En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
« Le charme de la vie, sa grâce, son bonheur viennent de sa précarité. Il lui suffirait de durer un peu trop pour devenir lassante et peut-être atroce. » (Jean d'Ormesson, 2003).
L'écrivain Jean d'Ormesson est né il y a exactement 100 ans, le 16 juin 1925. Il a eu la chance d'être bien né et d'avoir du talent, en plus d'une vie facile et d'une santé robuste, bref, une existence heureuse qui ne le prédisposait pas d'être un artiste. En effet, les artistes généralement sont créatifs par les aspérités de leur vie, leurs malheurs, leurs angoisses, leurs tristesses... et lui, le grand Jean, reconnaissait qu'il avait eu de la chance... sauf un peu avant la fin de sa vie où il a dû vivre des moments très difficiles avec la maladie (qui ne l'a heureusement pas vaincu). Il s'est éteint le 5 septembre 2017 à l'âge de 92 ans.
Fils d'un diplomate qui était un grand ami de Léon Blum, Jean d'Ormesson se considérait comme un "homme de droite" et a dû refuser de nombreuses propositions d'être Ministre de la Culture. J'ai déjà évoqué, ici et là, l'excellence du personnage : normalien, agrégé de philosophie, membre de cabinets ministériels, journaliste et éditorialiste politique jusqu'à diriger l'un des principaux quotidiens français, "Le Figaro", il était avant tout un écrivain reconnu rapidement et sacré académicien à l'âge de 48 ans. Il a longtemps été le plus jeune membre de l'Académie français avant d'en être le doyen (le plus ancien élu) aussi pendant longtemps, ce qui a fait que pendant près de quarante-quatre ans, il incarnait l'Académie dans son institution, dans son esprit, dans ses cooptations, dans toute sa splendeur.
Je propose, pour lui rendre une nouvelle fois hommage, quelques extraits de ses œuvres.
1. "Comme un chant d'espérance" (2014)
Le temps : « Avec son passé qui n'est plus, son avenir qui n'est pas encore et sont éternel présent toujours en train de s'évanouir entre souvenir et projet, le temps est la plus prodigieuse de toutes les machineries. Aucun phénomène de la nature, aucune invention humaine, aucune combinaison de l'esprit, aucune intrigue de roman, de cinéma, de théâtre ou d'opéra, si compliquée qu'elle puisse être, ne lui parvient à la cheville. ».
Les hommes : « L'histoire est une parenthèse au cœur de l'éternité. Les hommes sont une parenthèse au cœur de l'histoire. Chacun de nous est une parenthèse au cœur de la foule des hommes. ».
Dieu : « En face et à la place d'un hasard aveugle et d'une nécessité qui serait surgie de nulle part, une autre hypothèse, tout aussi étrange et à peine plus absurde, mais peut-être plus rassurante, en tout cas plus romanesque et largement répandue, met au cœur du big bang ce mélange de tout, de rien et d'éternité que nous avons pris l'habitude d'appeler Dieu. ».
Le mystère : « Toute mort est un mystère parce que toute vie est un mystère. ».
L'espérance : « L'immense avantage de Dieu, qui est si peu vraisemblable, est de donner au monde, invraisemblable lui aussi, une espèce de cohérence et quelque chose qui ressemble à l'espérance. Sous l'œil et sous la main de Dieu, l'histoire, incompréhensible sans Dieu, cruelle et paradoxale avec lui, prend un semblant de sens : elle est un discours qui se poursuit, un roman en route vers sa fin, un labyrinthe mis en mouvement. C'est un parcours et un jeu, accidenté comme tous les parcours, incertain comme tous les jeux. C'est une énigme en attente de sa solution hors du temps. C'est une épreuve. ».
La vie : « Le monde est une vallée de larmes. Et une vallée de roses. La vie est une fête. Une fête délicieuse et très gaie. Et une fête sinistre. Comme l'indique avec évidence ses premiers pas hors du rien entre surabondance et absence, l'univers est un oxymore. ».
La liberté : « Les hommes sont libres. Ou ils se croient libres. Ils sont, en vérité, si étroitement maintenus dans un fragment dérisoire de l'espace et dans leur époque d'où il leur est interdit de s'échapper que leur fameuse liberté, dont ils font si grand cas, n'est que trompe-l'œil et illusion. ».
La naïveté : « Les dinosaures avant leur disparition, les vertébrés, les primates dont nous descendons ne se croyaient pas au centre d'un univers fait pour eux. Cette conviction naïve est venue aux hommes avec leur pensée. ».
La littérature : « Les livres ne survivent pas grâce aux histoires qu'ils racontent. Ils survivent grâce à la façon dont elles sont racontées. La littérature est d'abord un style qui éveille l'imagination du lecteur. ».
La chance : « Comme dans n'importe quel jeu, il y a dans le jeu de l'histoire, avant et après la vie et la pensée, des gagnants et des perdants, des vainqueurs et des vaincus. Les hommes attribuent souvent les hasards qui ont décidé de leur destin à ce qu'ils appellent leur étoile. Il n'y a pas de grande figure, de conquérant, de découvreur, d'inventeur, de créateur qui n'ait pas, au moins une fois dans sa vie, été servi par le hasard. Une rencontre. Une occasion. Une situation passagère à saisir par les cheveux. Les Grecs anciens honoraient un petit dieu appelé Kairos, qui veillait sur l'instant opportun, sur le moment précis où il fallait s'emparer de l'avenir. L'empereur Napoléon, qui, plus que personne, croyait à son étoile, avait l'habitude de demander à l'officier à qui il avait l'intention de confier un commandement s'il était heureux, c'est-à-dire s'il avait de la chance. ».
2. "C'était bien" (2003)
La destinée : « Qu'ai-je aimé dans cette vie que j'aurai tant aimée ? C'est une question que chacun de nous, à moins de se résigner à passer pour un veau, doit bien finir par se poser. Il y a dans toute existence au moins deux interrogations auxquelles se mêle un peu d'angoisse. L'une au début : "que faire ?". Elle m'a tourmenté jusqu'aux larmes. L'autre à la fin : "qu'ai-je donc fait ?". ».
Délice et poison : « La vie m’a toujours paru délicieuse, et le monde, plein de larmes. ».
La vanité de la science : « Une malédiction frappe la science qui court de succès en succès : tous ses triomphes, et ils sont réels, sont des victoires à la Pyrrhus. À mesure que se gonfle, dans l'océan de ce que nous ne savons pas, la sphère de ce que nous savons, le nombre de points de contact entre savoir et ignorance croît proportionnellement. ».
La vanité de la science (bis) : « La science est de la famille des traîtres : elle appartient de naissance au camp de l'espérance et il lui arrive de basculer dans le camp de l'horreur. ».
Le futur antérieur : « L’univers est une machine à créer du passé à partir de l’avenir. La mission de l’avenir est de se changer en passé. Entre l’avenir et le passé flotte un truc stupéfiant que nous appelons le présent. Présent ! Le présent est absent. À peine l’avenir s’est-il changé en présent que le présent tombe dans le passé. C’est un piège perpétuel, une trappe qui se ferme et se rouvre en même temps, un tour de magie noire et blanche dont nous sommes les victimes, un enchantement sans fin dont nous sommes les témoins aveuglés par eux-mêmes. La totalité de l’histoire, qui n’est faite que du souvenir du passé et de l’attente de l’avenir, se joue dans le présent. Nous vivons dans un éternel présent toujours en train de s’effacer et toujours en train de se récrire. ».
L'écriture : « J'écrivais des romans pour tromper mon chagrin et le noyer sous les mots. ».
La déchéance : « Un mot de Cioran m'a enchanté : "J'ai connu toutes les formes de déchéance y compris le succès". ».
La sagesse : « Ne vous laissez pas abuser. Souvenez-vous de vous méfier. Et même de l'évidence : elle passe son temps à changer. Ne mettez trop haut ni les gens ni les choses. Ne les mettez pas trop bas. Non, ne les mettez pas trop bas. Montez. Renoncez à la haine : elle fait plus de mal à ceux qui l'éprouvent qu'à ceux qui en sont l'objet. Ne cherchez pas à être sage à tout prix. La folie aussi est une sagesse. Et la sagesse, une folie. Fuyez les préceptes et les donneurs de leçons. Jetez ce livre. Faites ce que vous voulez. Et ce que vous pouvez. Pleurez quand il le faut. Riez. J'ai beaucoup ri. J'ai ri du monde et des autres et de moi. Rien n'est très important. Tout est tragique. Tout ce que nous aimons mourra. Et je mourrai moi aussi. La vie est belle. ».
3. "Je dirai malgré tout que cette vie fut belle" (2016)
La naissance : « En dépit de tant de malheurs et de tant de chagrins, c’est un bonheur d’être né. ».
L'étonnement : « J'ai toujours été étonné. Je n'en suis pas encore revenu, je n'en reviens toujours pas, je n'en reviendrai jamais. Dès l'enfance, d'être là. Une espèce d'étranger dans un monde d'emblée étrange. J'étais étonné d'être bavarois, d'être roumain, d'être carioca, c'est-à-dire brésilien de Rio. Et puis j'ai été étonné d'être normalien. Étonné d'être en fin de compte quelque chose, même au rabais, comme une espèce de philosophe. Étonné d'avoir pénétré dans le saint des saints et d'être devenu un écrivain. Je me mettais assez bas dans un monde mis très haut. Dès mes plus jeunes années, j'étais porté à l'admiration. ».
L'origine : « La Puisaye, avec Saint-Fargeau pour capitale, avec Bléneau, Toucy et Saint-Sauveur, la patrie de Colette, est une petite région française, à l'extrême nord de la Bourgogne, entre le Loing et la Loire, couverte, comme son nom l'indique, de forêts et de points d'eau. Si je m'enracine quelque part... c'est en Puisaye. je suis un cosmopolite poyaudin et toujours émerveillé, égaré plus tard un peu partout autour de la Méditerranée. ».
Les circonstances : « Il me semble parfois que les choses se sont faites presque toutes seules et que je n’y suis pour rien. Je n’ai pas choisi de naître. Je ne suis pas arrivé n’importe quand. On ne m’a pas déposé n’importe où. Je n’ai pas débarqué hier devant Troie, entre Achille et Ulysse. Ni avant-hier pour la guerre du feu. Ni demain ou après-demain parmi des robots distingués et de plus en plus savants. Non. Je me suis retrouvé sans le vouloir entre deux guerres mondiales, au temps de Staline et d’Hitler, dans un corps qui, bon gré, mal gré, a été le mien pour toujours, c’est-à-dire pour un éclair. ».
L'engagement : « J'aimais étudier. Je ne tenais pas tellement à vivre. Peut-être, après une enfance très heureuse, redoutais-je l'épreuve de la vie. Je craignais comme la peste de m'engager dans l'une ou l'autre des voies que m'offrait l'existence. ».
L'histoire : « Selon la formule de Raymond Aron, les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. ».
Les inégalités : « Il est très bon de faire maigrir les gros si c'est pour engraisser les maigres. Mais vous connaissez les proverbes chinoises si subtils. L'un d'entre eux est célèbre : "Quand les gros maigrissent, les maigres meurent". ».
La lecture : « J'aimais beaucoup lire. Ou faire semblant de lire. À la différence du théâtre ou du cinéma qui vous imposent leur rythme, il y a un style de lecture très proche de la rêverie. N'allez pas croire qu'il s'agisse de paresse. C'est à peu près l'opposé. Au lieu de lire bêtement, à la suite, le livre qui vous est proposé, vous vous arrêtez, au contraire, à chaque ligne pour ajouter au texte quelque chose de votre cru. Pour enrichir l'extérieur d'un apport intérieur. Pour y mêler vos sentiments et votre propre expérience. Pour vous approprier l'œuvre étrangère qui vous est proposée. ».
L'amour filial : « Si quelque chose a marqué mon enfance, c'est l'amour. Un amour calme, sans tempêtes, sans fureur. Mais un amour fort. L'amour durable des parents entre eux. L'amour exigeant des parents pour leurs enfants. L'amour, mêlé de respect, des enfants pour leurs parents. ».
Intimidation : « Le comité de lecture de Gallimard m'a beaucoup plus intimidé que l'Académie française. D'un côté, une institution ; de l'autre côté, une légende. ».
L'Académie française : « La vérité, mon bon maître, la voici : l'Académie est une institution très illustre, au caractère indéfinissable, mi-indépendante, mi-publique, qui n'a que des rapports accidentels et lointains avec la littérature. De Corneille et Racine, de La Fontaine et Voltaire à Chateaubriand et Hugo, elle brille par ses choix, et de Molière et Rousseau à Baudelaire, à Zola, à Aragon, elle brille par ses erreurs. En dépit de ses faiblesses, elle a contribué sans aucun doute à l'éclat de notre culture et sa renommée n'est pas près de faiblir. ».
L'amour de la vie : « J'ai tout aimé de ce monde calomnié par mes maîtres, Cioran et l'Ecclésiaste. Je sais bien, comme Renan et comme eux, que la vie est peut-être triste, qu'elle est en tout cas semée d'échecs et de chagrins et qu'elle est vouée à la mort. Mais je crois aussi qu'elle est belle et qu'il faut apprendre à l'aimer. J'ai essayé de l'aimer et d'être dans cette vallée de larmes aussi heureux que possible. ».
« C'est une des clefs de la vie : si on a une passion, la force et la construction familiales, ça compte. Pour mes parents, c’était un risque, une aventure, un danger, et peut-être un déchirement de me voir partir, mais en même temps c’était : "tu veux le faire, tu le fais". Alors je suis parti à 17 ans. J’en ai eu 18 sur les routes américaines. Et j’ai vécu une aventure qui a totalement changé ma vie, qui a déterminé ma carrière et peut-être même mon caractère. » (Philippe Labro, en février 2012 pour "Phosphore").
