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histoire

  • Valéry Giscard d'Estaing, à la postérité intacte...

    « Il a mis au point son personnage, qui correspond à une certaine idée, chez le téléspectateur et surtout chez la téléspectatrice, de l'homme jeune encore, fort, riche, puissant, intelligent, équilibré, détective, qui gagne à tous les coups et dont les films américains ont fixé le type. » (François Mauriac, le 30 mai 1964, il y a soixante ans).



     

     
     


    Il y a cinquante ans exactement, le dimanche 19 mai 1974, Valéry Giscard d'Estaing a été élu Président de la République avec 50,8% des voix, soit 13,4 millions d'électeurs. Pour l'histoire de la Cinquième République, ce fut une étape importante, celle du changement dans la continuité, celle de postgaullisme sans gaullisme.

    Il faut imaginer l'homme. Vous êtes ministre des finances et à ce titre, votre bureau est au Louvre, rue de Rivoli. Sur le balcon du premier étage, vous voyez les passants, les touristes. Vous avez un léger, très léger, oh, à peine décelable, sentiment de supériorité. Vous, ce dimanche soir, vous êtes préoccupé mais à peine. Vous saviez déjà que vous allez gagné. Vous étiez tellement sûr de vous. Vous saviez que ce serait serré mais vous ne pouvez pas perdre parce que vous êtes le meilleur, sur le fond comme sur la forme. Vous avez battu sans contestation votre contradicteur au premier duel présidentiel à la télévision grâce à deux ou trois formules choc. Vous étiez prêt. Et vous aviez envie. Conviction et ambition.

    Vous avez voté tôt le matin. Il est maintenant dix-huit heures, dix-huit heures trente. Vous êtes bien assis dans votre fauteuil, un papier et un crayon en main et vous regardez la télévision... qui ne dit rien d'intéressant, qui meuble en attendant vingt heures, la fermeture de tous les bureaux de vote (certains ferment dès dix-huit heures). Vous n'avez pas de smartphone, parce que vous êtes encore dans les années 70, mais vous avez votre vieux téléphone à cadran près de vous, prêt à dialoguer avec votre principal interlocuteur : Michel Poniatowski. Ce dernier appelle tous les cinq minutes. Et une dernière fois, la plus importante. Il a les premières estimations. Il gagne. Au bout du fil, vous restez froid. Vous le saviez, vous étiez le meilleur. Vous devenez le chef d'État de la cinquième puissance mondiale (la Chine et l'Inde étaient encore loin de la compétition économique). Vous avez gagné votre pari. À 48 ans, vous entrez dans l'Histoire. Deux ans avant De Gaulle. Vous serez la France... et tant pis pour les Français.
     

     
     


    Peut-être que tout ça, cette sérénité affichée, ce calme olympien, tout ça était téléphoné, tout ça était sûrement téléphoné, tout ça était pour la caméra qu'il ne pouvait pas oublier. En tout cas, c'est ce qu'on peut voir dans le film de Raymond Depardon, une sorte de téléréalité de campagne électorale, la première du genre en France (Serge Moati en a fait une mémorable en 2002 aux côtés de Jean-Marie Le Pen), film dont VGE a interdit la diffusion pendant longtemps, jusqu'en 2002. Saisir l'instant fatidique où il sait, où il est sûr qu'il est élu. « Quelle histoire ! » dira son successeur le 10 mai 1981.

    Comment les Français ont-ils pu élire un Président si intelligent, si subtil, si intellectuel ? Si peu représentatif d'eux-mêmes ? Il faut se remettre dans le contexte. À l'époque, Giscard était très novateur dans la communication politique. Il donnait envie. Il avait fait une campagne joyeuse. Pour la première fois, un homme politique a utilisé un membre de sa famille (en l'occurrence, sa jeune fille, adolescente). Maintenant, cela paraît un peu coincé, même condescendant, mais à l'époque, c'était beaucoup plus ouvert que l'épopée gaullienne. Il avait été reçu à la Maison-Blanche par John Kennedy alors qu'il était Ministre des Finances de De Gaulle. Il s'identifiait au jeune Président américain. À la fin de l'entrevue, il lui a demandé : quel conseil me donneriez-vous si je me présentais à la présidentielle ? Un conseil ? JFK lui répondit : soyez joyeux !

    Évidemment, on ne peut s'empêcher d'associer Valéry Giscard d'Estaing et Emmanuel Macron qui a battu le record de jeunesse (39 ans, neuf ans de moins !). Deux jeunes brillants cerveaux qui ont gravi rapidement les marches des palais. Avec une envie folle d'innover, de rompre avec le passé, et surtout, de sauvegarder les intérêts français par une implication totale dans la construction européenne. À une différence énorme près, c'est que Valéry Giscard d'Estaing était un homme politique depuis une quinzaine d'années, Emmanuel Macron, seulement depuis deux ans et demi. Tout le monde politique lui restait encore à découvrir en 2017.

    Troublant anniversaire puisque le septennat Giscard a commencé il y a cinquante ans, et Emmanuel Macron vient de faire un septennat ce mardi 14 mai 2024 (installé à l'Élysée le 14 mai 2017). Ils ne sont pas nombreux ceux qui ont fait au moins sept ans de Présidence réelle. J'appelle Présidence réelle le fait d'être Président totalement libre, c'est-à-dire avec une majorité (absolue ou relative) à l'Assemblée Nationale, donc hors cohabitation. De Gaulle un peu plus de dix ans, François Mitterrand un peu moins de dix ans. Et puis Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac et maintenant Emmanuel Macron sept ans. Les autres, c'est cinq ans. Emmanuel Macron devrait faire dix ans, à presque l'égal de De Gaulle.
     

     
     


    La machine intellectuelle fonctionnait encore parfaitement à 90 ans, des analyses géopolitiques sur l'Europe encore intéressante. VGE a dominé la Cinquième République et je me rends compte aujourd'hui que celui qui était promis à une faible postérité, de manière injuste, a eu cette reconnaissance depuis sa mort qu'il a été un grand Président de la République, qui a beaucoup agi, beaucoup réformé pour faire de la France un pays moderne.

    En été 2023, j'ai ressenti une très forte émotion en découvrant, en attendant à un feu rouge, que le boulevard de l'Europe de la commune d'Évry (devenue Évry-Courcouronnes), celui qui passe devant le centre commercial Évry 2, est désormais baptisé : "boulevard Valéry Giscard d'Estaing", avec la mention "un des pères de l'Europe". Même émotion en voyant que le parvis du Musée d'Orsay s'appelle désormais "esplanade Valéry Giscard d'Estaing".

    Un des pères de l'Europe, il l'a en effet été. Quand on pense au septennat de VGE, on pense trop souvent à l'IVG et à la majorité à 18 ans, des réformes sociétales qui, finalement, n'ont pas beaucoup influé le cours des choses, simplement un ajustement du droit à l'évolution de la société. La libéralisation de l'audiovisuel a eu un impact beaucoup plus important, avec l'explosion de l'ORTF et le début d'une certaine indépendance des journalistes.

    Mais à mon sens, l'innovation majeure a été sa vision européenne. Il a eu deux initiative, soutenue par son homologue allemand Helmut Schmidt, qui fut, d'une part, la fin des "Sommets européens" et le début des "Conseils Européens", c'est-à-dire que lui, l'Européen, avait compris que les avancées de la construction européenne ne pouvaient passer que par une instance comme le Conseil Européen qui réunit tous les chefs d'État et de gouvernement des États membres, seul organe vraiment décisionnaire et légitime puisque chaque membre est issu d'un processus démocratique national ; d'autre part, il a transformé le Parlement Européen en en faisant une instance démocratique, avec l'élection des députés européens au scrutin universel direct, innovation majeure qui, maintenant, va occuper les esprits politiques jusqu'au 9 juin 2024. Bien plus tard, VGE a présidé la Convention pour l'avenir de l'Europe qui a rédigé le TCE, le traité européen qui était le plus franco-compatible que les Français ont rejeté stupidement (je rappelle qu'aujourd'hui, 75% des Français sont favorables à l'euro, ils n'étaient que 51% au moment du référendum sur le Traité de Maastricht en 1992).

    Sur le plan international, VGE a été aussi à l'initiative du G7. Après les deux chocs pétroliers, il considérait qu'il était profitable que les chefs d'État et de gouvernement des sept pays les plus industrialisés du monde puissent se rencontrer et se concerter sur la politique financière, voire puissent harmoniser ces politiques financières. C'était encore le temps de la guerre froide et par la suite, ce cénacle s'est élargi à la Russie (G8) puis jusqu'au G20, incluant la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud, etc.
     

     
     


    Sur le plan intérieur, Valéry Giscard d'Estaing était pour l'ouverture politique, d'autant plus que le RPR lui rendait la vie impossible. Il aurait souhaité nommer un gouvernement centriste qui incluait des socialistes modérés. Mais la stratégie de François Mitterrand d'union de la gauche et d'alliance exclusive avec les communistes, a empêché toute ouverture. En revanche, il a su trouver de bonnes personnalités comme Simone Veil, Raymond Barre, René Monory, Lionel Stoléru, etc.

    Dans le bilan non exhaustif, on pourra aussi penser à l'aspect culturel qui était peu mis en valeur jusqu'à sa mort en raison de l'ombre très lourde culturellement de son successeur. Ainsi, VGE était à l'origine de la Villette, notamment de la Cité des Sciences et de l'Industrie, du Musée d'Orsay et de l'Institut du Monde Arabe.

    Son échec présidentiel le 10 mai 1981 a été ressenti comme profondément injuste, comme une ingratitude de l'histoire si ce n'est des Français. Au-delà d'une vague trahison de Jacques Chirac (personne ne sait vraiment l'influence réelle que cela a eu dans l'esprit des électeurs), il y avait un besoin d'alternance, de changement de majorité, pour raffermir la Cinquième République. Et il a fait beaucoup trop de boulettes de communication, un refus de s'expliquer sur des scandales qu'il jugeait dérisoires mais qui signifiait une sorte de mépris et de suffisance peu acceptables des Français.

    En 1996, André Santini, champion des plaisanteries fines, a déclaré à l'occasion de la mort de François Mitterrand : « Je me demande si l'on n'en a pas trop fait pour les obsèques de François Mitterrand. Je ne me souviens pas qu'on en ait fait autant pour Giscard. ». Bien entendu, il a dit cela quand Giscard était encore vivant, mais il a eu raison : Valéry Giscard d'Estaing est mort discrètement du covid-19, à quelques jours de la distribution du vaccin, et il a refusé toute cérémonie nationale, il a été enterré très discrètement hors des trompettes de la République. Peut-être son dernier orgueil.

    À l'occasion de ce cinquantenaire, ce week-end de la Pentecôte est aussi un week-end spécial Giscard. Pas moins de quatre émissions de télévision reviennent sur les années Giscard.

    "1974, l'alternance Giscard" est un documentaire réalisé en 2019 par Pierre Bonte-Joseph qui est rediffusé sur Public Sénat ce samedi 18 mai 2024 à 20 heures.




    Avec un débat après l'émission dont les invités sont notamment Claude Malhuret, Louis Giscard d'Estaing et Nathalie Saint-Cricq visible à ce lien.

    "1974, une partie de campagne" est un film documentaire réalisé en 1974 par Raymond Depardon et diffusé pour la première fois seulement le 20 février 2002, qui est rediffusé sur France 5 ce dimanche 19 mai 2024 à 21 heures 05.


     





    "Giscard, de vous à moi : Les confidences d'un Président" est un documentaire réalisé en 2016 par Gabriel Le Bomin et Patrice Duhamel, qui est rediffusé sur France 5 ce dimanche19 mai 2024 à 22 heures 35.

    "La TV des 70's : Quand Giscard était Président" est un documentaire écrit par Philippe Thuillier et réalisé en 2021 par Matthieu Jaubert qui est rediffusé sur France 3 dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 mai 2024 à 2 heures 35 du matin.

     

     

     

     



     

     

     


    Ajoutons aussi ce dernier documentaire, "Giscard, le premier Président moderne ?", réalisé pour l'émission "Sens public" diffusée le mardi 14 mai 2024 sur Public Sénat : un portrait débat avec Jean-Pierre Raffarin, Patrice Duhamel et Anne Levade, animé par Thomas Hugues.






    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (18 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Valéry Giscard d'Estaing, à la postérité intacte...
    Giscard à Carole Bouquet : est-ce que je peux visiter la maison ?
    Anne-Aymone Giscard d'Estaing.
    François Léotard, l'enfant terrible de Giscard.
    Valéry Giscard d’Estaing et son problème, le peuple !
    Michel Poniatowski, le bras droit sacrifié de Giscard.
    Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe.
    Hommage européen à Valéry Giscard d’Estaing le 2 décembre 2021 au Parlement Européen à Strasbourg (texte intégral et vidéos).
    VGE en mai (1968).
    Michel Debré aurait-il pu succéder à VGE ?
    Le fantôme du Louvre.
    Allocution télévisée du Président Emmanuel Macron d’hommage à VGE le 3 décembre 2020 (texte intégral et vidéo).
    Le Destin de Giscard.
    Giscard l’enchanteur.
    Valéry Giscard d’Estaing et les diamants de Bokassa.
    Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
    VGE, splendeur de l’excellence française.
    Propositions de VGE pour l’Europe.
    Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1).
    Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (2).
    Loi n°73-7 du 3 janvier 1973.
    La Cinquième République.
    Bouleverser les institutions ?


     

     

     

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240519-vge.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/valery-giscard-d-estaing-a-la-254447

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/15/article-sr-20240519-vge.html





     

  • Lucien Neuwirth alias Lulu la Pilule !

    « Nous estimons que l'heure est désormais venue de passer de la maternité accidentelle et due souvent au seul hasard, à une maternité consciente et pleinement responsable. » (Lucien Neuwirth, le 1er juillet 1967 dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale).



     

     
     


    Il y a 100 ans, le 18 mai 1924 à Saint-Étienne, est né le parlementaire gaulliste et résistant Lucien Neuwirth. Ce dernier est mort le 26 novembre 2013 à Paris, à l'hôpital Sainte-Perrine, d'une infection pulmonaire, à l'âge de 89 ans. À son enterrement le 29 novembre 2013 (à Paris, avant une seconde messe le 2 décembre 2013 à la cathédrale de Saint-Étienne dite par l'évêque), étaient présentes des personnalités aussi différentes politiquement que Bernard Debré, Antoine Rufenacht, Gérard Larcher, Charles Pasqua, Najat Vallaut-Balkacem, Roger-Gérard Schwartzenberg, Paul-Marie Couteaux, Patrick Ollier, Marisol Touraine, etc.

    Pourquoi un tel unanimisme politique pour la mémoire de Lucien Neuwirth ? Tout simplement parce que ce responsable politique gaulliste a eu une carrière politique absolument exemplaire... et malgré tout, il n'a jamais été ministre (ce qui a été un grand tort des gouvernements dits de droite). S'il fallait ne garder qu'une seule chose de son action, c'est bien sûr la loi n°67-1176 du 28 décembre 1967 relative à la régulation des naissances et abrogeant les articles L.648 et L.649 du code de la santé publique, dite loi Neuwirth, autrement dit, l'autorisation de la vente et de l'usage de pilule contraceptive. En ce sens, elle était la première loi sociétale avant la loi Veil, même s'il faut insister pour rappeler que la vraie première loi sociétale est l'ordonnance signée par De Gaulle qui a permis aux femmes de voter.

    Revenons d'abord à la trajectoire de Lucien Neuwirth et à ce que j'appellerais son baptême qui l'a consacré dans l'esprit de De Gaulle : fils d'une marchande de fourrure, Lucien Neuwirth était dans la boutique d'Yssingeaux (en Haute-Loire) le 18 juin 1940 (il avait 16 ans) quand il a entendu l'appel du 18 juin à la radio. Ce fut le coup de foudre : l'inconnu général disait exactement ce qu'il ressentait de la guerre, voyant passer tous les éclopés qui ont fui le pays vers le Sud à cause de l'avancée allemande. Il a voulu tout de suite le rejoindre à Londres, encouragé par sa mère (alors qu'en général, les parents freinaient ce genre d'ardeur dangereuse), mais il n'en a pas eu la possibilité matérielle immédiatement. En septembre 1940, il est retourné à Saint-Étienne où il est allé à la rencontre du rédacteur d'un article de journal qui voulait aussi résister. Autour de ce journaliste Jean Nocher et de lui, le groupe Espoir s'est créé pour diffuser un journal clandestin.

    Après l'arrestation de Jean Nocher en 1942, Lucien Neuwirth a décidé de rejoindre l'Espagne pour tenter de gagner le Portugal puis l'Angleterre. Par réseau, il a réussi à atteindre l'Ariège, puis a franchi la frontière espagnole en décembre 1942 (le passeur et le responsable de résistance de ces lieux furent par la suite arrêtés et fusillés). Mais il a été arrêté en Espagne par des gardes civils qui, en général, remettaient les prisonniers français aux Allemands. Heureusement, dans le camp de prisonniers, Lucien Neuwirth a fait la rencontre de deux ouvriers de Renault qui lui ont conseillé de se faire passer pour Canadiens, qui n'étaient pas remis aux Allemands. Il s'est finalement fait passer pour Américain (il parlait bien l'anglais) et s'est retrouvé dans un camp à Saragosse. Après des négociations entre les autorités espagnoles et le consul américain, Lionel Newton (c'était son nom d'Américain) a pu quitter le camp avec une dizaine d'autres ressortissants américains (ou supposés l'être) et fut acheminé à Algésiras puis Gibraltar où il était sauvé (territoire britannique).

