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histoire - Page 3

  • Emmanuel Macron, haut et fort dans l'intérêt de la France et des Français

    « Parler un 6 juin est important pour ne pas confondre la mémoire et la vie de la Nation. » (Emmanuel Macron, le 6 juin 2024 sur TF1 et France 2).



     

     
     


    Grande séquence diplomatique pour le Président de la République Emmanuel Macron. Après les trois jours de visite d'État en Allemagne, où le peuple allemand l'a ovationné durant ses déplacements (notamment à Berlin et à Dresde) du 26 au 28 mai 2024, il a reçu ces mercredi 5 et jeudi 6 juin 2024 plus d'une vingtaine de chefs d'État et de gouvernement pour les cérémonies du 80e anniversaire du Débarquement en Normandie. Et cela avant la visite de Volodymyr Zelensky à Paris ce vendredi 7 juin 2024 et la visite d'État du Président américain Joe Biden ce samedi 8 juin 2024.

    Pourquoi alors s'étonner de voir le Président de la République vouloir s'adresser aux Français à cette occasion ? Certes, dans trois jours ont lieu les élections européennes, mais justement, tous ses prédécesseurs, et en particulier le plus illustre d'entre eux, De Gaulle, ne s'étaient pas embarrassés de ces considérations en prenant les ondes quand ils le voulaient, parfois même entre la fin de la campagne officielle et le début du scrutin. Du reste, dans le cas de maintenant, ce n'est plus le gouvernement qui régule les temps de parole mais l'Arcom (l'héritière du CSA) qui a décidé de prendre en compte son temps de parole, et donc, dans cette affaire, c'est surtout Valérie Hayer qui est la plus pénalisée !

    Donc, effectivement, Emmanuel Macron a répondu aux questions de Gille Bouleau de TF1 et d'Anne-Sophie Lapix de France 2 ce 6 juin 2024 entre 20 heures 10 et 20 heures 45, dans un des très beaux cloîtres de Caen (je suis un peu jaloux, lorsque j'y suis allé, je n'ai pas pu le visiter car c'était fermé !). Évidemment, le Président a défendu son droit à parler aux Français, cela fait d'ailleurs partie de sa prérogative constitutionnelle, l'article 5 de la Constitution dit explicitement qu'il est l'arbitre des élégances(« Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État. »).

    Les messages d'Emmanuel Macron sont assez clairs et simples.

    Le premier, c'est en rapport avec les festivités du Débarquement. Il a souligné la grande participation populaire, beaucoup de Français, bien au-delà des invités, étaient présents à ces cérémonies et ce n'était pas par curiosité pour voir les officiels mais surtout pour rendre hommage aux vétérans venus spécialement des États-Unis et de Grande-Bretagne. Ces hommes-là étaient de très jeunes soldats, 18 ans, 20 ans, et ils ont perdu beaucoup d'amis, de camarades dans les combats, ils sont traumatisés à vie, ils sont maintenant centenaires ou pas loin de l'être. C'est grâce à eux que nous sommes une nation libre. Comment ne pas mettre le parallèle avec les élections européennes ? Emmanuel Macron a exhorté les Français à aller voter ce dimanche. Comment ne pas voter alors que des Américains et des Britanniques ont sacrifié leurs vies pour que nous puissions avoir ce droit ?

     

     
     


    Mais ce message est double. S'abstenir, c'est laisser les autres décider de l'Europe à sa place. Le Président a pris en exemple des électeurs britanniques qui n'avaient pas voté au référendum sur le Brexit et qui se sont retrouvés hors de l'Union ; ils s'en mordent encore les doigt. Emmanuel Macron craint un blocage de l'Europe avec l'arrivée massive de l'extrême droite, tant de France que d'ailleurs. Il entend donc remobiliser ceux qui sont pro-Européens pour stopper cette vague de sentiment anti-européen. Pour Emmanuel Macron, l'Europe nous protège et si l'extrême droite avait eu le pouvoir de blocage des institutions, il n'y aurait pas eu de vaccin contre le covid-19 qui aurait été soigné à coups de chloroquine et de Spoutnik. Il n'y aurait pas eu non plus de plan de relance contre lequel tous ses opposants français ont voté.

    Le deuxième message est plus régalien. Il a évoqué ce qu'il annoncerait officiellement le lendemain avec la visite de Volodymyr Zelensky à Paris, à savoir que la France allait livrer des Mirage 2000 à l'Ukraine pour défendre son espace aérien avec la possibilité d'atteindre des cibles militaires russes sur territoire russe si nécessaire pour se protéger. Par ailleurs, la France formera 4 500 soldats ukrainiens (qu'il a appelés très improprement « bataillon français »).


    Emmanuel Macron a expliqué que le Président ukrainien lui avait adressé la veille une lettre lui demandant officiellement cette aide. Il considère qu'il n'y a pas d'escalade et que la France ne fait pas la guerre à la Russie mais veut défendre l'Ukraine. Cette position rationnelle, ferme et nécessaire ennuie évidemment fortement Vladimir Poutine qui s'en prend aujourd'hui plus particulièrement à la France. Contrairement à tout ce qui avait été dit avant son intervention télévisée, le Président de la République n'a pas dit que les formateurs français formeraient sur le territoire ukrainien, mais il n'a pas dit non plus le contraire, laissant cette information dans le flou stratégique.

    Emmanuel Macron veut surtout rappeler que c'est Vladimir Poutine l'agresseur et que la réponse de la France dépend de lui, de ses propres évolutions tactiques. Lorsque les tirs russes proviennent de bases sur territoire russe, ne pas autoriser l'Ukraine à viser ces bases l'obligerait à accepter d'être bombardée sans réagir.

     

     
     


    Le troisième message concerne la situation à Gaza. Pour le Président français, la solution à deux États est la seule voie possible pour la paix. Mais la reconnaissance de l'État palestinien ne doit pas se faire dans l'émotion de la situation à Gaza. Cette émotion n'est pas seulement au Proche-Orient mais aussi en France, entre autres. S'il a loué l'absence de violence dans les manifestations pro-palestiniennes en France, au contraire d'autres pays, il a toutefois souligné la recrudescence très inquiétante des actes d'antisémitisme.

    À ceux qui le dénigrent parce qu'il personnaliserait la campagne des européennes, Emmanuel Macron a répondu très clairement : ce sont d'abord toutes les oppositions qui personnalisent la campagne, puisque matin midi et soir, leurs seuls arguments, c'est de s'en prendre à lui en le caricaturant, en s'en prenant d'ailleurs plus à sa personne qu'à sa politique.


    Le message européen d'Emmanuel Macron est donc clair et déterminé, mais il était aussi prévisible. Rejetant les sondages (il n'est pas un commentateur de sondages), pour lui, ce qui importe sera le résultat des élections dimanche soir, et il verra ensuite ce qu'il devra faire. Il a rappelé qu'en 2017 et en 2022, les Français ont élu le candidat qui a fait de la construction européenne son identité politique bien marquée, ce qui veut dire que son rôle ici n'est pas de contrer un peu stérilement les ennemis de l'Europe, mais plutôt de motiver les partisans de la construction européenne qui seraient déçus ou déconcertés par son action depuis le début de son second quinquennat de regarder l'essentiel, à savoir l'Europe au regard de l'histoire. C'est un discours qui se tient et qui, je l'espère, aura une incidence dans l'esprit des candidats à l'abstention.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (06 juin 2024)
    http://www.rakotoarison.eu

    Pour aller plus loin :
    Emmanuel Macron, haut et fort dans l'intérêt de la France et des Français.
    Interview du Président Emmanuel Macron le 6 juin 2024 sur TF1 et France 2 (vidéo intégrale).
    Discours du Président Emmanuel Macron le 6 juin 2024 en Normandie.
    Les 80 ans du Débarquement en Normandie.
    Le souverainisme européen selon Emmanuel Macron : puissance, prospérité et humanisme.
    Discours du Président Emmanuel Macron sur l'Europe le 25 avril 2024 à la Sorbonne à Paris (texte intégral et vidéo).
    Emmanuel Macron et son plan de relance de l’Europe (le26 septembre 2017 à la Sorbonne).
    Texte intégral du discours d’Emmanuel Macron le 26 septembre 2017 à la Sorbonne.
    Emmanuel Macron très gaullien à la télévision pour expliquer la gravité de la situation en Ukraine.
    Ukraine : Emmanuel Macron est-il un va-t-en-guerre ?
    Soutien à l'Ukraine : la conférence de l'Élysée pour une défense européenne.
    Amitié franco-ukrainienne : fake news et accord de coopération.
    Pour que la France reste la France !
    Conférence de presse du Président Emmanuel Macron le 16 janvier 2024 à 20 heures 15 à l'Élysée (texte intégral et vidéo).
    Gabriel Macron.
    Tribune du Président Emmanuel Macron dans "Le Monde" du 29 décembre 2023.

    Le gouvernement de Gabriel Attal sarkozysé.
    Liste complète des membres du premier gouvernement de Gabriel Attal.
    Cérémonie de passation des pouvoirs à Matignon le 9 janvier 2024 (texte intégral et vidéo).
    Gabriel Attal plongé dans l'enfer de Matignon.
    Élisabeth Borne remerciée !
    Macron 2024 : bientôt le grand remplacement ...à Matignon ?
    Vœux 2024 d'Emmanuel Macron : mes chers compatriotes, l’action n’est pas une option !

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240606-macron.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/emmanuel-macron-haut-et-fort-dans-255052

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/06/06/article-sr-20240606-macron.html

     

  • Une nostalgie nommée Ronald Reagan ?

    « Une récession, c’est quand votre voisin perd son travail. Une dépression, c’est quand vous perdez votre travail. Et la reprise, c’est quand Jimmy Carter perd le sien ! » (Ronald Reagan, 1980).


     

     
     


    C'était avec ce genre de parole péremptoire que l'ancien acteur d'Hollywood a été élu Président des États-Unis le 4 novembre 1980 contre le sortant Jimmy Carter. Ronald Reagan est mort il y a vingt ans, le 5 juin 2004, à Los Angeles à l'âge de 93 ans, souffrant de la maladie d'Alzheimer. Son corps reposant au Capitole le 9 juin 2004 à Washington, près de 105 000 citoyens américains sont venus se recueillir pour lui rendre hommage.

    Il fait partie de ces Présidents hors normes, souvent du Parti républicain, qui ont été élus par des élans de populisme contre un rival considéré comme faisant partie de l'etablishment washingtonien : Ronald Reagan contre Jimmy Carter en 1981, George W. Bush contre Al Gore en 2000 et Donald Trump contre Hillary Clinton en 2016. En gros, tous les vingt ans apparaît ce genre de personnage qui montre que la personnalité, l'audace, la détermination et le charisme l'emportent sur le savoir, la compétence, la raison et l'expérience. Pourtant, ces trois Présidents sont très différents les uns des autres. Donald Trump est sans doute le plus hors normes et c'est la raison pour laquelle George W. Bush n'avait pas voté pour lui en 2016 (même si Trump s'est beaucoup inspiré de Reagan pour son slogan de campagne : "Make America Great Again"). Bush Jr en effet appartenait bien à l'etablishment, comme fils de son père, mais il laissait l'image d'un candide qui représentait plus le peuple qu'un habitué du pouvoir.

    Reagan représentait les acteurs dans les années 1950 avant de représenter le peuple d'abord comme gouverneur de Californie puis comme Président. Si pour lui, la vie politique était une grande scène de théâtre, il avait des convictions qui en ont fait un grand Président. Libéral, il ne s'ennuyait pas avec les formalités. Une grève dans les transports aériens ? Ce n'était pas grave, il virait les dix mille contrôleurs aériens en grève, recrutait l'armée et les transports aériens reprenaient. Les syndicats pourtant puissants en furent estomaqués. Une recette peut-être gagnante ?