"L'Essentiel chez Labro", c'était l'une de ses dernières émissions culturelles à la télévision, sur la chaîne disparue C8, diffusée le dimanche soir de mai 2021 à février 2025. Philippe Labro est mort ce mercredi 4 juin 2025. Troublante et triple coïncidence : il est mort le même jour, au même âge (88 ans) et de la même saleté de maladie que la sublime chanteuse Nicole Croisille. Un homme avec toi.
Difficile de caractériser celui qu'on pourrait appeler un dandy de la vie moderne : écrivain, journaliste, animateur de télévision, producteur, réalisateur de cinéma, parolier de Johnny Hallyday et Jane Birkin (une trentaine de chansons), patron de radio, commentateur sportif, etc., touchant aux images, à l'écrit, à l'oral, dans la presse écrite, à la radio et à la télévision. Il a failli recevoir deux fois le Goncourt, a eu le Prix Interallié (beau lot de consolation), a eu l'audace des folies, des défis, n'a pas hésité à partir à 17 ans en terre inconnue pour découvrir, se faire lui-même une idée du pays le plus influent du monde.
J'avais évoqué quelques éléments de sa très longue trajectoire il y a quelques années. Pour lui, le mot "retraite" était un gros mot, même à 88 ans ! Même malade ! S'il a arrêté son émission de télévision le 25 février 2025, ce n'était pas parce qu'il voulait la quitter, mais c'est la chaîne qui l'a quitté, disparue au fond de l'abîme de l'Arcom pour non-respect des conventions contractuelles. Ce qu'on peut dire avec certitude, c'est qu'il avait accumulé au fil des années une très vaste culture, autant livresque que sur le tas, une passion de la curiosité...
Deux événements de sa vie l'ont particulièrement marqué, d'ordre médical. Deux pépins de santé majeurs.
Le premier événement fut un œdème du larynx et une pneumopathie foudroyante en 1994 : six semaines à l'hôpital, dont dix jours en réanimation à la suite d'un coma. À cette occasion, il a vécu une expérience de mort imminente qu'il a racontée deux années plus tard dans son roman "La Traversée".
« Les femmes sourient, comme les hommes. Je les aime tous, ces hommes et ces femmes. Ils ne sont pas plus d'une dizaine. Je les ai tous aimés, mais ils sont morts, et je les aime encore, puisqu'ils n'ont jamais quitté ma mémoire. Ce sont les morts de ma vie. Je me demande pourquoi je devrais les rejoindre. Ce n'est pas dans mes projets. Pourtant, ils insistent. On dirait qu'ils ont adopté la même rondeur dans le maintien, dans le sourire, la même gentillesse un peu lourde, un peu répétitive dans le ton. Il y a une douceur, une douceur ferme, lente, doucereuse : – Viens, mais viens donc ! Qu'est-ce que tu attends ? Une douceur au ralenti, comme leurs gestes, rares et ralentis. Ils savent ce qu'ils font et ce qu'ils veulent, et cela provoque chez moi un soupçon d'irritation. Car j'ai beau les aimer, je n'aime pas leur insistance, leur face de carême réjouie, cette espèce de componction qui les habite, leur certitude que ça va marcher et que je vais leur obéir et traverser la ligne ! Non : ce sont des morts. Je ne veux pas y aller. Ils sont morts, ai-je dit, mais ils ne sont pas morts puisque je suis vivant et puisqu'ils sont là, bien présents le long du mur blanc-jaune, et puisqu'ils me parlent. Ou alors, est-ce moi qui ne suis plus vivant ? ».
De cette expérience personnelle très intime, Philippe Labro avait reçu plusieurs leçons.
La première est une leçon d'humanité : « Le malade est un égoïste, un enfant gâté qui attend tout, un "assisté" à 100%. Or, la jeune femme qui, à 6 heures du matin, vient lui porter ses premières gélules ; la jeune femme qui, à 8 heures, vient lui servir son thé chaud et ses tartines ; la jeune femme qui, à 9 heures, vient balayer et nettoyer le sol de sa chambre, la cuvette de ses toilettes, les cloisons de ses placards ; le jeune homme qui, à 10 heures, vient lui poser son aérosol ou prendre sa température ou son sang ; les femmes qui, à 11 heures, viennent changer les draps de son lit et son alaise ; les ouvriers et les ouvrières de cette incessante manufacture de la vie qu’est un hôpital méritent toutes et tous votre considération et votre compassion. Cette considération et cette compassion vous viennent d’autant plus aisément que vous sortez de la réa. Il est important de conserver ce sentiment et de l’entretenir sans artifice. Infirmières et infirmiers, kinés, femmes de ménage, surveillantes et internes, assistantes : ils sont comme vous et moi. Ils se posent la même question : qu’est-ce qu’on fait là, dans cette vie, qu’est-ce que je fais avec ce corps-là ? Ils savent même un peu mieux que vous et moi qu’ils doivent mourir, et que ce savoir nous rend différents de toutes les espèces et créatures vivantes sur cette terre. ».
Une autre leçon, fondamentale : « Il faut parler aux malades. N'écoutez pas les hommes de science et de technique, les hommes d'autorité et de compétence, les hommes de savoir dont la connaissance s'arrête aux portes des sentiments et dont la rationalité limite leur approche de la vie et des êtres. N'écoutez pas ceux qui vous disent que le malade, le comateux, voire le mourant, voire le mort !, ne vous entendent pas. Il faut parler à ceux dont on croit qu'ils ne sont plus en état de recevoir une parole, parce que, justement, la parole passe. Il suffit qu'elle soit parole d'amour. ».
Une leçon sur la douleur : « Il existe quatre étapes pour aborder la douleur. Premièrement, il faut la reconnaître. Deuxième étape, si tu l'as reconnue, il faut l'accepter. Troisième étape, puisque tu l'as acceptée, tu peux essayer d'en sortir. Quatrième et dernière étape, tu es donc capable de la dépasser, puisque tu la connais. ».
Une leçon sur les forces en présence : « Première force : la volonté et la résistance, transformées en un combat verbal entre les deux voix (la négative et la positive). Deuxième force : le rire. Troisième force : l'amour, les autres. ».
Une leçon d'amour et de vie : « Lorsque vous êtes en face d'un malade en proie à l'incertitude sur sa propre vie, et à la solitude provoquée par cette incertitude, ne lui dites pas seulement que vous l'aimez. Dites-lui aussi que les autres l'aiment, parlez-lui de ces "autres". Parlez-lui de ce qui fait une des beautés de la vie : parlez-lui des vivants. Car s'il passe ce seuil mystérieux au-delà duquel il devient étranger à vous et aux autres, alors le monde des vivants lui paraîtra une pure absurdité. Empêchez-le de tomber dans cette absurdité et poussez-le doucement à recenser tout ce qu'il doit à ceux qui l'aiment et qu'il aime. Poussez-le à comprendre que votre amour, comme celui des autres, ou celui qu'il a pour les autres, vaut qu'il lutte pour vivre. ».
Une leçon sur l'ordre des événements : « Tu pensais avoir encore beaucoup d'années, beaucoup de temps devant toi, mais que veux-tu, même si ce n'était pas programmé, c'est en train de se produire. Tu seras peut-être le premier à t'en aller des quatre frères qui formaient ta famille. Et pourtant, tu n'étais pas l'aîné, ni même le second, mais rien ni personne n'a jamais énoncé que l'on quitte la vie dans l'ordre dans lequel on l'a abordée. Rien ! Il n'y a pas de loi, c'est écrit nulle part. Il va falloir l'accepter. Tu seras le premier à rejoindre ton père. ».
La leçon pour reconnaître un menteur : « On comprend vite le discours d'un menteur. C'est toujours attirant mais on comprend, parce que c'est toujours le même discours. Et l'on finit par comprendre que le menteur lui-même y croit. C'est ce que l'on appelle un menteur de bonne foi. Ce sont les plus dangereux. Eh bien vois-tu, cet homme n'est pas un type bien. Un type bien, c'est le contraire de ce que tu viens de voir et d'entendre. ».
Une leçon sur la crétinisation ambiante : « Nous vivons une civilisation bombardée d'images et de sons crétinisants. Le monde se crétinise à vitesse accélérée, à la vitesse de l'image. C'est ce que je ressens en ce moment même, pendant que je vous parle. Je me dis que je devrai être plus attentif a préserver mes enfants de la communication de masse, de l'insuffisance de la Culture vers eux. Est-ce que nous les élevons correctement, est-ce que nous n'avons pas abandonné notre devoir d'explication, de nourriture esthétique à leur égard? Donnons-nous à l'éducation toute l'importance qu'elle devrait avoir ? ».
Où habitait-il alors ? Dans la capitale de la douleur : « L'image me convient, elle est appropriée : tu habites dans la Capitale de la Douleur, boulevard des Allongés, rue des Tubulés, impasse des Quasi-comateux, carrefour du Larynx Bouché, à l'étage de la Bactérie Inconnue et Non Identifiée, dans l'appartement des Perfusés, dans la pièce des Réanimés. Dans le quartier des Angoissés. ».
Le second événement marquant fut une dépression nerveuse entre octobre 1999 et avril 2001. Il devait devenir président de RTL en 2000 après avoir été pendant une quinzaine d'années le directeur général des programmes de la station de radio, mais au lieu cela, il s'est retrouvé à l'hôpital. Descente aux enfers : « Acceptez la vérité, c'est déjà un remède. Consulter un médecin psychiatre ne constitue ni une faiblesse ni une tare. La dépression est une maladie. Ça ce soigne. On en guérit. ». Là encore, il a décrit cette étrange maladie dans un roman deux années plus tard, "Tomber sept fois, se relever huit".
« Faire semblant tout de même ! Par je ne sais quel réflexe d'orgueil, la peur de ne pas être à la hauteur de ce que je crois qu'on attend de moi, je vais m'accrocher à mon travail, au bureau, aux horaires et aux réunions. Je vais faire semblant d'être "opérationnel". Peut-être ai-je commis une erreur. J'aurais peut-être du tout lâcher et dire : "Voilà, je suis malade, je prends un congé, débrouilliez-vous sans moi, je vais me faire soigner". Mais d'abord, je n'avais pas encore admis et accepté que j'étais malade. Je n'arrivais d'ailleurs pas à définir la maladie. Il faut sauver la face, sauver le job aussi, peut-être ? ».
La description de son état de malade est précise, sincère, factuelle, glaçante.
L'extinction générale : « Tout fait peine. La voix et le regard sont éteints ? Mais c'est tout votre corps qui l'est, éteint ! ».
La course au sommeil : « Lassitude, épuisement, tout est lourd, difficile, insupportable. Seul projet, seul objectif : chercher le sommeil et s'y réfugier. Ah ! pouvoir dormir, pouvoir prolonger l'oubli de moi, mon corps, mes jours de la vie. Et espérer que le sommeil m'aidera et me réparera, que j'en ressortirai meilleur, plus en forme. Vite, vite : du sommeil, comme on réclame de l'eau, du pain, comme un clochard quémande de l'argent ! ».
L'isolement progressif : « Leurs visages et leurs expressions m'échappent, m'indiffèrent. Rien ne m'intéresse que la douleur qui est en train de m'isoler et dresser un mur de verre entre les autres et moi. ».
L'évolution narcissique : « Le déprimé est fondamentalement un égoïste, autocentré, il ne s'intéresse qu'à sa maladie, il est incapable de se mettre à la place des autres. Il ne connaît plus l'affection. Il est même d'une certaine façon amoureux de sa propre dépression. ».
Le vide retentissant : « Il y avait ce vide total, cette perte de toute perspective, toute projection dans l’immédiat, il y avait une peur absolue de tout et l’aveuglante certitude d’une absence de solution. Aucune pensée construite, aucune capacité de réfléchir à ce qui était en train de m’arriver. ».
L'inactivité : « L'épuisement de ne rien faire, ne plus exercer son corps ou son intelligence, ne plus toucher à un stylo, un crayon, du papier, ne voir venir aucune idée, aucun sujet, ne plus s'adonner à cette discipline salutaire et solitaire que j'avais observée depuis ma première jeunesse : prendre des notes ! ».
Les leçons de la dépression : « Quel est l'héritage d'une dépression ? Qu'ai-je reçu que je n'avais pas ou que j'avais oublié ? Un peu plus de modestie, une forte dose du sens de la relativité des choses, la conscience que ta douleur ne pèse d'aucun poids par rapport à celle de tant d'autres. Le simple recul d'un demi-millimètre sur toi-même, et tu mesures à quel point tes plaintes et souffrances n'étaient que pleurnicheries, eu égard à la misère absolue des condamnés de cette terre. ».
Ces deux événements de santé autour de 60 ans ont complètement retourné Philippe Labro. Son don de l'écriture et de la description lui a permis de mettre des mots à ses maux (formule qui est certes un poncif). Et surtout, de faire œuvre utile aux autres, à ceux qui souffrent de la dépression mais aussi à leur entourage pour qui c'est très difficile. Il s'est éteint d'un autre mal, lui aussi, hélas, très répandu, en forme de crabe...
« Et je perdais mon temps dans ce désert doré J'étais seule quand je t'ai rencontré Les autres s'enterraient, toi tu étais vivant » ("Une femme avec toi", 1975).
La très talentueuse chanteuse Nicole Croisille s'est éteinte ce mercredi 4 juin 2025 à l'âge de 88 ans, des suites d'une saleté de maladie (elle a connu la chimiothérapie). Coïncidence ? Même jour et même âge que Philippe Labro. Si ce dernier a bénéficié d'une bonne couverture médiatique (ce qui est logique, la disparition d'un des leurs touche les journalistes), j'ai l'impression qu'on a un peu oublié Nicole Crosille dans les médias.
Elle était pourtant très présente dans l'actualité culturelle jusqu'à récemment (2020). Effectivement, elle jouait encore en 2020 dans une pièce de Sacha Guitry aux côtés de Michel Sardou, au Théâtre de la Michodière, à Paris. C'était le genre de personne qui mourrait artiste. Elle était d'ailleurs jalouse de son autonomie et n'aurait pas accepté d'être diminuée, elle laissait échapper qu'elle ne concourait pas pour être centenaire. Elle était du reste favorable à l'euthanasie.