    De là, il gagna l'Écosse par un navire venant d'Afrique du Sud puis arriva à Londres en juillet 1943 par un train... conduit par une femme cheminot (ce qui l'a étonné). Plus tard dans la guerre, il allait connaître une jeune Anglaise qui lui montra l'existence de contraceptifs en vente libre (depuis 1927 !). Lucien Neuwirth a donc rejoint De Gaulle et aurait voulu devenir pilote d'avion, mais la formation était trop longue à son goût, si bien qu'il s'est engagé parmi les parachutistes de la France libres, les SAS (Special Air Services). En mai 1944, il fut blessé à l'entraînement, ce qui l'empêcha de participer au Débarquement en juin 1944.

    À partir du 5 août 1944, Lucien Neuwirth a participé à la bataille de France. Parachuté dans le Morbihan (à Ploemel et Locoal-Mendon), il a pris part à de nombreux combats contre les Allemands, jusqu'aux Ardennes (il fut blessé en janvier 1945 par l'explosion d'une mine) puis aux Pays-Bas. Mais un parachutage le 7 avril 1945 a mal tourné et après la mort de beaucoup de ses compagnons, il s'est rendu avec les survivants de son commando, faute de munitions. Mais au lieu de les faire prisonniers, au mépris de toutes les lois de la guerre, les Allemands les ont mis devant un peloton d'exécution et les ont fusillés.

    Lucien Neuwirth n'ayant été que blessé, l'officier allemand s'est approché de lui et a tiré le coup de grâce en plein cœur. Le 7 avril 1945 aurait donc dû être le jour de sa mort, peu avant ses 19 ans. Mais parfois, il y a des miracles. Il a survécu parce qu'il avait gardé des pièces de monnaie dans son portefeuille qui lui ont protégé le cœur. D'habitude, quand ils partaient en mission, les parachutistes laissaient leur monnaie à ceux restés à la base pour se payer un pot en leur honneur. Mais il avait oublié de donner ces pièces avant de s'habiller et il y a renoncé pour ne pas tout retirer et remettre son barda (son lourd harnachement). Finalement, blessé, il a rejoint un camp de prisonniers et a réussi à s'évader pour rejoindre sa mère en deuil, car entre-temps, on lui avait appris la mort de son fils. David Portier, auteur d'un ouvrage historique de référence sur les parachutistes des SAS, a remis en doute la réalité de ce "miracle" raconté dans un livre par Lucien Neuwirth (voir son interview par Jean-Dominique Merchet le 27 novembre 2013 dans "L'Opinion").
     

     
     


    Après la guerre, le résistant est devenu un commerçant stéphanois. Dès avril 1947, Lucien Neuwirth s'est engagé au sein du RPF et s'est présenté en octobre 1947 aux élections municipales de Saint-Étienne, que sa liste a gagnées et il a été élu conseiller municipal. Réélu en 1953 en cinquième position, il fut élu adjoint chargé des affaires sociales jusqu'en 1965, réélu en 1959. Il a cependant échoué à se faire élire maire de Saint-Étienne en 1965 et 1971 (battu par le radical Michel Durafour). En 1951 et 1958, il a échoué aussi aux élections cantonales, et s'est fait également battre aux élections législatives à Saint-Étienne le 2 janvier 1956 (sous l'étiquette des républicains sociaux).

    En 1958, il a effectué une période de réserve comme officier de réserve... en Algérie. Il s'intégra alors au sein du Comité de salut public d'Alger formé le 13 mai 1958 qui réclamait le retour au pouvoir de De Gaulle (il faut bien noter que Lucien Neuwirth a ainsi pris part aux deux odyssées historiques de De Gaulle). Après ce retour au pouvoir, Jacques Soustelle, bombardé Ministre de l'Information, nomma Lucien Neuwirth à la direction de l'antenne algérienne de la RTF (future ORTF) de juin à novembre 1958.

    Cofondateur de l'UNR en octobre 1958, Lucien Neuwirth s'est fait élire pour la première fois député de la Loire le 30 novembre 1958, au second tour avec une très large majorité (77%) face à un conseiller municipal communiste de Saint-Étienne. Il fut réélu sans discontinuer jusqu'en 1981, en particulier en 1962, 1967 (face à Charles Hernu), 1968, 1973 et 1978 (face à un adjoint communiste de Saint-Étienne).

    Ses vingt-trois années de mandat ont été mis à profit pour l'intérêt général. Lucien Neuwirth était un député très actif (en outre questeur de l'Assemblée Nationale de 1962 à 1975, c'est-à-dire qu'il gérait matériellement l'Assemblée). Il a préparé une loi qui protégeait les sous-traitants, mais son grand combat fut pour la contraception. Il a présenté deux fois sa proposition de loi sur la contraception (parce qu'il y a eu des élections législatives entre-temps, en mars 1967). Dès 1957, il a rencontré le mouvement Maternité heureuse qui s'est transformé en Mouvement français pour le Planning familial.

    Ses collègues gaullistes, généralement beaucoup plus conservateurs, rejetaient le principe d'autoriser la pilule et Lucien Neuwirth fut même conspué, taxé de "fossoyeur de la France" (rien que ça). Ça a l'air délirant aujourd'hui mais finalement, on retrouve sur d'autres sujets ce même mouvement de lynchage sociétal. Simone Veil, plus tard, allait même subir bien plus d'insultes. Le premier texte a été présenté le 18 mai 1966, le jour de son 42e anniversaire, pour dire qu'il était favorable aux naissances, contrairement à ce qu'on disait, mais il voulait que les naissances fussent désirées et assumées par les parents, en particulier les mères. Il avait connu à Saint-Étienne, en tant qu'élu local, beaucoup de femmes en détresse par une grossesse non désirée. Il voulait modifier les articles 3 et 4 de la loi du 31 juillet 1920 qui réprimait la provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle. C'était aussi un proposition de François Mitterrand lorsqu'il était candidat à l'élection présidentielle de 1965.

    Au printemps 1966, Lucien Neuwirth a alors fait la démarche qu'il devait faire pour réussir dans son entreprise : aller s'entretenir avec le Général De Gaulle à l'Élysée, entre quatre yeux. Le Général, initialement très réticent (voir plus bas), l'a écouté silencieusement dérouler tout son raisonnement pendant cinquante minutes. Puis, après un silence, il lui a simplement lâché : « Vous avez raison ; transmettre la vie, c'est important. Il faut que ce soit un acte lucide. Continuez ! ». À partir de ce consentement, il a pu convaincre d'autres parlementaires gaullistes. D'autant plus que le 29 novembre 1967, les députés gaullistes ont pu voir Lucien Neuwirth s'entretenir publiquement avec De Gaulle lors d'une réception donnée par Jacques Chaban-Delmas, le Président de l'Assemblée Nationale. Ce qui valait soutien personnel (au grand soulagement du Premier Ministre, Georges Pompidou, qui lui a lâché après les législatives de 1967 : « Alors Neuwirth, vous allez être célèbre : le Général vient de faire inscrire votre proposition de loi à l'ordre du jour de l'Assemblée. »).


    Petit retour en arrière sur la pensée de De Gaulle : à l'issue du conseil des ministres du 24 novembre 1965, Alain Peyrefitte a proposé à De Gaulle de laisser le Parlement délibérer. Il lui répondit : « La pilule ? Jamais ! Qu'est-ce que ça veut dire "délibère" ? Ça veut dire que le Parlement votera une loi ? Jamais mon gouvernement ne déposera un tel projet de loi ! On ne peut pas réduire la femme à une machine à faire l'amour ! Vous allez contre ce que la femme a de plus précieux, la fécondité. Elle est faite pour enfanter ! Si on tolère la pilule, on ne tiendra plus rien ! Le sexe va tout envahir ! (…) Ça veut dire que j'accepterais que la population française, au lieu de croître, diminue ? (…) La femme ne se doit pas seulement à elle-même, elle se doit à son foyer et à son pays ! Elle a reçu le pouvoir de donner la vie ; elle doit rendre ce qu'elle a reçu. C'est bien joli de favoriser l'émancipation des femmes, mais il ne faut pas pousser à leur dissipation. C'est leur intérêt, elles ne s'épanouissent vraiment que dans la maternité. C'est l'intérêt de la France, dont la démographie s'effondrerait si on adoptait la pilule. Introduire la pilule, c'est préférer quelques satisfactions immédiates à des bienfaits à long terme ! Nous n'allons pas sacrifier la France à la bagatelle ! ».

    Il faut se rappeler que De Gaulle est né au XIXe siècle. Mais inutile de prendre ces paroles (fausses d'ailleurs, la démographie n'a pas baissé à partir de 1968) pour des paroles d'Évangile, puisque finalement, Lucien Neuwirth l'a convaincu. Au conseil des ministres du 24 mai 1967, en effet, De Gaulle a déclaré : « Sur la proposition Neuwirth, la position que le gouvernement prendra doit être positive, mais entourée de grandes précautions. En tout état de cause, une loi implique une action nataliste plus accentuée, pour un ensemble de raisons nationales et internationales. Que chacun de vous se prépare donc en conscience à ce débat d'une haute importance. ». Et au conseil des ministres du 7 juin 1967, c'était plié pour De Gaulle : « Les mœurs se modifient ; cette évolution est en cours depuis longtemps ; nous n'y pouvons à peu près rien. En revanche, il faut accentuer notre politique nataliste. Par quels moyens ? Ce sera en particulier dans le domaine du logement, sans pour autant contester la valeur des allocations familiales. (…) Quant à l'aspect religieux, croyez bien que j'y suis sensible. J'ai posé la question au pape, et il m'a répondu qu'il se ferait entendre bientôt sur ce sujet qui est complexe et difficile. ». Alain Peyrefitte a conclu dans ses notes le 6 septembre 1967 : « Le Général sait qu'il serait aussi vain de prétendre interdire cette évolution que de vouloir arrêter la marée en écartant les bras. C'est bien ce qu'il a dû penser quand, après les assauts de Pompidou, de Jeanneney et de Neuwirth, il s'est rendu à leurs raisons. ».

     

     
     


    Dans le cadre de la préparation du texte de Lucien Neuwirth, une commission spéciale a auditionné un certain nombre de personnalités qualifiées, en particulier Alfred Sauvy, François Jacob, Jacques Monod, Pierre Bourdieu, etc. Le 20 octobre 1966, François Jacob expliquait à la commission spéciale : « Le point que nous avons souligné l'année dernière, c'est que dans ce contexte, le problème de la reproduction humaine est un problème scientifique, que ce problème scientifique doit être étudié, qu'il est étudié, et qu'il n'y a aucune raison que les progrès et les connaissances acquises dans ce domaine ne soient pas communiqués à tout le monde. Autrement dit qu'il existe un système répressif pour empêcher la diffusion de la connaissance scientifique sur un des problèmes des plus importants. Il n'y a aucune doute que c'est un problème d'individu, c'est un problème de Nation, c'est un problème d'Univers. Le problème du développement de l'homme et de ce que l'homme veut faire, de savoir combien un couple veut avoir d'enfants, combien une Nation veut avoir d'enfants, combien l'Univers peut nourrir d'individus, c'est un problème qui ne sera pas réglé par la répression et par la peur, il n'y a aucun doute là-dessus. Je crois que c'est cela que nous voulions souligner quand nous avons accepté la présidence du Planning Familial. ». Le même jour, Jacques Monod : « Je suis profondément convaincu depuis très longtemps, qu'une part de la névrose qui atteint incontestablement beaucoup des sociétés modernes tient à ce décalage entre les prodigieux progrès de la connaissance scientifique et de la philosophie qui en ressort nécessairement et les habitudes quelquefois centenaires, quelquefois millénaires dans lesquelles nous vivons encore et que reflète en partie notre législation. ». Le 26 octobre 1966, c'était au tour d'Alfred Sauvy : « Si l'on veut donc que les enfants soient désirés, que la famille accomplisse son désir, ce qui est tout à fait normal, et conforme à nos idées démocratiques, il faut agir de deux façons dans le sens du refus possible d'enfant qu'on ne désire pas, et dans le sens aussi de l'acceptation de l'enfant qui est désiré. On a souvent cité le cas de la femme assez typique qui a recours à un avortement. Elle n'a pas pu avoir la troisième pièce qui lui était nécessaire pour son logement et elle s'est mise pour ainsi dire à la dimension ; on peut dire que l'offre de la société est le climat général. Le cas est certainement très typique et très sans doute fréquent. Mais la solution que l'on donne est incorrecte parce qu'on dit : il faut donner à cette femme le contraceptif né­cessaire pour qu'elle puisse n'avoir que deux enfants. Il faut lui donner d'une part le contraceptif nécessaire si elle ne tient pas à avoir un troisième enfant, ou au contraire la troisième ou la quatrième pièce. ». Le lendemain, Pierre Bourdieu : « Il est évident que la libération du souci, la libération pourrait se traduire immédiatement sur le plan du loisir et de la culture, et toutes les enquêtes en matière de fréquentation culturelle par exemple montrent que les femmes sont très profondément défavorisées sur ce terrain-là et que le désespoir intellectuel des femmes qui ne trouvent ni le temps de lire, ni le temps d'écouter autre chose que des chansonnettes qu'elles peuvent écouter tout en travaillant et en s'occupant des enfants, tout cela pourrait, me semble-t-il, être profondément changé. ».

    Lucien Neuwirth avait des alliés à gauche, notamment Marie-Claude Vaillant-Couturier et Jacqueline Thome-Patenôtre. La séance du 30 juin 1967 fut essentielle pour Lucien Neuwirth qui, à force de harcèlement à coups de rappel au règlement, a pu enfin inscrire sa proposition de loi à l'ordre du jour. Son texte (déposé de nouveau le 12 avril 1967) fut adopté en première lecture le 1er juillet 1967 par les députés (Lucien Neuwirth a réagi ainsi : « C’est un pas considérable vers une nécessaire amélioration des conditions d’existence de la femme, laquelle a supporté seule, jusqu’à présent, tout le poids de la fécondité. ») et le 5 décembre 1967 par les sénateurs, puis en seconde lecture le 14 décembre 1967 par les députés et le 15 décembre 1967 par les sénateurs, enfin, après une commission mixte paritaire, l'adoption définitive a eu lieu le 19 décembre 1967 à main levée, dans les deux assemblées, ce qui a conduit De Gaulle à le promulguer le 28 décembre 1967 alors qu'il se reposait à Colombey-les-Deux-Églises. Mais les derniers décrets d'application ont été signés seulement en 1972 (le 8 mars 1972 sur le stérilet et le 26 avril 1972 sur les établissements de planning familial).

     

     
     


    Par la suite, Lucien Neuwirth a été le défenseur de la loi du 4 décembre 1974 portant diverses dispositions relatives à la régulation des naissances (possibilité de remboursement par la Sécurité sociale, suppression de l'autorisation parentale), et il a bien sûr soutenu la loi Veil du 17 janvier 1975 sur l'IVG. Il a contribué aussi à la création, en janvier 1973, du Conseil supérieur de l'information sexuelle, de la régulation des naissances et de l'éducation familiale. Dans un entretien à la radio le 17 janvier 1975, Lucien Neuwirth déplorait le manque d'information des femmes et l'insuffisance des structures d'accueil : « Pour choisir, il faut avoir les moyens du choix. ». Et d'expliquer : « Il faut sortir de la confusion entre la connaissance intime des êtres, les relations interpersonnelles, et la maternité, le don de la vie. ».

    Au Palais-Bourbon, Lucien Neuwirth a été aussi le rapporteur du budget des constructions scolaires et universitaires de 1977 à 1980, il a défendu un texte sur la protection des animaux en 1963, la création d'une commission d'enquête sur la pollution du littoral méditerranéen en 1973, et a proposé en 1973 la possibilité d'organiser les élections un jour ouvrable. Il a par ailleurs refusé en 1960 les négociations avec les chefs du FLN, souhaité promouvoir l'action de la France en Algérie et être ferme sur le maintien de l'ordre en Algérie. Comme ancien commerçant, il s'est beaucoup investi dans l'examen du projet de loi sur l'assurance vieillesse des travailleurs non-salariés en 1972, sur le projet de loi d'orientation du commerce et de l'artisanat en 1973, etc. Il a cependant refusé de prendre part au vote sur la réforme du divorce en 1975 et au projet de loi Sécurité et Liberté du ministre Alain Peyrefitte en 1980. Malgré son gaullisme de gauche, il resta toujours membre de la formation gaulliste : RPF, UNR, UDR et RPR.

    Parallèlement à ses activités de parlementaires, Lucien Neuwirth a été très actif sur le plan local. Après deux échecs, il a été finalement élu conseiller général à Saint-Étienne en 1967, et a été réélu jusqu'en 1998. De mars 1979 à mars 1994, il a pris la succession de l'ancien Président du Conseil des ministres Antoine Pinay comme président du conseil général de la Loire. Toutefois, en mars 1977, il avait tenté une infidélité à son département en se présentant à la mairie de Cannes comme parachuté, mais la greffe ne s'est pas faite et il est retourné à sa terre natale.

    En juin 1981, Lucien Neuwirth a été emporté par la vague rose : il s'est fait battre aux élections législatives au second tour (avec seulement 47,7%) par un adjoint socialiste à Saint-Étienne, malgré un très bon premier tour (45,3%). Mais qu'importe ! Le 25 septembre 1983, il a rebondi sur le plan national en se faisant élire dès le premier tour sénateur de la Loire, puis réélu le 27 septembre 1992 (en 1983 et en 1992, il était président du conseil général, ce qui aidait beaucoup à une élection au sénat car le conseil général subventionne beaucoup de projets dans les communes). En revanche, il fut très largement battu aux élections sénatoriales du 23 septembre 2001 (9%). Il fut alors nommé en octobre 2001 membre du Conseil Économique et Social à la section des affaires sociales.