     
     


    Jugez-en par la situation économique. À son arrivée à la Maison-Blanche, inflation à 12,5%, "croissance" négative (-2%) et chômage à 10,8%. À la fin de sa Présidence, huit années plus tard : inflation à 4,4%, croissance de 3,9% par an en moyenne, chômage à 5,4%. L'efficacité du libéralisme sur le collectivisme. Mais cela signifiait sacrifier une grande part de la population dans la précarité. Et la note à payer, c'était un endettement massif : la dette publique a triplé, de 1 000 milliards de dollars à 2 900 milliards de dollars. Tout a été référencé pour garder une monnaie forte (après l'effondrement du dollar en 1982).

    Parmi les raisons du déficit chronique, l'augmentation de 40% du budget consacré aux dépenses militaires. Car le double mandat de Ronald Reagan s'est avant tout caractérisé par la politique extérieure, dès son élection qui a profité d'une situation américaine catastrophique à Téhéran (prise d'otages américains depuis 1979). Il a gagné pour redonner fierté aux Américains : America is back ! Ronald Reagan a été très interventionniste dans le monde des années 1980, et son principal objectif était idéologique : vaincre le communisme international. Et il y est parvenu avec la chute de l'Union Soviétique qu'il n'a pas connue comme Président des États-Unis mais à laquelle il a très largement contribué, notamment en mettant en œuvre le plan de bouclier nucléaire qui, s'il n'était pas techniquement pertinent, a été d'une très grande efficacité politique.

     
     


    Ronald Reagan a su créer un front occidental uni (avec Margaret Thatcher et François Mitterrand) contre les missiles soviétiques SS-20 installés en Europe centrale et orientale. Le Président américain n'a pas oublié ce discours mémorable du Président français à Bruxelles le 12 octobre 1983 lors d'un dîner officiel, avec cette formule qui résumait bien les choses : « Le pacifisme est à l'Ouest et les euromissiles sont à l'Est ! ». On pourrait malheureusement la décliner avec la guerre voulue par Vladimir Poutine en Ukraine : il n'y a que du côté "occidental" qu'on entend des velléités de paix, afin surtout de laisser la Russie vaincre.

    Le climat international était tel que des personnalités politiques françaises très diverses se revendiquaient de Reagan : François Mitterrand (qui, grâce à lui, a gagné en crédibilité internationale), Jacques Chirac (qui adopta son libéralisme pour 1986-1988, qu'il abandonna en 1995), et même Jean-Marie Le Pen pour avoir repompé en 1985 le slogan de Reagan à la sauce française ("La France est de retour").

    Toutefois, l'épopée reaganienne a commencé à vaciller à partir de 1986. D'abord l'explosion de la navette spatiale Challenger le 28 janvier 1986, et cet hommage présidentiel : « Le futur n’appartient pas aux timides ; il appartient aux braves. (…) Nous ne les oublierons jamais, ni la dernière fois que nous les avons vus, ce matin, quand ils préparèrent leur voyage et dirent au revoir, et rompirent les liens difficiles avec la Terre pour toucher le visage du Créateur. ». Et surtout avec la sortie du scandale de l'IranGate (le gouvernement américain aurait vendu des armes à l'Iran pour financer le soutien aux contras au Nicaragua).

     
     


    Il quitta néanmoins la Maison-Blanche avec la réputation du guerrier vainqueur du communisme, après avoir négocié les premiers traités de désarmement nucléaire avec l'URSS. Dans sa retraite californienne, Ronald Reagan s'éclipsa sur la pointe des pieds avec cette sale maladie neurodégénérative pendant les dix dernières années de sa vie : « J’entame maintenant le voyage qui me mènera au crépuscule de ma vie. » avait-il simplement écrit aux Américains le 5 novembre 1994. Il reste très admiré des Américains. De nombreux sondages ont indiqué qu'il était considéré comme le meilleur Président des États-Unis depuis la guerre. Sa postérité est telle qu'on donna son nom à un aéroport national (celui de la capitale) en 1998 et à un porte-avions en 2001. On pourrait aussi donner son nom à cette nostalgie, celle des années 1980, celle des années fric, celle du débridage économique que la France n'a connu qu'à partir de la Présidence Macron.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (02 juin 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    America is back !
    Nancy Reagan.
    Le Biden de Reagan.
    Ronald Reagan.
    Triste Trump (hic) !
    Paul Auster.
    Standard & Poor's.
    Moody's et Fitch.
    Les 75 ans de l'OTAN.
    Lee Marvin.
    Les 20 ans de Facebook.
    Bernard Madoff.
    La crise financière mondiale de 2008.

    La boîte quantique.
    Maria Callas.
    Henry Kissinger.
    Alexander Haig.
    Katalin Kariko et Drew Weissman.
    Rosalynn Carter.
    Walter Mondale.
    Marathonman.
    Bob Kennedy.

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240605-reagan.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/une-nostalgie-nommee-ronald-reagan-254846

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/06/01/article-sr-20240605-reagan.html



     

  • Claudia Sheinbaum, première femme élue Présidente du Mexique

    « Je veux être reconnue comme la Présidente de l'éducation, des énergies renouvelables et des femmes ! » (Claudia Sheinbaum, discours de campagne).



     

     
     


    Le Mexique, officiellement les États-Unis mexicains, paraît un pays encore plus rationalisé institutionnellement que les États-Unis (d'Amérique). Ce dimanche 2 juin 2024, les plus de 98 millions d'électeurs mexicains devaient élire à la fois leur Président des États-Unis mexicains, pour un mandat de six ans (non renouvelable), leurs 500 députés pour un mandat de trois ans, leurs 128 sénateurs pour un mandat de six ans, ainsi qu'un quart des gouverneurs des États, les députés locaux (équivalents chez nous aux conseillers régionaux), et aussi leurs maires.

    Le Mexique est un grand pays, il compte un peu moins de 130 millions d'habitants, classé à la onzième position mondiale (dépassé par l'Éthiopie il y a quelques années). Il constitue un pays très étendu, de près de 2 millions de kilomètres carrés (quatorzième dans le classement mondial), et l'une des plaies du pays est l'insécurité. Aux précédentes élections fédérales du 1er juillet 2018, il y a eu pendant la campagne électorale au moins 145 assassinats, dont 48 de candidats. Au moins une personne a été assassinée pour ces élections-ci.

    Favorite dans les sondages, Claudia Sheinbaum a été élue Présidente des États-Unis mexicains avec 58,6% des voix dans les premières estimations portant sur près de 73% des bureaux de vote (son score est donné dans la fourchette entre 58 et 60%). Elle succédera le 1er octobre 2024 à Andres Manuel Lopez Obrador issu du même parti qu'elle, le MORENA, mouvement social se situant au centre gauche.

    À bientôt 62 ans dans quelques jours (elle est née à Mexico), elle sera donc la première femme à bientôt occuper la magistrature suprême au Mexique. Ce n'est évidemment pas son seul programme ni son seul CV. Elle est d'abord une scientifique, physicienne, spécialiste de l'énergie et en tant que telle, climatologue, faisant partie du fameux groupe d'experts internationaux appelé GIEC de 2007 à 2013 (le GIEC a reçu le Prix Nobel de la Paix 2007). Les plus fins observateurs (je plaisante) remarqueront que son nom n'est guère mexicain. Normal ! Fille d'un chimiste et d'une biologiste, elle fait partie d'une famille de réfugiés : ses grands-parents étaient juifs et ont fui les persécutions antisémites de Bulgarie et de Lituanie dans les années 1920.

    Spécialiste du génie énergétique, elle a obtenu un doctorat en sciences de l'environnement et a fait une période postdoctorale dans un laboratoire universitaire en Californie. Elle a travaillé par la suite à la mairie de Mexico avec le maire Andres Manuel Lopez Obrador, maire de Mexico du 5 décembre 2000 au 29 juillet 2005, qui a démissionné pour se présenter à l'élection présidentielle du 2 juillet 2006 (il échoua également à l'élection du 1er juillet 2012 et fut élu à la suivante, celle du 1er juillet 2018). Les deux responsables partageaient leur appartenance au Parti de la révolution démocratique (PRD). Andres Manuel Lopez Obrador a créé ensuite le MORENA (Mouvement de regénération nationale) en 2012 et la future Présidente l'a rejoint deux ans plus tard.

    Claudia Sheinbaum a été élue maire de Mexico le 1er juillet 2018 et a exercé ce mandat du 5 décembre 2018 au 16 juin 2023, date à laquelle elle a démissionné pour se consacrer pleinement à sa campagne pour l'élection présidentielle du 2 juin 2024. Parmi les plus de sa gestion municipale, l'écologie et le social, développement des transports en commun, aide aux plus démunis, ainsi que la sécurité, baisse de moitié des homicides, mais le gros moins fut l'accident du métro de Mexico du 3 mai 2021 (effondrement d'un pont et déraillement d'une rame) qui a coûté la vie à au moins 26 personnes et en a blessé environ 80 autres. L'enquête est toujours en cours. Parmi les moins de son parti au pouvoir pendant cette période, il faut aussi évoquer les très nombreuses victimes de la crise du covid-19 avec plus de 200 000 personnes mortes du covid-19 entre 2020 et 2022.

    Forte d'une belle popularité à Mexico, elle a bataillé ferme pour se faire élire le 6 septembre 2023 à la primaire de la gauche unie rassemblant son parti, le parti des travailleurs et le parti écologiste (elle avait cinq concurrents). Parmi les mesures qu'elle a prônées durant sa campagne, elle a mis la violence contre les femmes comme une priorité, la solidarité nationale également pour les plus démunis, la protection de l'environnement (contre des intérêts industriels), et la légalisation de l'avortement dans un pays fortement catholique.

    Dans la compétition présidentielle, Claudia Sheinbaum a eu pour adversaire Xochitl Galvez, femme d'affaires, ancien maire de Miguel Hidalgo et ancienne sénatrice, candidate d'une coalition regroupant les partis traditionnellement au pouvoir (PRI, Parti révolutionnaire institutionnel ; PAN, Parti action nationale et PRD, voir plus haut), qui obtiendrait 28,4% et le candidat du Mouvement citoyen, centre gauche, Jorge Alvarez Maynez qui obtiendrait 10,5% des voix, toujours selon les mêmes estimations. Les écarts sont suffisamment larges pour que l'identité du vainqueur ne fasse aucun doute.


    Ce qui est notable, c'est que le programme de Xochitl Galvez, soutenue par l'élite conservatrice, était très modéré et la candidate s'était engagée à ne pas remettre en cause la politique sociale d'Andres Manuel Lopez Obrador. Cité par "Libération" du 7 septembre 2023 (au lendemain de la primaire), le politologue Carlos A. Perez Ricart a considéré que, même avant le scrutin, c'était déjà une grande victoire du Président sortant (qui n'a pas le droit de se représenter et qui jouit d'une forte popularité d'environ 60% d'opinions favorables) : « La candidature de Xochitl Galvez est l’une des grandes victoires de Lopez Obrador. Le curseur s’est tellement déplacé vers la gauche que la candidate de droite se comporte comme si elle était presque de gauche. ».

    Quant aux élections législatives, sur près de 75% de bureaux de vote dépouillés, son parti MORENA obtiendrait 40,4% des voix, menant une coalition totalisant près de 53,6% des voix selon ces premières estimations. Quant au Sénat, le rapport de forces est du même ordre. Cela signifie que Claudia Sheinbaum pourra bénéficier d'un parlement de même bord qu'elle, ce qui, dans un régime présidentiel, est très important (on le voit aussi aux États-Unis).