On a parlé d'elle comme de "la" chanteuse de Claude Lelouch, celle du Chabadabada de 1966, dans le film "Un homme et une femme". Des paroles de Pierre Barouh et une composition de Francis Lai, Nicole Croisille l'a interprétée aux côtés de Pierre Barouh.
C'était peut-être cela, son talon d'Achille, elle était une interprète exceptionnelle et émouvante mais elle dépendait de paroliers et de compositeurs. C'est pour cela que sa carrière a été en dents de scie.
Comme je l'avais déjà exprimé il y a plus de trois ans, j'ai adoré la chanson "Une femme avec toi" de Vito Pallavicini et Alfredo Ferrari adaptée par Pierre Delanoë. Elle est sortie en 1975 et caractérisait excellemment ces années 1970 faites d'amour et d'insouciance, juste avant les crises économiques, sociales, morales, géopolitiques qui n'en finissent plus de bousculer notre monde contemporain (évidemment, j'exagère, c'est juste une vue de l'esprit, il y a eu bien des crises avant les années 1980).
Pour moi, cette chanson si bien servie avec cette belle voix était comme une lueur dans un océan d'incertitude et d'inquiétude. L'idée que l'amour triompherait un jour. Qu'une femme puisse te dire : « Et enfin pour la première fois, je me suis enfin sentie : Femme, femme, une femme avec toi ! », quelle émotion, quelle force !
Autre très belle chanson que Nicole Croisille a interprétée, toujours grâce à Claude Lelouch, dans "Itinéraire d'un enfant gâté" c'est "J'aurais voulu être artiste", chanson de Michel Berger et Luc Plamondon pour Starmania modifiée à la deuxième personne du singulier "Tu aurais voulu être un artiste", dont le vrai titre est "Le blues du businessman".
Dans le même film, Nicole Croisille a également interprété "Qui me dira".
Claude Lelouch l'a aussi recrutée, quelques années auparavant, pour son film "Les Uns et les Autres" dont elle a chanté aussi la bande originale mais aussi pour jouer un rôle. En 1995, le réalisateur l'a fait Madame Thénardier dans ses "Misérables".
Cette rencontre avec Claude Lelouch a été fondamentale et pour Nicole Croisille, c'était la raison de sa voix si émouvante. Lorsqu'elle l'a rencontré, le réalisateur lui a dit : « Quand tu fais des notes invraisemblables, et qu'elles sont de très belles notes, je m'en fous complètement. Ça ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est que tu me racontes une histoire, et c'est que je sente ton émotion. ». Réaction de l'intéressée, racontée le 16 octobre 2028 sur France 5 : « J'ai compris qu'il fallait que j'arrête d'être une technicienne de la voix, j'avais quand même fait le cursus d'une chanteuse d'opéra, et puis, que je m'attache à dire pourquoi j'étais en train de chanter. ». Et après, elle a vraiment compris cela avec la discussion avec le chef d'une chorale sénégalaise : « La voix, c'est le reflet de l'âme. Quand nous, on prie, c'est avec notre voix. ». Ce qui l'a fait réfléchir : « Je me suis dit : il faut que j'arrête d'être une chanteuse de métier. Il faut que j'arrive d'être quelqu'un qui utilise sa voix pour communiquer des émotions. ».
L'âge n'a jamais été pour elle un obstacle au travail (au contraire de la maladie). Ainsi, il y a encore moins de dix ans, le 11 octobre 2015 sur France 3, elle était toujours sur les plateaux de télévision pour s'adonner à son sport favori ("Téléphone-moi !").
En réaction aux vidéos des chansons sur Youtube, beaucoup d'internautes ont exprimé leur émotion à l'annonce de la disparition de cette grande artiste. Tous pleurent la grande dame... mais aussi une partie d'eux-mêmes et de leur propre histoire. Merci Madame d'avoir su si bien traduire des émotions intemporelles. Elles le resteront par la magie des enregistrements.
« Il paraît que Thérèse était très drôle en récréation. Je crois bien qu’elle était gaie. Elle n’avait pas le goût de la tristesse. (…) "Mystique, comique, tout lui va !" (…). L’œuvre de Thérèse est comme un tableau impressionniste : si on a le nez dessus, on risque de ne voir que le sentimentalisme et de passer à côté de l’essentiel. » (Maurice Bellet).
Le prêtre et philosophe Maurice Bellet aimait beaucoup sainte Thérèse de Lisieux. Le journaliste qui l'a ainsi cité, Adrien Bail, évoquait ainsi la jeune fille dans "Le Pèlerin" du 25 septembre 2013 : « Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus a gardé l’espièglerie, mêlée à un profond sérieux, de son enfance, où elle jouait déjà au théâtre (…) et raconte ses aventures avec sa cousine Marie ou sa sœur Céline, dignes de la comtesse de Ségur. Ce côté enfantin lui fera imaginer "un ascenseur" pour aller au Ciel… Il reste cependant un style qui peut être un obstacle. (…) On retrouve [le] sourire sur de nombreux clichés de Thérèse. Il imprègne son dialogue amoureux avec Jésus et sa symbolique : les roses, les oiseaux… Tout traduit une invincible gaieté qui résistera à l’agonie. ».
Thérèse de Lisieux, sœur carmélite qui a été un modèle de foi pour celui qui doute et qui désespère, a été canonisée il y a un siècle, le 17 mai 1925, par le pape Pie XI à la Basilique Saint-Pierre de Rome. La jeune fille qui est morte de tuberculose à l'âge de 24 ans le 30 septembre 1897 avait été béatifiée peu auparavant, le 29 avril 1923 par le même pape Pie XI. J'ai évoqué la trajectoire de Thérèse il y a quelques quelques années.
Malgré son jeune âge, on peut considérer Thérèse de Lisieux comme une grande intellectuelle de la foi, une sorte de philosophe de la sérénité qui a beaucoup influencé les esprits du XXe siècle. Son livre posthume "Histoire d'une âme", publié l'année suivant sa mort, a été vendu à plus de 500 millions d'exemplaires en une cinquantaine de langue et une quarantaine d'éditions (depuis 1898). Beaucoup de lecteurs ont été transformés par la lecture de cette œuvre qui avait été écrite sans aucune intention d'être publiée, et cela beaucoup d'années avant que le pape ne s'en soit mêlé. Thérèse de Lisieux a d'abord été une sainte pour le peuple avant de l'être pour le Vatican et le pape.
Lors de sa canonisation le 17 mai 1925, Pie XI le rappelait : « L'Esprit de vérité lui ouvrit et lui fit connaître ce qu'il a coutume de cacher aux sages et aux savants pour le révéler aux tout-petits. Ainsi, selon le témoignage de notre prédécesseur immédiat, elle a possédé une telle science des réalités d'en-haut qu'elle peut montrer aux âmes une voie sûre pour le salut. ». En d'autres termes, certains sont des théoriciens de la foi, alors qu'elle, elle a été une praticienne de la foi, elle a été philosophe sur le tas, ressentant l'incarnation du divin et de l'Amour dans son être.
Le pape Pie XII, à l'occasion de la consécration de la Basilique Sainte-Thérèse à Lisieux, remarquait le 11 juillet 1954 : « Message d'humilité d'abord ! Quelle étrange apparition au sein d'un monde imbu de lui-même, de ses découvertes scientifiques, de ses virtuosités techniques, que le rayonnement d'une jeune fille que ne distingue aucune action d'éclat, aucune œuvre temporelle. Avec son dépouillement absolu des grandeurs terrestres, le renoncement à sa liberté et aux joies de la vie, le sacrifice combien douloureux des affections les plus tendres, elle se pose en vivante antithèse de tous les idéals du monde. Quand les peuples et les classes sociales se défient ou s'affrontent pour la prépondérance économique ou politique, Thérèse de l'Enfant-Jésus apparaît les mains vides : fortune, honneur, influence, efficacité temporelle, rien ne l'attire, rien ne la retient que Dieu seul et son Royaume. Mais en revanche, le Seigneur l'a introduite dans sa maison, lui a confié ses secrets. ».
Le pape Jean-Paul II, futur saint, le confirmait lorsqu'il l'a reconnue comme une Docteure de l'Église (très rare pour une femme) le 19 octobre 1997 : « Parmi les petits auxquels les secrets du Royaume ont été manifestés d'une manière toute particulière, resplendit Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face (…). Pendant sa vie, Thérèse a découvert "de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux" et elle a reçu du divin Maître la "science d'Amour" qu'elle a montrée dans ses écrits avec une réelle originalité. Cette science est l'expression lumineuse de sa connaissance du mystère du Royaume et de son expérience personnelle de la grâce. Elle peut être considérée comme un charisme particulier de la sagesse évangélique que Thérèse, comme d'autres saints et maîtres de la foi, a puisée dans la prière. En notre siècle, l'accueil réservé à l'exemple de sa vie et à sa doctrine évangélique a été rapide, universel et constant. (…) Son message, souvent résumé dans ce qu'on appelle la "petite voie", qui n'est autre que la voie évangélique de la sainteté ouverte à tous, a été étudié par des théologiens et des spécialistes de la spiritualité. ».
Dans son exhortation apostolique "Evangelii Gaudium", le pape François déclarait le 24 novembre 2013 aux évêques, prêtres, diacres et simples fidèles laïcs, notamment ceci : « Un défi important est de montrer que la solution ne consistera jamais dans la fuite d’une relation personnelle et engagée avec Dieu, et qui nous engage en même temps avec les autres. C’est ce qui se passe aujourd’hui quand les croyants font en sorte de se cacher et de se soustraire au regard des autres, et quand subtilement ils s’enfuient d’un lieu à l’autre ou d’une tâche à l’autre, sans créer des liens profonds et stables : "Imaginatio locorum et mutatio multos fefellit" [Plusieurs s’imaginant qu’ils seraient meilleurs en d’autres lieux, ont été trompés par cette idée de changement]. C’est un faux remède qui rend malade le cœur et parfois le corps. Il est nécessaire d’aider à reconnaître que l’unique voie consiste dans le fait d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le comportement juste, en les appréciant et en les acceptant comme des compagnons de route, sans résistances intérieures. Mieux encore, il s’agit d’apprendre à découvrir Jésus dans le visage des autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est aussi apprendre à souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous subissons des agressions injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser de choisir la fraternité. » (paragraphe 91).
Il faisait en particulier référence à sainte Thérèse de Lisieux et à son expérience intérieure qu'elle avait elle-même racontée : « Un soir d’hiver j’accomplissais comme d’habitude mon petit office, il faisait froid, il faisait nuit… tout à coup j’entendis dans le lointain le son harmonieux d’un instrument de musique, alors je me représentai un salon bien éclairé, tout brillant de dorures, des jeunes filles élégamment vêtues se faisant mutuellement des compliments et des politesses mondaines ; puis mon regard se porta sur la pauvre malade que je soutenais ; au lieu d’une mélodie j’entendais de temps en temps ses gémissements plaintifs (…). Je ne puis exprimer ce qui se passa dans mon âme, ce que je sais c’est que le Seigneur l’illumina des rayons de la vérité qui surpassèrent tellement l’éclat ténébreux des fêtes de la terre, que je ne pouvais croire à mon bonheur. ».
Dans son autre exhortation apostolique "Amoris Laetitia" publiée le 19 mars 2016, le pape François plaçait encore Thérèse de Lisieux en exemple : « Une façon de communiquer avec les proches décédés est de prier pour eux. La Bible affirme que "prier pour les morts" est une pensée "sainte et pieuse". (…) Certains saints, avant de mourir, consolaient leurs proches en leur promettant qu’ils seraient proches pour les aider. Sainte Thérèse de Lisieux faisait part de son désir de passer son Ciel à continuer de faire du bien sur la terre. » (paragraphe 257).
Et il ajoutait : « Si nous acceptons la mort, nous pouvons nous y préparer. Le parcours est de grandir dans l’amour envers ceux qui cheminent avec nous, jusqu’au jour où "il n’y aura plus de mort, ni de pleur, ni de cri ni de peine". Ainsi, nous nous préparerons aussi à retrouver les proches qui sont morts. (…) Ne perdons pas notre énergie à rester des années et des années dans le passé. Mieux nous vivons sur cette terre, plus grand sera le bonheur que nous pourrons partager avec nos proches dans le ciel. Plus nous arriverons à mûrir et à grandir, plus nous pourrons leur apporter de belles choses au banquet céleste. » (paragraphe 258).
Le père dominicain Serge-Thomas Bonino, théologien français, normalien, président de l'Académie pontificale romaine de saint Thomas d'Aquin et de religion catholique depuis 2014, était le secrétaire général de la Commission théologique internationale de 2011 à 2020, une des six commissions de la Curie romaine, celle chargée de traiter les questions théologiques de grande importance. Le 29 novembre 2011, dans un commentaire sur un document sur les perspectives, principes et critères de la théologie, il évoquait Thérèse comme une petite qui a reçu le Mystère : « Il y a aussi à notre époque des petits qui ont connu ce mystère. Nous pensons à sainte Bernadette Soubirous ; sainte Thérèse de Lisieux, avec sa nouvelle lecture de la Bible "non scientifique", mais qui entre dans le cœur de l'Écriture Sainte ; jusqu’aux saints et bienheureux de notre époque : sainte Joséphine Bakhita, la bienheureuse Teresa de Calcutta, saint Damien de Veuster. Nous pourrions en citer tant ! ». Entre-temps, Mère Teresa a été elle-même canonisée.