    Lucien Neuwirth fut aussi très actif pendant ses dix-huit années passées au Sénat (1983 à 2001), dont il fut questeur de 1989 à 1998. L'un de ses centres d'intérêt fut la promotion des soins palliatifs. À l'époque, la médecine était très peu sensibilisée sur la prise en charge de la douleur. Il fut le rapporteur et l'un des contributeurs de deux importantes lois : la loi n°95-116 du 4 février 1995 portant diverses dispositions d'ordre social dans laquelle il a pu inclure, dans un amendement, l'obligation de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour prendre en charge la douleur d'un patient, et la loi n°99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs. En 1990, il a déposé une proposition de loi sur la création d'une allocation pour les situations de dépendance résultant d'un état de senescence. Dans un rapport en 2000, il évoquait la politique de lutte contre le cancer et a proposé le dépistage systématique du cancer du sein. Il a aussi promu le remboursement de la pilule du lendemain proposée dans la loi relative à la contraception d'urgence en 2000.


    Ses autres centres d'intérêt au Sénat furent notamment l'égalité des femmes, la défense des anciens combattants, le développement du mécénat, l'organisation d'une assistance juridique du Sénat au profit des collectivités locales, etc. Il a voté la création du RMI en 1988, la loi sur la RTT en 1998, et l'instauration du PACS en 1999. Ces trois réformes ont été mises en œuvre par la gauche, ce qui explique le caractère très unanime de l'hommage de la classe politique à son décès.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (12 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    La mort d'un gaulliste.
    Lucien Neuwirth.
    Le vote des femmes en France.
    Femmes, je vous aime !
    Ni claque ni fessée aux enfants, ni violences conjugales !
    Violences conjugales : le massacre des femmes continue.
    L'IVG dans la Constitution (3) : Emmanuel Macron en fait-il trop ?
    Discours du Président Emmanuel Macron le 8 mars 2024, place Vendôme à Paris, sur l'IVG (texte intégral et vidéo).
    L'IVG dans la Constitution (2) : haute tenue !
    L'IVG dans la Constitution (1) : l'émotion en Congrès.
    La convocation du Parlement en Congrès pour l'IVG.
    L'inscription de l'IVG dans la Constitution ?
    Simone Veil, l’avortement, hier et aujourd’hui…
    L’avortement et Simone Veil.
    Le fœtus est-il une personne à part entière ?
    Le mariage pour tous, 10 ans plus tard.
    Rapport 2023 de SOS Homophobie (à télécharger).
    Six ans plus tard.
    Mariage lesbien à Nancy.
    Mariage posthume, mariage "nécrophile" ? et pourquoi pas entre homosexuels ?
    Mariage annulé : le scandaleux jugement en faveur de la virginité des jeunes mariées.
    Ciel gris sur les mariages.

    Les 20 ans du PACS.
    Ces gens-là.
    L’homosexualité, une maladie occidentale ?
    Le coming out d’une star de la culture.
    Transgenres adolescentes en Suède : la génération sacrifiée.
    PMA : la levée de l’anonymat du donneur.
    La PMA pour toutes les femmes.


     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240518-lucien-neuwirth.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/lucien-neuwirth-alias-lulu-la-254485

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/15/article-sr-20240518-lucien-neuwirth.html




     

  • Le souverainisme européen selon Emmanuel Macron : puissance, prospérité et humanisme

    « Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe, aujourd'hui, est mortelle. Elle peut mourir. Elle peut mourir, et cela dépend uniquement de nos choix. Mais ces choix sont à faire maintenant. » (Emmanuel Macron, le 25 avril 2024 à la Sorbonne).




     

     
     


    Le jeudi 25 avril 2024 en fin de matinée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, au cœur intellectuel de Paris, le Président de la République Emmanuel Macron a prononcé un discours important sur la construction européenne (qu'on peut lire intégralement ici). Le choix de la date et du lieu n'était pas anodin : à un mois et demi des élections européennes, le chef de l'État voulait faire le point sur la situation de l'Europe six ans et demi après son premier discours de la Sorbonne le 26 septembre 2017. Entre-temps, il y a eu bien des événements, en particulier le Brexit, la pandémie de covid-19, la crise de l'énergie et la guerre poutinienne en Ukraine.

    Profitant de cet appel des médias de la parole présidentielle, la tête de la liste RN Jordan Bardella en a profité pour tenir une conférence de presse dans l'après-midi du 25 avril 2024 afin de présenter le programme européen du RN. L'idée était de se présenter comme le contradicteur numéro un du pouvoir en place. Le problème, c'est que parfois, vouloir être trop habile est stupide. Les écologistes, plus lucides sur les règles imparables de la communication politique, eux, avaient préféré différer justement de quelques jours la présentation de leur programme européen prévue initialement le même jour, se disant que ce second discours de la Sorbonne allait désintégrer tous les autres échos politiques.

    C'est ce qui s'est passé avec le RN avec une comparaison qui n'était vraiment pas flatteuse : d'un côté, le Président de la République qui, avec près de deux heures d'un discours très dense, très précis, très technique, très intelligent et même érudit, a voulu montrer le chemin qu'il entend que l'Europe prenne ; de l'autre côté, un jeune homme un peu endimanché incapable de lire correctement, pendant une vingtaine de minutes, un texte supposé être le programme européen de sa propre liste qu'il semblait découvrir à la lecture laborieuse et refusant prudemment toute question de la part des journalistes. On n'en a pas parlé, de ce programme creux du RN, mais finalement, ça tombait bien, il n'y avait rien à en dire. Bref, d'un côté, le plein et la compétence, le travail et le courage ; de l'autre, le vide et l'ignorance, la paresse et la lâcheté.

    Pour autant, ce second discours de la Sorbonne d'Emmanuel Macron est loin d'avoir été une réussite médiatique et politique pour la liste de la majorité qui a toujours du mal à décoller (euphémisme !). Je ne veux pas prendre mes compatriotes pour des personnes qui ont besoin de leur simplifier les choses, mais il faut admettre qu'une personne normalement constituée, plongée dans la vie active, entre les embouteillages, les préoccupations professionnelles et éventuellement l'éducation des enfants, elle n'a peut-être le temps matériel pour réfléchir sur un discours d'un heure cinquante qui jongle avec les concepts, les mots un peu compliqués et les connaissances historiques. Pas d'inflexion donc de la courbe des sondages, le vide l'emporte encore sur le plein, mais la volonté toujours très ferme de marquer l'histoire, de prendre date face aux défis du siècle, et la construction européenne en est un majeur pour la France.

    Ce second discours de la Sorbonne s'adresse d'abord aux partenaires de l'Union Européenne, parce qu'il faut bien reconnaître qu'à part Emmanuel Macron, il n'y a aucun autre chef d'État ou de gouvernement prêt à prendre leadership d'une construction européenne dont la nécessité se fait autant sentir ces dernières années. Il suffit de regarder les deux autres grandes nations fondatrices de l'Europe : en Allemagne en perte de vitesse industrielle à cause de mauvais choix sur l'énergie, où Olaf Scholz peine à maintenir la cohésion de sa coalition, et en Italie où la Première Ministre est un peu la Marine Le Pen de l'Italie, c'est-à-dire contre l'Europe mais elle s'est écrasée contre le mur des réalités. Seule la France est capable aujourd'hui de donner une impulsion nouvelle à l'Europe.

     

     
     


    Je propose de faire ici un petit résumé du très long discours du 25 avril 2024, sans prendre tous les éléments en considération sous peine d'être illisible.

    Emmanuel Macron a d'abord fait un bilan des sept ans depuis qu'il est à la tête de la France, un retour sur son premier discours de la Sorbonne où il avait évoqué pour la première fois le concept de souveraineté européenne qui est devenu maintenant comme une évidence : « Dans un contexte qui a toujours été, durant ces dernières années, d'accélération des transitions environnementales et technologiques qui rebattent en profondeur les cartes de notre manière de vivre et de produire, notre Europe a décidé et elle a avancé. Et ce concept, qui pouvait sembler il y a sept ans, très français, de souveraineté, s'est progressivement imposé en européen. Et malgré cette conjonction inédite de crises, rarement l'Europe n'aura autant avancé, ce qui est le fruit de notre travail collectif. ».

    Le Président de la République a énuméré six transformations majeures de l'Europe : l'unité financière avec le premier emprunt européen commun (c'est une étape historique) et le plan de relance de 800 milliards d'euros ; l'unité stratégique sur de nombreux domaines pour protéger les citoyens (production de vaccins, achats communs de l'énergie, réforme du marché de l'électricité, défense) ; la souveraineté technologique et industrielle ; la planification de la transition écologique et numérique (le Green Deal : « Pardon de cet anglicisme dans ce lieu. Mais l'Europe est le seul espace politique au monde qui a planifié ses transitions. Et en prenant des directives sur le numérique, qui permettent de réguler à la fois le contenu et le marché, et en prenant un texte qui permet de poser les jalons de notre transition énergétique. ») ; la maîtrise des frontières européennes avec le Pacte asile et migrations ; la coopération avec les proches de l'Union Européenne, en particulier dans le cadre de la Communauté politique européenne (une création d'Emmanuel Macron en 2022).

    Probablement que la partie la plus importante du discours était à ce moment-là pour dire : l'Europe est mortelle ! Voici précisément les propos présidentiels : « Oui, nous avons ces dernières années beaucoup fait. Alors, sans cette action, sans ces progrès de la souveraineté et de l'unité européennes, sans doute aurions-nous été dépassés par l'Histoire. Et d'ailleurs, si nous avions réagi comme nous l'avions fait au moment de la crise financière, la situation serait dramatique. La crise financière, nous l'avions abordée divisés et en étant peu souverains. C'est pour ça que nous avons mis, oserais-je dire, quatre à cinq ans, à la régler quand elle l'a été en moins d'un an aux États-Unis d'Amérique, d'où elle venait. Les crises que nous avons vécues, nous y avons réagi vite, de manière unie, ce qui nous permet aujourd'hui de nous tenir ensemble et d'être là. Pour autant, est-ce suffisant ? Est-ce que je peux me présenter devant vous avec un discours de satisfecit en disant : "Voilà, nous avons tout bien fait, formidable, l'Europe est forte. Allons-y, on continue". La lucidité et l'honnêteté commandent de reconnaître que la bataille n'est pas encore gagnée, loin de là, et qu'à l'horizon de la prochaine décennie, parce que c'est cet horizon-là qu'il nous faut saisir, le risque est immense d'être fragilisés, voire relégués. Parce que nous sommes dans un moment inédit de bouleversement du monde, d'accélération de grandes transformations. Mon message d'aujourd'hui est simple. Paul Valéry disait, au sortir de la Première Guerre mondiale, que nous savions désormais que nos civilisations étaient mortelles. Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe, aujourd'hui, est mortelle. Elle peut mourir. Elle peut mourir, et cela dépend uniquement de nos choix. Mais ces choix sont à faire maintenant. Parce que c'est aujourd'hui que se joue la question de la paix et de la guerre sur notre continent et de notre capacité à assurer notre sécurité ou pas. Parce que les grandes transformations, celles de la transition digitale, celles de l'intelligence artificielle comme celles de l'environnement et de la décarbonation, se jouent maintenant, et la réallocation des facteurs de production se joue maintenant. Et la question de savoir si l'Europe sera une puissance d'innovation, de recherche et de production se joue maintenant ou pas. Parce que l'attaque contre les démocraties libérales, contre nos valeurs, contre - je le dis dans ce lieu de savoir – ce qui est le substrat même de la civilisation européenne, une certaine relation avec la liberté, la justice, le savoir, se joue maintenant ou pas. Oui, nous sommes au moment de bascule, et notre Europe est mortelle. Simplement, cela dépend de nous. ».

    Malgré l'effort accompli, il reste encore beaucoup de transformations pour faire de l'Europe une institution protectrice. Emmanuel Macron a fait en effet trois constats. Le premier sur le plan géopolitique : l'Europe doit elle aussi se réarmer face au réarmement généralisé du monde. Le deuxième constat sur le plan économique : le modèle économique et social de l'Europe risque le décrochage face à la compétition mondiale. Enfin, le troisième constat, peut-être le plus grave, sur le plan culturel et intellectuel : notre modèle démocratique, humaniste, laïque et libéral est remis en cause partout, y compris en son sein, par les mouvements populistes. Pour répondre à ces trois enjeux, Emmanuel Macron veut construire une Europe-puissance, une Europe de la prospérité et une Europe humaniste.



    1. Une Europe puissance

    Jusqu'à maintenant, et depuis 1945, à part le France (et le Royaume-Uni), l'Europe a toujours délégué sa défense aux États-Unis. On voit bien qu'aujourd'hui, ce modèle ne tient plus : les États-Unis cherchent à se désengager de l'Europe (la guerre en Ukraine a retardé le mouvement), et le risque d'un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche montre à l'évidence que l'Europe a besoin d'une défense indépendante des États-Unis. Les pro-Européens veulent une défense européenne et ils sont taxés par les populistes de pro-Américains alors que ce sont ces populistes qui, en empêchant l'Europe de la défense, obligent les Européens à déléguer leur souveraineté aux États-Unis (cherchez l'erreur !).

    Pour Emmanuel Macron, il y a d'abord une urgence : « La condition sine qua non de notre sécurité, c'est que la Russie ne gagne pas la guerre d'agression qu'elle mène contre l'Ukraine. C'est indispensable. C'est pourquoi nous avons eu raison, dès le début, de sanctionner la Russie, d'aider les Ukrainiens et de continuer à le faire, d'avoir la chance d'avoir les Américains à nos côtés pour cela, et sans cesse de relever notre aide et d'accompagner. ». Si la Russie gagnait en Ukraine, cela voudrait dire que la force l'emporterait sur le droit international, la barbarie sur la liberté des peuples.


    Et le chef de l'État d'ajouter : « Simplement, j'assume totalement le choix en la matière, le 26 février dernier à Paris, d'avoir réintroduit une ambiguïté stratégique. Pourquoi ? Nous sommes face à une puissance qui est désinhibée, qui a attaqué un pays d'Europe, mais qui n'est plus dans une opération spéciale et qui ne veut plus nous dire quelle est sa limite. Pourquoi chaque matin devrions-nous dire, nous, quelles sont toutes nos limites stratégiquement ? Si nous disons que l'Ukraine est la condition de notre sécurité, que se joue en Ukraine, davantage que la souveraineté et l'intégrité territoriale de ce pays déjà clef, mais la sécurité des Européens. Avons-nous des limites ? Non. Et donc, nous devons être crédibles, dissuader, être présents et continuer l'effort. Mais cette guerre, engageant une puissance dotée de l'arme nucléaire et qui utilise celle-ci dans sa rhétorique, n'est sans doute que le premier visage des tensions géopolitiques avec lesquelles l'Europe doit apprendre à vivre. C'est pourquoi nous sommes en train de vivre un changement très profond en termes de sécurité. Les événements les plus récents ont démontré l'importance des défenses anti-missiles, des capacités de frappe dans la profondeur, qui sont indispensables au signalement stratégique et à la gestion de l'escalade face à des adversaires désinhibés. ».

    Emmanuel Macron veut ainsi construire un véritable pilier européen de l'OTAN, qui serait aussi un pôle de sécurité de la Communauté politique européenne. Il veut aussi poursuivre la construction d'une force d'intervention européenne (force de réaction rapide de 5 000 soldats) et créer une académie militaire européenne. Également bâtir une capacité européenne de cybersécurité et de cyberdéfense. Et consolider l'industrie de défense européenne (acquisition d'équipements et production) avec un emprunt commun (proposé par la Première Ministre d'Estonie Kaja Kallas). Partager les informations pour lutter contre le terrorisme et les trafics de drogue.

     
     


    Autre proposition : poursuivre les échanges sur la capacité de dissuasion car elle est par essence un élément incontournable de la défense européenne. Cette proposition est peut-être la seule qu'a retenue la presse de ce long discours, et avec raison puisqu'elle est très importante. Contrairement à ce que semblent laisser croire les populistes, il ne s'est jamais agi de partager la dissuasion nucléaire française à un niveau européen (à Vingt-sept), ce qui serait ingérable (et plus du tout dissuasif), mais d'étendre les considérations de l'intégrité territoriale nationale à l'ensemble du territoire européen. En d'autres termes, et avec l'accord des pays concernés bien sûr, il s'agirait au contraire d'un accroissement de la souveraineté nationale de la France qui serait toujours le seul pays à prendre l'ultime décision, le cas échéant.

    Voici les propos présidentiels sur la dissuasion nucléaire : « La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen. C'est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir les garanties de sécurité qu'attendent tous nos partenaires, partout en Europe, et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité commun, garantie de sécurité pour chacun. Et c'est ce cadre de sécurité qui nous permettra, le jour d'après aussi, de construire les relations de voisinage avec la Russie. ».


    2. Une Europe de prospérité

    Les objectifs affichés : « On a des objectifs clairs : on veut produire plus de richesses pour améliorer notre niveau de vie et créer des emplois pour tous ; on veut garantir le pouvoir d'achat des Européens (…) ; c'est très concret ; c'est l'objectif de notre politique européenne, on veut décarboner nos économies et répondre aux défis de la biodiversité et du climat ; on veut assurer notre souveraineté et donc maîtriser nos chaînes de production stratégiques ; et on veut conserver une économie ouverte pour rester une grande puissance commerciale que nous sommes. ». L'idée est en effet de conserver une économie ouverte sur le monde tout en défendant nos propres intérêts.