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (03 juin 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Claudia Sheinbaum.
    L'empereur Maximilien du Mexique.
    Augustin Carsten, candidat à la direction générale du FMI en juin 2011.

    Mort de Francisco Blake Mora en novembre 2011.

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240602-claudia-sheinbaum.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/claudia-sheinbaum-premiere-femme-254990

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/06/03/article-sr-20240602-claudia-sheinbaum.html




     

  • Henri Nallet, l'agriculture et la justice au service ...du PS

    « Ses recherches l’ont amené à publier plusieurs études sur le syndicalisme, la politique agricole, le statut juridique du paysan, ou encore l’élevage et la production laitière. Cette connaissance du monde agricole l’a guidé dans ses premiers engagements politiques. » (Site du Ministère de l'Agriculture, mai 2024).


     

     
     


    L'ancien ministre socialiste Henri Nallet est mort ce mercredi 29 mai 2024 à l'âge de 85 ans (il est né le 6 janvier 1939 à Bergerac). Je l'avais rencontré le 25 juin 2014 à l'occasion d'un colloque à la Sorbonne sur Jean Jaurès, une réflexion proposée au centenaire de son assassinat. Henri Nallet était la "puissance invitante" en tant que président de la Fondation Jean-Jaurès (il l'a présidée de 2013 à 2022), une fondation en soutien intellectuel du PS fondée (et présidée) par Pierre Mauroy en 1992, et présidée depuis 2022 par l'ancien Premier Ministre socialiste Jean-Marc Ayrault (Henri Nallet en était devenu le président d'honneur).

    Dans ce colloque, il y avait du beau monde, je ne citerai pas tous les intervenants, mais parmi les plus réputés, il y avait Robert Badinter, Alain Juppé, Pierre Bergé (en tant que président des Amis de François Mitterrand, oui oui, ça existe encore), Alain Richard, Jean-Noël Jeanneney, Christiane Taubira, Claude Bartolone, Laurent Fabius, etc. C'est dans les activités d'une telle fondation de faire des retours sur le passé (colloques, séminaires, etc.), et aussi des propectives pour préparer l'avenir. Henri Nallet adorait faire de la recherche, car c'était son métier d'origine.

    J'ai toujours eu du mal en politique avec Henri Nallet, en ce sens que j'ai toujours eu du mal à le considérer comme un véritable homme politique et pourtant, il avait tout pour être considéré comme tel : des portefeuilles ministériels, un mandat parlementaire et même, une implantation locale qui l'a fait élire maire de Tonnerre, petite ville de l'Yonne à l'est d'Auxerre, de 1989 à 1998 (conseiller municipal de 1998 à 2001) ainsi que conseiller général de l'Yonne de 1988 à 2001.

    Sans doute parce qu'il a pris ses engagements politiques par la grande porte, un peu à l'instar de beaucoup de responsables politiques depuis 2017 : celle d'un grand ministère. En effet, après la démission surprise de Michel Rocard comme Ministre de l'Agriculture en avril 1985 pour protester contre l'instauration du scrutin proportionnel pour les législatives de 1986, cuisine électorale pour empêcher l'alliance UDF-RPR d'atteindre la majorité absolue et de favoriser l'élection de députés FN, François Mitterrand a nommé Henri Nallet à sa succession, du 4 avril 1985 au 20 mars 1986.

    À l'époque, il était inconnu du grand public et était considéré comme un technocrate... qu'il était. En effet, Henri Nallet, diplômé de l'IEP de Bordeaux (il est né en Dordogne), d'une licence de droit public et d'un DESS de sciences politiques à Paris (sur l'agriculture), est devenu avocat en 1968. Mais également chercheur de 1970 à 1981 à l'INRA (Institut national de la recherche agronomique) dont il est devenu un directeur de recherches. De 1965 à 1970, Henri Nallet fut aussi chargé de mission pour les affaires économiques auprès de Michel Debatisse, secrétaire général de la FNSEA, mais il démissionna sur un désaccord idéologique.

     

     
     


    Quand il était étudiant, il s'est parallèlement engagé à la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) dont il fut le secrétaire général en 1963 avant de démissionner en 1964 en raison d'un désaccord avec la tutelle catholique. C'est à cette occasion qu'il a rencontré le futur maire de Lille Pierre Mauroy, président du Conseil français des mouvements de jeunesse dont Henri Nallet fut l'un des vice-présidents jusqu'en 1965. Au début des années 1970, il a collaboré aussi au journal protestant "Réforme" où il a fait la connaissance de Pierre Joxe qui l'encouragea à intégrer l'équipe de campagne de François Mitterrand pour l'élection présidentielle de 1981, spécialisé dans les questions agricoles.

    La victoire des socialistes en 1981 l'a conduit à fréquenter les cabinets du pouvoir : d'abord celui de la toute nouvelle Ministre de l'Agriculture Édith Cresson, mais la réputation de brillant conseiller d'Henri Nallet l'a fait entrer quelques semaines plus tard à l'Élysée comme conseiller technique chargé des questions agricoles, des problèmes communautaires et de la pêche, complétées par les questions sur l'environnement un peu plus tard. Il était entre autres dans les réunions européennes aux côtés du ministre Roland Dumas pour préparer l'entrée de l'Espagne et du Portugal à la CEE.

     

     
     


    En avril 1985, c'était donc à la fois un homme très compétent techniquement sur les questions agricoles (et sur la pratique du pouvoir) et un engagé au sein du parti socialiste (de manière informelle, car il a pris sa première carte du PS seulement en 1987 !) qui a fait son entrée au Ministère de l'Agriculture. Mais comme il est passé par la grande porte sans toutes les étapes de l'élu local qui s'est fait un nom jusqu'à monter à Paris, il y a eu une sorte de procès en illégitimité politique qui lui a toujours collé à la peau, conforté par le fait qu'il n'avait pas d'ambition politique en tant que telle (il ne s'est jamais frotté aux batailles claniques au sein du parti socialiste). En tant que ministre, il apporta à Coluche à la fin de 1985 le soutien des autorités publiques à son excellente initiative des Restos du cœur.

    Pressentant la défaite du PS et leur retour dans l'opposition, les dirigeants du PS ont tenté de sauver les ministres sortants en les présentant en tête de listes aux élections législatives de mars 1986. N'ayant aucune implantation locale, Henri Nallet a été parachuté dans l'Yonne sur le conseil de son ami Pierre Joxe, régional de l'étape, alors qu'il avait d'abord songé à la Manche où sa belle-famille était installée. Henri Nallet fut élu député de l'Yonne en mars 1986, réélu au scrutin majoritaire en juin 1988, battu en mars 1993 et réélu en juin 1997.

    Après la réélection de François Mitterrand, Henri Nallet fut renommé Ministre de l'Agriculture et de la Forêt du 12 mai 1988 au 2 octobre 1990 dans le gouvernement de Michel Rocard. Son successeur et son prédécesseur exerçant durant le gouvernement de la cohabitation dirigé par Jacques Chirac fut le président de la FNSEA François Guillaume (91 ans). Son action au service de l'agriculture l'a amené à présider le Conseil mondial de l'alimentation ainsi que, plus tard, le Haut Conseil de la coopération agricole.

    Mais ce n'est pas dans le domaine agricole que l'action politique d'Henri Nallet resta la plus mémorable. En effet, lors d'un remaniement qui a évincé Pierre Arpaillange de la Place Vendôme, Henri Nallet fut bombardé Ministre de la Justice du 2 octobre 1990 au 2 avril 1992, dans le gouvernement de Michel Rocard et confirmé dans celui d'Édith Cresson qui le connaissait bien (du 2 octobre 1990 au 15 mai 1991, il avait auprès de lui un ministre délégué, l'avocat Georges Kiejman). Son successeur à l'Agriculture fut Louis Mermaz, et il fut évincé lui-même de la Place Vendôme lors de la formation du gouvernement de Pierre Bérégovoy, remplacé par l'ancien conseiller de François Mitterrand à l'Élysée Michel Vauzelle.

     

     
     


    Là encore, un ministre de l'agriculture qui devient ministre de la justice, cela a étonné beaucoup d'observateurs. Mais juriste (et même avocat), Henri Nallet avait bien sûr les qualités pour devenir garde des sceaux (et la politique veut que ministre, c'est une fonction politique et pas technique). Néanmoins, ce qui resta de lui fut le dessaisissement le 7 avril 1991 du juge Thierry Jean-Pierre qui a enquêté sur l'Affaire Urba, un scandale politico-financier impliquant de nombreux dirigeants socialistes. Thierry Jean-Pierre avait alors mené une perquisition au siège d'Urba-Gracco (une boîte à financements occultes des élus socialistes), ce qui avait provoqué la colère de François Mitterrand et sa tentative d'étouffement de l'affaire (le juge Renaud Van Ruymbeke a repris l'affaire, et l'a poursuivie en perquisitionnant au siège du PS !). Il faut aussi rappeler qu'Henri Nallet était le trésorier de la campagne présidentielle des socialistes de 1988 et à ce titre, connaissait sans doute les ressorts du financement du PS.

    Après son exclusion du gouvernement, Henri Nallet fut nommé conseiller d'État en décembre 1992, un statut qui lui assurait une bonne protection alimentaire. Il s'éloigna alors de la vie politique pour devenir expert auprès d'organisations internationales comme la Commission Européenne ou la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement présidée alors par Jacques Attali, l'ancien conseiller spécial de François Mitterrand à l'Élysée). Il a ensuite intégré l'équipe de campagne de Lionel Jospin pour l'élection présidentielle de 1995.

    Réélu député de l'Yonne en juin 1997, Henri Nallet a repris une activité politique nationale voire internationale en se faisant élire président de la délégation de l'Assemblée pour l'Union Européenne, fonction pour laquelle il a pondu de nombreux rapports. Il a aussi beaucoup travaillé à l'époque pour Dominique Strauss-Kahn (Finances) et Élisabeth Guigou (Justice). Henri Nallet fut également vice-président du Parti socialiste européen en 1998, tandis que Pierre Mauroy était le président de l'Internationale socialiste.

    Resté avocat, Henri Nallet a lâché ses mandats électifs au début des années 2000, et a présidé la Fondation Jean-Jaurès après la mort de Pierre Mauroy. Lorsque François Hollande a voulu l'élever le 14 juillet 2015 au grade de commandeur de la Légion d'honneur, une polémique s'est développée en raison du scandale du Mediator, car Henri Nallet était également rémunéré de 1997 à 2013 par le groupe Servier, notamment comme directeur général des affaires extérieures et de la communication. Il a en effet été accusé de trafic d'influence. Ce commandeur du Mérite agricole n'a, semble-t-il, jamais été inquiété par la justice. Et c'est peut-être justice (je ne connais pas son degré d'implication).

    Dans son hommage, son lointain successeur, l'actuel Ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire Marc Fresneau a déclaré : « J’avais eu la chance de pouvoir dîner avec lui au mois de janvier dernier et nous avions évoqué les sujets agricoles et politiques avec un grand esprit de liberté et d’ouverture. Je n’oublie pas combien il a œuvré pour l’agriculture, de l’enseignement agricole aux relations syndicales et pour favoriser le développement des appellations d’origine contrôlées. ». Tandis que Jean-Marc Ayraud, son successeur à la Fondation Jean-Jaurès, a rappelé ses contributions intellectuelles, en particulier sur le multilatéralisme (septembre 2004), sur l'Europe (septembre 2009), sur la gauche et la justice (février 2011), sur les relations entre François Mitterrand et Pierra Mauroy (juin 2016) ainsi que sur Michel Rocard (juillet 2017).