Depuis que son enseignement est connu, soit depuis près de cent trente ans, tous ont considéré Thérèse de Lisieux comme un exemple d'humilité, d'une "petite" qui a pu entrer par la grande porte mieux que les "grands". C'est pourquoi il est étonnant que sa canonisation, il y a juste cent ans, ait fait l'objet d'une cérémonie très pompeuse et luxueuse. À l'évidence, ce n'était pas du tout l'intention de Thérèse de vouloir être au centre de pompes pontificales qui ont honoré avec beaucoup trop de fastes la petite fille souriante et aimante qu'elle avait toujours été. Elle n'est qu'une, parmi de très nombreux autres, peut-être complètement anonymes, qui sont entrés dans le Mystère de la foi. En toute discrétion.
« Je n’ai pas attendu MeToo pour dire les violences faites aux femmes sont un problème. (…) Je me félicite que la parole se libère (…). Mais je pense que notre rôle, c'est de permettre son cadre, c'est que la justice puisse faire son travail, c'est qu'on protège les femmes qui sont menacées, mais que là aussi, on ne le fasse pas en oubliant les principes constitutionnels qui sont les nôtres, dont la présomption d'innocence. » (Emmanuel Macron, conférence de presse du 16 janvier 2024).
C'était un rétropédalage à son trop grand hommage à Gérard Depardieu le 20 décembre 2023 sur France 5. Emmanuel Macron avait effectivement déclaré : « Dans nos valeurs, il y a la présomption d’innocence. Je déteste les chasses à l’homme. Quand tout le monde tombe sur une personne, sur la base d’un reportage, sans qu’il ait la possibilité de se défendre… Les procédures judiciaires suivront leur chemin. (…) Gérard Depardieu est un immense acteur, il a servi les plus beaux textes. C’est un génie de son art. (…) Il rend fière la France. ».
Eh oui, on peut être un immense acteur et être un "prédateur" sexuel. C'est le privilège des immenses, il est des vertiges qui vont des cimes aux abîmes. Faut-il abattre les anciens héros ? Comment passer de monstre sacré à monstre tout court ?
Un procès prévu le 28 octobre 2024 et reporté aux 24 et 25 mars 2025. Il a été condamné pour agressions sexuelles le 13 mai 2025 par le tribunal correctionnel de Paris à dix-huit mois de prison avec sursis, une peine d'inéligibilité de deux ans et son inscription au fichier des auteurs d'infractions sexuelles. Son avocat a immédiatement annoncé qu'il ferait appel.
Gérard Depardieu a eu de la veine car sa condamnation est tombée dans la plus grande indifférence médiatique, alors que le Festival de Cannes s'ouvrait. La très forte actualité, du bouillonnement diplomatique autour de l'Ukraine, à l'interminable émission d'Emmanuel Macron, en passant par le scandale de Bétharram, etc. a occulté une information grave : on a condamné pour des agressions sexuelles en première instance le géant du cinéma français. À cause de l'appel, la présomption d'innocence revient au galop, mais le témoignage de deux accusatrices, plaignantes, sur des faits commis en 2021 lors du tournage du film "Les Volets verts", a convaincu le juge.
Au cours de ce procès, Gérard Depardieu a toujours clamé son innocence. Il a déclaré par exemple qu'il s'était rattrapé par la hanche d'une plaignante parce qu'il allait tomber, sans intention sexuelle. Mais il a aussi reconnu qu'il pouvait prononcer des mots grossiers, choquants, sexistes, etc. Sa défense était confuse, parfois arrogante et peu crédible. Peut-on être bon acteur quand le rôle est mauvais dans un mauvais navet ?
Cette condamnation (en première instance, donc pas définitive) est toute de même un choc pour beaucoup de Français. Bien sûr, il y avait ceux qui ricanaient un peu, sans s'occuper des victimes (qui se sont multipliées au fil des plaintes ; le collectif donne toujours plus de courage).
Mais il y avait aussi ceux qui se souvenaient de toute la carrière cinématographique de Gérard Depardieu, de ce jeune inventeur (un très petit rôle) dans l'excellent "Stavisky" d'Alain Resnais (1973) ou de ce jeune malfrat dans cet autre excellent film "Le Viager" de Pierre Tchernia (1972). Bien sûr, ceux-là se souvenaient aussi du film qui lui a apporté la notoriété, "Les Valseuses" de Bertrand Blier (1974), et d'une succession incroyable de films souvent excellents (il a tourné dans plus de deux cents films, quelle santé !), parmi lesquels j'ai adoré "Le Sucre" de Jacques Rouffio (1978), "Buffet froid" de Bertrand Blier (1979), "Le Dernier Métro" de François Truffaut (1980), "La Femme d'à côté" de François Truffaut (1981), "La Chèvre" de Francis Veber (1981)... et j'arrête là pour ses "débuts"...
Il y a cette impression d'une transformation d'un héros en monstre, une transformation physique qui lui donnait des airs parfaits d'Obélix, mais il y a cette autre impression que ce n'était pas une transformation et que Gégé a toujours été graveleux, toujours aux confins des limites du sexuellement correct, voire les franchissant très nettement (par exemple, en 1978, il expliquait qu'il avait eu son premier viol à l'âge de 9 ans).
Gérard Depardieu est-il le brutal qu'on pourrait décrire, l'alcool aidant, fracassant le véhicule garé devant chez lui à Paris si ce n'était pas son scooter ? Mais Gérard Depardieu est aussi cette personne fine, sensible, que j'ai rencontrée il y a quelques années au Studio 104 de la Maison de la Radio, qui savait tellement bien prendre un rôle qu'il a chanté Barbara avec une excellence étonnante (il avouait alors qu'il s'aidait d'une oreillette ; ils ne sont pas nombreux ceux qui ont cette franchise-là).
Des "prédateurs" sexuels, finalement, il y en a eu beaucoup qui étaient de braves gens, voire des personnalités qui pouvaient flirter le sommet du prestige. Dominique Strauss-Kahn aurait pu devenir Président de la République. L'abbé Pierre, personnalité préférée des Français pendant des années, aurait pu reposer au Panthéon. Et maintenant, un autre monstre sacré, Gérard Depardieu.
Alors, c'est une bonne nouvelle pour toutes les victimes, il ne doit plus y avoir impunité pour quiconque aurait abusé sexuellement d'une autre personne. Mais il faut aussi accepter le clivage entre l'homme et son œuvre. Il ne faut pas détruire la Fondation Emmaüs qui fait vivre et qui a réinséré de nombreuses personnes. Il ne sert à rien de refuser de diffuser un film où a joué Gérard Depardieu, déjà parce qu'il n'est pas le seul à avoir fait le film (producteur, réalisateur, autres acteurs), ensuite parce que ses errements amoraux et illégaux n'ont rien enlevé au génie de l'acteur. Aussi condamné soit-il, il reste Gérard Depardieu.
« Qui saura me faire oublier dites moi Ma seule raison de vivre, essayez de me le dire »
Sa carrière a commencé le 25 janvier 1970. Il aurait dû être chanteur d'opéra. Ses disques se sont vendus à une quinzaine de millions d'exemplaires. Galas, concerts, passages à la télévision : à l'époque, c'était beaucoup plus que pour Johnny Hallyday, Joe Dassin, Michel Sardou ou Claude François... Bref, une voix.
Il ne s’agit pas ici de faire du complotisme de hall de gare mais de balayer toute l’étendue des possibles pour se faire une idée.
Version classique : le suicide. Déjà le 22 novembre 1974, il s’était jeté du cinquième étage d’un hôtel genevois et avait dû son salut à un talon de chaussure qui s’était miraculeusement accroché au troisième étage (il y en a qui ont de la veine). Dépressif, harcelé par ses fans, désorganisé par sa vie de patachon et son succès trop rapide, et même traumatisé par le conflit israélo-palestinien.
Version Dalida : il était fâché contre son producteur qui lui refusait l'argent et l’ouverture internationale dont il rêvait avec un contrat signé le 1er juin 1974. Il lui avait dit qu’il préférait sauter d’une fenêtre à continuer à bosser avec lui. Le producteur lui aurait alors dit : « Chiche ! Eh bien, saute ! ». Bing !
Version drugstore : un accident. Il avait arrêté de prendre des antidépresseurs car ça le faisait grossir et les bourrelets sur une plage déserte des Maldives, ce n’est pas beau. Pour tenir le coup, il a pris de la drogue en compensation. Comme il avait besoin d’air, il a mis son nez dehors, et paf ! il a heurté un truc et est passé par-dessus bord du balcon.
Version œuvres d’art : il faisait du trafic d’œuvres d’art et on l’a liquidé.
Version James Bond : même topo que la version œuvres d’art mais avec le Mossad.
Version Wajntrob : ah-Wikipédia-c’est-super ! Le rédacteur encyclopédique a dû mal lire son brouillon en le confondant avec Weintraub, le producteur en question (je suis mauvaise langue, les deux transcriptions sont possibles). Le producteur se serait disputé avec le chanteur. Résultat, un chanteur sur la terrasse. Pendant l’enterrement, le producteur s’est disputé avec la mère qui, du coup, est morte d’une crise cardiaque. L’histoire finit en eau de boudin car le producteur s’est finalement tiré une balle dans le museau au bois de Vincennes un peu plus tard. Vilaine histoire.
Version métro : ça-n’a-rien-à-voir-sauf-sur-Wikipédia. Quelques années plus tard, le secrétaire du chanteur s’est jeté sous une rame de métro à Paris. Résultat, le secrétaire était louche (il l’aurait poussé au balcon ?) et une demi-journée de travail a été perdue pour de nombreux travailleurs franciliens.
Version martienne : il a été enlevé par les Martiens et un corps a été déposé à sa place.
Version vénusienne : même version que la martienne, mais avec des nymphomanes en délire (Version plus crédible, car les femmes viennent effectivement de Vénus).
Version Elvis : il en avait marre de la célébrité et a voulu revivre normalement, faire ses courses chez Carrouf sans être submergé par l’adrénaline, boire un coup de mousseux au bar de chez Marcel et jouer à Facebook pendant que la planète est à feu et à sang.
Euh…
Ah, j’ai oublié le début. Le plus important.
Les faits : le vendredi 25 avril 1975 à onze heures et quart du matin, un jeune garçon bien rasé de 28 ans, aux cheveux longs et aux pattes d’éph', a été retrouvé sans vie au bas du balcon du sixième étage de son appartement du seizième arrondissement. Cinquante années plus tard, les anciennes jeunes adolescentes pleurent encore…
« Malgré son aspect paradoxal, cette observation simpliste, mais décisive s’impose : tout ce qui est sur le calcaire appartient à la gauche, tout ce qui est sur le granit, à la droite. » (André Siegfried, "Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République", 1913, éd. Armand Colin).
Ces quelques lignes ont fait date dans l'analyse politique des terres politiques des différentes partis politiques, et sa formulation lapidaire a valu à son auteur de se faire reprendre par un autre sociologue de la vie politique, Raymond Aron qui ironisait en 1955 : « On trouve l’hétérogénéité géographique quand on la cherche, on trouve les deux blocs quand on les organise. ». Mais il n'en demeure pas moins que le politologue André Siegfried, qui est né il y a juste 150 ans le 21 avril 1875 au Havre, donc en plein début de la Troisième République, reste encore aujourd'hui perçu comme le père de la géographie électorale et même de la science politique qu'il a enseignée mais aussi organisée, institutionnalisée après la dernière guerre.
C'est pourquoi André Siegfried est une référence fondamentale pour la science politique en France, un fondateur d'une nouvelle discipline dans laquelle se sont engouffrés tous les politologues, éditorialistes politiques depuis la fin de la guerre. André Siegfried a connu et analysé la vie politique de deux républiques, la Troisième et la Quatrième Républiques, il n'a pas eu le temps d'appréhender vraiment la Cinquième République même s'il a eu de quoi sortir, à la fin de sa vie : "De la IVe à la Ve République au jour le jour" en 1958 chez Grasset (il avait déjà publié "De la IIIe à la IVe République" en 1956 chez Grasset). En effet, il est mort le 28 mars 1959 à Paris, peu avant ses 84 ans.
Auteur prolifique d'études politiques et électorales, universitaire et académicien, André Siegfried a marqué l'histoire intellectuelle de la France du XXe siècle. Ses parents étaient très engagés dans la vie publique et intellectuelle. Son père entrepreneur Jules Siegfried (1837-1922), dont il a fait une biographie en 1946, était une personnalité politique importante de la Troisième République, maire du Havre de 1878 à 1886, député puis sénateur de la Seine-Inférieure, conseiller général, et ministre du commerce des gouvernements d'Alexandre Ribot (1892-1893). Quant à sa mère Julie Puaux-Siegfried (1848-1922), elle était une féministe et a présidé le Conseil national des femmes françaises pendant dix ans, de 1912 à 1922, une instance créée en 1901 que Louise Weiss avait intégrée et qui existe encore aujourd'hui.
Issu d'un milieu protestant de bourgeoisie provinciale (il avait un oncle maternel pasteur et président de la Société de l'histoire du protestantisme français), d'une famille alsacienne qui a émigré en Normandie après la perte de l'Alsace-Moselle (à l'origine, l'entreprise familiale était située à Mulhouse), André Siegfried a étudié à Paris les lettres et le droit jusqu'à obtenir un doctorat en histoire (thèse sur la démocratie en Nouvelle-Zélande soutenue en 1904) et un doctorat en droit. Ses disciplines furent nombreuses et voisine : il fut économiste, historien, géographe, sociologue, politologue... et il fut bien sûr, écrivain, surtout essayiste.
Intellectuel et homme de terrain, comme le précise l'Académie, il a fait dans sa jeunesse en 1900-1901 un "vaste tour du monde" qui lui a permis de visiter de nombreux pays du Globe : États-Unis, Mexique, Australie, Japon, Chine, Indes, etc., à l'instar de son père et de son oncle Jacques Siegfried qui ont fait également un tour du monde.