    Cela signifie notamment produire plus et plus vert (produire des batteries 100% européennes, devenir le premier continent zéro pollution plastique, etc.) ; simplifier (allègement de la réglementation pour les TPE/PME, principe de subsidiarité qui respecte les compétences des États membres) ; promouvoir le Made in Europe et devenir leader mondial en 2030 dans cinq secteurs stratégiques : intelligence artificielle, informatique quantique, espace, biotechnologies et nouvelles énergies (hydrogène, petits réacteurs modulaires, fusion nucléaire) ; soutenir la souveraineté agricole et alimentaire y compris pour la pêche (et soutenir la PAC qui profite beaucoup à nos agriculteurs) ; refonder notre politique commerciale européenne sur la base de la réciprocité (avec des accords de commerce respectant nos standards) ; consacrer 3% de notre PIB à la recherche et l'innovation (notamment l'innovation de rupture), en particulier investir dans le remplacement des produits phytosanitaires, dans les traitements contre les cancers et les maladies neurodégénératives ; développer de nouvelles ressources propres de l'Union Européenne sans alourdir la charge d'imposition des citoyens européens (taxe carbone aux frontières, taxe sur les transactions financières, etc.) ; créer un plan d'épargne européen ; réviser l'application des normes prudentielles pour ne pas sur-réguler par rapport au reste du monde.


    3. Une Europe humaniste


    La teneur générale du discours d'Emmanuel Macron à ce sujet est la suivante : « Défendre cet humanisme européen, c'est considérer qu'au-delà de nos institutions, de cette démocratie libérale à laquelle nous tenons, que nous devons défendre et renforcer, c'est la forge des citoyens par le savoir, la culture, la science qui se joue dans notre Europe. Être Européen, c'est penser qu'il n'y a rien de plus important, en effet, qu'être un individu libre, doté de raison et qui connaît. Et au moment où on voit réapparaître le scepticisme, le complotisme, les doutes sur la science et l'autorité de la parole scientifique, nous avons une responsabilité en Européens pour la défendre, l'enseigner, défendre aussi une science libre et ouverte, partager. Ce combat, nous le mènerons à l'international, mais nous devons aussi en renforcer les instruments. ».

    Là encore, dans ce domaine, Emmanuel Macron a évoqué de nombreuses propositions à prendre pour renforcer notre modèle de valeurs, c'est-à-dire, en quelque sorte, notre civilisation européenne : renforcer la condition budgétaire liée l'État de droit (pas de subvention européenne sans respect des valeurs fondamentales) ; lutter contre la désinformation et la déstabilisation venues de l'extérieur ; permettre des listes transnationales aux élections européennes (cela a l'air d'être une petite mesure mais si elle était adoptée, elle serait une grande révolution institutionnelle, j'y reviendrai à l'occasion) ; étendre la majorité qualifiée pour les décisions fiscales et diplomatiques (là aussi, grande révolution institutionnelle potentielle) ; créer des diplômes européens conjoints ; renforcer l'Erasmus de l'apprentissage et de la formation professionnelle (15% en mobilité) ; connecter les villes européennes par le chemin de fer (en s'appuyant sur le succès du Pass Interrail) ; européaniser le Pass culture, protéger nos enfants sur Internet ; inscrire l'IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne (ce que propose la liste Hayer) ; créer un programme européen des solidarités pour aides les États membres à garantir à leur peuple l'alimentation, la santé et le logement.

     

     
     


    À la fin de son discours, Emmanuel Macron est revenu sur le point majeur de son message : « L'Europe est une conversation qui ne se termine pas. Et c'est un projet, d’ailleurs, qui n'a pas de borne. D'un point de vue philosophique, civilisationnel, c'est vrai. (…) Ici même, à la Sorbonne, Ernest Renan se demandait ce qu’était une nation. Et l'heure est venue pour l'Europe de se demander ce qu'elle compte devenir. À mes yeux, parler de l'Europe est toujours parler de la France. Mais vous l'avez compris, nous vivons un moment décisif. Notre Europe peut mourir, je vous le disais, et elle peut mourir par une forme de ruse de l'histoire. C'est qu'elle a fait énormément de choses ces dernières décennies ; c'est, qu'en quelque sorte, les idées européennes ont gagné le combat gramscien ; c'est que tous les nationalismes à travers l'Europe n'osent plus dire qu'ils vont sortir de l'Euro et de l'Europe. Mais ils nous ont tous habitués à un discours qui est le "oui-mais", qui est de dire : "j'empoche tout ce que l'Europe a fait, mais je le ferai plus simple, mais je le ferai en ne respectant pas les règles, mais je le ferai au fond en bafouant ses fondements". Au fond, ils ne proposent plus de sortir de l'immeuble ou de l'abattre ; ils proposent juste de ne plus avoir de règles de copropriété, de ne plus investir, de ne plus payer le loyer. Et ils disent : ça va marcher. ».

    En face de la résignation des nationalistes, il faut l'optimisme : « La réponse n'est pas dans la timidité, elle est dans l'audace. La réponse n'est pas dans le constat de dire : "ils sont en train de monter partout" et de se dire : "on a le choix". Cette année, les Britanniques vont choisir leur avenir, les Américains vont choisir leur avenir ; le 9 juin, les Européens aussi. Mais le choix, ce n'est pas de faire comme on a toujours fait, ce n'est pas juste d'ajuster. C'est d'assumer de porter des paradigmes nouveaux. Alors, je sais bien, après Voltaire, c'est difficile d'être optimiste, c'est peut-être même pour certains une question de crédibilité, je le sais. Mais c'est une forme d'optimisme, de la volonté. Oui, je crois que nous pouvons reprendre le contrôle de nos vies, de notre destin, par la puissance, la prospérité et l'humanisme de notre Europe. Et au fond, au moment où les temps sont incertains, pour reprendre, sans bien la citer, ce qu’Hannah Arendt disait dans "La Condition de l'homme moderne" : la meilleure manière de connaître l'avenir quand les événements reviennent, quand l'imprévu est là, la meilleure manière de connaître l'avenir, c'est de faire des promesses que l'on tient. ».

    On verra en 2030 où en sera l'Europe d'Emmanuel Macron. En tout cas, pragmatique, elle se construit sur des bases solides... et intellectuelles. Fierté d'être Français. Densité et audace. Qui propose mieux aujourd'hui comme projet national ?



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (25 avril 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Le souverainisme européen selon Emmanuel Macron : puissance, prospérité et humanisme.
    Discours du Président Emmanuel Macron sur l'Europe le 25 avril 2024 à la Sorbonne à Paris (texte intégral et vidéo).
    Emmanuel Macron et son plan de relance de l’Europe (le26 septembre 2017 à la Sorbonne).
    Texte intégral du discours d’Emmanuel Macron le 26 septembre 2017 à la Sorbonne.
    Emmanuel Macron très gaullien à la télévision pour expliquer la gravité de la situation en Ukraine.
    Ukraine : Emmanuel Macron est-il un va-t-en-guerre ?
    Soutien à l'Ukraine : la conférence de l'Élysée pour une défense européenne.
    Amitié franco-ukrainienne : fake news et accord de coopération.
    Pour que la France reste la France !
    Conférence de presse du Président Emmanuel Macron le 16 janvier 2024 à 20 heures 15 à l'Élysée (texte intégral et vidéo).
    Gabriel Macron.
    Tribune du Président Emmanuel Macron dans "Le Monde" du 29 décembre 2023.

    Le gouvernement de Gabriel Attal sarkozysé.
    Liste complète des membres du premier gouvernement de Gabriel Attal.
    Cérémonie de passation des pouvoirs à Matignon le 9 janvier 2024 (texte intégral et vidéo).
    Gabriel Attal plongé dans l'enfer de Matignon.
    Élisabeth Borne remerciée !
    Macron 2024 : bientôt le grand remplacement ...à Matignon ?
    Vœux 2024 d'Emmanuel Macron : mes chers compatriotes, l’action n’est pas une option !

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240425-macron.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/le-souverainisme-europeen-selon-254347

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/25/article-sr-20240425-macron.html






     

  • La vision européenne décevante d'Édouard Balladur

    « Mon engagement dans cette action est total. Seul son succès m'importe. Je m'y dévouerai exclusivement. (…) Ce sera difficile ? A coup sûr. Périlleux ? Peut-être. Indispensable ? Évidemment. (…) N'ayons pas peur du risque. Ensemble, nous allons bâtir le nouvel exemple français. » (Édouard Balladur, le 8 avril 1993 dans l'hémicycle).


     

     
     


    95 ans. C'est l'âge qu'atteint Édouard Balladur ce jeudi 2 mai 2024. Un âge canonique qui le fait intégrer dans le petit cercle des potentiels centenaires de la vie politique, comme l'est déjà Roland Dumas, et que n'ont pas été Jacques Delors et Robert Badinter (à quelques années près).

    S'il n'a pas été le premier des princes, à savoir Président de la République (il a raté la première marche le 23 avril 1995 avec seulement 18,6% des suffrages exprimés), Édouard Balladur, auteur de vingt-deux essais, a cependant eu deux rôles très importants dans la Cinquième République, celui de Premier Ministre entre 1993 et 1995, et celui de candidat à l'élection présidentielle, grand candidat, c'est-à-dire potentiellement gagnant. Et j'ajouterai aussi un rôle de théoricien, celui de la cohabitation par un article publié le 16 septembre 1983, cohabitation dont il fut doublement acteur.

    Édouard Balladur a bénéficié de sondages étonnamment flatteurs pendant sa période d'exercice du pouvoir. En général, quand on gouverne, on est impopulaire. Mais il a gouverné de manière à ne mécontenter personne. En ce sens, il a été peu courageux dans les réformes économiques et sociales (dont on ne retiendra pas ni les privatisations, loi n°93-923 du 19 juillet 1993, ni la réformette sur les retraites, loi n°93-936 du 22 juillet 1993, une des premières), les remettant après l'élection présidentielle. De plus, un jeu d'écriture comptable a allègrement faussé la réalité des finances publiques.

    En 1995, tous les leaders de l'UDF soutenaient le Premier Ministre Édouard Balladur dans son aventure électorale. Pour la confédération des partis centristes, il était l'homme idéal pour dégager définitivement Jacques Chirac de la vie politique. Membre moi-même de l'UDF, j'avais une analyse très différente. À l'origine, j'appréciais peu Jacques Chirac parce que j'avais fait campagne pour Raymond Barre en 1988 et j'ai vu le bull-doser chiraquien avec sa mauvaise foi, ses éléments de langage et sa machine électorale redoutable. Toutefois, dès lors que l'UDF serait absente directement de l'échéance présidentielle de 1995, ma réflexion se posait sur le choix entre Édouard Balladur et Jacques Chirac.

    Pour moi, en dehors de la personnalité qui leur est propre, aucune différence notable dans le programme politique n'existait, ce qui était d'autant plus vrai que c'était Jacques Chirac qui avait proposé Édouard Balladur à Matignon (du 29 mars 1993 au 17 mai 1995) après la vaste victoire de l'union UDF-RPR en mars 1993. De plus, Édouard Balladur, très proche du Président Georges Pompidou (il a été le Secrétaire Général adjoint, puis Secrétaire Général de l'Élysée du 5 avril 1973 au 2 avril 1974), et Jacques Chirac était lui-même le poulain de Georges Pompidou, ils provenaient donc de la même branche du gaullisme historique, celle du conservatisme social et libéral de la bourgeoisie de province. En outre, les supputations pour Matignon restaient les mêmes quelle que fût la victoire, Alain Juppé aurait été probablement nommé dans tous les cas, par Jacques Chirac qu'il avait soutenu loyalement sans plus trop y croire comme par Édouard Balladur qui aurait besoin de raccommoder sa majorité (à l'époque, on parlait aussi de Charles Pasqua puis de Nicolas Sarkozy à Matignon en cas d'élection d'Édouard Balladur).

     

     
     


    Donc, dans ma réflexion, mon choix devait partager des personnalités et pas des programmes politiques. Or, Jacques Chirac avait pour une fois la position de recul que n'avait pas Édouard Balladur. Ce dernier montrait une réelle distance avec le "vrai peuple", une distance assez méprisante voire arrogante, bien plus grande encore que Valéry Giscard d'Estaing sans son intelligence et son niveau d'analyse. Édouard Balladur était un rond-de-cuir de la politique qui a saisi une occasion improbable, celle d'être au pouvoir et de gérer le pays un peu par hasard et certainement pas pour faire l'histoire. Son thème de campagne était de « croire en la France » mais il fallait d'abord croire en Balladur.

    Jacques Chirac, dans le rôle du trahi et plus du traître qu'il a souvent été (Jacques Chaban-Delmas en 1974, Valéry Giscard d'Estaing en 1981, Raymond Barre en 1988, etc.), a fait d'ailleurs une excellente campagne présidentielle, partant justement du peuple, rencontrant toutes les forces vives du pays sans caméras, pour mieux comprendre la France et les Français. Son thème de la fracture sociale, suggéré par Philippe Séguin, était excellent, à tel point qu'il a réussi à rassembler également des suffrages d'électeurs de gauche déboussolés par l'effondrement du PS et les révélations sur le passé de François Mitterrand.


    Mon vote Chirac a donc été par défaut mais dès le premier tour, et je ne l'ai pas regretté en 2007, à la fin de ses deux mandats, même si j'étais fermement opposé à deux de ses décisions présidentielles importantes, la dissolution de 1997 et le référendum sur le quinquennat de 2000. Que reste-t-il de la période d'Édouard Balladur ? Rien. Alors que son successeur, Alain Juppé, est resté dans les mémoires, comme celui qui a tenté de réformer la Sécurité sociale. Quant à Jacques Chirac, il aurait sans doute été plus cohérent en nommant Philippe Séguin en mai 1995 et Nicolas Sakorzy en mai 2002 à Matignon. Mais il a laissé des discours mémorables, et historiquement essentiels, celui de la reconnaissance de la France dans la rafle du Vel' d'hiv' (en juillet 1995), de la mort de François Mitterrand (en janvier 1996) et aussi de son départ où il avouait, malgré sa pudeur, l'amour qu'il vouait aux Français et à la France (en mars 2007). D'autres ont retenu sa position contre l'intervention américaine en Irak, mais cette position n'était pas évidente et pas nécessairement sa première position spontanée.

    Et Édouard Balladur dans l'affaire ? Il a continué comme un "vulgaire" homme politique, ordinaire, cherchant en vain à conquérir un petit Graal, comme la présidence du conseil régional d'Île-de-France en mars 1998, puis la mairie de Paris en mars 2001, cette dernière bataille après une rivalité primaire contre Philippe Séguin. Député de Paris de mars 1986 à juin 2007, dans une circonscription imprenable à partir de 1988, et conseiller de Paris de 1989 à 2008, il n'a pas eu à batailler ferme pour maintenir ses propres mandats parisiens.

     

     
     


    Bien qu'à l'origine, il était spécialisé dans l'économie et le social (il a présidé des groupes industriels dans les années 1970), ce qui l'a bombardé Ministre d'État, Ministre de l'Économie et des Finances du 20 mars 1986 au 10 mai 1988, souvent appelé Vice-Premier Ministre, Édouard Balladur, comme tous les hommes d'État en retrait, s'est préoccupé surtout des institutions et des affaires étrangères. Ainsi, il a présidé la commission des affaires étrangères de l'Assemblée Nationale du 27 juin 2002 au 19 juin 2007 lors de son dernier mandat parlementaire (faute d'être élu Président de l'Assemblée Nationale le 25 juin 2002, recueillant seulement 163 voix sur 541, battu par Jean-Louis Debré avec 217 voix, puis unique candidat de droite au second tour), et il a présidé deux Comités Balladur, le Comité de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions (nommé du 18 juillet 2007 au 29 octobre 2007), et le Comité pour la réforme des collectivités locales (nommé du 22 octobre 2008 au 25 février 2009), tous les deux issus de la volonté de Nicolas Sarkozy élu Président de la République et, en quelque sorte, faisant gagner Édouard Balladur à l'Élysée par procuration.

    Malgré la proposition de Nicolas Sarkozy de le nommer en février 2010 au Conseil Constitutionnel, le conseiller honoraire du Conseil d'État (diplômé de l'IEP Paris et de l'ENA) a décliné l'offre pour se consacrer à sa retraite. Au sein de l'UMP puis de LR, Édouard Balladur a soutenu François Fillon en novembre 2012, Nicolas Sarkozy en novembre 2016, François Fillon en avril 2017, Laurent Wauquiez en décembre 2017 et Valérie Pécresse en avril 2022. Il n'a jamais apporté son soutien à Emmanuel Macron et a même émis une appréciation très sévère contre ce dernier sur sa politique européenne.

    Auteur d'une note politique pour la fondation Fondapol publiée le 27 juin 2023, l'ancien Premier Ministre affirmait un certain euroscepticisme, assez étonnant de sa part : « Depuis trente ans, le monde a changé au détriment de l’Europe. La France a changé davantage encore et paraît atteinte dans ses forces vitales. L’Europe peut-elle contribuer à son redressement ? Rien n’est moins sûr. Des progrès ont été recherchés, mais dans un désordre qui a permis à la technostructure européenne d’accroître encore son pouvoir. (…) Il faut sortir de l’ambiguïté, la France doit demeurer souveraine dans certains domaines essentiels. L’Union n’est pas une organisation fédérale et ne doit pas le devenir. ». À croire que toutes ses belles paroles européennes des années 1990 étaient de l'hypocrisie électorale...

    Par cette analyse très décevante et sans innovation, il est revenu à son dada des cercles concentriques : « Avant tout élargissement, définir clairement la construction de l’Europe en cercles à compétences et à compositions variables, en faire un principe de base. ». Mais il n'a porté aucune proposition concrète sinon les yaka fonkon habituels, très stériles et très communs : « La France doit sortir du déclin qui la menace. La lutte contre les déficits, l’endettement, l’insécurité, et pour l’amélioration de la compétitivité, du système éducatif, hospitalier, pour la régulation effective de l’immigration, demeurent des compétences nationales. (…) Si la France veut survivre, l’Europe doit être réorganisée et la France doit demeurer responsable de son propre destin. ». On ne peut pas demander à une personne qui a eu 15 ans en 1944 d'imaginer le monde de 2030, encore moins de 2050. Ni être le vieux sage de la politique des années 2020 comme l'a si élégamment été Antoine Pinay entre 1974 et 1994.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (01er mai 2024)
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    Pour aller plus loin :
    Édouard Balladur.
    Le théoricien de la cohabitation.
    Le Comité Balladur de 2007.
    La cohabitation de 1986.