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (29 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Jean Jaurès.
    Henri Nallet.
    Jacques Delors.
    Ségolène Royal.
    Najat Vallaud-Belkacem.
    Frédéric Mitterrand.
    Jean-Pierre Chevènement.
    Robert Badinter.
    Édith Cresson.
    Patrick Kanner.

    Olivier Dussopt.
    Louis Le Pensec.
    Gérard Collomb.
    Jérôme Cahuzac.
    Pierre Moscovici.
    Jacques Attali.
    Louis Mexandeau.
    Joseph Paul-Boncour.
    Bernard Cazeneuve.
    Charles Hernu.
    Pierre Mauroy.
    Roger-Gérard Schwartzenberg.
    Georges Kiejman.
    Roland Dumas.

    Jean Le Garrec.
    Laurence Rossignol.
    Olivier Véran.

    Sophie Binet.
    Hidalgo et les trottinettes de Paris.
    Hidalgo et les rats de Paris.
    Les congés menstruels au PS.
    Comment peut-on encore être socialiste au XXIsiècle ?
    Nuit d'épouvante au PS.
    Le laborieux destin d'Olivier Faure.

    PS : ça bouge encore !
    Éléphants vs Nupes, la confusion totale.
    Le leadershit du plus faure.
    L'élection du croque-mort.
    La mort du parti socialiste ?
    Le fiasco de la candidate socialiste.
    Le socialisme à Dunkerque.
    Le PS à la Cour des Comptes.

     
     




  • Marie-France Garaud et une certaine idée de la France

    « Nous sommes dans la situation où nous devons discuter les termes d'une nouvelle alliance dont la base serait une entente sur ce qui est essentiel, c'est-à-dire, la défense du monde libre, la défense des valeurs dans lesquelles nous croyons, qui nous sommes supérieures et que nous sommes chargés de défendre. » (Marie-France Garaud, le 15 avril 1981).




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    On apprend que Marie-France Garaud vient de s'éteindre ce mercredi 22 mai 2024. Elle avait eu 90 ans il y a près de trois mois, et sa santé était déclinante depuis quelques années. Il est difficile d'évoquer son souvenir dans l'histoire politique de notre pays car je ressens un double sentiment contradictoire : j'ai énormément de respect pour elle, son intelligence, son audace, son courage, sa ténacité et son désintéressement, mais il faut convenir que je n'ai pas du tout les mêmes convictions. Certes, l'amour de la France et vouloir sa grandeur nous unissaient, mais pour savoir quoi faire pour préserver la grandeur de la France, nous n'avions à l'évidence pas les mêmes options.

    Elle, elle prônait l'idéalisme dans une sorte de mythe gaulliste qui n'a jamais eu lieu. C'était du Zemmour puissance dix. Ce n'était pas : dans les années 1970, c'était mieux ! Car la Marie-France, elle ne supportait plus le RPR et le Jacques Chirac qui l'avait quittée honteusement pour préférer l'ambition aux convictions, selon elle. Elle, c'était peut-être les (fausses) images d'Épinal de De Gaulle en juin 1940, ou encore en septembre 1958, invoquant et incarnant la France. Elle était contre la globalisation, mais dire cela est assez inefficace sur que faire. C'est comme se dire contre la maladie, contre la guerre, contre les mauvaises choses qui nous arrivent. (Et pourtant, Marie-France Garaud n'est venue au gaullisme que tardivement car, séduite par Pierre Mendès France, elle avait voté non le 28 septembre 1958 au référendum sur la Cinquième République, et son zèle prétendu ultragaulliste venait qu'elle était une convertie récente).

    La globalisations des échanges (personnes et biens) est pour moi une chance pour la culture, pour l'économie, pour l'innovation, pour la curiosité intellectuelle, mais dans tous les cas, qu'on la veuille ou pas, elle est là, et personne ne peut l'empêcher d'être. Ou alors, il ne resterait qu'une solution, devenir un pays replié sur lui-même, il n'y en pas plus beaucoup, peut-être la Corée du Nord (et encore !).

    Et puis, il y a une autre réaction, celle de dire : la France n'est plus une puissance mondiale de premier ordre, c'est ainsi, c'est dommage, c'est regrettable mais à 70 millions d'habitants, on ne vaut pas grand-chose face au milliard d'habitants de l'Inde et de la Chine ou aux centaines de millions des États-Unis. Le seul moyen de maintenir une influence dans le monde, de préserver notre puissance nationale, c'est de changer d'échelle, de construire l'Europe avec un bloc de près de 500 millions d'habitants. L'Europe, c'est du pragmatisme, adopté dès son retour au pouvoir par De Gaulle lui-même qui a appliqué les premières années du Traité de Rome (il aurait pu le mettre à la poubelle). Emmanuel Macron est dans cette continuation de vouloir garder la France au top niveau, d'en faire un pays attractif pour ses investissements, son innovation, sa culture. Refuser la compétition internationale, c'est renoncer au combat, c'est admettre sans combattre que la France ne vaut plus rien, n'est plus capable d'être une puissance. Ce n'est pas une réaction de patriote.

    Alors, oui, Marie-France Garaud s'est fourvoyée, à mon sens, dans une sorte de nostalgie de grandeurs impossibles. Quand elle a voté pour Marine Le Pen en 2017, elle l'a fait, selon elle, pour refuser que les Allemands nous dictent leur loi. Au lieu de quoi, en votant pour Marine Le Pen, elle préférait que ce fussent les Russes qui nous dictent leur loi.

    Et pourtant, ce n'était pas faute d'être méfiante avec la Russie. Lorsqu'elle a été candidate à l'élection présidentielle de 1981, son allocution pour la campagne officielle était très claire, le 15 avril 1981 : « Ce soir (…), je veux vous parler de quelque chose qui sans doute est plus difficile mais qui me paraît dominer le reste. Parce que, je crois qu'il faut bien s'en rendre compte, nous sommes confrontés à un défi qui nous est imposé par une puissance étrangère, qui est l'Union Soviétique. Ce défi est fantastique. C'est le défi du communisme. Il met en cause notre liberté en tant qu'êtres humains et en tant que Français. Saurons-nous le relever ? De la réponse à cette question dépendent toutes les autres. Selon que nous serons libres ou pas, nous pourrons décider de notre avenir, nous pourrons décider des moyens et des politiques que nous voulons adopter, ou nous ne le pourrons pas. ».

    Elle n'avait pas vu venir l'écroulement comme un château de cartes de l'URSS en 1989-1991. Mais elle avait vu juste sur l'annexion inacceptable (c'étaient ses mots) de l'Afghanistan par l'URSS : « [Les Soviétiques] se sont réarmés, ils ont envahi l'Afghanistan et ils ont avancé dans deux directions qu'ils ont très clairement définies : le Golfe pour nous priver du pétrole et l'Afrique par Libye et Cuba interposés, pour nous priver des matières premières. ».

    Elle a ainsi reproché à Valéry Giscard d'Estaing d'être allé à Varsovie le 19 mai 1980 rencontrer Brejnev : « Ce qui s'est dit à Varsovie, mais ça n'a aucune espèce d'importance. Ce qui est versé dans les archives que nous pourrons lire dans trente ans, n'a aucun intérêt. Le fait politique, ce n'est pas le contenu de la conversation. C'est le fait d'aller à Varsovie. C'est le fait qu'après une invasion déclarée inacceptable, le chef d'État d'un des pays champions de la liberté se rende dans une démocratie populaire, rendre visite à l'agresseur sous la garde des autorités militaires soviétiques. Ça, c'est un fait qui a une double signification. D'une part, nous nous sommes désolidarisés d'avec le monde libre, et d'autre part, nous avons accepté ce que nous avions déclaré inacceptable. ».

    Et de décrire ce que finalement Emmanuel Macron a fait à propos de l'Ukraine en faisant jouer les rapports de forces : « Il aurait fallu réunir autour de nous nos alliés (…). Il aurait été notre devoir de leur donner force, courage et unité pour que le monde libre puisse parler d'une seule voix, et dire ce qui était permis et ce qui était défendu, et que ce qui était défendu serait sanctionné. (…) Vous savez, non seulement la politique est une question de relations de forces, mais lorsqu'on est dans une situation de force, même relative, comme celle que je viens d'évoquer, il faut l'exploiter. C'est cela la vie politique, comme la vie tout court. ». C'était en effet sa conception de la vie politique.


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    Conseillère des coups tordus de Georges Pompidou, à Matignon puis à l'Élysée, puis de Jacques Chirac jusqu'à ce qu'il l'ait "répudiée" en 1979, Marie-France Garaud s'est en effet présentée à l'élection présidentielle de 1981. Comme neuf candidats sur dix, elle a fait du "Giscard bashing" (le mot n'existait pas encore dans la tête des journalistes), ce qui était assez normal pour un Président de la République sortant : « Comment ne comprend-il pas que si je critique sa politique étrangère, ce n'est pas pour abaisser la France. Au contraire, c'est parce que je pense que la politique qu'il mène conduit à un abaissement de notre pays. Oh, je ne dis pas du tout qu'il l'ait voulu ni qu'il l'ait souhaité, ni même qu'il l'ait consenti. Je pense qu'il est plein de bonnes intentions, mais je pense qu'il s'est trompé. Et je pense qu'il s'est trompé par orgueil. Il s'est cru plus intelligent que les autres, et en particulier, plus intelligent que les autres chefs d'État. Il s'est fait des illusions. Il s'est fait des illusions sur la détente. Il s'est fait des illusions sur l'Europe. Il s'est fait des illusions sur le Tiers-monde. ».

    On peut pourtant constater, avec quarante-trois ans de recul, que Valéry Giscard d'Estaing, au contraire, avait vu juste, en proposant l'élection au suffrage universel direct du Parlement Européen (elle-même a été candidate !), en proposant que les chefs d'État et de gouvernement se réunissent régulièrement en Conseils Européens, en proposant la création du G7 pour tenter d'harmoniser une politique monétaire mondiale qui nous était jusque-là très défavorable.

    On a l'impression que les opposants à Emmanuel Macron recopient presque mots pour mots l'amertume au venin de Marie-France Garaud dont le combat contre le communisme est devenu le combat contre l'Europe, sans voir aucune contradiction que son seul mandat électif était d'être élue députée européenne en 1999 sur la liste improbable de Charles Pasqua et Philippe de Villiers.

    Au-delà de sa puissance d'analyse hors du commun (malheureusement mal utilisée) et de sa ténacité (je l'ai vue à l'œuvre il y a moins d'une dizaine d'années encore discuter avec des souverainistes dans un couloir et sa passion restait intacte malgré l'âge), Marie-France Garaud, une grande amie de Simone Veil, était aussi une femme politique moderne. En fait moins politique que femme. Si elle, la haute-fonctionnaire, à la Cour des Comptes puis au Conseil d'État, n'a pas été au pouvoir, comme ministre, c'était parce qu'elle ne le voulait pas (justement, VGE le lui avait proposé en 1974), elle préférait rester dans les coulisses au service d'un candidat. Elle ne se voyait pas, pour paraphraser Charles Aznavour, en haut de l'affiche, en dix fois plus gros que n'importe qui... car elle préférait conseiller, influencer à exercer le pouvoir (du reste, c'était aussi la personnalité de Jean Monnet).