Baigné dans la vie politique, André Siegfried était d'abord un déçu des élections. En effet, sur les traces paternelles, il a tenté à plusieurs reprises de se faire élire avec l'étiquette de l'Alliance démocratique (formation laïque de centre droit), mais sans succès : quatre candidatures à des élections législatives (en 1902, puis, après invalidation, en 1903, puis en 1906 et en 1910) et aussi à des élections cantonales (en 1909). À la mort de son père, en 1922, sa candidature était envisagée pour la succession, mais finalement, ce fut René Coty qui fut choisi.
Dès lors, puisque le suffrage universel lui barrait la route, il renonça à une carrière politique et il s'attacha à comprendre les raisons de ses échecs, c'est-à-dire à comprendre le comportement de l'électorat en fonction du territoire, ce qui l'a conduit à publier en 1913 son fameux "Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République" aux éditions Armand Colin. Ce livre l'a rendu rapidement célèbre dans les milieux de la recherche en sciences humaines, en jetant les bases d'une science politique moderne attachée à comprendre le comportement des électeurs.
À partir de 1910, il enseigna à l'École libre des sciences politiques (futur IEP Paris à partir de 1945 après sa nationalisation), et cela jusqu'en 1955, et a suivi une carrière universitaire et académique prestigieuse : il fut élu en 1933 professeur au Collège de France à la chaire à la chaire de géographie économique et politique, qu'il conserva jusqu'en 1945 (il avait alors 70 ans). André Siegfried enseigna également à l'étranger (il faisait de nombreux voyages autour du monde qui lui permirent de publier des analyses sur de nombreux pays étrangers), en particulier il fut professeur associé à l'Université Harvard en 1955. Figure dominante de Science Po Paris (dont il a refusé la direction), il fut en 1945 le premier président de la Fondation nationale des sciences politiques (on peut citer ses successeurs : 1959 Pierre Renouvin, 1971 François Goguel, 1981 René Rémond, 2007 Jean-Claude Casanova, 2016 Olivier Duhamel, jusqu'à sa démission en 2021).
Lors de ses cours dans les années 1920, selon Gérard Noiriel, il émettait des analyses racistes assez à l'emporte-pièce, comme le présente aujourd'hui Wikipédia : « "Il y a des races qui s'assimilent vite, d'autres plus lentement, d'autres enfin, pas du tout", en France, "les Chinois demeurent toujours des étrangers", "la race noire reste inférieure", "le Juif est un résidu non fusible dans le creuset". ». Cette "géographie des races" a été fortement dénoncé en 1993 par l'historien Pierre Birnbaum, spécialiste de l'antisémitisme en France et aux États-Unis. Dans la revue "Sociétés et Représentations" n°20 d'octobre 2005, l'historienne Carole Reynaud-Paligot, professeure à l'IEP de Paris et spécialiste de l'histoire des intellectuels, en parlait ainsi, pour remettre le contexte : « Le fondateur de la sociologie électorale française n’a pas échappé aux critiques et certains aspects de sa pensée ont été jugés discutables : l’utilisation du concept de race, le recours aux mystères des personnalités ethniques, la présence de stéréotypes et de préjugés de son temps, etc. Il nous apparaît intéressant de poursuivre l’étude en analysant plus particulièrement dans quelle mesure Siegfried est un héritier de la pensée raciale fin de siècle. Cette pensée raciale, qui a largement imprégné la culture française des dernières décennies du XIXe siècle, a construit une représentation de la différence en termes raciaux et produit une vision inégalitaire du genre humain. La communauté savante, le monde colonial, la presse, les manuels scolaires ont largement diffusé cette vision raciale du monde qui s’organise autour de quelques idées force : chaque race possède des caractères physiques, intellectuels et moraux spécifiques qui se transmettent de génération en génération ; l’inégalité raciale s’inscrit dans le processus héréditaire et certaines races sont jugées plus aptes à bénéficier de la civilisation. (…) L’analyse des écrits d’André Siegfried, de ses articles, ouvrages et de ses cours, nous permet de cerner la postérité de cette pensée raciale dans le premier Vingtième Siècle. Dans quelle mesure les axiomes de la raciologie fin de siècle sont-ils restés partie intégrante de la culture du premier vingtième siècle ? De quelles manières les enjeux propres à l’entre-deux-guerres ont-ils modifié ces représentations de l’altérité ? (…) Raciste Siegfried ? Pas dans le sens de l’époque : il juge la thèse "nordique" qui prétend que "tout ce qui est bon dans la région méditerranéenne provient du Nord" ridicule… tout en lui concédant une part de vérité. Après la Seconde Guerre mondiale, Siegfried affirme que les Français "ne sont pas des racistes de doctrine" et ce n’est pas être raciste que d’admettre que les deux notions de civilisation occidentale et de race blanche se recouvrent. Il y a un racisme "parfaitement acceptable" qui est de reconnaître "qu’il y a des races, et que quand vous êtes en présence d’une race, vous êtes en présence d’une réalité". La ségrégation raciale, "dans l’égalité et la dignité", bien que n’étant plus possible dans les sociétés modernes, lui paraît le meilleur moyen de protéger la race blanche des races de couleur. Il lui est difficile d’admettre une égalité totale entre les races : en 1948, il juge que les États-Unis ont "montré quelque légèreté en instituant une ONU dans laquelle les votes relevant de la race blanche, de la civilisation occidentale (…) ne sont probablement pas la majorité". Du début du siècle jusqu’à ses derniers écrits, l’œuvre de Siegfried se fait ainsi encore largement l’écho des thématiques traditionnelles de la pensée raciale fin de siècle : psychologie des peuples, hérédité raciale, idée de hiérarchie et d’inégalité des races, scepticisme face à l’éducation des races de couleur, lenteur de l’évolution intellectuelle des races. À cette culture, issue de la raciologie de la fin du siècle précédent, s’ajoutent des thématiques plus spécifiques à l’entre-deux guerres. Le thème du déclin de la civilisation occidentale et de la race blanche face au "flot montant des races de couleur", qui apparaît au lendemain de la Grande Guerre et qui connaît un succès notable durant l’entre-deux-guerres, est omniprésent dans les écrits de Siegfried, et ce jusque dans les années Cinquante. De même, la question des politiques d’immigration et l’idée de sélection en fonction de la capacité d’assimilation des peuples prennent, dans l’entre-deux-guerres, une grande place aux États-Unis, comme en Europe. Siegfried, on l’a vu, n’y échappe pas. Cette question de l’assimilation demeure encore fortement liée à une vision raciale de l’altérité : l’hérédité raciale facilite ou entrave l’assimilation des races. Si Siegfried entend se rattacher à la tradition humaniste de la France, il rappelle qu’on ne peut oublier "que l’assimilation à ses lois et qu’on ne peut en brûler les étapes". ». On voit que le mythe du supposé "grand remplacement" n'est vraiment pas nouveau ni le thème politique de l'immigration utilisé à des fins électorales !
À partir de 1934, André Siegfried a collaboré régulièrement au quotidien "Le Figaro" et, entre 1953 et 1956, à la revue d'art et d'histoire, mensuelle, "L'Échauguette", où il écrivait aux côtés de Paul Morand, André Maurois, Henri Mondor, sous la direction de Paul Claudel. Il fut l'auteur d'une œuvre composée de près de 90 ouvrages principalement des essais et des analyses diverses et variées.
La consécration professionnelle et littéraire a eu lieu d'abord en 1932 avec son élection à l'Académie des sciences morales et politiques, au fauteuil numéro 4 (celui de Paul Deschanel) de la section II (Morale et Sociologie), puis le 12 octobre 1944 à l'Académie française (élu en même temps que deux autres nouveaux membres, dont le grand physicien Louis de Broglie), au fauteuil numéro 29, celui de Claude Bernard, Ernest Renan, et ses successeurs furent, à partir de 1960, Henry de Montherlant, Claude Lévi-Strauss et aujourd'hui (depuis 2011) Amin Maalouf.
Il fut reçu sous la Coupole le 21 juin 1945 par le duc Auguste-Armand de La Force, un historien. Ce dernier en prit l'occasion pour citer quelques descriptions savoureuses d'acteurs politiques par le nouvel académicien : « De l’appartement de votre père, vous pouviez, le jour de l’an, apercevoir le défilé des landaus, qui, débouchant du cours la Reine, chacun avec son huissier à chaîne sur le siège, traversaient le rond-point pour se rendre de la Chambre à l’Élysée. J’ai croisé plus d’une fois ces voitures misérablement attelées, dont la mauvaise tenue indignait Anatole France. Votre père recevait les sommités de la Troisième République. Vous figuriez parmi les convives et les propos que vous entendiez vous surprenaient quelque peu. Vous nous dites, dans les pages où vous faites revivre votre père et qui sont les Mémoires charmants de votre jeunesse : "Quand il parlait d’intérêt général, de dévouement à la chose publique, mon père se faisait journellement traiter de naïf par ses invités". Comment ne pas vous croire, Monsieur, puisque vous êtes la conscience même et que, d’ailleurs, la vérité sort de la bouche des enfants ? En 1895, jeune homme de vingt ans, vous assistez, 226, boulevard Saint-Germain, dans le nouvel appartement de vos parents, à de grands dîners de parlementaires. Votre mère préside la table, seule femme au milieu de tant d’hommes. Députés et sénateurs étaient sensibles à sa bonne grâce. Son esprit animait et entraînait la conversation. Sa gaieté méridionale parvenait à dérider l’austère Brisson toujours sinistre et vêtu de noir. Quant à vous, Monsieur, vous écoutiez et vous observiez et, bien des années plus tard, vous avez crayonné, pour notre plus grand plaisir, "le petit père Goblet, râblé et rageur", avec ses favoris de neige "l’air d’un amiral sur sa dunette" ; Freycinet "menu et fluet", "immatériel et diaphane comme un saint", mais "l’œil clair et terriblement averti", "vraie souris blanche", prête à se tirer "des situations les plus inextricables" ; "Floquet, portant haut une grosse tête noble, le regard dirigé à quarante-cinq degrés vers le ciel comme un canon de soixante-quinze, toujours rasé de frais, très gentleman, très bien habillé, ressemblant à un Danton soigné". Puis ce fut un nouveau personnel gouvernemental. Vous n’avez pas manqué de l’ajouter à votre galerie de portraits. Voici Paul Deschanel "sentencieux" et d’une si impeccable tenue "que l’on disait : S’il forme un cabinet, ce sera un cabinet de toilette". Plus loin, "André Lebon avec sa barbe de fleuve", "semblant quelque Neptune échappé dans la politique" ; Poincaré "physiquement mesquin et comme étriqué, donnant une froide impression de correction et de compétence" ; Ribot "parlant, avec un léger tremblement dans la voix, des nécessités de l’ordre, des fondements de la société qui étaient ébranlés". Delcassé, d’ordinaire, venait déjeuner seul et proclamait fougueusement : "Si je parviens au pouvoir, soyez sûr que je ne me reposerai pas : la politique se fait en cherchant, non en évitant les affaires". Et vous n’avez portraituré ni les Doumer ni les Doumergue ni les Klotz ni les Leygues ni les Charles Benoist ni les Briand, qui ont passé sous vos yeux à la table de vos parents. Quel regret pour nous, Monsieur ! Votre esprit curieux s’intéressait à leurs débats. Peu d’importantes séances de la Chambre que vous ayez manquées. Je doute, cependant, que telle Mlle Hélène Vacaresco, l’illustre déléguée à la Société des Nations qui porta si haut le drapeau de la Roumanie et soutint de sa belle éloquence l’amitié française, vous ayez subi vingt-sept mille discours. ».
Pour comprendre un peu mieux André Siegfried, François Goguel lui a rendu hommage, à l'annonce de sa disparition, dans "La Revue Française de Science Politique" que l'immortel avait lancée en 1951 et dirigée jusqu'à sa mort : « Dans un texte daté du 3 mars 1946, André Siegfried écrivait : "Trois maîtres ont exercé sur ma formation une influence décisive : Izoulet, mon professeur de philosophie, m'a donné le goût des idées générales ; Seignobos m'a enseigné le réalisme psychologique politique ; Vidal de La Blache m'a fait comprendre, du moins je l'espère, l'esprit profond de la géographie". Il y a dans cette triple référence une indication profondément significative : dès l'origine, André Siegfried s'est voulu étranger aux cloisonnements traditionnels entre disciplines prétendument distinctes : il se sentait la fois philosophe, historien et géographe. Fort important est également le fait que son éducation ait été très loin d'être purement livresque ou théorique. C'est à son père (…) qu'il dut certainement le goût du concret, la soif de l'observation qui caractérisent sa méthode intellectuelle. ».
Et François Goguel de citer à nouveau André Siegfried dans son "Tableau des partis en France" publié en 1930 (éd. Grasset) : « Pour recueillir les faits, comment procéder ? J'ai pratiqué toute ma vie une règle dont je ne saurais jamais me départir : aller voir sur place, c'est-à-dire voyager. Tout m'est apparu toujours comme un voyage. Je crois effectivement que le voyage n'est autre chose un état esprit à base de curiosité. J'ai impression d'être en voyage à un kilomètre de chez moi aussi bien qu'à dix mille, dans le XIIIe arrondissement aussi bien qu'à New York, à Samoa ou au Pérou. Je n'aime en somme parler que de ce que j'ai vu. L'atmosphère se respire et cela est irremplaçable. Une escale de deux heures dans un port m'en apprend davantage que de longues lectures. C'est peut-être un peu mélancolique pour quelqu'un qui a écrit beaucoup de livres sur les pays étrangers... Faut-il partir dans un état ignorance ou bien ne s'embarquer après s'être fortement documenté sur les pays qu'on va visiter ?... Le système que je propose consiste à connaître les faits essentiels, ou peut-être même à faire une hypothèse. Mais attention : à condition d'être toujours prêt à l'abandonner comme un échafaudage qu'on abat après avoir construit la maison. Est-il permis d'avoir de la passion ? Elle est nécessaire à la compréhension car elle est la vie même. Ce n'est pourtant qu'une première étape, car l'intelligence ensuite doit débrayer, continuer seule, libérée de toute participation et de toute violence... Les faits sont si nombreux qu'il n'est pas question de les connaître tous. Les plus simples seront ceux sur lesquels on pourra le mieux raisonner. ».