     

     
     





    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240502-balladur.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-vision-europeenne-decevante-d-254304

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/27/article-sr-20240502-balladur.html




     

  • Il y a 20 ans, l'élargissement de l'Union Européenne

    « Pour tous nos pays, appartenir aujourd’hui à l’Europe, c’est refuser de se laisser appartenir à la Chine, à la Russie ou même de s’aligner docilement sur les États-Unis. C’est refuser que notre continent de nouveau se divise et laisse son destin lui échapper. » (Jacques Delors, le 6 décembre 2021).



     

     
     


    Il y a vingt ans, le 1er mai 2004, l'Union Européenne, qui comptait quinze États membres, s'est élargie de dix États membres supplémentaires : la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, la Lituanie, la Lettonie, l'Estonie, Chypre et Malte. Le 1er janvier 2007, ce cinquième élargissement a été complété par l'adhésion également de la Roumanie et de la Bulgarie.

    Ce n'était pas le premier élargissement, ni le dernier, puisqu'il y a eu un 28e État membre qui a rejoint l'Union Européenne, la Croatie le 1er juillet 2013, mais celui de 2004 était l'élargissement le plus politique, et même, qui a revêtu la plus grande importance géopolitique. Sans même compter Chypre dans une partie est occupée par les Turcs depuis 1974.

    Avant d'évoquer cet élargissement très important, rappelons très rapidement les différentes dates des précédents élargissements. Les dates entre parenthèses correspondent à la ratification dans chaque pays du traité en question (pour que l'adhésion soit effective, il faut que tous les États membres et candidats à l'adhésion signent le traité correspondant, puisque ce traité soit ratifié par eux-mêmes, en particulier les futurs membres, selon les procédures constitutionnelles propres à chaque nation, par leur parlement ou par référendum).


    1er janvier 1958 (Europe des Six) : Création de la Communauté Économique Européenne (CEE) avec la France (23 juillet 1957), l'Allemagne (19 juillet 1957), l'Italie (9 octobre 1957), la Belgique (28 novembre 1957), les Pays-Bas (4 décembre 1957) et le Luxembourg (26 mars 1957), par le Traité de Rome signé le 25 mars 1957).

    1er janvier 1973 (Europe des Neuf) : Adhésion du Royaume-Uni (16 octobre 1972), de l'Irlande (10 mai 1972) et du Danemark (2 octobre 1972), par le Traité de Bruxelles signé le 22 janvier 1972.


    1er janvier 1981 (Europe des Dix) : Adhésion de la Grèce (28 juin 1979), par le Traité d'Athènes signé le 28 mai 1979.

    1er février 1985 : Retrait du Groenland après le référendum du 23 février 1982 (pourtant territoire du Danemark).

    1er janvier 1986 (Europe des Douze) : Adhésion de l'Espagne (26 juin 1985) et du Portugal (11 juillet 1985), par le Traité de Madrid-Lisbonne du 12 juin 1985.

    3 octobre 1990 : Réunification de l'Allemagne et rattachement de l'Allemagne de l'Est aux Douze.

    1er novembre 1993 : Transformation de la CEE en Union Européenne, par le Traité de Maastricht signé le 7 février 1992.

    1er janvier 1995 (Europe des Quinze) : Adhésion de l'Autriche (12 juin 1994), de la Suède (13 novembre 1994) et de la Finlande (16 octobre 1994), par le Traité de Corfou signé le 26 juillet 1994. La Norvège a renoncé à adhérer.


    1er mai 2004 : Adhésion de la Pologne (23 juillet 2003), de la Hongrie (21 décembre 2003), de la République tchèque (30 septembre 2003), de la Slovaquie (1er juillet 2003), de la Slovénie (28 janvier 2004), de la Lituanie (16 septembre 2003), de la Lettonie (2 octobre 2003), de l'Estonie (21 janvier 2004), de Malte (14 juillet 2003) et de Chypre (14 juillet 2003), par le Traité d'Athènes signé le 16 avril 2003.

    1er janvier 2007 : Adhésion de la Roumanie (17 mai 2005) et de la Bulgarie (11 mai 2005), par le Traité de Luxembourg signé le 25 avril 2005.

    1er juillet 2013 (Europe des Vingt-huit) : Adhésion de la Croatie (4 avril 2012), par le Traité de Bruxelles signé le 9 décembre 2011.

    1er février 2020 : Retrait du Royaume-Uni après le référendum du 23 juin 2016 sur le Brexit.

    Comme on le voit, l'élargissement du 1er mais 2004 a été le plus massif et a considérablement modifié la physionomie et le point de gravité de l'Europe. Avant 2004, le dernier élargissement a eu lieu le 1er janvier 1995 et il était en quelque sorte la dernière occasion d'unifier l'Europe occidentale. Après le noyau dur des six pays fondateurs (France, Allemagne, Italie et Benelux), le rattrapage du Royaume-Uni après une dizaine d'années de veto français (à cause de De Gaulle) avec le Danemark et l'Irlande en 1973, l'exception grecque voulue par Valéry Giscard d'Estaing dès 1981, les deux États de la péninsule ibérique en 1986 malgré les protestations des viticulteurs français (et italiens), en enfin les États scandinaves (sauf la Norvège qui préfère l'indépendance totale) et l'Autriche, l'Europe est devenue un bloc continental exclusivement occidental (avec deux États neutres, la Finlande et l'Autriche).

    C'est donc pendant les années 1990 que l'évolution européenne s'est poursuivie, en réponse à la chute de l'URSS et à la libération des États de l'Europe centrale et orientale anciennement sous le joug soviétique. La question était alors la suivante : fallait-il d'abord approfondir la construction européenne (rajouter des solidarités européennes à Quinze, plus facilement qu'à Vingt-cinq, et adapter le fonctionnement institutionnel) ou d'abord élargir aux pays de l'Europe centrale et orientale ? La question était cruciale après une forte avancée de la construction européenne sous la Présidence de la Commission Européenne de Jacques Delors (1985-1995), avec l'Acte unique européen (notamment harmonisation des diplômes), les Accords de Schengen et ERASMUS (ces deux derniers hors du cadre spécifique de l'Union Européenne), l'Union économie et monétaire qui a donné la monnaie unique avec l'euro instauré en 1999, etc.

    Au milieu des années 1990, le sentiment anti-européen a commencé à se développer au sein des peuples européens, notamment à cause de la bureaucratie bruxelloise et les normes de plus en plus invasives dans la vie quotidienne afin de construire un standard normatif européen très exigeant (qui le reste encore dans le monde). Les tentatives d'approfondissement n'ont jamais vraiment abouti tandis que l'opportunité politique d'un élargissement se faisait sentir.


    Le problème était le suivant : une organisation (quelle qu'elle soit) ne se structure pas de la même manière lorsqu'elle réunit vingt-cinq membres que lorsqu'elle réunit six membres. En 1958, la règle de l'unanimité, qui rassure sur la souveraineté nationale de chaque État membre, pouvait se pratiquer, car il n'y avait que six partenaires. À vingt-cinq, la règle de l'unanimité est quasi-impossible. Or, ne plus pouvoir prendre de décision, c'est se paralyser. L'approfondissement avait donc ces deux rôles : modification des institutions européennes pour un fonctionnement à plus de vingt, avec, dans certains domaines, des décisions prises à la majorité qualifiée (nombre d'États et population que cela regroupe) au lieu de l'unanimité. C'était l'objet du Traité d'Amsterdam signé le 2 octobre 1997 après la Conférence intergouvernementale de Turin, puis du Traité de Nice signé le 26 février 2001.

    L'autre rôle de l'approfondissement, c'est d'agrandir les domaines de coopération européenne, en particulier la politique étrangère et la défense (on voit aujourd'hui à quel point ces domaines sont essentiels et même vitaux). Cet agrandissement des compétences européennes n'a eu lieu qu'avec le Traité de Lisbonne signé le 13 décembre 2007 à la suite de l'échec du référendum du 29 mai 2005 en France qui a rejeté le Traité établissant une Constitution pour l'Europe (TCE) signé le 29 octobre 2004 après l'élargissement du 1er mai 2004 et les travaux de la Convention pour l'Avenir de l'Europe présidée par Valéry Giscard d'Estaing.

    Dans ces années 1990, le débat était sur la capacité de rajouter des compétences européennes, mais pas pour tout le monde, un peu à la carte, comme c'était le cas pour la zone euro mais aussi les Accords de Schengen, etc. (les pays membres ne sont pas tous dans la zone euro mais peuvent tous y prétendre). C'était admettre que certains pays étaient plus européens que d'autres. Une notion, soutenue notamment par Édouard Balladur, alors Premier Ministre français, était d'imaginer une Europe à plusieurs cercles concentriques, avec des États plus intégrés que d'autres dans la construction européenne, mais avec le risque d'une Europe à deux voire trois vitesses.

     

     
     


    Pourtant, politiquement, il y avait une urgence à intégrer les États de l'Europe centrale et orientale, afin de réunifier le continent européen. Après la chute du mur de Berlin, le Rideau de fer aurait pu paradoxalement se maintenir par le fait des démocraties d'Europe occidentale si elles refusaient d'intégrer les anciens pays du bloc soviétique. Cette adhésion a été massive puisque, en moins de trois ans, douze pays ont adhéré à l'Union Européenne. Il aura fallu quinze à dix-huit ans pour permettre aux anciens régimes communistes de s'intégrer, ce qui, historiquement, est très long (pratiquement une génération). La Grèce a mis sept ans pour adhérer après la chute de la dictature des colonels. Le Portugal a mis douze ans, et l'Espagne, dix ans après la chute de leur dictature respective (issue de Salazar et de Franco).

    Le risque d'un trop grand nombre d'États membres est bien sûr une sorte de paralysie institutionnelle et l'impression d'avoir fabriqué un monstre institutionnel, avec jusqu'à vingt-huit membres, quasiment autant de langues, etc. Les affaires européennes sont devenues alors des affaires ultracompliquées pour plein de raisons, structurelles bien sûr, mais aussi politiques, car chaque État a son propre calendrier électoral, ses propres populismes, son propre électorat et donc, les décisions prises au niveau européen sont dépendantes souvent de considérations de politique intérieure de chaque État.

    À mon sens, l'une des conséquences a été le Brexit : la tenue du référendum était le fruit absolu de considérations électoralistes (de David Cameron), et d'un courant eurosceptique résultant d'un risque d'enlisement technocratique. À partir des années 2000, d'ailleurs, et jusqu'à maintenant, l'Europe a surtout cherché à répondre aux urgences du moment, des crises des dettes souveraines à la crise du covid-19, de la crise inflationniste et énergétique à la guerre en Ukraine.

    Les perspectives actuelles de l'Union Européenne sont contrastées. D'une part, jamais le courant populiste anti-européen n'a été aussi fort dans la plupart des États membres, avec des victoires électorales en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie, en Italie, aux Pays-Bas (mais aussi des échecs comme en Pologne). D'autre part, la position belliqueuse de Vladimir Poutine et le risque d'un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche obligent les Européens à renforcer leur coopération dans le domaine militaire pour assurer une défense autonome sans les États-Unis (ce qui devraient réjouir tous les contempteurs de l'OTAN).

    Après Jacques Delors, l'Union Européenne a aussi péché par manque de leadership européen, dans le sens de personnalités charismatiques qui puissent pousser la construction européenne. La plupart des dirigeants européens pendant ces vingt dernières années ont été des européens par raison et pas par passion, adeptes d'une liberté économique qui refuse de voir les atteintes extérieures à une concurrence loyale (sans protectionnisme). La chance aujourd'hui d'avoir Emmanuel Macron à l'Élysée, c'est la même que lorsque Valéry Giscard d'Estaing y était : il est Européen par passion et est capable, aujourd'hui, d'impulser une véritable relance de la construction européenne, dans le domaine de la souveraineté économique et industrielle et surtout dans le domaine de la défense. Même l'Allemagne a compris qu'il fallait évoluer dans la conjoncture actuelle, celle de tous les dangers.

     

     
     


    Bien sûr, il reste à répondre à l'épineuse question des futurs élargissements. Actuellement, neuf pays sont candidats reconnus à l'adhésion, principalement des anciens pays de l'ex-Yougoslavie (Serbie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Monténégro), l'Albanie, mais aussi l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et la Turquie. Le Kosovo n'est pas encore reconnu officiellement comme candidat à l'adhésion. Quant aux trois autres États européens, l'Islande, la Norvège et la Suisse, elles ont renoncé à adhérer respectivement le 12 mars 2015, le 28 novembre 1994 et le 27 juillet 2016, pour certains après trois tentatives (pour la Norvège, par exemple, en 1962, en 1972 et en 1994).

    Comme pour la Grèce en 1981, et pour l'Europe centrale et orientale en 2004-2007, l'intégration de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, dont les candidatures ont été reconnues officiellement par les Conseils Européens du 23 juin 2022 et du 14 décembre 2023, les considérations politiques et de solidarités devraient l'emporter sur des considérations purement économiques ou même institutionnelles.

    L'enjeu de l'Union Européen reste historique et est une construction originale et inédite dans l'histoire des nations car elle se fait à la fois selon la volonté de chaque peuple qui la compose et avec la force d'une unité qui en fait un bloc incontournable dans la planète, avec cette devise très significative : unis dans la diversité. L'Union Européenne du 1er mai 2024 est un bloc humain peuplé de 450 millions d'habitants sur une superficie de 4,2 millions de kilomètres carrés, troisième puissance mondiale en PIB nominal après les États-Unis et la Chine.

    Elle n'est pas parfaite, elle a beaucoup de défauts, mais c'est parce que cette construction s'est toujours faite avec la volonté des peuples qu'elle se réalise très lentement. Elle est l'anti-modèle des autocrates au pouvoir de toute obédience, et à ce titre, elle est dénigrée par tous ceux qui refusent les principes de démocratie, liberté, égalité, laïcité. C'est pour cela qu'il faut précieusement conserver cette organisation et la faire vivre avec le plus de démocratie possible. Car on l'oublie un peu trop souvent : le citoyen européen a la chance et le privilège de pouvoir voter dans les conditions normales d'une véritable démocratie, à savoir que son vote puisse être secret, libre, et sincère, sans pression de personne ou de groupe.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (27 avril 2024)
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    Pour aller plus loin :
    Il y a 20 ans, l'élargissement de l'Union Européenne.
    La convergence des centres ?
    Élections européennes 2024 (1) : cote d'alerte pour Renaissance.
    Valérie Hayer, tête de la liste Renaissance.
    Charles Michel et Viktor Orban : l'Europe victime d'une histoire belge !
    Jacques Delors : il nous a juste passé le relais !
    Il y a 15 ans : Nicolas Sarkozy, l'Europe et les crises (déjà).
    La Méditerranée, mère de désolation et cimetière de nos valeurs ?
    Le 8 mai, l'émotion et la politique.
    Ukraine, un an après : "Chaque jour de guerre est le choix de Poutine".
    Le 60e anniversaire du Traité de l'Élysée le 22 janvier 2023.
    De Gaulle, l’Europe et le volapük intégré.
    L’inlassable pèlerin européen Emmanuel Macron.
    Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe.
    Enfin, une vision européenne !
    Relance européenne : le 21 juillet 2020, une étape historique !

     

     
     







    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240501-elargissement-europe.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/il-y-a-20-ans-l-elargissement-de-l-254213

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/27/article-sr-20240501-elargissement-europe.html


     

  • Bayard, le bon chevalier sans peur et sans reproche

    « Monsieur, il n’est besoin de pitié pour moi, car je meurs en homme de bien ; mais j’ai pitié de vous, car vous servez contre votre prince et votre patrie ! »



     

     
     


    Cette parole, on pourrait la dire aux oppositions populistes dans la France d'aujourd'hui, celles du RN et de FI, qui soutiennent Vladimir Poutine contre l'Ukraine et l'Europe, les États qui veulent l'échec de la France, ces patriotes de pacotille et véritables traîtres à la France, de la même farine que ce Charles III, le Connétable de Bourbon (1490-1527), à qui ces derniers propos (probablement apocryphes) du preux chevalier étaient adressés avant de mourir. Le Connétable s'était retourné en 1523 contre son propre roi, François Ier, et était à la tête des troupes de l'ennemi Charles Quint, auteur de la défaite de Pavie et de l'emprisonnement du roi de France.

    Le fameux chevalier Bayard, qui a fait rêver des générations d'écoliers, est mort il y a 500 ans, le 30 avril 1524. Blessé mortellement la veille au combat, en Italie, dans le Piémont, d'un coup d'escopette qui lui a détruit la colonne vertébrale, il a succombé en valeureux et courageux patriote. J'ai habité à Grenoble et les grenoblois, et plus généralement, les dauphinois sont très attachés à la figure historique de Bayard parce qu'il était une figure locale, né 48 ans auparavant, en 1476, à Pontcharra, près de la Savoie. Cependant, c'était en tant que lorrain que je me suis attaché à sa figure historique, quand j'étais enfant et que j'apprenais à lire avec "Le Tour de France de deux Enfants" de G. Bruno (j'ai déjà évoqué ce livre mythique de 1878 qu'on pouvait encore acheter neuf dans des hypermarchés il y a une trentaine d'années).

    Et c'est donc avec cette image (qu'on appellera d'Épinal) que j'ai associé définitivement le chevalier Bayard : blessé, il a demandé à ses hommes de l'installer en appui contre un arbre mais le visage face à l'ennemi pour qu'il puisse mourir en paix et avec bravoure. Refusant de partir en retraite, il est mort chez l'ennemi qui a rendu le corps à la France après l'avoir honoré (car il fascinait aussi l'ennemi).