    Mais quand elle a perdu son candidat, elle n'a pas hésité à se présenter elle-même à l'élection présidentielle (à l'époque, c'était très rare, Arlette Laguiller l'avait fait avant elle en 1974 et Huguette Bouchardeau l'a fait en même temps qu'elle en 1981), et elle l'a fait très bien, avec autorité et crédibilité (elle a quand même obtenu 1,3% sur tout le pays), surtout, sans faire prévaloir sa féminité comme cela a été le cas dans les années 2000. Il faut dire que, malin, François Mitterrand (qui n'était pas encore élu), a aidé Marie-France Garaud à recueillir les 500 parrainages nécessaires (Jean-Marie Le Pen n'a pas pu atteindre cet objectif en 1981) afin de renforcer la division des voix dans le camp du centre droit.

    La voix de Marie-France Garaud s'était déjà un peu tue il y a quelques années et ses leçons de morale manquaient déjà à la classe politique. La grande dame vient de partir sur la pointe des pieds. Elle entre maintenant dans le grand livre d'histoire de France, celui des petites histoire comme celui de la grande histoire.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (23 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Marie-France Garaud.
    Marie-la-France.
    Texte intégral de l’Appel de Cochin communiqué par Jacques Chirac le 6 décembre 1978.
    Souverainiste sous venin.
    De Gaulle.
    Jean Foyer.
    Simone Veil.
    Georges Pompidou.
    Jacques Chaban-Delmas.
    Jacques Chirac.
    Pierre Messmer.
    Valéry Giscard d’Estaing.
    Pierre Juillet.







    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240522-marie-france-garaud.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/marie-france-garaud-et-une-254807

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/23/article-sr-20240522-marie-france-garaud.html




  • Valéry Giscard d'Estaing, à la postérité intacte...

    « Il a mis au point son personnage, qui correspond à une certaine idée, chez le téléspectateur et surtout chez la téléspectatrice, de l'homme jeune encore, fort, riche, puissant, intelligent, équilibré, détective, qui gagne à tous les coups et dont les films américains ont fixé le type. » (François Mauriac, le 30 mai 1964, il y a soixante ans).



     

     
     


    Il y a cinquante ans exactement, le dimanche 19 mai 1974, Valéry Giscard d'Estaing a été élu Président de la République avec 50,8% des voix, soit 13,4 millions d'électeurs. Pour l'histoire de la Cinquième République, ce fut une étape importante, celle du changement dans la continuité, celle de postgaullisme sans gaullisme.

    Il faut imaginer l'homme. Vous êtes ministre des finances et à ce titre, votre bureau est au Louvre, rue de Rivoli. Sur le balcon du premier étage, vous voyez les passants, les touristes. Vous avez un léger, très léger, oh, à peine décelable, sentiment de supériorité. Vous, ce dimanche soir, vous êtes préoccupé mais à peine. Vous saviez déjà que vous allez gagné. Vous étiez tellement sûr de vous. Vous saviez que ce serait serré mais vous ne pouvez pas perdre parce que vous êtes le meilleur, sur le fond comme sur la forme. Vous avez battu sans contestation votre contradicteur au premier duel présidentiel à la télévision grâce à deux ou trois formules choc. Vous étiez prêt. Et vous aviez envie. Conviction et ambition.

    Vous avez voté tôt le matin. Il est maintenant dix-huit heures, dix-huit heures trente. Vous êtes bien assis dans votre fauteuil, un papier et un crayon en main et vous regardez la télévision... qui ne dit rien d'intéressant, qui meuble en attendant vingt heures, la fermeture de tous les bureaux de vote (certains ferment dès dix-huit heures). Vous n'avez pas de smartphone, parce que vous êtes encore dans les années 70, mais vous avez votre vieux téléphone à cadran près de vous, prêt à dialoguer avec votre principal interlocuteur : Michel Poniatowski. Ce dernier appelle tous les cinq minutes. Et une dernière fois, la plus importante. Il a les premières estimations. Il gagne. Au bout du fil, vous restez froid. Vous le saviez, vous étiez le meilleur. Vous devenez le chef d'État de la cinquième puissance mondiale (la Chine et l'Inde étaient encore loin de la compétition économique). Vous avez gagné votre pari. À 48 ans, vous entrez dans l'Histoire. Deux ans avant De Gaulle. Vous serez la France... et tant pis pour les Français.
     

     
     


    Peut-être que tout ça, cette sérénité affichée, ce calme olympien, tout ça était téléphoné, tout ça était sûrement téléphoné, tout ça était pour la caméra qu'il ne pouvait pas oublier. En tout cas, c'est ce qu'on peut voir dans le film de Raymond Depardon, une sorte de téléréalité de campagne électorale, la première du genre en France (Serge Moati en a fait une mémorable en 2002 aux côtés de Jean-Marie Le Pen), film dont VGE a interdit la diffusion pendant longtemps, jusqu'en 2002. Saisir l'instant fatidique où il sait, où il est sûr qu'il est élu. « Quelle histoire ! » dira son successeur le 10 mai 1981.

    Comment les Français ont-ils pu élire un Président si intelligent, si subtil, si intellectuel ? Si peu représentatif d'eux-mêmes ? Il faut se remettre dans le contexte. À l'époque, Giscard était très novateur dans la communication politique. Il donnait envie. Il avait fait une campagne joyeuse. Pour la première fois, un homme politique a utilisé un membre de sa famille (en l'occurrence, sa jeune fille, adolescente). Maintenant, cela paraît un peu coincé, même condescendant, mais à l'époque, c'était beaucoup plus ouvert que l'épopée gaullienne. Il avait été reçu à la Maison-Blanche par John Kennedy alors qu'il était Ministre des Finances de De Gaulle. Il s'identifiait au jeune Président américain. À la fin de l'entrevue, il lui a demandé : quel conseil me donneriez-vous si je me présentais à la présidentielle ? Un conseil ? JFK lui répondit : soyez joyeux !

    Évidemment, on ne peut s'empêcher d'associer Valéry Giscard d'Estaing et Emmanuel Macron qui a battu le record de jeunesse (39 ans, neuf ans de moins !). Deux jeunes brillants cerveaux qui ont gravi rapidement les marches des palais. Avec une envie folle d'innover, de rompre avec le passé, et surtout, de sauvegarder les intérêts français par une implication totale dans la construction européenne. À une différence énorme près, c'est que Valéry Giscard d'Estaing était un homme politique depuis une quinzaine d'années, Emmanuel Macron, seulement depuis deux ans et demi. Tout le monde politique lui restait encore à découvrir en 2017.

    Troublant anniversaire puisque le septennat Giscard a commencé il y a cinquante ans, et Emmanuel Macron vient de faire un septennat ce mardi 14 mai 2024 (installé à l'Élysée le 14 mai 2017). Ils ne sont pas nombreux ceux qui ont fait au moins sept ans de Présidence réelle. J'appelle Présidence réelle le fait d'être Président totalement libre, c'est-à-dire avec une majorité (absolue ou relative) à l'Assemblée Nationale, donc hors cohabitation. De Gaulle un peu plus de dix ans, François Mitterrand un peu moins de dix ans. Et puis Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac et maintenant Emmanuel Macron sept ans. Les autres, c'est cinq ans. Emmanuel Macron devrait faire dix ans, à presque l'égal de De Gaulle.
     

     
     


    La machine intellectuelle fonctionnait encore parfaitement à 90 ans, des analyses géopolitiques sur l'Europe encore intéressante. VGE a dominé la Cinquième République et je me rends compte aujourd'hui que celui qui était promis à une faible postérité, de manière injuste, a eu cette reconnaissance depuis sa mort qu'il a été un grand Président de la République, qui a beaucoup agi, beaucoup réformé pour faire de la France un pays moderne.

    En été 2023, j'ai ressenti une très forte émotion en découvrant, en attendant à un feu rouge, que le boulevard de l'Europe de la commune d'Évry (devenue Évry-Courcouronnes), celui qui passe devant le centre commercial Évry 2, est désormais baptisé : "boulevard Valéry Giscard d'Estaing", avec la mention "un des pères de l'Europe". Même émotion en voyant que le parvis du Musée d'Orsay s'appelle désormais "esplanade Valéry Giscard d'Estaing".

    Un des pères de l'Europe, il l'a en effet été. Quand on pense au septennat de VGE, on pense trop souvent à l'IVG et à la majorité à 18 ans, des réformes sociétales qui, finalement, n'ont pas beaucoup influé le cours des choses, simplement un ajustement du droit à l'évolution de la société. La libéralisation de l'audiovisuel a eu un impact beaucoup plus important, avec l'explosion de l'ORTF et le début d'une certaine indépendance des journalistes.

    Mais à mon sens, l'innovation majeure a été sa vision européenne. Il a eu deux initiative, soutenue par son homologue allemand Helmut Schmidt, qui fut, d'une part, la fin des "Sommets européens" et le début des "Conseils Européens", c'est-à-dire que lui, l'Européen, avait compris que les avancées de la construction européenne ne pouvaient passer que par une instance comme le Conseil Européen qui réunit tous les chefs d'État et de gouvernement des États membres, seul organe vraiment décisionnaire et légitime puisque chaque membre est issu d'un processus démocratique national ; d'autre part, il a transformé le Parlement Européen en en faisant une instance démocratique, avec l'élection des députés européens au scrutin universel direct, innovation majeure qui, maintenant, va occuper les esprits politiques jusqu'au 9 juin 2024. Bien plus tard, VGE a présidé la Convention pour l'avenir de l'Europe qui a rédigé le TCE, le traité européen qui était le plus franco-compatible que les Français ont rejeté stupidement (je rappelle qu'aujourd'hui, 75% des Français sont favorables à l'euro, ils n'étaient que 51% au moment du référendum sur le Traité de Maastricht en 1992).

    Sur le plan international, VGE a été aussi à l'initiative du G7. Après les deux chocs pétroliers, il considérait qu'il était profitable que les chefs d'État et de gouvernement des sept pays les plus industrialisés du monde puissent se rencontrer et se concerter sur la politique financière, voire puissent harmoniser ces politiques financières. C'était encore le temps de la guerre froide et par la suite, ce cénacle s'est élargi à la Russie (G8) puis jusqu'au G20, incluant la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud, etc.
     

     
     


    Sur le plan intérieur, Valéry Giscard d'Estaing était pour l'ouverture politique, d'autant plus que le RPR lui rendait la vie impossible. Il aurait souhaité nommer un gouvernement centriste qui incluait des socialistes modérés. Mais la stratégie de François Mitterrand d'union de la gauche et d'alliance exclusive avec les communistes, a empêché toute ouverture. En revanche, il a su trouver de bonnes personnalités comme Simone Veil, Raymond Barre, René Monory, Lionel Stoléru, etc.

    Dans le bilan non exhaustif, on pourra aussi penser à l'aspect culturel qui était peu mis en valeur jusqu'à sa mort en raison de l'ombre très lourde culturellement de son successeur. Ainsi, VGE était à l'origine de la Villette, notamment de la Cité des Sciences et de l'Industrie, du Musée d'Orsay et de l'Institut du Monde Arabe.

    Son échec présidentiel le 10 mai 1981 a été ressenti comme profondément injuste, comme une ingratitude de l'histoire si ce n'est des Français. Au-delà d'une vague trahison de Jacques Chirac (personne ne sait vraiment l'influence réelle que cela a eu dans l'esprit des électeurs), il y avait un besoin d'alternance, de changement de majorité, pour raffermir la Cinquième République. Et il a fait beaucoup trop de boulettes de communication, un refus de s'expliquer sur des scandales qu'il jugeait dérisoires mais qui signifiait une sorte de mépris et de suffisance peu acceptables des Français.