Du reste, Christophe Le Digol, maître de conférences en science politique à l'Université Paris-Nanterre, expliquait aussi le 9 février 2016 dans "Le Figaro" : « André Siegfried était convaincu que “même l'enfer a ses lois”. Et s'appuie sur l'hypothèse qu'il existe des lois générales qui dominent le désordre des faits particuliers et qu'elles se différencient des explications habituellement proposées par les hommes politiques ou les commentateurs les plus avertis. ».
Dans son livre "Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République" (1913), André Siegfried s'était en particulier intéressé à la Vendée : « L’attachement du peuple à son clergé demeure entier ; l’effort de la noblesse pour conserver sa suprématie reste couronné de succès. Pour provoquer une transformation de ce milieu, il y faudrait une destruction complète de la grande propriété en même temps qu’une révolte générale contre le pouvoir électoral du prêtre. La Vendée reste donc en marge de la France politique moderne, dont, à la lettre, elle n’est pas contemporaine. Le régime moderne a pu y établir des fonctionnaires, y imposer des lois, y tracer des routes pour y introduire, comme en pays étranger, ses conceptions officielles de la société et du gouvernement. Mais les routes morales qui mènent de France en Vendée sont désertes comme les routes militaires de Napoléon ; plusieurs lois restent lettre morte dans un milieu qui les repousse ; et les fonctionnaires, isolés dans leurs postes ainsi qu’un corps d’occupation, y restent socialement des étrangers. Entre la France démocratique du Centre ou du Sud-Ouest et cette première marche de l’Ouest, il y a tout au plus contact, il n’y a pas pénétration. ».
À l'occasion du centenaire de la naissance d'André Siegfried, l'historien Jacques Chastenet lui a rendu hommage le 26 mai 1975, sous la Coupole, en commençant par cette description physique : « La taille élevée, les épaules larges, point de ventre, les cheveux blond cendré, une courte moustache surmontant une bouche bien dessinée, l’œil clair, la physionomie habituellement souriante, parfois narquoise, le geste rare, la démarche souple : tel, presque jusqu’au terme de sa vie, apparaissait André Siegfried. ».
Et il terminait sa biographie verbale ainsi : « Certains problèmes d’ordre métaphysique, problèmes dont il s’était jusqu’ici peu occupé, commencent à se poser à lui. Croyant sincère, très lié avec d’éminents pasteurs, il n’était guère pratiquant et la religion n’occupait dans son œuvre qu’une place secondaire. Pourtant, dès 1951, il collabora à une importante publication : "Les Forces religieuses et la Vie politique". En 1958, il donne un ouvrage : "Les Voies d’Israël, Essai d’interprétation de la Religion juive", qui témoigne de préoccupations nouvelles. Son dernier livre toutefois, qui ne paraîtra qu’après sa mort, reste dans sa ligne habituelle. Il est intitulé : "Itinéraire de contagions, Épidémies et Idéologies". En 1958, Siegfried va encore nager au voisinage du Cap d’Antibes. En 1959, un mal incurable s’installe soudain dans son organisme. Bientôt il se voit condamné à l’immobilité, son cerveau demeurant entièrement lucide. La tendresse de sa femme et celle de sa fille adoucissent son glissement vers la mort. Elle survient au bout de quatre mois. Il a quatre-vingt-quatre ans. Je ne suis pas certain que notre époque violente et tourmentée favorise l’éclosion d’un autre Siegfried, savant objectif, impartial, irradiant la clarté en même temps passionné par les formes, les sons et les couleurs. Il était le très haut représentant d’un monde menacé d’effondrement. Inspirons-nous cependant de sa lucide fermeté pour ne pas désespérer et disons-nous, après Claudel, que "le pire n’est pas toujours le plus sûr". ».
Le 25 octobre 1945, André Siegfried a prononcé un discours à l'Académie française sur la continuité de la langue et de la civilisation françaises : « Je me suis souvent demandé ce dont, dans la contribution de la France à la civilisation, je suis le plus fier, et, dans ma réponse, je n’hésite pas : je placerais tout au centre la confiance magnifique du Français dans l’intelligence humaine. Nous croyons, spontanément et de toute notre force, qu’il y a une vérité humaine, la même pour tous les hommes, appartenant donc à tous les hommes, et que, cette vérité, l’intelligence peut la comprendre, la parole l’exprimer. À nos yeux, une pensée n’existe que si elle peut être exprimée ; jusque-là elle n’est que virtuelle. Pour lui donner la forme qui sera la condition nécessaire de son être, nous faisons confiance, confiance entière à notre langue. Ainsi le Français ne respecte intellectuellement que ce qui est clair, libéré du chaos. Là réside sans doute la différence profonde, essentielle, qui sépare la pensée française de la pensée allemande et même, plus généralement, de la pensée nordique ou anglo-saxonne. L’Allemand s’estime profond quand il eut obscur, il se plaît même à opposer cette obscurité à notre clarté. ».
D'autres échantillons de la pensée d'André Siegfried sont notamment dans son livre "L'Âme des peuples" publié en 1950 (chez Hachette), où l'on comprend son positionnement politique et sociologique. Ainsi : « Ce Français, qui vote en doctrinaire intransigeant de la gauche, c'est souvent le même qui, dans la défense de ses intérêts, glisse à l'égoïsme le plus absolu, et le fait que cet égoïsme est familial n'en change pas au fond le caractère. Ce communiste propriétaire, et combien n'en connaissons-nous pas, est prêt à défendre âprement sa propriété : il trouverait scandaleux qu'on lui imposât le régime du kolkhoze ! Et tous ces gens qui votent, avec conviction, avec passion, pour les nationalisations, nous voyons bien qu'ils se méfient de l'État et que, quand il s'agit de choses qu'ils estiment sérieuses, c'est sur eux-mêmes qu'ils comptent en somme. ».
La dépense publique sans fond, André Siegfried a bien compris le talon d'Achille de toute politique publique : « Ainsi donc le Français, quand il recourt à la puissance publique, se trouve-t-il tenté de la considérer, non comme une entreprise dont il est l'associé solidaire, mais comme une vache à lait dont il faut tirer pour lui le maximum. (...) Le rentier social croit encore que la caisse de l'État est sans fond, que l'industrie nationalisée peut sans inconvénient tourner indéfiniment à perte. Il lui faudra une difficile éducation pour comprendre qu'en l'espèce il n'est pas en somme, comme il le croit, un obligataire, mais l'actionnaire d'une grande société qui est la France elle-même. En attendant, avec des dons merveilleux, avec une dépense étonnante de talent, et du reste aussi de dévouement, ce qui nous frappe surtout en France, c'est l'inefficacité de la vie publique faisant contraste avec l'efficacité de l'individu. ».
L'âme française : « Tout le bien et tout le mal, toute la grandeur et toute la faiblesse de la France viennent de sa conception de l'individu : conception splendide, éventuellement aussi pathologique. Il s'agit d'abord d'une revendication d'indépendance, essentiellement d'une revendication d'indépendance intellectuelle. Le Français prétend penser et juger par lui-même, il ne s'incline devant aucun mandarinat et par là il est profondément non conformiste, anti-totalitaire. S'il lui arrive de suivre fanatiquement, aveuglément une consigne, en sacrifiant délibérément tout esprit critique, c'est par dévouement fanatique à un principe, à un système, à une politique, mais ce n'est pas, comme chez l'Allemand, par tempérament d'obéissance. En Amérique on obtient tout de l'individu au nom de l'efficacité, c'est au nom d'un principe qu'on peut tout demander au Français. À cet égard, la pensée française, que ce soit sous l'angle de la critique ou sous l'angle du fanatisme idéologique, peut apparaître, à juste titre, non seulement comme un instrument de libération, mais comme un ferment dangereux, éventuellement révolutionnaire. ».
L'individualisme : « Dans l'association, le Français a toujours le sentiment qu'il apporte plus qu'il ne reçoit, et c'est un mauvais associé, mais l'Allemand reçoit et a conscience de recevoir du groupe plus qu'il ne lui donne. ».
On s'étonnera des préjugés, clichés et surtout, généralités qu'André Siegfried a pu commettre dans toute son œuvre. Comme l'expliquait Carole Reynaud-Paligot (plus haut), cette œuvre est imprégnée de stéréotypes de la fin du XIXe siècle, en particulier racistes (ne serait-ce que parce qu'il n'y a, biologiquement et génétiquement, pas de races humaines), et qu'en ce sens, elle est très datée. Il n'en demeure pas moins qu'il reste une référence à tous les politologues d'aujourd'hui et aussi, à tous les experts en sondage qui peuplent aujourd'hui les plateaux de télévision.
« Personne ne se sauve tout seul, (…) il n'est possible de se sauver qu'ensemble. » (Pape François, le 3 octobre 2020 à Assise, encyclique "Fratelli Tutti").
Selon la liturgie catholique, c'est l'Évangile selon saint Luc qui est lu à la messe de Pâques de ce dimanche 20 avril 2025. Le Christ est mort le vendredi à 15 heures, et le dimanche, trois femmes sont allées le visiter à son tombeau. Stupeur, le tombeau est vide. Vide. Deux hommes éblouissants leur demandent donc mon titre, plus haut : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? Il n'est pas ici, il est ressuscité. ».
Pour notre vie quotidienne, la fête de Pâques, c'est d'abord la fête du chocolat dans les supermarchés, les embouteillages (parisiens) pour le week-end pascal (merci, j'ai été déjà bien servi cette année), c'est d'ailleurs un week-end prolongé avec un jour férié, le lundi de Pâques (depuis la loi du 8 mars 1886), et ce sont évidemment les vacances dites de printemps. Certes, certes.
Mais à l'origine, c'est d'abord une fête chrétienne. Chrétienne qui a eu lieu à peu près au même moment que la fête juive (on parle de Pâque au singulier pour les Juifs). C'est même la plus importante fête chrétienne, encore plus importante que l'autre fête socialement essentielle, Noël (malgré le caractère laïque de notre société et même sa déchristianisation, ces deux fêtes restent l'ossature du calendrier actuel en ce sens qu'elles entourent l'hiver.
Noël est la fête de la naissance du Messie. Cela pourrait être facile à croire (une naissance comme une autre), mais la foi propose que Jésus-Christ provienne du ventre de Marie ...encore vierge, la Vierge-Marie ou Notre-Dame, très saluée dans la foi chrétienne. La PMA est-elle possible fortuitement ? Rien d'impossible avec la foi, mais de toute façon, quelle réelle importance dès lors qu'un père l'a élevé, Joseph ?
L'autre fête, ce n'est justement pas la mort du Christ, qui, chronologiquement, a lieu le Vendredi Saint à 15 heures (la Semaine Sainte court du dimanche des Rameaux au dimanche Pâques, avec le Jeudi Saint le dernier repas avec les douze apôtres, la Cène, et le Vendredi Saint, sa mort, après Sa Passion, sorte de lynchage par le peuple après avoir été lâché par les dirigeants politiques finalement indifférents au sort de celui qu'ils considéraient comme un innocent).
Il ne s'agit pas d'une commodité intellectuelle ou spirituelle, mais les religions proviennent naturellement d'éléments transcendantaux que l'être humain a du mal à appréhender. J'ai longtemps cru que l'élément fondamental le plus dur à appréhender était la mort. Certains athées, voire agnostiques, pensent que les croyants croient par facilité parce qu'ils ont peur de la mort. Mais la naissance est tout aussi incompréhensible, tout aussi difficile à appréhender : avant, rien, aucun être, après (pas forcément la naissance, après la conception), un être, un bébé d'abord, puis une personne à part entière, un adulte comme les autres. Où était-il "avant" ? Où étais-je avant ma naissance ?!
Au moins, je n'ai pas peur de la naissance, je la trouve très enthousiasmante (dans ce mot contient le mot Dieu en grec). En revanche, j'avoue bien humblement que j'ai peur de la mort, et cela en tant que simple humain sur Terre, pas en tant que croyant, ni en tant qu'incroyant d'ailleurs, la mort des autres, de mes proches évidemment, car le manque sera immédiat, émouvant, effondrant, mais aussi ma propre mort. Comment appréhender ma propre mort ? Où serai-je après mon trépas ? Ma seule intuition est que tout ce qui a été fait ne sera jamais inutile (concept de néguentropie), et donc, il faudra bien que toutes ces vies, ces dizaines de milliards de vies humaines depuis que l'humain est apparu sur Terre, si riches, si précieuses, si diversifiées, si originales, si uniques, si contributives de ce qu'on pourrait appeler l'humanité, aient servi à quelque chose, ici-bas ou plus haut.
Être chrétien n'est certainement pas une facilité avec la mort : j'ai connu un prêtre qui avait été impressionné par un autre collègue prêtre, très âgé, sur son lit de mort, qui était terrorisé à l'idée de mourir. Je le serai certainement si j'ai le temps d'en avoir conscience. Tout le monde est homme et se retrouve à la même enseigne.
Alors, l'histoire de la Passion du Christ est, c'est vrai, très novatrice et très originale. Le jeune homme de 33 ans, prêcheur pendant trois ans, après une traversée du désert (le Carême, quarante jours), l'arrivée triomphale à Jérusalem (accueilli avec des rameaux d'olivier), et détrôné, car il était bien le roi des Juifs (mais son royaume n'était pas de ce monde), comme un vulgaire voyou qu'on a molesté puis crucifié.
Il faut se rappeler que la nuit du Jeudi Saint, sur le Mont des Oliviers, comme tous ses semblables humains, Jésus a la trouille, une forte trouille, tout son corps traumatisé, terrorisé, et il implore même son père, Dieu, de l'épargner, d'arrêter ce processus terrible qui le conduira quelques heures plus tard sur la Croix. Car Jésus est homme.