     

     
     


    Il a été enterré en grandes pompes à la cathédrale de Grenoble et inhumé au Couvent des Minimes de Saint-Martin-d'Hères, qui a été détruit pendant la Révolution. Ses restes supposés ont été transférés le 24 août 1822 à la collégiale Saint-André de Grenoble. En fait, il s'agissait de restes d'une femme. D'autres restes ont été retrouvés sous l'ancien couvent en 1937 dont les premières analyses ADN (rendues publiques le 2 mars 2017 à Montpellier) auraient confirmé l'identité de Bayard, même si depuis 1875, Bayard n'avait plus de descendant direct. Le préfet de l'Hérault Jean-Christophe Parisot a pu reprendre à son compte le nom de Bayard en 2012 et faire procéder à ces analyses génétiques. Son but serait de donner une sépulture décente à Bayard à sa ville natale, Pontcharra, au château où il est né. J'ai eu l'occasion de visiter ce château construit en 1404 mais qui n'est plus qu'une ruine, détruit depuis longtemps (et depuis 2006, un vin se produit dans ces terres).

    Revenons à Bayard : Pierre III Terrail, seigneur de Bayard depuis la mort de son père en 1496. Il était d'une noblesse assez récente, surtout par sa mère, et sa famille a donné trois évêques de Grenoble (dont l'un était son oncle) et un cardinal. Avec l'image de sa mort, il y a deux autres images d'Épinal qui restent aussi ancrées dans la mémoire des écoliers.
     

     
     


    C'est d'abord la bataille du Garigliano le 29 décembre 1503, où Bayard s'est montré héroïque. Les troupes françaises étaient en retraite, quittant le Royaume de Naples, et combattaient les Espagnols. Cependant, les Espagnols étaient bien plus nombreux que les Français (1 500 à 2 000 contre 300), mais Bayard, en arrière-garde, a su résister seul aux assauts des Espagnols en les arrêtant sur le Pont du Garigliano assez étroit, le temps de prévenir l'artillerie qui est venue le secourir, si bien que les Espagnols ont battu retraite (très momentanément, puisque finalement, les Français ont dû quitter les lieux, mis en déroute). Le Pont du Garigliano qui traverse la Seine à Paris, dans la continuité du boulevard Exelmans, inauguré le 24 avril 1967, ne renvoie pas en référence cette bataille mais la Bataille du Garigliano de mai 1944, durant la campagne d'Italie, où les troupes du général Alphonse Juin se sont montrées héroïques face à l'ennemi.

    Ce n'était pas le premier exploit militaire de Bayard qui s'était déjà illustré dans le combat courageux et brave, en particulier lors de la Bataille de Fornoue le 6 juillet 1495. Il participa à d'autres batailles les années suivantes, dont celle d'Agnadel le 14 mai 1509 où il a inversé le cours des événements, permettant au roi Louis XII d'entrer à Venise (au prix très cher du sang de près de 15 000 personnes toutefois). Cela l'a conduit à être nommé capitaine (grade réservé aux puissants nobles).
     

     
     


    Enfin, est venue la fameuse Bataille de Marignan. Le lendemain de la victoire, le 15 septembre 1515, Bayard aurait adoubé le roi François Ier (arrivé sur le trône le 1er janvier 1515) pour le faire chevalier. Cette image d'Épinal ne serait pas tout à fait fausse, mais François Ier aurait déjà été fait chevalier et il aurait redemandé à Bayard de l'adouber pour l'honorer publiquement. Il l'avait également nommé lieutenant général du Dauphiné le 20 janvier 1515, ce qui signifiait en fait les fonctions de gouverneur, qu'il assuma avec assiduité et popularité jusqu'à sa mort. Il a dû notamment régler un conflit entre la ville de Grenoble et l'évêché. Il a également dû gérer une épidémie de peste et les inondations du Drac.

    En août 1521, Bayard est parvenu très habilement à tenir le siège de Mézières, donnant aux troupes du roi le temps de se rassembler. À cette occasion, Bayard fut encore honoré et récompensé, mais pas du titre de maréchal de France réservé aux grands nobles que son second, le futur duc Anne de Montmorency (1493-1567) reçut le 27 avril 1522. Ce dernier allait d'ailleurs être l'un des hommes les plus puissants de la Renaissance, Connétable de France et ami intime de François Ier.

     

     
     


    Il est très probable que n'a jamais eu lieu la confrontation directe entre le Connétable de Bourbon, son ennemi, et Bayard au soir de sa vie, lorsqu'il a été atteint mortellement par une arquebuse. C'était probablement dans un objectif de propagande politique que cette histoire a été très vite diffusée, pour bien montrer d'un côté le traître et de l'autre le fidèle et loyal chevalier dont le courage a été jusqu'à en perdre la vie. La phrase mise au début de l'article est donc, comme je l'indiquais, plus apocryphe qu'authentique.
     

     
     


    À la fin du chapitre sur Bayard dans le manuel de G. Bruno, on y lit cette leçon de morale qui devrait encore être enseignée : « Nous ne sommes que de pauvres enfants, c'est vrai, mais néanmoins nous pouvons prendre ensemble la résolution d'être toujours courageux nous aussi et d'aimer, comme le grand Bayard, notre chère France par-dessus toutes choses. ». "Accipit ut det". Sa devise latin voulait dire : il reçoit pour donner.

    À l'occasion du cinq centième anniversaire de cette disparition, le conseil municipal de Pontcharra et l'association Les Amis de Bayard seront présents lors d'une cérémonie en hommage au chevalier sans peur et sans reproche avec dépôt de gerbe et travaux d'écoliers le mardi 30 avril 2024 à partir de 10 heures sur la place Bayard.


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    Sylvain Rakotoarison (27 avril 2024)
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    Pour aller plus loin :
    Le chevalier Bayard.
    Saint-Just.
    Louis XVI.
    Henri VI, comte de Paris, ou l’impossible retour du roi.
    Henri VII : le roi de France est mort un 21 janvier.
    Louis XIV.
    François Ier.
    Philippe V.
    Colbert.
    Lully.
    Révocation de l'Édit de Nantes.
    Napoléon Bonaparte.
    Napoléon III.
    Jeanne d’Arc.
    Le coup de Jarnac.
    Concini.
    Congrès de Vienne.
    Guillaume II.
    Nicolas II.
    Otto de Habsbourg-Lorraine.
    Élisabeth II.
    Victoria, mamie Europa.
    Maximilien Ier du Mexique.


     

     
     




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  • Le vote des femmes en France depuis 80 ans

    « De même que nous prétendons rendre la France seule et unique maîtresse chez elle, ainsi ferons-nous en sorte que le peuple français soit seul et unique maître chez lui. En même temps que les Français seront libérés de l'oppression ennemie, toutes leurs libertés intérieures devront leur être rendues. Une fois l'ennemi chassé du territoire, tous les hommes et toutes les femmes de chez nous éliront l'Assemblée Nationale qui décidera souverainement des destinées du pays. » (De Gaulle, le 23 juin 1942).


     

     
     


    Cela fait quatre-vingts ans que les femmes ont le droit de voter en France, le 21 avril 1944. Quatre-vingts ans, c'est beaucoup, et en même temps, c'était hier ! La République a deux cent trente ans, la France plus de mille ans, alors quatre-vingts ans, la vie d'un homme, enfin, d'une femme. J'y songe maintenant : ma grand-mère n'a pas pu voter quelques jours après son mariage, au printemps 1936. Elle avait pourtant 19 ans mais elle n'en avait pas le droit (certes, la majorité électorale était de 21 ans). Elle a dû attendre encore neuf ans ! Ce qui est bizarre, c'est que Léon Blum avait quand même nommé trois femmes dès 1936 dans son gouvernement (dont la chimiste Irène Joliot-Curie).$

    Les femmes françaises (de métropole, précisons-le !) ont le droit de voter à toutes les élections depuis que De Gaulle, chef de la France libre, a signé (promulgué) l'ordonnance du 21 avril 1944 portant organisation des pouvoirs publics en France après la Libération. Dans son article 17, il est donc proclamé : « Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes. ». Mais en fait d'éligibilité, elles étaient déjà éligibles peu avant, dès novembre 1943, puisque plusieurs femmes ont été désignées membres de l'Assemblée consultative provisoire, l'équivalent d'une chambre parlementaire avant les premières élections en 1945. En particulier, en furent membres Marthe Simard, Lucie Aubrac, Marie-Claude Vaillant-Couturier, etc. Cette ordonnance du 21 avril 1944 a été complétée (et le vote des femmes confirmé) le 4 octobre 1944, après la formation du Gouvernement provisoire de la République française. La première application de ce droit a eu lieu le 29 avril 1945 lors des premières élections après le début de la guerre, le premier tour des élections municipales.

    Quant aux scrutins nationaux, les femmes ont pu commencer à voter aux élections pour désigner l'Assemblée Nationale Constituante le 21 octobre 1945 à l'issue desquelles 33 femmes ont été élues députées (17 PCF, 9 MRP, 6 SFIO et 1 PSL/CNIP, aucune radicale !). Madeleine Braun a été la première femme vice-présidente de l'Assemblée Nationale en 1946, Marie-Madeleine Dienesch a été la première femme présidente de commission en 1967 et Denise Cacheux la première femme questeure en 1986. C'était un début qui n'a guère évolué pendant une cinquantaine d'années. Et il faudra attendre 2022 pour voir élire la première femme au perchoir, Yaël Braun-Pivet. Et 1991 et 2022 pour les deux premières femmes Premières Ministres : Édith Cresson et Élisabeth Borne.

    L'histoire a retenu que c'est De Gaulle qui a permis aux femmes de voter. C'est à la fois vrai (et la légende gaulliste n'en est que plus magnifique) et c'est aussi incomplet. Historiquement, beaucoup de personnes, avant De Gaulle, ont contribué à permettre l'aboutissement de ce droit qui, insistons-le !, est arrivé beaucoup trop tardivement en France. Alors que dans l'Ancien Régime, les femmes avaient le droit de vote aux États Généraux quand elles étaient des veuves dotées d'un fief ou des mères abbesses, les révolutionnaires ont complètement oublié les femmes dans leurs belles idées de liberté et d'égalité (et de fraternité, on ne parlait pas de sororité !).

    Pourtant, il y avait déjà des penseurs du vote des femmes. Ainsi, Condorcet a proposé le vote des femmes le 3 juillet 1790 dans un article, et Olympe de Gouges militait pour ce droit en septembre 1791, considérant ceci, fort logiquement : « La femme a le droit de monter sur l'échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune. ». Elle a connu une triste fin, sous la froide lame de la guillotine, mais elle n'aura jamais fréquenté d'isoloir. Les belles âmes républicaines du XIXe siècle ont toujours exclu les femmes de leur universalisme. À la fin de ce siècle-là, des mouvements féministes réclamant ce droit se sont créés un peu partout dans le monde, y compris en France, ce furent les suffragettes, dont fut Louise Weiss (voir première photo en mai 1935). Louise Weiss fut la doyenne du Parlement Européen de 1979 à sa mort, en 1983, et à ce titre, la première femme à avoir présidé le Parlement Européen, avant l'élection de Simone Veil.

    Après la Première Guerre mondiale, l'affaire était pliée intellectuellement : les femmes avaient joué un rôle considérable pendant la guerre et leur citoyenneté devait nécessairement être reconnue. Entre mai 1919 et juillet 1936, pas moins de six propositions de loi allant dans ce sens (reconnaissance du droit de vote des femmes) ont été votées à la Chambre des députés, mais n'ont jamais abouti faute du vote du Sénat, soit parce que la proposition n'a pas été mise à l'ordre du jour, soit par simple "négligence". La cause des femmes était totalement entendue puisque les forces progressistes y étaient évidemment favorables, mais aussi les forces conservatrices, notamment depuis que le pape Benoît XV a approuvé un tel droit le 15 juillet 1919. Il faut aussi rappeler que Maurice Barrès, député pendant la guerre, a proposé en 1916 un texte de loi visant à permettre aux veuves et aux mères de soldats tués à la guerre de voter à leur place.

    La réalité crue, c'est que le vote des femmes a toujours pâti des considérations politiciennes des radicaux, dont le parti dominait le Sénat. Les radicaux s'inquiétaient de la nature du vote des femmes qu'ils pensaient plus proches des conservateurs et des catholiques que de la gauche anticléricale (surtout depuis que le pape a approuvé ce droit). Les députés radicaux votaient ces propositions de loi tandis que les sénateurs radicaux les refusaient, et même, certains députés, qui avaient voté une telle proposition, devenus sénateurs, changeaient leur position, ce qui indiquait que les radicaux faisaient tout pour éviter le vote des femmes sans pour autant le montrer trop ostensiblement (car ce n'était pas très populaire de s'y opposer).

    Paradoxalement, les radicaux qui étaient des républicains ultras en quelque sorte, dépositaires de l'espérance révolutionnaire, ont donc tout fait, sous la Troisième République, pour retarder le vote des femmes et ils en étaient donc les principaux responsables.
     

     
     


    Il faut aussi revoir précisément la construction de cette ordonnance du 21 avril 1944. De Gaulle était favorable au vote des femmes, cela ne fait aucun doute (le 18 mars 1944, il a répété encore à l'Assemblée consultative provisoire : « Le régime nouveau doit comporter une représentation élue par tous les hommes et toutes les femmes de chez nous. »), mais pour autant, il lui fallait convaincre une classe politique qu'il avait tenté de reconstituer avec le CNR avant la Libération. L'Assemblée consultative provisoire n'était pas unanime pour cette mesure pourtant d'égalité. Le député communiste Fernand Grenier (maire de Saint-Denis) présidait la commission de législation et de réforme de l'État et présenta son amendement pour inclure dans le texte de l'ordonnance le droit de vote et surtout l'éligibilité des femmes.

    À l'origine, la commission avait déjà adopté le principe du vote des femmes, mais elle avait néanmoins exclu qu'il fût appliqué dès les élections provisoires qui auraient lieu pendant la Libération (allez savoir pourquoi ! toujours cette idée de freiner et retarder sans cesse). Dans la discussion au sein de l'Assemblée, le député corse Paul Giacobbi a donné un argument récurrent : « Il est établi qu'en temps normal les femmes sont déjà plus nombreuses que les hommes. Que sera-ce à un moment où prisonniers et déportés ne seront pas encore rentrés ? ». Et de conclure : « Pensez-vous qu'il soit très sage dans une période aussi troublée (…) de nous lancer ex-abrupto dans cette aventure ? ». Une "aventure" ! Le résistant Ernest Bissagnet a complété la question : « L'amendement Grenier amènera un déséquilibre très net, car il y aura deux fois plus de femmes que d'hommes qui prendront part au vote. Aurons-nous une image vraie de l'idée du pays ? En raison de ce déséquilibre, je préfère que le suffrage des femmes soit ajourné. ».

    La réponse de Fernand Grenier était alors très simple : « L'éloignement de leur foyer de nombreux prisonniers et déportés qui ont été remplacés dans leurs tâches par leurs femmes confère à ces dernières un droit encore plus fort de voter dès les premières élections. ». Et d'ajouter : « Dans le domaine de la lutte contre l'ennemi, les femmes se sont révélées les égales des hommes, ainsi ces femmes qui, dans tous les domaines, font preuve d'un courage admirable, n'auraient pas le droit de vote ? ». Quant au député SFIO anti-munichois Louis Vallon (futur gaulliste du RPF puis de l'UDT), il retrouvait dans cette discussion les poisons et délices de la Troisième République : « À maintes reprises, le Parlement s'est prononcé à la quasi-unanimité pour le principe du vote des femmes mais, chaque fois, l'on s'est arrangé par des arguments de procédure pour que la réforme n'aboutisse pas. » (cité par Wikipédia).

    L'amendement de Fernand Grenier a été adopté le 24 mars 1944 à Alger par 51 voix pour et 16 contre. Parmi les pour : Paul Antier, Jules Moch, Fernand Grenier, Louis Vallon, Ernest Claudius-Petit, Raymond Aubrac, Emmanuel d'Astier de La Vigerie, Vincent Auriol, Ambroise Croizat, François Billoux, Albert Gazier, Robert Prigent, etc. Parmi les contre : Paul Giacobbi, mais aussi René Cassin, etc. N'ont pas pris part au vote : Félix Gouin (parce qu'il présidait la séance), Pierre Cot, Ernest Bissagnet, Léon Morandat, Albert Guérin, etc.

    Fernand Grenier a ainsi écrit dans ses mémoires : « C'est de cette séance du 24 mars 1944 que date en fait le vote des femmes en France. », se donnant ainsi le beau rôle (c'est l'histoire que racontent encore aujourd'hui le parti communiste). Néanmoins, le site de l'Assemblée Nationale précise l'importance de De Gaulle dans cette évolution en mettant ce bémol : « Mais l'impulsion était venue d'ailleurs. Et cette conclusion semi-parlementaire n'effaçait pas 40 ans d'enlisement du législateur. ».


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    Sylvain Rakotoarison (21 avril 2024)
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    Pour aller plus loin :
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    Violences conjugales : le massacre des femmes continue.
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    La convocation du Parlement en Congrès pour l'IVG.
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    Les 20 ans du PACS.
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    PMA : la levée de l’anonymat du donneur.
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    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240421-vote-des-femmes.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-vote-des-femmes-en-france-254042

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/21/article-sr-20240421-vote-des-femmes.html


     

  • La victoire des impressionnistes

    « Impression, j'en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l'impression là-dedans... Et quelle liberté, quelle aisance dans la facture ! Le papier peint à l'état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là ! » (Louis Leroy, "Le Charivari" du 25 avril 1874).