    En 1996, André Santini, champion des plaisanteries fines, a déclaré à l'occasion de la mort de François Mitterrand : « Je me demande si l'on n'en a pas trop fait pour les obsèques de François Mitterrand. Je ne me souviens pas qu'on en ait fait autant pour Giscard. ». Bien entendu, il a dit cela quand Giscard était encore vivant, mais il a eu raison : Valéry Giscard d'Estaing est mort discrètement du covid-19, à quelques jours de la distribution du vaccin, et il a refusé toute cérémonie nationale, il a été enterré très discrètement hors des trompettes de la République. Peut-être son dernier orgueil.

    À l'occasion de ce cinquantenaire, ce week-end de la Pentecôte est aussi un week-end spécial Giscard. Pas moins de quatre émissions de télévision reviennent sur les années Giscard.

    "1974, l'alternance Giscard" est un documentaire réalisé en 2019 par Pierre Bonte-Joseph qui est rediffusé sur Public Sénat ce samedi 18 mai 2024 à 20 heures.




    Avec un débat après l'émission dont les invités sont notamment Claude Malhuret, Louis Giscard d'Estaing et Nathalie Saint-Cricq visible à ce lien.

    "1974, une partie de campagne" est un film documentaire réalisé en 1974 par Raymond Depardon et diffusé pour la première fois seulement le 20 février 2002, qui est rediffusé sur France 5 ce dimanche 19 mai 2024 à 21 heures 05.


     





    "Giscard, de vous à moi : Les confidences d'un Président" est un documentaire réalisé en 2016 par Gabriel Le Bomin et Patrice Duhamel, qui est rediffusé sur France 5 ce dimanche19 mai 2024 à 22 heures 35.

    "La TV des 70's : Quand Giscard était Président" est un documentaire écrit par Philippe Thuillier et réalisé en 2021 par Matthieu Jaubert qui est rediffusé sur France 3 dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 mai 2024 à 2 heures 35 du matin.

     

     

     

     



     

     

     


    Ajoutons aussi ce dernier documentaire, "Giscard, le premier Président moderne ?", réalisé pour l'émission "Sens public" diffusée le mardi 14 mai 2024 sur Public Sénat : un portrait débat avec Jean-Pierre Raffarin, Patrice Duhamel et Anne Levade, animé par Thomas Hugues.






    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (18 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Valéry Giscard d'Estaing, à la postérité intacte...
    Giscard à Carole Bouquet : est-ce que je peux visiter la maison ?
    Anne-Aymone Giscard d'Estaing.
    François Léotard, l'enfant terrible de Giscard.
    Valéry Giscard d’Estaing et son problème, le peuple !
    Michel Poniatowski, le bras droit sacrifié de Giscard.
    Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe.
    Hommage européen à Valéry Giscard d’Estaing le 2 décembre 2021 au Parlement Européen à Strasbourg (texte intégral et vidéos).
    VGE en mai (1968).
    Michel Debré aurait-il pu succéder à VGE ?
    Le fantôme du Louvre.
    Allocution télévisée du Président Emmanuel Macron d’hommage à VGE le 3 décembre 2020 (texte intégral et vidéo).
    Le Destin de Giscard.
    Giscard l’enchanteur.
    Valéry Giscard d’Estaing et les diamants de Bokassa.
    Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
    VGE, splendeur de l’excellence française.
    Propositions de VGE pour l’Europe.
    Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1).
    Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (2).
    Loi n°73-7 du 3 janvier 1973.
    La Cinquième République.
    Bouleverser les institutions ?


     

     

     

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240519-vge.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/valery-giscard-d-estaing-a-la-254447

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/15/article-sr-20240519-vge.html





     

  • Lucien Neuwirth alias Lulu la Pilule !

    « Nous estimons que l'heure est désormais venue de passer de la maternité accidentelle et due souvent au seul hasard, à une maternité consciente et pleinement responsable. » (Lucien Neuwirth, le 1er juillet 1967 dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale).



     

     
     


    Il y a 100 ans, le 18 mai 1924 à Saint-Étienne, est né le parlementaire gaulliste et résistant Lucien Neuwirth. Ce dernier est mort le 26 novembre 2013 à Paris, à l'hôpital Sainte-Perrine, d'une infection pulmonaire, à l'âge de 89 ans. À son enterrement le 29 novembre 2013 (à Paris, avant une seconde messe le 2 décembre 2013 à la cathédrale de Saint-Étienne dite par l'évêque), étaient présentes des personnalités aussi différentes politiquement que Bernard Debré, Antoine Rufenacht, Gérard Larcher, Charles Pasqua, Najat Vallaut-Balkacem, Roger-Gérard Schwartzenberg, Paul-Marie Couteaux, Patrick Ollier, Marisol Touraine, etc.

    Pourquoi un tel unanimisme politique pour la mémoire de Lucien Neuwirth ? Tout simplement parce que ce responsable politique gaulliste a eu une carrière politique absolument exemplaire... et malgré tout, il n'a jamais été ministre (ce qui a été un grand tort des gouvernements dits de droite). S'il fallait ne garder qu'une seule chose de son action, c'est bien sûr la loi n°67-1176 du 28 décembre 1967 relative à la régulation des naissances et abrogeant les articles L.648 et L.649 du code de la santé publique, dite loi Neuwirth, autrement dit, l'autorisation de la vente et de l'usage de pilule contraceptive. En ce sens, elle était la première loi sociétale avant la loi Veil, même s'il faut insister pour rappeler que la vraie première loi sociétale est l'ordonnance signée par De Gaulle qui a permis aux femmes de voter.

    Revenons d'abord à la trajectoire de Lucien Neuwirth et à ce que j'appellerais son baptême qui l'a consacré dans l'esprit de De Gaulle : fils d'une marchande de fourrure, Lucien Neuwirth était dans la boutique d'Yssingeaux (en Haute-Loire) le 18 juin 1940 (il avait 16 ans) quand il a entendu l'appel du 18 juin à la radio. Ce fut le coup de foudre : l'inconnu général disait exactement ce qu'il ressentait de la guerre, voyant passer tous les éclopés qui ont fui le pays vers le Sud à cause de l'avancée allemande. Il a voulu tout de suite le rejoindre à Londres, encouragé par sa mère (alors qu'en général, les parents freinaient ce genre d'ardeur dangereuse), mais il n'en a pas eu la possibilité matérielle immédiatement. En septembre 1940, il est retourné à Saint-Étienne où il est allé à la rencontre du rédacteur d'un article de journal qui voulait aussi résister. Autour de ce journaliste Jean Nocher et de lui, le groupe Espoir s'est créé pour diffuser un journal clandestin.

    Après l'arrestation de Jean Nocher en 1942, Lucien Neuwirth a décidé de rejoindre l'Espagne pour tenter de gagner le Portugal puis l'Angleterre. Par réseau, il a réussi à atteindre l'Ariège, puis a franchi la frontière espagnole en décembre 1942 (le passeur et le responsable de résistance de ces lieux furent par la suite arrêtés et fusillés). Mais il a été arrêté en Espagne par des gardes civils qui, en général, remettaient les prisonniers français aux Allemands. Heureusement, dans le camp de prisonniers, Lucien Neuwirth a fait la rencontre de deux ouvriers de Renault qui lui ont conseillé de se faire passer pour Canadiens, qui n'étaient pas remis aux Allemands. Il s'est finalement fait passer pour Américain (il parlait bien l'anglais) et s'est retrouvé dans un camp à Saragosse. Après des négociations entre les autorités espagnoles et le consul américain, Lionel Newton (c'était son nom d'Américain) a pu quitter le camp avec une dizaine d'autres ressortissants américains (ou supposés l'être) et fut acheminé à Algésiras puis Gibraltar où il était sauvé (territoire britannique).

    De là, il gagna l'Écosse par un navire venant d'Afrique du Sud puis arriva à Londres en juillet 1943 par un train... conduit par une femme cheminot (ce qui l'a étonné). Plus tard dans la guerre, il allait connaître une jeune Anglaise qui lui montra l'existence de contraceptifs en vente libre (depuis 1927 !). Lucien Neuwirth a donc rejoint De Gaulle et aurait voulu devenir pilote d'avion, mais la formation était trop longue à son goût, si bien qu'il s'est engagé parmi les parachutistes de la France libres, les SAS (Special Air Services). En mai 1944, il fut blessé à l'entraînement, ce qui l'empêcha de participer au Débarquement en juin 1944.

    À partir du 5 août 1944, Lucien Neuwirth a participé à la bataille de France. Parachuté dans le Morbihan (à Ploemel et Locoal-Mendon), il a pris part à de nombreux combats contre les Allemands, jusqu'aux Ardennes (il fut blessé en janvier 1945 par l'explosion d'une mine) puis aux Pays-Bas. Mais un parachutage le 7 avril 1945 a mal tourné et après la mort de beaucoup de ses compagnons, il s'est rendu avec les survivants de son commando, faute de munitions. Mais au lieu de les faire prisonniers, au mépris de toutes les lois de la guerre, les Allemands les ont mis devant un peloton d'exécution et les ont fusillés.

    Lucien Neuwirth n'ayant été que blessé, l'officier allemand s'est approché de lui et a tiré le coup de grâce en plein cœur. Le 7 avril 1945 aurait donc dû être le jour de sa mort, peu avant ses 19 ans. Mais parfois, il y a des miracles. Il a survécu parce qu'il avait gardé des pièces de monnaie dans son portefeuille qui lui ont protégé le cœur. D'habitude, quand ils partaient en mission, les parachutistes laissaient leur monnaie à ceux restés à la base pour se payer un pot en leur honneur. Mais il avait oublié de donner ces pièces avant de s'habiller et il y a renoncé pour ne pas tout retirer et remettre son barda (son lourd harnachement). Finalement, blessé, il a rejoint un camp de prisonniers et a réussi à s'évader pour rejoindre sa mère en deuil, car entre-temps, on lui avait appris la mort de son fils. David Portier, auteur d'un ouvrage historique de référence sur les parachutistes des SAS, a remis en doute la réalité de ce "miracle" raconté dans un livre par Lucien Neuwirth (voir son interview par Jean-Dominique Merchet le 27 novembre 2013 dans "L'Opinion").
     

     
     


    Après la guerre, le résistant est devenu un commerçant stéphanois. Dès avril 1947, Lucien Neuwirth s'est engagé au sein du RPF et s'est présenté en octobre 1947 aux élections municipales de Saint-Étienne, que sa liste a gagnées et il a été élu conseiller municipal. Réélu en 1953 en cinquième position, il fut élu adjoint chargé des affaires sociales jusqu'en 1965, réélu en 1959. Il a cependant échoué à se faire élire maire de Saint-Étienne en 1965 et 1971 (battu par le radical Michel Durafour). En 1951 et 1958, il a échoué aussi aux élections cantonales, et s'est fait également battre aux élections législatives à Saint-Étienne le 2 janvier 1956 (sous l'étiquette des républicains sociaux).

    En 1958, il a effectué une période de réserve comme officier de réserve... en Algérie. Il s'intégra alors au sein du Comité de salut public d'Alger formé le 13 mai 1958 qui réclamait le retour au pouvoir de De Gaulle (il faut bien noter que Lucien Neuwirth a ainsi pris part aux deux odyssées historiques de De Gaulle). Après ce retour au pouvoir, Jacques Soustelle, bombardé Ministre de l'Information, nomma Lucien Neuwirth à la direction de l'antenne algérienne de la RTF (future ORTF) de juin à novembre 1958.

    Cofondateur de l'UNR en octobre 1958, Lucien Neuwirth s'est fait élire pour la première fois député de la Loire le 30 novembre 1958, au second tour avec une très large majorité (77%) face à un conseiller municipal communiste de Saint-Étienne. Il fut réélu sans discontinuer jusqu'en 1981, en particulier en 1962, 1967 (face à Charles Hernu), 1968, 1973 et 1978 (face à un adjoint communiste de Saint-Étienne).