Alors, bien sûr, il y a plusieurs miracles, plusieurs faits que seule la foi permet de croire. Le premier, c'est que Jésus soit à la fois fils de Dieu et fils de l'homme. Il est Dieu et il est homme. Il est aussi le Saint Esprit. Trinité. En d'autres termes, cela signifie beaucoup de choses : chaque personne est en elle-même dépositaire de Dieu, est Dieu lui-même. L'amour conjugal est en quelque sort l'amour de Dieu dans l'autre, l'être aimé est le Dieu de celui qui aime.
L'autre chose difficile à croire, c'est une sorte de masochisme : Jésus doit mourir crucifié pour racheter les péchés du monde. En gros, un blanchissement du Mal humain. L'un se sacrifie pour tout le monde. Un pour tous, tous pour un.
Enfin, le mystère chrétien au plus haut degré, c'est bien sûr la Résurrection de Jésus, sorti d'entre-les-morts et seule la foi peut le faire croire. Encore une fois, il ne s'agit pas seulement de l'individu Jésus mais bien de chaque homme qui est destiné à ressusciter. La vie gagnant sur la mort.
Ces réflexions ne sont pas du tout théologiques, elles sont très maladroites, ce sont quelques remarques sans prétention d'un contemporain qui tente de comprimer ce Mystère énorme, celui de la mort, celui de la Résurrection, dans une vie de tous les jours de plus en plus achrétienne, de plus en plus déchristianisée. D'ailleurs, cette déchristianisation, commencée en France avec la Troisième République (la République et la foi étaient contradictoire jusqu'au pape Léon XIII) rendait inopportune la peine de mort : s'il existe la vie après la mort, la peine de mort dans un cadre de rédemption pouvait se concevoir, pour une vie ultérieure meilleure, mais si on n'a qu'une seule vie, qu'une seule chance, la supprimer ne l'améliore pas, surtout, ne la corrige pas.
Chaque Homme est Dieu, et Dieu, finalement, c'est peut-être l'ensemble des liens, des relations entre les humains, amour, amitié, affection.
C'est pourquoi j'avais envie de citer le pape François à l'occasion de cette fête de Pâques. Sa troisième encyclique, intitulée "Fratelli Tutti", autrement dit, Tous Frères en italien, a été signée le 3 octobre 2020, sur le tombeau de saint François d'Assise, personnalité qui l'a éblouie au point de prendre son nom en tant que pape (étrangement, aucun pape François n'a existé avant lui). La veille de la fête du saint.
Cette encyclique a recentré le message du pape autour des personnes précaires, des pauvres, au point qu'elle a été saluée par l'extrême gauche. Dans son paragraphe 32, le pape explique ainsi : « Certes, une tragédie mondiale comme la pandémie de covid-19 a réveillé un moment la conscience que nous constituons une communauté mondiale qui navigue dans le même bateau, où le mal de l’un porte préjudice à tout le monde. Nous nous sommes rappelés que personne ne se sauve tout seul, qu’il n’est possible de se sauver qu’ensemble. C’est pourquoi j’ai affirmé que "la tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités. (…) À la faveur de la tempête, est tombé le maquillage des stéréotypes avec lequel nous cachions nos ego toujours préoccupés de leur image ; et reste manifeste, encore une fois, cette [heureuse] appartenance commune (…), à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire : le fait d’être frères". ».
Le mot principal dans ce paragraphe, c'est "ensemble" : on ne peut se sauver qu'ensemble. Il n'y a pas de salut si on laisse de côté des... laissés-pour-compte. On l'a vu effectivement pour la pandémie du covid-19 (la signature de l'encyclique a été le premier déplacement du pape François depuis le début de cette pandémie). Mais on le verra sans doute, hélas, plus tard, avec les bouleversements climatiques de la planète : on ne sauvera la planète qu'ensemble ("sauver la planète" est très réducteur, évidemment, la planète n'a pas besoin d'être sauvée et se moque de sauver l'homme ; sauver la planète, ici, doit se comprendre comme sauver les conditions qui permettent aux hommes de vivre encore sur la planète... en sachant qu'il y aura un point final facilement prévisible pour les astronomes).
Je viens d'écrire que cette encyclique a été saluée par l'extrême gauche en France mais l'a-t-elle vraiment bien lue ? Je propose pour terminer deux autres paragraphes de cette même encyclique qui souhaitent évoquer des « compréhensions inadéquates d'un amour universel » :
« 99. L’amour qui s’étend au-delà des frontières a pour fondement ce que nous appelons ‘‘l’amitié sociale’’ dans chaque ville ou dans chaque pays. Lorsqu’elle est authentique, cette amitié sociale au sein d’une communauté est la condition de la possibilité d’une ouverture universelle vraie. Il ne s’agit pas du faux universalisme de celui qui a constamment besoin de voyager parce qu’il ne supporte ni n’aime son propre peuple. Celui qui a du mépris pour son propre peuple établit dans la société des catégories, de première ou de deuxième classe, de personnes ayant plus ou moins de dignité et de droits. De cette façon, il nie qu’il y a de la place pour tout le monde. ».
« 100. Je ne propose pas non plus un universalisme autoritaire et abstrait, conçu ou planifié par certains et présenté comme une aspiration prétendue pour homogénéiser, dominer et piller. Il existe un modèle de globalisation qui "soigneusement vise une uniformité unidimensionnelle et tente d’éliminer toutes les différences et toutes les traditions dans une recherche superficielle d’unité. (…) Si une globalisation prétend [tout] aplanir (…), comme s’il s’agissait d’une sphère, cette globalisation détruit la richesse ainsi que la particularité de chaque personne et de chaque peuple". Ce faux rêve universaliste finit par priver le monde de sa variété colorée, de sa beauté et en définitive de son humanité. En effet, "l’avenir n’est pas monochromatique, mais (…) est possible si nous avons le courage de le regarder dans la variété et dans la diversité de ce que chacun peut apporter. Comme notre famille humaine a besoin d’apprendre à vivre ensemble dans l’harmonie et dans la paix sans que nous ayons besoin d’être tous pareils !" ».
Ensemble, mais sans être pareils. En somme, la belle devise de l'Union Européenne : "Unie dans la diversité" !
« La version russe du cessez-le-feu se résume à un dimanche sanglant. Il faut aider l’armée ukrainienne. » (Donald Tusk, Premier Ministre polonais, le 13 avril 2025).
Quel scandale ! On mesure, à quel point, en France et ailleurs, certaines officines ont été complètement dévoyées sur le sens des mots (ce n'est pas nouveau et il y a eu d'admirables auteurs pour décrire ce phénomène particulièrement éloquent).
Les deux bombardements meurtriers qui ont été décidés par l'armée russe de Vladimir Poutine a touché la population civile ukrainienne dans la matinée du dimanche 13 avril 2025, en pleine cérémonie des Rameaux, fête chrétienne, à Soumy (Sumy).
Ces deux missiles balistiques visaient la population civile et a atteint son objectif puisque 35 personnes ont été massacrées, dont deux enfants, et 117 personnes blessées. Selon la CNN, c'est l'attaque la plus meurtrière d'une zone civile depuis le début de l'année.
La ville de Soumy est une ville d'environ 260 000 habitants située au nord-est de l'Ukraine, à 30 kilomètres de la frontière russe, à 140 kilomètres de Kharkiv et à 130 kilomètres de Koursk (du côté russe).
Des images d'apocalypse ont marqué la population, comme ce bus rouge en plein centre-ville, frappé par un missile et complètement calciné (aucun passager n'a survécu), ou ces habitants qui circulaient nombreux dans les rues du centre-ville.
À écouter ces poutinolâtres adorateurs du massacre des peuples, ce nouveau massacre serait la faute de Volodymyr Zelensky, le Président ukrainien. On marche véritablement sur la tête, dans des inversions accusatoires complètement absurdes, surtout depuis que Donald Trump a retrouvé la Maison-Blanche. Rappelons que d'un côté, il y a un peuple, ukrainien, qui n'aspire qu'à la paix, qui n'a jamais eu de velléités agressives vis-à-vis de son voisin russe, dont on dit que les habitants sont leurs frères, et de l'autre, un autocrate (je ne confond bien sûr pas le peuple russe des oligarques russes), assoiffé de sang, et affamé de nouvelles conquêtes territoriales pour faire sa Grande Russie et surtout, maintenir le pouvoir de sa clique de voyous.
L'explication foireuse de Moscou, officiellement, c'était qu'une réunion de militaires aurait été visée, mais ces deux missiles balistiques, peut-être équipés de sous-munitions (destinées à faire le plus de morts possible) comme c'était le cas dans d'autres bombardements, visaient pourtant bien des civils et à ce jour, aucune des victimes ne semblait porter l'uniforme militaire. Et si c'était vrai, l'armée russe aurait pu avoir la décence de présenter ses excuses pour tant de civils massacrés. Bien sûr, les deux gamins qui sont morts étaient des militaires dangereux pour l'armée russe...
Trois jours de deuil ont été décrétés en Ukraine pour rendre hommage aux victimes. Elles méritent toutes notre compassion pour cette guerre folle issue d'une folie guerrière propre au siècle dernier (on connaît tellement bien la leçon). Plus les États-Unis se montrent mous voire lèche-derrière (je réemploie le vocabulaire de leur Président) vis-à-vis de Vladimir Poutine, plus l'autocrate du Kremlin se montre cruel et gourmand au dépens des Ukrainiens.
Le procureur général de Soumy a annoncé que parmi les victimes se trouvaient un garçon de 11 ans et un jeune homme de 17 ans qui ne demandaient qu'à vivre. Maryna Choudessa aussi est morte, avec sa mère : elle était institutrice et ses petits écoliers sont aujourd'hui traumatisés par sa disparition. Lioudmyla a, de son côté, déploré la mort de sa mère, Tetiana Kvacha, qui avait décidé de prendre le bus qui a été touché, ce qu'elle faisait pourtant rarement. Mauvais destin. Voulu par Vladimir Poutine et ses sbires (y compris ceux de la désinformation).
Parmi les victimes, il y avait aussi la musicienne Olena Kohut, organiste soliste à l'Orchestre philharmonique de Soumy et membre de l'Orchestre du Théâtre national de Soumy, également universitaire, enseignant dans une école d'art. Elle était reconnue pour sa maîtrise musicale (piano et orgue) et son dévouement au développement des jeunes talents.
En tant qu'organiste soliste, elle interprétait des mélodies qui captivaient le public et ses prestations avaient une immense portée culturelle. Olena Kohut a aussi interprété l'hymne ukrainien dans plusieurs églises à travers l'Europe pour promouvoir la culture ukrainienne.
Ses collègues du Théâtre national de Soumy ont exprimé sur Facebook leur grande affliction : « Le 13 avril 2025, à la suite d’une frappe de missile russe, notre famille du théâtre a subi une douleur indescriptible. Les blessures infligées ont tué notre collègue, artiste du théâtre orchestral, Olena Kohut. Olena était une personne extrêmement brillante, une véritable professionnelle, une collègue sympathique et une amie fiable. Sa musique, son sourire, sa gentillesse resteront à jamais gravés dans nos mémoires. Nous adressons nos plus sincères condoléances à sa famille, à ses proches et à ses amis. Nous partageons votre douleur et votre chagrin. Souvenirs joyeux et respect éternel. ».
« Une perte irréparable pour notre collectif, pour toute la communauté musicale, pour tous ceux qui ont connu et apprécié Olena en tant qu’artiste et personne », pour ses amis de l'Orchestre philharmonique de Soumy.
Les auteurs d'autres condoléances ont rappelé : « Camarades et élèves se souviennent d'Olena comme d'une personne qui transmettait non seulement ses connaissances, mais aussi son humanité, sa gentillesse et son optimisme. Elle savait libérer le potentiel de chaque élève et apportait un soutien sincère à ses élèves. ».
Il ne faut pas l'oublier, il ne faut pas les oublier, toutes ces victimes ukrainiennes meurtries dans leur chair et leur territoire. Le criminel de guerre sera jugé. Il payera. Rien ne sera oublié. C'est le destin de tous les auteurs du terrorisme, fût-il terrorisme d'État. Et honte à tous ceux qui justifient ces morts !
« Mon engagement politique fut au service de la République. La République qui est dans le sang de mes ancêtres. (…) La République qui est notre ambition, notre idéal, notre bien commun, celle d’une aspiration profonde à la liberté. (…) Il faut l’aimer. » (Jean-Louis Debré cité par Yaël Braun-Pivet le 4 mars 2025 dans l'hémicycle).
L'ancien Président de l'Assemblée Nationale Jean-Louis Debré a été enterré ce lundi 10 mars 2025 dans la cathédrale Saint-Louis-des-Invalides à Paris et a été inhumé au cimetière du Montparnasse. Il est mort le 4 mars 2025 à l'âge de 80 ans.
Dans un article publié le 11 mars 2025 dans "Le Monde", la journaliste Solenn de Royer constatait, avec cet enterrement, que c'était « la fin d'un monde ». Il suffisait de voir tous ceux qui assistaient à cet office. Henri Guaino, qui donna le ton à la campagne de Jacques Chirac en 1995, celui de la « fracture sociale », a parlé d'un « monde qui disparaît », celui qui fait la politique à l'ancienne, sans réseaux sociaux, sans chaîne d'information continue, avec des partis, avec des programmes, avec des courriers aux militants, avec des déclarations à l'Assemblée.
On a l'habitude de dire que la mort d'une personne, c'est une bibliothèque qui brûle. Avec Jean-Louis Debré, c'est carrément une institution qui disparaît.