     

     
     


    Il y a 150 ans, le 15 avril 1874, au 35 boulevard des Capucines, dans le neuvième arrondissement de Paris, aux Ateliers du photographe Nadar qui recherchait des revenus supplémentaires, a commencé la première exposition des peintres impressionnistes, principalement soutenue par le marchand d'art Paul Durand-Ruel.

    C'étaient d'abord des peintres qui se sont vus interdits d'exposition au Salon de peinture et de sculpture, déjà dans les années 1860. Leurs peintures n'étaient pas considérées comme convenables. La Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc. s'est constituée le 27 décembre 1873 pour les représenter et organiser cette première exposition du 15 avril 1874 au 15 mai 1874. Auparavant celle-ci, il y a déjà eu autour d'Édouard Manet un Salon des refusés en avril 1863 avec les encouragements de l'empereur Napoléon III et au grand dam des académiciens.

    Trente peintres ont exposé à cette occasion, en particulier Paul Cézanne, Auguste Renoir, Claude Monet, Berthe Morisot, Edgar Degas, Alfred Sisley, Henri Rouart et Camille Pissaro. Ils étaient en quelque sorte les révoltés de l'Académie, des rebelles... ce qui, aujourd'hui, fait un peu sourire puisqu'ils sont maintenant les classiques qu'on trouve principalement au Musée d'Orsay. Cent soixante-cinq tableaux étaient exposés chez Nadar, dont certains sont aujourd'hui considérés comme des chefs-d'œuvre. Étrangement, Édouard Manet n'a pas exposé à cette première exposition alors qu'il était supposé être l'un des meneurs de ce nouveau courant, peut-être pour des raisons d'ego. De ces trente peintres exposants, tous n'étaient pas des impressionnistes et certains venaient de l'art académique et sont tombés dans l'oubli.

     

     
     


    L'appellation "impressionnisme" ne venait d'ailleurs pas d'eux-mêmes mais de l'un de leurs plus féroces détracteurs, le journaliste et critique d'art (également peintre et graveur) Louis Leroy qui, profitant du titre du (désormais) célèbre tableau de Claude Monet (qu'on peut admirer au Musée Marmottan dans le seizième arrondissement de Paris dans sa collection permanente), "Impression, Soleil Levant" de 1872, a donné le nom à ce courant de peinture, l'impressionnisme, qui était au départ une moquerie, d'autant plus que ces peintres, épris de liberté d'exercer leur art, ne voulaient surtout pas devenir une nouvelle école artistique et s'enfermer dans un nouvel style académique.
     

     
     


    C'est d'ailleurs assez amusant de voir qu'à quelques années près, on s'est retrouvé aussi à la fin de la physique "classique" et au début de la physique quantique, révolutionnaire, devenue elle aussi une science académique par son acceptation généralisée.

    Ces peintres exposés, appelés impressionnistes, ont d'abord été appréciés de l'étranger, en particulier des États-Unis où de riches mécènes et collectionneurs n'hésitaient pas à s'affranchir des codes académiques du moment (ce qui se confirma tout au long du XXe siècle).

    Du reste, lors de cette première exposition, il n'y a pas eu que des critiques négatifs. Ainsi, le journaliste Ernest d'Hervilly l'a saluée dans
    "Le Rappel" du 17 avril 1874 : « On ne saurait trop encourager cette entreprise hardie, depuis longtemps conseillée par tous les critiques et tous les amateurs. ». Le critique Jules-Antoine Castagnary était même enthousiaste dans "Le Siècle" : « C’est vif, c’est preste, c’est léger ! ».
     

     
     


    D'autres salons allaient suivre les années suivantes, avec parfois des différends entre peintres (entre Degas et Monet notamment), et tout cela reste de l'histoire initiale puisque les impressionnistes ont envahi les galeries d'art et les salles des ventes de tous les pays.

    Parmi les impressionnistes, en dehors de ceux déjà cités plus haut, citons en particulier Gustave Caillebotte, plus considéré comme un mécène, en particulier pour avoir financé les expositions à partir de 1877, que comme un peintre qui, pourtant, grâce à sa connaissance de la photographie, a su proposer des compositions très modernes dignes d'une vision cinématographique de la réalité, il y a eu aussi Frédéric Bazille, Mary Cassatt, etc.

    Le Musée d'Orsay (Esplanade Valéry Giscard d'Estaing, au septième arrondissement de Paris) a organisé une exposition ouverte du 26 mars au 11 août 2024 à l'occasion de ce cent cinquantième anniversaire qui fait revivre au visiteur cette première exposition par une immersion de l'époque en réalité virtuelle : « Pour permettre cette expérience en réalité virtuelle, le Musée d’Orsay annonce avoir mené de nombreux travaux de recherche afin d’obtenir la reconstitution la plus fidèle possible. Pour cela, il s’est appuyé sur de nombreux documents : cadastres, plans architecturaux, photographies, archives de l’atelier, catalogue de l’exposition, correspondances des artistes, article des journalistes et critiques d’art. » décrit le site Paris Zigzag.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (13 avril 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    La victoire des impressionnistes.
    David Hockney.
    Pablo Picasso.
    Lucien Freud.
    Le Petit Prince.
    Le trèsor de Toutankhamon.
    Sarah Bernhardt.
    Pierre Soulages.
    La fresque d’Avignon.
    Sempé.
    Dmitri Vrubel.
    Margaret Keane.
    Maurits Cornelis Escher.
    Christian Boltanski.
    Frédéric Bazille.
    Chu Teh-Chun.
    Rembrandt dans la modernité du Christ.
    Jean-Michel Folon.
    Alphonse Mucha.
    Le peintre Raphaël.
    Léonard de Vinci.
    Zao Wou-Ki.
    Auguste Renoir.
    Reiser.
     

     
     



     

    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240415-impressionnistes.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-victoire-des-impressionnistes-253906

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/12/article-sr-20240415-impressionnistes.html




     

  • Mon Raymond Barre à moi !

    « Les porteurs de pancartes, ceux qui scribouillent, jacassent et babillent, le chœur des pleureuses et le cortège des beaux esprits, des milieux qui ne vivent que de manœuvres, d’intrigues et de ragots. » (Raymond Barre, le 26 septembre 1978).



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    Pourquoi ne suis-je pas étonné que le centenaire de Raymond Barre semble laisser complètement indifférente la classe médiatico-politique actuelle ? En effet, l'ancien Premier Ministre est né il y a 100 ans, le 12 avril 1924, à Saint-Denis, à La Réunion. Très malade et hospitalisé depuis plusieurs mois, il est mort d'une crise cardiaque à 83 ans le 25 août 2007 au Val-de-Grâce, l'hôpital parisien des grands politiques (aujourd'hui fermé). Ève Hegedüs, d'origine hongroise, qu'il a épousée en novembre 1954, est morte à 97 ans au début du mois de novembre 2017 à Genève. Je ne suis pas étonné de cet oubli généralisé parce que Raymond Barre était un homme d'État qui, aujourd'hui, fait figure de passé révolu (on n'en fait plus comme ça !). Et probablement aussi parce qu'il y a eu quelques révélations posthumes qui n'étaient pas du meilleur effet pour sa postérité (lire plus loin).

    J'ai toujours claironné mon barrisme et je le claironne encore aujourd'hui ("quoi qu'il en coûte" !), même si c'est un peu vain et même s'il devient très difficile d'expliquer ce qu'est le barrisme en 2024. Comme avec De Gaulle, il n'est pas question d'imaginer ce qu'aurait pu penser, dire, faire une personnalité qui, aujourd'hui, a disparu, mais ses leçons de vie ont toujours été très instructives.

    Si je me suis engagé en politique, c'était pour le soutenir, lui, Raymond Barre, candidat à l'élection présidentielle de 1988. Je notais d'ailleurs frénétiquement les noms de ceux qui le soutenaient aussi, en puisant dans les nombreuses notes confidentielles des journaux, des soutiens clairs et publics et des soutiens plus flous, qui n'osaient pas trop de le dire en raison de leurs attaches partisanes à droite mais aussi à gauche. D'ailleurs, certains de ces soutiens ont pu décevoir par la suite (c'était le cas de Philippe de Villiers, Christine Boutin, Charles Millon, etc.). J'étais même content d'avoir pu convaincre quelques électeurs socialistes modérés déçus par le cynisme de François Mitterrand.

    Ce qui est terrible lorsqu'on s'engage pour une personne, c'est qu'on risque de penser que seule sa pensée est la bonne. Le problème, c'est qu'elle n'est pas immortelle, au-delà de ne pas être infaillible, et que la pensée politique ne peut pas se référer qu'à une seule personne pour l'incarner. C'était longtemps le problème du gaullisme, mais De Gaulle avait pour lui non seulement son mythe de l'homme du 18 juin, mais aussi celui du fondateur de la Cinquième République. C'est aussi le problème de l'actuel Président Emmanuel Macron que je soutiens : sur quels fondements de philosophie politique agissent les responsables politiques ?

    C'est donc mon engagement auprès de Raymond Barre qui m'a permis d'affiner mes convictions politiques et philosophiques et pas l'inverse. Très globalement, la philosophie générale du centre droit, on pourrait parler du parti bourgeois ou orléaniste, c'est le pragmatisme économique, à savoir la paix par la prospérité. Avec un zeste de social et d'humanisme. Mais dans notre monde complexe, c'est très réducteur et surtout, très incomplet.

    Pour autant, Raymond Barre n'était pas mon gourou et, heureusement, contrairement à d'autres leaders politiques (comme chez les insoumis par exemple), il n'a créé aucune secte ! Raymond Barre était un humain avec ses failles. Il en avait beaucoup : il n'a pas participé à la Résistance alors que des plus jeunes que lui l'ont fait (il avait 20 ans en avril 1944 ; il a fait son service militaire en 1945 à Madagascar), il a été parfois maladroit (avec des phrases franchement limite comme celle-ci, lors de l'attentat de la rue Copernic le 3 octobre 1980 : « Je rentre de Lyon plein d'indignation à l'égard de cet attentat odieux qui voulait frapper des Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic. C'est un acte qui mérite d'être sévèrement sanctionné. », laissant croire, sémantiquement, que les Juifs n'auraient pas été innocents), et à la fin de la vie, plus par entêtement narcissique qu'autre chose, il a tenu des propos proches de l'antisémitisme qui pourraient illustrer le naufrage de la vieillesse. Enfin, après sa mort, le 3 juillet 2019, une enquête journalistique a dévoilé qu'il avait gardé en Suisse quelques millions cachés au fisc, j'avais l'intention d'écrire sur ce sujet mais je ne l'ai pas encore fait (à l'époque, tous les grands candidats avaient des relations troubles avec l'argent, car une campagne présidentielle coûte cher et il n'y avait pas encore de financement public de la vie politique).

    Si j'appréciais Raymond Barre, c'était parce qu'il synthétisait à lui seul deux amours, l'amour de la France et l'amour de l'Europe. Il synthétisait aussi deux courants politiques qui, souvent, se sont combattus : le gaullisme, et la démocratie chrétienne. J'utilise l'expression "démocratie chrétienne" à défaut d'une meilleure expression, qui pourrait être aussi "catholicisme social" mais ce serait encore plus réducteur, car la France est un pays laïque, et c'est très bien, mais ce courant se retrouve dans le reste de l'Europe et aussi en Amérique latine. On pourrait l'appeler le courant démocrate social à condition de ne pas le confondre avec le courant social-démocrate. Aujourd'hui, il pourrait être appelé le courant démocrate européen.

    Le gaullisme comme un serviteur de l'État. Lors du conseil des ministres du 21 juin 1967, Georges Pompidou, alors Premier Ministre, a proposé le nom de Raymond Barre pour la prochaine Commission Européenne. Il était déjà très réputé en économie, auteur à 35 ans des deux tomes "Économie politique" de la collection Thémis des PUF (Presses Universitaires de France) que des générations d'étudiants ont potassés (sortis en 1959 et réédités plus d'une quinzaine de fois, traduit en anglais, allemand, espagnol, russe, arabe, etc.), « le premier manuel moderne d'économie des facultés de droit » selon Jean-Claude Casanova, ancien élève et futur collaborateur. De Gaulle n'y a vu aucune objection, et son Ministre des Affaires sociales Jean-Marcel Jeanneney a approuvé dans la même instance, selon les notes d'Alain Peyrefitte : « Je me félicite du choix de Raymond Barre. C'est un gaulliste sûr et un économiste de premier ordre. Je suis convaincu qu'il aura dans la Commission autant d'autorité morale que Marjolin [auquel il allait succéder]. ». Jean-Marcel Jeanneney le connaissait bien car Raymond Barre avait travaillé dans son cabinet lorsqu'il était Ministre de l'Industrie entre 1959 et 1962, en tant que son chef de cabinet et ils ont été amené à mettre en application le Traité de Rome dans les secteurs industriels.

    Raymond Barre, lui, aurait voulu être nommé en 1967 Commissaire général au Plan, mais De Gaulle préférait bénéficier de son expertise à Bruxelles, ce qui montrait que De Gaulle ne négligeait pas du tout les instances européennes. Raymond Barre avait démarré sa carrière d'universitaire à Tunis (en tant que professeur agrégé de droit et de sciences économiques), où il a rencontré sa future épouse, et aussi un de ses étudiants, Jean-Claude Paye qui a dit plus tard : « Ce qui nous frappait le plus : son aptitude à établir des liens entre l'économie, la politique et l'histoire. ». Observateur et transmetteur, il est devenu rapidement acteur comme Vice-Président de la Commission Européenne chargé de l'Économie et des Finances du 7 juillet 1967 au 5 janvier 1973. Il a en particulier conçu la future Union économique et monétaire qui allait conduire au Serpent monétaire européen (SME), lui-même débouchant sur la future monnaie unique de l'Europe, l'euro (le SME consistait à encadrer le cours des monnaies européennes entre une cote maximale et une cote minimale, si bien que cela stabilisait les monnaies européennes et réduisait les risques de spéculations).

    Plus gaulliste que son prédécesseur Roberd Marjolin (porté par un certain supranationalisme) à la Commission, Raymond Barre a tout de suite suscité, malgré la méfiance initiale, la sympathie de ses partenaires européens pour son réalisme, son pragmatisme, son professionnalisme et sa convivialité (il était un bon vivant, comme sa silhouette pouvait en témoigner), ce qui a agrandi sa crédibilité internationale. Et aussi sa crédibilité auprès de De Gaulle qu'il a convaincu de ne pas dévaluer le franc en décembre 1968 malgré des spéculations consécutives à mai 68. Pour autant, le franc a été de nouveau attaqué en raison de l'incertitude créée par le référendum d'avril 1969 dont l'échec était prévisible, si bien qu'arrivé à l'Élysée, Georges Pompidou a pris la décision finalement de dévaluer le franc en août 1969. Pour Raymond Barre, c'était le point de départ d'une longue période d'inflation (toutes les années 1970 et première moitié des années 1980).

    Valéry Giscard d'Estaing l'a bien compris et l'a choisi pour diriger ensuite la France : Président, il l'a nommé Ministre du Commerce extérieur du gouvernement de Jacques Chirac le 12 janvier 1976, puis, alors qu'il était encore inconnu du grand public, Premier Ministre le 25 août 1976 (cumulant le Ministère de l'Économie et des Finances jusqu'au 31 mars 1978), et il est resté à Matignon jusqu'au 21 mai 1981, à la fin du septennat, malgré des périodes de surmenage (comme en octobre 1979). L'économiste s'est plu à faire de la politique (et c'était difficile avec, dans sa majorité, les empêcheurs de gouverner en rond qu'étaient les députés RPR),

    C'est la raison pour laquelle j'ai évoqué la synthèse Europe et France. Europe, car l'Européen convaincu a construit l'union économique et monétaire, seule la puissance européenne pourrait rivaliser économiquement avec les autres grands ensembles régionaux, mais aussi France, car il était un gardien pointilleux des institutions de la Cinquième République, et c'est d'ailleurs étonnant qu'il le fût plus que des gaullistes qui s'autoproclamaient du Général De Gaulle. Ainsi, il a soutenu le septennat et a toujours rejeté le quinquennat, il a aussi rejeté le principe de la cohabitation, considérant qu'un Président de la République qui n'avait plus de majorité à l'Assemblée Nationale, avait perdu la confiance du peuple et qu'il fallait relégitimer cette confiance d'une manière ou d'une autre. Le 7 octobre 1984, il affirmait : « Il y a là [avec l'idée de cohabitation] une trahison du principe fondamental de la Cinquième République et derrière cela, se profile le retour à un Président qui inaugure les chrysanthèmes avec un Premier Ministre et un gouvernement entre les mains des rivalités des partis. ».

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    Raymond Barre était contre le régime des partis, et d'ailleurs, il était contre le principe des partis, refusant de se faire enrégimenter par un appareil de parti, beaucoup trop électron libre pour suivre des consignes partisanes (ou en donner, d'ailleurs). Mais cet état d'esprit fut aussi sa perte car au moment de se présenter à l'élection présidentielle, il lui manquait une machine de guerre électorale efficace face au RPR (Jacques Chirac) et au PS (François Mitterrand). Lui ne pouvait se reposer que sur ses propres réseaux politiques (REEL, dirigés par Charles Millon) et sur l'UDF, une confédération de partis d'élus et pas de militants, eux-mêmes composés de nombreux électrons libres, souvent jaloux de leur indépendance politique et qui, souvent, monnayaient leur soutien au candidat le plus offrant.