    Ses vingt-trois années de mandat ont été mis à profit pour l'intérêt général. Lucien Neuwirth était un député très actif (en outre questeur de l'Assemblée Nationale de 1962 à 1975, c'est-à-dire qu'il gérait matériellement l'Assemblée). Il a préparé une loi qui protégeait les sous-traitants, mais son grand combat fut pour la contraception. Il a présenté deux fois sa proposition de loi sur la contraception (parce qu'il y a eu des élections législatives entre-temps, en mars 1967). Dès 1957, il a rencontré le mouvement Maternité heureuse qui s'est transformé en Mouvement français pour le Planning familial.

    Ses collègues gaullistes, généralement beaucoup plus conservateurs, rejetaient le principe d'autoriser la pilule et Lucien Neuwirth fut même conspué, taxé de "fossoyeur de la France" (rien que ça). Ça a l'air délirant aujourd'hui mais finalement, on retrouve sur d'autres sujets ce même mouvement de lynchage sociétal. Simone Veil, plus tard, allait même subir bien plus d'insultes. Le premier texte a été présenté le 18 mai 1966, le jour de son 42e anniversaire, pour dire qu'il était favorable aux naissances, contrairement à ce qu'on disait, mais il voulait que les naissances fussent désirées et assumées par les parents, en particulier les mères. Il avait connu à Saint-Étienne, en tant qu'élu local, beaucoup de femmes en détresse par une grossesse non désirée. Il voulait modifier les articles 3 et 4 de la loi du 31 juillet 1920 qui réprimait la provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle. C'était aussi un proposition de François Mitterrand lorsqu'il était candidat à l'élection présidentielle de 1965.

    Au printemps 1966, Lucien Neuwirth a alors fait la démarche qu'il devait faire pour réussir dans son entreprise : aller s'entretenir avec le Général De Gaulle à l'Élysée, entre quatre yeux. Le Général, initialement très réticent (voir plus bas), l'a écouté silencieusement dérouler tout son raisonnement pendant cinquante minutes. Puis, après un silence, il lui a simplement lâché : « Vous avez raison ; transmettre la vie, c'est important. Il faut que ce soit un acte lucide. Continuez ! ». À partir de ce consentement, il a pu convaincre d'autres parlementaires gaullistes. D'autant plus que le 29 novembre 1967, les députés gaullistes ont pu voir Lucien Neuwirth s'entretenir publiquement avec De Gaulle lors d'une réception donnée par Jacques Chaban-Delmas, le Président de l'Assemblée Nationale. Ce qui valait soutien personnel (au grand soulagement du Premier Ministre, Georges Pompidou, qui lui a lâché après les législatives de 1967 : « Alors Neuwirth, vous allez être célèbre : le Général vient de faire inscrire votre proposition de loi à l'ordre du jour de l'Assemblée. »).


    Petit retour en arrière sur la pensée de De Gaulle : à l'issue du conseil des ministres du 24 novembre 1965, Alain Peyrefitte a proposé à De Gaulle de laisser le Parlement délibérer. Il lui répondit : « La pilule ? Jamais ! Qu'est-ce que ça veut dire "délibère" ? Ça veut dire que le Parlement votera une loi ? Jamais mon gouvernement ne déposera un tel projet de loi ! On ne peut pas réduire la femme à une machine à faire l'amour ! Vous allez contre ce que la femme a de plus précieux, la fécondité. Elle est faite pour enfanter ! Si on tolère la pilule, on ne tiendra plus rien ! Le sexe va tout envahir ! (…) Ça veut dire que j'accepterais que la population française, au lieu de croître, diminue ? (…) La femme ne se doit pas seulement à elle-même, elle se doit à son foyer et à son pays ! Elle a reçu le pouvoir de donner la vie ; elle doit rendre ce qu'elle a reçu. C'est bien joli de favoriser l'émancipation des femmes, mais il ne faut pas pousser à leur dissipation. C'est leur intérêt, elles ne s'épanouissent vraiment que dans la maternité. C'est l'intérêt de la France, dont la démographie s'effondrerait si on adoptait la pilule. Introduire la pilule, c'est préférer quelques satisfactions immédiates à des bienfaits à long terme ! Nous n'allons pas sacrifier la France à la bagatelle ! ».

    Il faut se rappeler que De Gaulle est né au XIXe siècle. Mais inutile de prendre ces paroles (fausses d'ailleurs, la démographie n'a pas baissé à partir de 1968) pour des paroles d'Évangile, puisque finalement, Lucien Neuwirth l'a convaincu. Au conseil des ministres du 24 mai 1967, en effet, De Gaulle a déclaré : « Sur la proposition Neuwirth, la position que le gouvernement prendra doit être positive, mais entourée de grandes précautions. En tout état de cause, une loi implique une action nataliste plus accentuée, pour un ensemble de raisons nationales et internationales. Que chacun de vous se prépare donc en conscience à ce débat d'une haute importance. ». Et au conseil des ministres du 7 juin 1967, c'était plié pour De Gaulle : « Les mœurs se modifient ; cette évolution est en cours depuis longtemps ; nous n'y pouvons à peu près rien. En revanche, il faut accentuer notre politique nataliste. Par quels moyens ? Ce sera en particulier dans le domaine du logement, sans pour autant contester la valeur des allocations familiales. (…) Quant à l'aspect religieux, croyez bien que j'y suis sensible. J'ai posé la question au pape, et il m'a répondu qu'il se ferait entendre bientôt sur ce sujet qui est complexe et difficile. ». Alain Peyrefitte a conclu dans ses notes le 6 septembre 1967 : « Le Général sait qu'il serait aussi vain de prétendre interdire cette évolution que de vouloir arrêter la marée en écartant les bras. C'est bien ce qu'il a dû penser quand, après les assauts de Pompidou, de Jeanneney et de Neuwirth, il s'est rendu à leurs raisons. ».

     

     
     


    Dans le cadre de la préparation du texte de Lucien Neuwirth, une commission spéciale a auditionné un certain nombre de personnalités qualifiées, en particulier Alfred Sauvy, François Jacob, Jacques Monod, Pierre Bourdieu, etc. Le 20 octobre 1966, François Jacob expliquait à la commission spéciale : « Le point que nous avons souligné l'année dernière, c'est que dans ce contexte, le problème de la reproduction humaine est un problème scientifique, que ce problème scientifique doit être étudié, qu'il est étudié, et qu'il n'y a aucune raison que les progrès et les connaissances acquises dans ce domaine ne soient pas communiqués à tout le monde. Autrement dit qu'il existe un système répressif pour empêcher la diffusion de la connaissance scientifique sur un des problèmes des plus importants. Il n'y a aucune doute que c'est un problème d'individu, c'est un problème de Nation, c'est un problème d'Univers. Le problème du développement de l'homme et de ce que l'homme veut faire, de savoir combien un couple veut avoir d'enfants, combien une Nation veut avoir d'enfants, combien l'Univers peut nourrir d'individus, c'est un problème qui ne sera pas réglé par la répression et par la peur, il n'y a aucun doute là-dessus. Je crois que c'est cela que nous voulions souligner quand nous avons accepté la présidence du Planning Familial. ». Le même jour, Jacques Monod : « Je suis profondément convaincu depuis très longtemps, qu'une part de la névrose qui atteint incontestablement beaucoup des sociétés modernes tient à ce décalage entre les prodigieux progrès de la connaissance scientifique et de la philosophie qui en ressort nécessairement et les habitudes quelquefois centenaires, quelquefois millénaires dans lesquelles nous vivons encore et que reflète en partie notre législation. ». Le 26 octobre 1966, c'était au tour d'Alfred Sauvy : « Si l'on veut donc que les enfants soient désirés, que la famille accomplisse son désir, ce qui est tout à fait normal, et conforme à nos idées démocratiques, il faut agir de deux façons dans le sens du refus possible d'enfant qu'on ne désire pas, et dans le sens aussi de l'acceptation de l'enfant qui est désiré. On a souvent cité le cas de la femme assez typique qui a recours à un avortement. Elle n'a pas pu avoir la troisième pièce qui lui était nécessaire pour son logement et elle s'est mise pour ainsi dire à la dimension ; on peut dire que l'offre de la société est le climat général. Le cas est certainement très typique et très sans doute fréquent. Mais la solution que l'on donne est incorrecte parce qu'on dit : il faut donner à cette femme le contraceptif né­cessaire pour qu'elle puisse n'avoir que deux enfants. Il faut lui donner d'une part le contraceptif nécessaire si elle ne tient pas à avoir un troisième enfant, ou au contraire la troisième ou la quatrième pièce. ». Le lendemain, Pierre Bourdieu : « Il est évident que la libération du souci, la libération pourrait se traduire immédiatement sur le plan du loisir et de la culture, et toutes les enquêtes en matière de fréquentation culturelle par exemple montrent que les femmes sont très profondément défavorisées sur ce terrain-là et que le désespoir intellectuel des femmes qui ne trouvent ni le temps de lire, ni le temps d'écouter autre chose que des chansonnettes qu'elles peuvent écouter tout en travaillant et en s'occupant des enfants, tout cela pourrait, me semble-t-il, être profondément changé. ».

    Lucien Neuwirth avait des alliés à gauche, notamment Marie-Claude Vaillant-Couturier et Jacqueline Thome-Patenôtre. La séance du 30 juin 1967 fut essentielle pour Lucien Neuwirth qui, à force de harcèlement à coups de rappel au règlement, a pu enfin inscrire sa proposition de loi à l'ordre du jour. Son texte (déposé de nouveau le 12 avril 1967) fut adopté en première lecture le 1er juillet 1967 par les députés (Lucien Neuwirth a réagi ainsi : « C’est un pas considérable vers une nécessaire amélioration des conditions d’existence de la femme, laquelle a supporté seule, jusqu’à présent, tout le poids de la fécondité. ») et le 5 décembre 1967 par les sénateurs, puis en seconde lecture le 14 décembre 1967 par les députés et le 15 décembre 1967 par les sénateurs, enfin, après une commission mixte paritaire, l'adoption définitive a eu lieu le 19 décembre 1967 à main levée, dans les deux assemblées, ce qui a conduit De Gaulle à le promulguer le 28 décembre 1967 alors qu'il se reposait à Colombey-les-Deux-Églises. Mais les derniers décrets d'application ont été signés seulement en 1972 (le 8 mars 1972 sur le stérilet et le 26 avril 1972 sur les établissements de planning familial).

     

     
     


    Par la suite, Lucien Neuwirth a été le défenseur de la loi du 4 décembre 1974 portant diverses dispositions relatives à la régulation des naissances (possibilité de remboursement par la Sécurité sociale, suppression de l'autorisation parentale), et il a bien sûr soutenu la loi Veil du 17 janvier 1975 sur l'IVG. Il a contribué aussi à la création, en janvier 1973, du Conseil supérieur de l'information sexuelle, de la régulation des naissances et de l'éducation familiale. Dans un entretien à la radio le 17 janvier 1975, Lucien Neuwirth déplorait le manque d'information des femmes et l'insuffisance des structures d'accueil : « Pour choisir, il faut avoir les moyens du choix. ». Et d'expliquer : « Il faut sortir de la confusion entre la connaissance intime des êtres, les relations interpersonnelles, et la maternité, le don de la vie. ».

