle magnificence dans Esther et dans Athalie, pièces égales, ou même supérieures à tout ce qu’il a fait de plus achevé, et dignes par-tout, autant que des paroles humaines le peuvent être, de la majesté du Dieu dont il parle, et dont il était si pénétré ! En effet, tous ceux qui l’ont connu savent qu’il avait une piété très-solide et très-sincère, et c’était comme l’âme et le fondement de toutes les vertus civiles et morales que l’on remarquait en lui : ami fidèle et officieux, et le meilleur père de famille qui ait jamais été, mais sur-tout exact et rigide observateur des moindres devoirs du christianisme, justifiant en sa personne ce qu’a dit un excellent esprit de notre siècle : que si la religion chrétienne paraît admirable dans les hommes du commun par les grandes choses qu’elle leur donne le courage d’entreprendre, elle ne le paraît pas moins dans les plus grands personnages par les petites choses dont elle les empêche de rougir. ».

    Mais probablement que l'éloge le plus touchant provient d'un autre grand écrivain, André Gide (1869-1951), par ailleurs Prix Nobel de Littérature en 1947, qui s'émerveillait de Racine : « J'ai aimé les vers de Racine par-dessus toutes productions littéraires. J'admire Shakespeare énormément ; mais j'éprouve devant Racine une émotion que ne me donne jamais Shakespeare : celle de la perfection. ». La statue de Jean Racine trône aujourd'hui au flanc du Louvre.


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    Sylvain Rakotoarison (20 avril 2024)
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    Pour aller plus loin :
    Racine.
    Pierre Loti.
    Philippe de Villiers.
    Frédéric Mitterrand.
    Philippe De Gaulle.
    Jean-Pierre Chevènement.
    Élisabeth Badinter.
    Robert Badinter.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Christine Angot.
    Edgar Morin.

    Jean-François Revel.
    Maurice Bellet.
    Claude Villers.
    André Franquin.
    Morris.

    Françoise Hardy.
    Lénine.
    Christine Boutin.
    André Figueras.
    Patrick Buisson.

    Maurice Barrès.
    Bernard-Henri Lévy.

    Jacques Attali.
    Italo Calvino.
    Hubert Reeves.

    Jean-Pierre Elkabbach.
    Jacques Julliard.

    Robert Sabatier.
    Hélène Carrère d'Encausse.

    Molière.
    Frédéric Dard.
    Alfred Sauvy.
    George Steiner.
    Françoise Sagan.
    Jean d’Ormesson.
    Les 90 ans de Jean d’O.
     

     
     






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