    J'appréciais en effet beaucoup son indépendance d'esprit, sa capacité de réfléchir par lui-même, indépendamment des modes et des sondages, quitte à soutenir des dispositions impopulaires le cas échéant (il proclamait à Matignon : « Je préfère être impopulaire qu'irresponsable ! »). J'appréciais également son ton professoral (très peu électoraliste !), qui lui donnait une réelle autorité. J'étais d'ailleurs très étonné par sa grande popularité après 1981, qu'on pouvait sans doute expliquer par le besoin d'avoir un peu de sérieux dans l'économie alors que le gouvernement socialo-communiste faisait dans la surenchère des dépenses publiques (qu'on paie encore aujourd'hui, quarante-trois ans plus tard). Cela n'a pas suffi à le faire élire à l'Élysée en 1988 parce qu'il avait été un candidat assez médiocre, incapable de faire rêver, une campagne très peu dynamique (mal-menée d'abord par Philippe Mestre), il aurait dû être présent partout, réagir à tout, initier trente-six mille débats sur des sujets importants ou anecdotiques. Bref, dans la compétence de candidat, Jacques Chirac et François Mitterrand était nettement meilleurs que lui.

    Au lieu de se retirer de la vie politique après son échec de 1988, Raymond Barre s'est finalement prêté au jeu politique classique. Député de Lyon depuis 1978 (André Santini, député UDF, s'amusait à témoigner : « Barre, c'est mon compagnon de chambre : il dort à côté de moi à l'Assemblée ! »), il a été élu maire de Lyon de juin 1995 à mars 2001, et à ce jour, les Lyonnais le considèrent comme le meilleur maire qu'ils ont eu. Il faut dire qu'il a poursuivi avec succès le projet de Michel Noir d'ouvrir la ville traditionnellement très repliée sur elle-même pour la faire rayonner internationalement, ce que savait faire Raymond Barre par sa grande expérience du pouvoir. Une ville lumière !

    Parmi les défauts de Raymond Barre, on pourrait bien sûr affirmer qu'il manquait un peu d'anticipation sur la réalité des dangers politiques de l'avenir. Il restait très anticommuniste, et il était très prudent sur la politique d'ouverture de l'URSS de Mikhaïl Gorbatchev, ne tombant pas dans la gorbamania comme la plupart des dirigeants ouest-européens. En revanche, il n'avait pas vu venir, malgré le développement de l'audience électorale de Jean-Marie Le Pen, la menace durable et inquiétante d'une extrême droite populiste non seulement en France, mais aussi en Europe voire dans le monde entier (en particulier sur le continent américain). Sans doute était-ce sa génération qui voulait cela, puisqu'il est né quand l'Union Soviétique avait un an. Toutefois, son humanisme l'encourageait à prôner des idées que rejette l'extrême droite, en particulier sur le respect des immigrés. En 1988, Raymond Barre disait ainsi : « La France a été dans le passé et sera dans l'avenir une société composée de communautés de provenances diverses et de cultures variées. La France, comme les États-Unis, est un creuset. Aucun autre pays, à l'exception de la Yougoslavie, n'a une composition ethnique si hétérogène. (…) L'unité française s'est construite sur, et contre, une extraordinaire diversité ethnique et culturelle. ».

    J'expliquais que l'UDF l'avait soutenu à l'élection présidentielle de 1988 et pas le RPR. Il était gaulliste et démocrate chrétien, un courant qui a existé avec le MRP, des résistants gaullistes et centristes (comme Edmond Michelet, Maurice Schumann), mais Raymond Barre n'était pas un ancien résistant. Les gaullistes étaient totalement polarisés par Jacques Chirac et le RPR, et seul le courant centriste a soutenu Raymond Barre, le CDS (Centre des démocrates sociaux) d'ailleurs nettement plus sincèrement que le Parti républicain (ex-RI, parti de VGE), ce qui a justifié mon engagement au CDS à l'époque.

    Malheureusement, il n'existe plus de Raymond Barre dans la classe politique d'aujourd'hui. Les centristes, dont le courant est aujourd'hui représenté par Emmanuel Macron, même si c'est très différent historiquement, car les centristes, c'est l'Europe et la décentralisation (la subsidiarité), or, le macronisme est certes européen mais plutôt jacobin, les centristes restent avec ce péché originel de vouloir revenir à la Quatrième République (avec le MoDem, le Parti radical, l'UDI, etc.). Ce n'est pas exactement cela, mais leur propension à soutenir par exemple le scrutin proportionnel en est un symptôme. Au contraire, Raymond Barre défendait les institutions gaulliennes avec le scrutin majoritaire qui permettent d'avoir un gouvernement fort, efficace et démocratique, avec une majorité solide (pas toujours !), alors que les centristes aiment rarement la figure de l'homme providentiel (ou de la femme providentielle).

    À ma connaissance, seulement quatre grandes biographies ont été publiées sur Raymond Barre : "Un certain Raymond Barre" de Pierre Pélissier (éd. Hachette, 1977), "Monsieur Barre" d'Henri Amouroux (éd. Robert Laffont, 1986), "Raymond Barre" de Christiane Rimbaud (éd. Perrin, 2015) et "Raymond Barre aujourd'hui" de Jacques Bille (éd. Temporis, 2020). Nul doute qu'on le découvrira plus tard, après une traversée du désert...


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (07 avril 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Mon Raymond Barre à moi !
    Un véritable homme d’État (25 août 2017).
    Disparition de Raymond Barre (25 août 2007).
    Raymond Barre absent de l’élection présidentielle (12 avril 2007).
    La dernière interview de Raymond Barre le 1er mars 2007 sur France Culture (texte intégral).
    Triste vieillesse (8 mars 2007).

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    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240412-raymond-barre.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/mon-raymond-barre-a-moi-253864

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/12/article-sr-20240412-raymond-barre.html





  • Dominique Baudis, dix ans plus tard

    « Il y a toujours eu chez lui un mélange de discrétion et de timidité, d'autorité et de charisme. (…). Dominique avait une éthique très forte, la volonté de séparer le fait du commentaire, à l'anglo-saxonne. » (Patrice Duhamel, le 13 avril 2014 dans le JDD).


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    J'ai une petite pensée pour Dominique Baudis qui s'est éteint il y a dix ans, le 10 avril 2014 d'une très cruelle maladie. J'allais écrire, les bottes aux pieds, ou plutôt, le costume de Défenseur des droits, premier titulaire de la fonction constitutionnalisée. Il a pu appliquer concrètement son humanisme et son empathie pendant près de trois ans auprès des citoyens en conflit, parfois kafkaïen (comme cette homonyme d'une personne décédée qui a perdu ses allocations, sa retraite, tous ses droits sociaux), avec l'administration. Il manque des personnalités de cette envergure aujourd'hui dans la classe politique, même si on a changé d'époque.

    Journaliste passionné par la vie politique (il a commenté les séances des questions au gouvernement à l'Assemblée Nationale le mercredi après-midi sur FR3 au début des années 1980), homme engagé très jeune dans la démocratie chrétienne (par tradition familiale), il a fait la campagne de Jean Lecanuet en 1965 (et s'est fait élire conseiller municipal de Boulogne-Billancourt en 1971 sur la liste du maire Georges Gorse), Dominique Baudis est devenu en trois ans un homme politique national incontournable de l'opposition au gouvernement socialo-communiste, devenant de 1983 à 1986 : maire de Toulouse (élu en mars 1983 à la succession de son père Pierre Baudis qui a fait deux mandats), député européen (élu en juin 1984), conseiller général de Haute-Garonne (élu en mars 1985), député de Haute-Garonne (élu en mars 1986) et président du conseil régional de Midi-Pyrénées (élu en mars 1986, à une époque où on n'avait pas encore commencé à limiter les mandats).

    Il a fait beaucoup d'allers et retours entre les médias et la politique, avec aussi un intérêt pour l'Orient. Journaliste, il a été correspondant de TF1 pendant plusieurs années au Liban, très attentif au sort des chrétiens d'Orient, ce qui a pu expliquer le choix de Jacques Chirac de le nommer à la présidence de l'Institut du monde arabe entre 2007 et 2011.

    Journaliste très charismatique, il remplaçait Yves Mourousi et Roger Gicquel aux journaux télévisés de TF1 entre 1977 et 1980, puis, il a assuré la présentation du Soir 3 sur FR3 entre 1980 à 1982. Un de ses collègues, Patrice Duhamel, se rappelait, pour le JDD ("Journal du dimanche"), le 13 avril 2014 : « L'époque était joyeuse, nous étions une bande de jeunes journalistes célibataires, Patrick de Carolis, Bruno Masure, Dominique et moi-même… Sa flamme s'est imposée à la rédaction. ». Dominique Baudis a quitté l'audiovisuel public pour se présenter à la mairie de Toulouse et faire de la politique à 100%. Il a toutefois succédé à Alain Peyrefitte à la présidence du comité éditorial du journal "Le Figaro" en mai 2000 (jusqu'en 2001). Son bâton de maréchal de journaliste, il l'a reçu de Jacques Chirac avec sa nomination à la présidence du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA, futur Arcom), entre 2001 et 2007. À cette tâche, il a introduit la TNT (télévision numérique terrestre) et a lutté (sans beaucoup de succès) contre la pornographie.

    Bien sûr, c'est l'homme politique qui a le plus marqué les Français. Mais Dominique Baudis, très soucieux de sa liberté, a refusé toutes les offres de ministre qu'on lui proposait. Il a marqué surtout par son action pour Toulouse et celle en faveur de l'Europe, mais il a souvent flirté avec les sommets de la scène nationale. Patrice Duhamel : « Il aurait pu faire une grande carrière politique, il avait l'étoffe d'un Premier Ministre ! Mais il a refusé trois ou quatre fois d'entrer dans un gouvernement pour se consacrer à son mandat de maire de Toulouse. ».

    En fait, on pourrait même aller plus loin : Dominique Baudis avait l'étoffe d'un Président de la République. Au-delà de convictions très fortes, il avait un charisme qu'il avait gagné par son métier de journaliste mais aussi par son tempérament, un sourire irrésistible et pourtant, il mettait aussi de la distance dans les relations personnelles. Il faisait partie de ces gens qui ont une autorité naturelle et qui peuvent impressionner naturellement.

    Malgré sa grande prudence qui l'amenait plutôt à préférer les discours consensuels aux propos tranchés, il a pris la tête de la "fronde" des jeunes députés (et jeunes maires) de l'opposition UDF-RPR après l'échec présidentiel de mai 1988 et après les municipales de mars 1989 pour renouveler la classe politique dans l'optique des européennes de juin 1989 : c'étaient les Rénovateurs. Lui qui était un habitué des journaux télévisés, comme présentateur, il a marqué aussi l'histoire politique comme invité, à deux journaux télévisé, dont l'un en avril 1989, où il demandait à Valéry Giscard d'Estaing, "les yeux dans les yeux", de quitter la présidence de l'UDF qu'il venait de reprendre en 1988 (l'autre JT en 2003, voir plus loin).

    Il y a eu des rendez-vous politiques manqués, comme l'abandon, au dernier moment, de l'idée de conquérir la présidence du CDS au congrès d'Angoulême en octobre 1991, trop démocrate-chrétien pour "tuer le père" Pierre Méhaignerie (finalement, la guerre de succession a eu lieu en décembre 1994 entre Bernard Bosson et François Bayrou). Au cours de ce second septennat de François Mitterrand, Dominique Baudis avait montré quelques ambitions, il a ainsi rivalisé avec Philippe Séguin (un ancien rénovateur, lui aussi) en mars 1993, lui disputant le perchoir (il l'a manqué de quelques voix).

    Son combat national, Dominique Baudis l'a quand même obtenu. Soutenu par VGE et Alain Juppé et préféré à Jean-François Deniau, il fut désigné par l'UDF et le RPR tête de liste aux élections européennes de juin 1994, de nouveau réunis dans cette campagne. Rassemblant plus du quart des électeurs, sa liste était la première, et de loin puis qu'il avait près du double de la deuxième liste, celle menée par Michel Rocard, premier secrétaire du PS, ancien Premier Ministre, pour qui ce fut l'enterrement de ses ambitions présidentielles. Il retourna au combat électoral des européennes (pour la troisième fois) en juin 2009 (avec un scrutin cette fois-ci régional).

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    Ses réalisations les plus marquantes restent Toulouse, avec trois mandats (1983 à 2001). À la mort du maire emblématique, France 3 avait fait un rapide bilan : d'abord, l'implantation du métro à Toulouse, mais aussi la transformation des abattoirs en musée d'art contemporain, la construction de la Cité de l'Espace pour faire de la Ville rose la ville du spatial français par excellence, la construction de la médiathèque Marengo et d'un des plus grands Zénith de France. Mais l'essentiel n'était pas seulement dans le "quoi", aussi dans le "comment". Dominique Baudis voulait gérer comme un bon père de famille, c'est-à-dire en respectant l'argent des contribuables. Ainsi, il a refusé d'endetter sa ville à une époque où beaucoup d'édiles municipaux, départementaux et régionaux dépensaient à tort et à travers avec des hôtels du département, etc. parfois mégalomaniaques.

    Il aurait sans doute été réélu s'il avait sollicité un quatrième mandat municipal, mais il souhaitait changer radicalement (en présidant le CSA et en quittant la vie politique active). Il retourna à la vie politique dans une dernière excursion entre 2009 et 2011 (comme député européen).

    Entre-temps, il y a eu l'affaire Alègre qui l'a traumatisé au printemps 2003 : deux prostituées l'ont accusé des pires crimes, les plus abominables : proxénétisme, viol, acte de barbarie, pédophilie voire meurtre. "La Dépêche du midi" (dirigée par un rival régional, Jean-Michel Baylet), "Le Monde" (avec un journaliste d'investigation à moustaches devenu fondateur et star d'un site Internet très couru), et les médias en général ont été abominables avec la rumeur en le chargeant sans vérification, si ce n'est le témoignage assez léger des deux prostituées. Dominique Baudis s'est invité au journal télévisé de 20 heures sur TF1 le 18 mai 2003 pour évoquer l'affaire et démentir toutes les accusations, mais cela a eu l'effet inverse, celui de nourrir la rumeur et même son émotion devenait un signe de culpabilité. La justice l'a blanchi définitivement plusieurs années plus tard, mais cette histoire est restée une blessure très vive. Il a imaginé qu'on l'avait accusé parce qu'il avait combattu la pornographie à la télévision, ce qui dérangeait ce genre de milieu glauque. C'était aussi un moyen de connaître ses véritables amis... Sa veuve s'est exprimée en 2016 à ce sujet en y voyant une guerre entre deux familles (Baylet, centre gauche, et Baudis, centre droit) avec la fin des arrangements qui existaient entre la mairie de Toulouse et "La Dépêche du midi" quand Dominique Baudis est devenu maire avec l'idée de mieux gérer les deniers publics.

    La dernière mission de Dominique Baudis fut à sa hauteur : Nicolas Sarkozy l'a nommé en juin 2011 Défenseur des droits, un nouveau poste prévu par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la loi organique du 29 mars 2011. Cette fonction reprenait celle du Médiateur de la République avec beaucoup plus de champs d'action, de responsabilités et surtout de moyens. Il était alors le digne héritier de, notamment, Antoine Pinay, Robert Fabre, Jacques Pelletier et aussi Bernard Stasi, des hommes modérés au contact avec la réalité humaine qui ont joué le rôle de David contre le Goliath de l'administration française. Ses successeurs furent Jacques Toubon en 2014 puis Claire Hédon en 2020, l'actuelle Défenseure des droits.

    Le très bon score des européennes de 1994 aurait pu intégrer Dominique Baudis dans le cercle très restreint des présidentiables français. Il ne voulait sans doute pas s'y astreindre. Dans un livre biographique publié en 2001, Stéphane Baumont précisait : « Pourquoi l’une des figures les plus symboliques de la République de la Province comme de la démocratie d’opinion n’a-t-elle pas plus encore marqué notre histoire contemporaine ? Autant de questions qui reflètent le mystère et l’énigme Baudis : un homme faisant de la politique autrement, charismatique mais atypique, rigoureux mais sensible, homme d’action autant que de réflexion, acteur contemporain autant qu’écrivain. Dominique Baudis, un cas unique dans le paysage politique français… au-delà des partis, loin des idéologies, une forme de conquête du bonheur, un destin inachevé. ». Écrivain, en effet, car, au cours de son existence, il a publié dix livres (principalement historiques).

    Un Prix Dominique Baudis Science Po a été créé au début des années 2020 pour récompenser chaque année « trois courtes productions vidéo non-professionnelles produites à l’aide d’outils du quotidien (téléphone portable, ordinateur personnel, logiciels grand public, etc.) et visant à mettre en valeur un engagement dans les domaines cités ci-dessus (engagement public, défense des droits, rapprochement des peuples, information publique) » avec ces trois critères en particulier : « lien avec les engagements de Dominique Baudis ; caractère impactant de l’engagement mis en valeur (fond) ; angle original dans la présentation et clarté du narratif (forme) ».


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (06 avril 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Hommage d'État (16 avril 2014).
    Homme d’État (10 avril 2014).
    Premier Défenseur des Droits (4 juin 2011).
    Ex-jeune loup de la politique française (15 juin 2011).
    La rumeur dans le milieu politique.
    Les Rénovateurs (1).
    Les Rénovateurs (2).
    La famille centriste.
    Dominique Baudis.
    Valérie Hayer.
    François Bayrou.
    Henri Grouès.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Jean-Marie Rausch.
    René Monory.
    René Pleven.
    Simone Veil.
    Bruno Millienne.
    Jean-Louis Bourlanges.
    Jean Faure.
    Joseph Fontanet.
    Marc Sangnier.
    Bernard Stasi.
    Jean-Louis Borloo.
    Sylvie Goulard.
    André Rossinot.
    Laurent Hénart.
    Hervé Morin.
    Olivier Stirn.
    Marielle de Sarnez.

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    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240410-baudis.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/dominique-baudis-dix-ans-plus-tard-253963

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/10/article-sr-20240410-baudis.html