Comment ne pas associer en effet Jean-Louis Debré à la Constitution de la Cinquième République qui était, en quelque sorte, sa sœur puisque lui et elle ont eu le même père, Michel Debré (c'est ce qu'il s'amusait à dire). Mais ce n'est pas seulement le lien filial qui a fait que Jean-Louis Debré était lui-même toute une institution, c'était aussi son parcours, Ministre de l'Intérieur pendant deux ans, Président de l'Assemblée pendant cinq ans et Président du Conseil Constitutionnel pendant neuf ans. C'étaient aussi ses fidélités, De Gaulle et Jacques Chirac. C'était aussi sa personnalité, très indépendante, chaleureuse mais n'hésitant pas à dire ce qu'il pensait de ses contemporains (il a beaucoup critiqué Emmanuel Macron ; est-ce la raison pour laquelle le chef de l'État n'était pas présent à ses obsèques ?), et dotée d'un grand sens de l'humour.
Lorsqu'il présidait le Conseil Constitutionnel, il a eu à "gérer" la présence, à ses côtés, de deux anciens Présidents de la République, Jacques Chirac et Valéry Giscard d'Estaing, et il aimait raconter, tout amusé, la mesquinerie que ces deux vieillards de la République avaient l'un pour l'autre, en imitant leur voix bien entendu !
Un amusement confirmé par Alain Juppé dans une interview par "Le Monde" le 7 mars 2025 : « Et un homme plein de vie et d’humour. Ses imitations de Chirac et de Giscard, du temps où les anciens Présidents venaient au Conseil Constitutionnel, étaient hilarantes ! ».
L'homme aimait la vie, aimait fumer des cigares, s'était réinventé à l'âge de 76 ans en devenant jeune comédien sur les planches d'un théâtre, et surtout, avait l'obsession de « ne pas devenir vieux » !
Au cours de la cérémonie, Guillaume Debré, le fils aîné de Jean-Louis, qui avait 19 ans en 1995, se demandait pourquoi son père n'avait pas lâché Jacques Chirac, très bas dans les sondages, pour Édouard Balladur. Réponse de l'intéressé : « Ceux qui l’ont trahi sont tellement mal à l’aise. Moi, je sais qui je suis. Et quand je me regarde dans la glace, je me sens bien. ». C'était cela, l'indépendance d'esprit, une liberté, des convictions. Sa fidélité permanente à Jacques Chirac depuis 1973 ne l'a d'ailleurs pas empêché de soutenir Jacques Chaban-Delmas en 1974 alors que son mentor avait tout fait pour le faire battre. Fidélité et convictions, qui, parfois, peuvent s'opposer.
Je propose ici quelques hommages qui ont été exprimés lors de l'annonce de la disparition de Jean-Louis Debré.
Le Président de la République Emmanuel Macron, dans un communiqué publié le 4 mars 2025, a réagi ainsi : « Il incarnait pour les Français le sens de l'État, un humanisme intransigeant, la fidélité aussi au Président Jacques Chirac. (…) Jean-Louis Debré avait avec vaillance poursuivi l’héritage de son père, Premier Ministre, pour défendre une espérance française, dans la force de son droit, dans son exigence de générosité envers tous. (…) Longtemps, le jeune homme chercha sa voie, et son père dépêcha Pierre Mazeaud pour le conduire vers des études de droit. (…) Docteur en droit public trois ans plus tôt, il devint [en 1976] magistrat, chargé des affaires de terrorisme. Dans ses fonctions, il apporta à la justice son tempérament, mélange d’humanité et de fermeté, de mesure et d’intransigeance. ».
Le chef de l'État a souligna l'importance de Jean-Louis Debré à la tête du Conseil Constitutionnel avec l'arrivée des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) : « Pendant neuf ans, Jean-Louis Debré présida une institution qui vécut des transformations profondes, avec l’arrivée de la question prioritaire de constitutionnalité, son plus grand accès à tous les justiciables, son rôle accru dans la vie de la Nation. Avec une liberté de ton, la profondeur de son expérience, l’exigence de sa sagesse, il fut le visage de cette institution imaginée un demi-siècle plus tôt par son père. ». Et il a conclu ainsi : « Les Français le suivaient ainsi tel qu’il était, avec son art du récit, sa gourmandise de mots, sa bonhomie. ».
Au début de la séance publique du mardi 4 mars 2025 à 15 heures, la Présidente de l'Assemblée Yaël Braun-Pivet a rendu hommage à Jean-Louis Debré et proposé une minute de silence : « La Ve République a perdu ce matin l’un de ses plus grands défenseurs et serviteurs. Issu d’une famille illustre, député, ministre, Président de l’Assemblée Nationale, Président du Conseil Constitutionnel : sa carrière fut en tout point exceptionnelle. C’est d’abord vers les prétoires qu’elle se tourna. Après une capacité puis une thèse en droit, Jean-Louis Debré devint, en 1971, assistant à la faculté de droit de Paris, puis magistrat et juge d’instruction. Chargé des affaires de grand banditisme, il tirera de ces années une source d’inspiration inépuisable pour les polars qu’il écrira ensuite. Mais revenons en arrière, en 1967. Alors que Jean-Louis Debré a 23 ans, une rencontre va changer sa vie : il fait alors la connaissance de Jacques Chirac, "mon Chirac", comme il l’appelait affectueusement. Ainsi naquit une amitié personnelle marquée par une fidélité politique indéfectible. Du ministère de l’agriculture, en 1973, au soir de la vie du président Chirac, lorsque Jean-Louis Debré lui remontait le moral dans les bars du 6e arrondissement, les deux hommes furent toujours liés, toujours alliés. C’est donc par Jacques Chirac que Jean-Louis Debré entre en politique. ».
Son lieu privilégié était le Palais-Bourbon : « C’est cependant à l’Assemblée, ici même, depuis ce même perchoir, que Jean-Louis Debré aura connu, selon ses mots, "cinq ans de bonheur absolu". Président malicieux, Jean-Louis Debré était surtout un Président rigoureux, amoureux de cette institution dont il fut l’élève et l’architecte. Cette histoire d’amour commence tôt, lorsqu’enfant, il accompagnait son père au Palais-Bourbon. Il en profitait alors pour faire du patin à roulettes dans les couloirs, à la grande frayeur des huissiers. Président de l’Assemblée Nationale, il en connaissait tous les rouages, tous les passages, tous les secrets. Mais surtout, il connaissait l’essence de sa fonction de Président : être impartial pour, selon ses mots, "incarner l’Assemblée dans toutes ses composantes, et être le protecteur des droits de l’opposition". Estimé et respecté bien au-delà de son propre camp, il fut ainsi reconnu pour ce qu’il était : un homme droit, intègre, attaché au pluralisme républicain. Il était aussi et surtout un politique qui aimait les gens et qui s’intéressait à eux. Un homme simple, un homme bien, qui avait l’art du lien. Je peux en témoigner, puisqu’il fut toujours avec moi d’une grande bienveillance et d’un soutien indéfectible. Comme nombre d’entre vous, je le croisais souvent ici, à l’Assemblée, lorsqu’il arpentait les couloirs en guide passionné, se faisant auprès du jeune public autant conteur que passeur. Jean-Louis Debré, c’était donc un homme de cœur, mais c’était aussi un homme d’esprit et d’humour. À l’Assemblée même, il se permit quelques facéties. À la boutique, dont il eut l’idée, il avait même dessiné et conçu des peignoirs floqués du slogan "Mouillez-vous avec les politiques" ou des tabliers estampillés "Cuisine électorale". ».
Au Conseil Constitutionnel : « Il fut le président de la QPC, question prioritaire de constitutionnalité, fit grandir cette réforme, ouvrit les portes du Conseil Constitutionnel aux avocats et aux justiciables. Sous sa Présidence, le Conseil devint pleinement, selon ses mots, "le bouclier qui préserve de toute atteinte à des droits et libertés". ».
Et de conclure de cette façon : « Jean-Louis Debré était un amoureux de la République. Un amoureux d’une République qu’il voulait libre et laïque, qu’il voulait ardente, vibrante, vivante. Un amoureux de ces Mariannes auxquelles il était si attaché, c’est lui qui créa à l’Assemblée le salon des Mariannes et qui fit placer dans une niche du salon Delacroix le buste de Marianne à la place du trône de Louis-Philippe. En évoquant Marianne, la République, le Président Jean-Louis Debré paraphrasait souvent Ernest Renan : la République, disait-il, est "un rêve d’avenir partagé". Mais ces derniers temps, il ajoutait un avertissement inquiet : "Il faut faire en sorte que la République ne meure pas". ». Il avait d'ailleurs une grande collection de bustes de Marianne.
Le Premier Ministre François Bayrou a répondu à Yaël Braun-Pivet par cet autre hommage dans l'hémicycle, le 4 mars 2025 : « Le premier mot qui me vient à l’esprit, au nom du gouvernement, est celui de reconnaissance, reconnaissance pour la personnalité qu’il était, pour le parcours exceptionnel qui fut le sien. S’il fallait trouver un adjectif pour qualifier le chemin de Jean-Louis Debré, ce serait sans aucun doute "républicain". Il était profondément attaché aux principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité, qu’il a servis et honorés durant toute sa carrière, toute sa vie. Un autre mot qui le définit est celui de fidélité, cette fidélité dont il a fait preuve dans tous ses engagements, politiques comme personnels, notamment, vous l’avez rappelé, auprès de Jacques Chirac. Tout au long de sa vie, il a servi une certaine idée, une idée, si je puis dire, presque chevaleresque, de ce qu’étaient l’engagement et la responsabilité politiques, qu’il ne séparait pas de l’engagement personnel et affectif ; une certaine idée de la République, mais aussi de la vie : une vie dans laquelle on ne s’abaisse pas, surtout pas à trahir ceux qu’on aime et avec qui on se bat. Le troisième et dernier mot qui me vient à l’esprit est celui d’amour : l’amour de la France, qu’il ne dissociait jamais de l’amour de la République. Il voyait dans le long chemin des institutions qu’il a servies, non seulement depuis votre fauteuil, Madame la Présidente, mais aussi depuis la Présidence du Conseil Constitutionnel, un parallèle avec l’aventure nationale à laquelle il avait dédié toute sa vie. Enfin, vous l’avez souligné, c’était un homme qui, tout engagé qu’il fut, ne se départait jamais d’un certain humour, d’une pointe d’ironie dans les yeux. Moi qui ai siégé à ses côtés au conseil des ministres pendant des années, je garde le souvenir précis de l’esprit qu’il déployait au service de ses collègues et de ses contemporains, parfois en les égratignant quelque peu. Cette manière de voir le monde, où l’on pouvait être fidèle en tout sans être dupe de rien, était une marque de fabrique de sa personnalité. Cet homme nous manquera. Sa fidélité restera un modèle et son humour sera pour nous une leçon de vie. ».
Le même jour, 4 mars 2025, au début de la séance publique de 16 heures 30, le Président du Sénat Gérard Larcher a également proposé une minute de silence pour Jean-Louis Debré : « Évoquer Jean-Louis Debré, c’est honorer la mémoire d’un grand serviteur de la Ve République. Son père, Michel Debré, Premier Ministre du Général De Gaulle, père de la Constitution, lui transmit les valeurs du gaullisme, auxquelles il restera attaché toute sa vie et qu’il défendra aux côtés de Jacques Chirac. (…) Le fils de celui qui fut le père de la Constitution veillera à ce qu’elle soit appliquée avec la plus grande rigueur. Présidant le Conseil Constitutionnel de 2007 à 2016, Jean-Louis Debré s’est attaché à ce que puisse être adoptée et que se déploie la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Il fut vigilant quant à la protection des droits et libertés. Il fut aussi un auteur : comment ne pas évoquer son "Dictionnaire amoureux de la République" ? Il fut un passionné de théâtre. ».
François Bayrou y a aussi apporté son hommage au Sénat, un second, donc, qui a changé un petit peu de celui, quelques minutes auparavant, rendu à l'Assemblée : « Ceux qui le connaissaient bien, j’en suis, ayant siégé à ses côtés au gouvernement pendant deux années, savent quelle personnalité attachante était la sienne. Le premier mot qui vient à l’esprit, lorsqu’on pense à lui, est celui de républicain. Il avait des formules assez drôles. Ainsi, lui qui était le fils de Michel Debré disait régulièrement qu’il était le frère de la Constitution de la Ve République, puisque Michel Debré était le père de celle-ci. Évidemment, la proximité entre cette œuvre majeure et la personnalité de Michel Debré était profondément marquante. Le deuxième mot est celui de fidèle. Qui a rencontré Jean-Louis Debré dans sa vie partagée avec Jacques Chirac sait que, au-delà des positions politiques qu’ils avaient en commun, il y avait de la part du premier à l’égard du second une fidélité joviale, amicale, chaleureuse et, à bien des moments, drôle. En effet, le troisième mot auquel on pense pour évoquer la personnalité de Jean-Louis Debré, c’est celui d’humour, dont il était profondément pétri. Il portait sur le monde, et notamment sur le monde politique, un regard amusé, ironique, informé. Il n’était guère de secret qu’il ne connût, mais cela n’empêchait pas l’indulgence qu’il avait non seulement envers ses collègues engagés en politique, mais aussi à l’égard, au fond, de la nature humaine. Cette manière, chaleureuse, de regarder le monde, était aussi remarquable au travers des œuvres littéraires qu’il produisait. De son passé de juge d’instruction, il avait retenu bien des intrigues et bien des tics de personnalité, dont il faisait la matière de ses romans policiers. Il était un homme attachant et respecté. ».
Enfin, je termine sur le témoignage d'un autre chiraquien historique, Alain Juppé, dans un entretien accordé à Frédéric Lemaître et Solenn de Royer publié le 7 mars 2025 dans "Le Monde". Jean-Louis Debré était secrétaire général adjoint du RPR lorsqu'Alain Juppé était secrétaire général : « C’est brutal [sa disparition]. (…) Jean-Louis Debré est un ami politique, un ami tout court. (…) Nous avons cheminé ensemble. C’était un homme de convictions, gaulliste, chiraquien, d’une fidélité absolue à Chirac. C’était aussi un Président de l’Assemblée Nationale infiniment respectueux des droits de l’opposition. ».