    Au Palais-Bourbon, Lucien Neuwirth a été aussi le rapporteur du budget des constructions scolaires et universitaires de 1977 à 1980, il a défendu un texte sur la protection des animaux en 1963, la création d'une commission d'enquête sur la pollution du littoral méditerranéen en 1973, et a proposé en 1973 la possibilité d'organiser les élections un jour ouvrable. Il a par ailleurs refusé en 1960 les négociations avec les chefs du FLN, souhaité promouvoir l'action de la France en Algérie et être ferme sur le maintien de l'ordre en Algérie. Comme ancien commerçant, il s'est beaucoup investi dans l'examen du projet de loi sur l'assurance vieillesse des travailleurs non-salariés en 1972, sur le projet de loi d'orientation du commerce et de l'artisanat en 1973, etc. Il a cependant refusé de prendre part au vote sur la réforme du divorce en 1975 et au projet de loi Sécurité et Liberté du ministre Alain Peyrefitte en 1980. Malgré son gaullisme de gauche, il resta toujours membre de la formation gaulliste : RPF, UNR, UDR et RPR.

    Parallèlement à ses activités de parlementaires, Lucien Neuwirth a été très actif sur le plan local. Après deux échecs, il a été finalement élu conseiller général à Saint-Étienne en 1967, et a été réélu jusqu'en 1998. De mars 1979 à mars 1994, il a pris la succession de l'ancien Président du Conseil des ministres Antoine Pinay comme président du conseil général de la Loire. Toutefois, en mars 1977, il avait tenté une infidélité à son département en se présentant à la mairie de Cannes comme parachuté, mais la greffe ne s'est pas faite et il est retourné à sa terre natale.

    En juin 1981, Lucien Neuwirth a été emporté par la vague rose : il s'est fait battre aux élections législatives au second tour (avec seulement 47,7%) par un adjoint socialiste à Saint-Étienne, malgré un très bon premier tour (45,3%). Mais qu'importe ! Le 25 septembre 1983, il a rebondi sur le plan national en se faisant élire dès le premier tour sénateur de la Loire, puis réélu le 27 septembre 1992 (en 1983 et en 1992, il était président du conseil général, ce qui aidait beaucoup à une élection au sénat car le conseil général subventionne beaucoup de projets dans les communes). En revanche, il fut très largement battu aux élections sénatoriales du 23 septembre 2001 (9%). Il fut alors nommé en octobre 2001 membre du Conseil Économique et Social à la section des affaires sociales.

    Lucien Neuwirth fut aussi très actif pendant ses dix-huit années passées au Sénat (1983 à 2001), dont il fut questeur de 1989 à 1998. L'un de ses centres d'intérêt fut la promotion des soins palliatifs. À l'époque, la médecine était très peu sensibilisée sur la prise en charge de la douleur. Il fut le rapporteur et l'un des contributeurs de deux importantes lois : la loi n°95-116 du 4 février 1995 portant diverses dispositions d'ordre social dans laquelle il a pu inclure, dans un amendement, l'obligation de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour prendre en charge la douleur d'un patient, et la loi n°99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs. En 1990, il a déposé une proposition de loi sur la création d'une allocation pour les situations de dépendance résultant d'un état de senescence. Dans un rapport en 2000, il évoquait la politique de lutte contre le cancer et a proposé le dépistage systématique du cancer du sein. Il a aussi promu le remboursement de la pilule du lendemain proposée dans la loi relative à la contraception d'urgence en 2000.


    Ses autres centres d'intérêt au Sénat furent notamment l'égalité des femmes, la défense des anciens combattants, le développement du mécénat, l'organisation d'une assistance juridique du Sénat au profit des collectivités locales, etc. Il a voté la création du RMI en 1988, la loi sur la RTT en 1998, et l'instauration du PACS en 1999. Ces trois réformes ont été mises en œuvre par la gauche, ce qui explique le caractère très unanime de l'hommage de la classe politique à son décès.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (12 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    La mort d'un gaulliste.
    Lucien Neuwirth.
    Le vote des femmes en France.
    Femmes, je vous aime !
    Ni claque ni fessée aux enfants, ni violences conjugales !
    Violences conjugales : le massacre des femmes continue.
    L'IVG dans la Constitution (3) : Emmanuel Macron en fait-il trop ?
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    L'IVG dans la Constitution (1) : l'émotion en Congrès.
    La convocation du Parlement en Congrès pour l'IVG.
    L'inscription de l'IVG dans la Constitution ?
    Simone Veil, l’avortement, hier et aujourd’hui…
    L’avortement et Simone Veil.
    Le fœtus est-il une personne à part entière ?
    Le mariage pour tous, 10 ans plus tard.
    Rapport 2023 de SOS Homophobie (à télécharger).
    Six ans plus tard.
    Mariage lesbien à Nancy.
    Mariage posthume, mariage "nécrophile" ? et pourquoi pas entre homosexuels ?
    Mariage annulé : le scandaleux jugement en faveur de la virginité des jeunes mariées.
    Ciel gris sur les mariages.

    Les 20 ans du PACS.
    Ces gens-là.
    L’homosexualité, une maladie occidentale ?
    Le coming out d’une star de la culture.
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    PMA : la levée de l’anonymat du donneur.
    La PMA pour toutes les femmes.


     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240518-lucien-neuwirth.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/lucien-neuwirth-alias-lulu-la-254485

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  • Le souverainisme européen selon Emmanuel Macron : puissance, prospérité et humanisme

    « Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe, aujourd'hui, est mortelle. Elle peut mourir. Elle peut mourir, et cela dépend uniquement de nos choix. Mais ces choix sont à faire maintenant. » (Emmanuel Macron, le 25 avril 2024 à la Sorbonne).




     

     
     


    Le jeudi 25 avril 2024 en fin de matinée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, au cœur intellectuel de Paris, le Président de la République Emmanuel Macron a prononcé un discours important sur la construction européenne (qu'on peut lire intégralement ici). Le choix de la date et du lieu n'était pas anodin : à un mois et demi des élections européennes, le chef de l'État voulait faire le point sur la situation de l'Europe six ans et demi après son premier discours de la Sorbonne le 26 septembre 2017. Entre-temps, il y a eu bien des événements, en particulier le Brexit, la pandémie de covid-19, la crise de l'énergie et la guerre poutinienne en Ukraine.

    Profitant de cet appel des médias de la parole présidentielle, la tête de la liste RN Jordan Bardella en a profité pour tenir une conférence de presse dans l'après-midi du 25 avril 2024 afin de présenter le programme européen du RN. L'idée était de se présenter comme le contradicteur numéro un du pouvoir en place. Le problème, c'est que parfois, vouloir être trop habile est stupide. Les écologistes, plus lucides sur les règles imparables de la communication politique, eux, avaient préféré différer justement de quelques jours la présentation de leur programme européen prévue initialement le même jour, se disant que ce second discours de la Sorbonne allait désintégrer tous les autres échos politiques.

    C'est ce qui s'est passé avec le RN avec une comparaison qui n'était vraiment pas flatteuse : d'un côté, le Président de la République qui, avec près de deux heures d'un discours très dense, très précis, très technique, très intelligent et même érudit, a voulu montrer le chemin qu'il entend que l'Europe prenne ; de l'autre côté, un jeune homme un peu endimanché incapable de lire correctement, pendant une vingtaine de minutes, un texte supposé être le programme européen de sa propre liste qu'il semblait découvrir à la lecture laborieuse et refusant prudemment toute question de la part des journalistes. On n'en a pas parlé, de ce programme creux du RN, mais finalement, ça tombait bien, il n'y avait rien à en dire. Bref, d'un côté, le plein et la compétence, le travail et le courage ; de l'autre, le vide et l'ignorance, la paresse et la lâcheté.

    Pour autant, ce second discours de la Sorbonne d'Emmanuel Macron est loin d'avoir été une réussite médiatique et politique pour la liste de la majorité qui a toujours du mal à décoller (euphémisme !). Je ne veux pas prendre mes compatriotes pour des personnes qui ont besoin de leur simplifier les choses, mais il faut admettre qu'une personne normalement constituée, plongée dans la vie active, entre les embouteillages, les préoccupations professionnelles et éventuellement l'éducation des enfants, elle n'a peut-être le temps matériel pour réfléchir sur un discours d'un heure cinquante qui jongle avec les concepts, les mots un peu compliqués et les connaissances historiques. Pas d'inflexion donc de la courbe des sondages, le vide l'emporte encore sur le plein, mais la volonté toujours très ferme de marquer l'histoire, de prendre date face aux défis du siècle, et la construction européenne en est un majeur pour la France.

    Ce second discours de la Sorbonne s'adresse d'abord aux partenaires de l'Union Européenne, parce qu'il faut bien reconnaître qu'à part Emmanuel Macron, il n'y a aucun autre chef d'État ou de gouvernement prêt à prendre leadership d'une construction européenne dont la nécessité se fait autant sentir ces dernières années. Il suffit de regarder les deux autres grandes nations fondatrices de l'Europe : en Allemagne en perte de vitesse industrielle à cause de mauvais choix sur l'énergie, où Olaf Scholz peine à maintenir la cohésion de sa coalition, et en Italie où la Première Ministre est un peu la Marine Le Pen de l'Italie, c'est-à-dire contre l'Europe mais elle s'est écrasée contre le mur des réalités. Seule la France est capable aujourd'hui de donner une impulsion nouvelle à l'Europe.

     

     
     


    Je propose de faire ici un petit résumé du très long discours du 25 avril 2024, sans prendre tous les éléments en considération sous peine d'être illisible.

    Emmanuel Macron a d'abord fait un bilan des sept ans depuis qu'il est à la tête de la France, un retour sur son premier discours de la Sorbonne où il avait évoqué pour la première fois le concept de souveraineté européenne qui est devenu maintenant comme une évidence : « Dans un contexte qui a toujours été, durant ces dernières années, d'accélération des transitions environnementales et technologiques qui rebattent en profondeur les cartes de notre manière de vivre et de produire, notre Europe a décidé et elle a avancé. Et ce concept, qui pouvait sembler il y a sept ans, très français, de souveraineté, s'est progressivement imposé en européen. Et malgré cette conjonction inédite de crises, rarement l'Europe n'aura autant avancé, ce qui est le fruit de notre travail collectif. ».

    Le Président de la République a énuméré six transformations majeures de l'Europe : l'unité financière avec le premier emprunt européen commun (c'est une étape historique) et le plan de relance de 800 milliards d'euros ; l'unité stratégique sur de nombreux domaines pour protéger les citoyens (production de vaccins, achats communs de l'énergie, réforme du marché de l'électricité, défense) ; la souveraineté technologique et industrielle ; la planification de la transition écologique et numérique (le Green Deal : « Pardon de cet anglicisme dans ce lieu. Mais l'Europe est le seul espace politique au monde qui a planifié ses transitions. Et en prenant des directives sur le numérique, qui permettent de réguler à la fois le contenu et le marché, et en prenant un texte qui permet de poser les jalons de notre transition énergétique. ») ; la maîtrise des frontières européennes avec le Pacte asile et migrations ; la coopération avec les proches de l'Union Européenne, en particulier dans le cadre de la Communauté politique européenne (une création d'Emmanuel Macron en 2022).

    Probablement que la partie la plus importante du discours était à ce moment-là pour dire : l'Europe est mortelle ! Voici précisément les propos présidentiels : « Oui, nous avons ces dernières années beaucoup fait. Alors, sans cette action, sans ces progrès de la souveraineté et de l'unité européennes, sans doute aurions-nous été dépassés par l'Histoire. Et d'ailleurs, si nous avions réagi comme nous l'avions fait au moment de la crise financière, la situation serait dramatique. La crise financière, nous l'avions abordée divisés et en étant peu souverains. C'est pour ça que nous avons mis, oserais-je dire, quatre à cinq ans, à la régler quand elle l'a été en moins d'un an aux États-Unis d'Amérique, d'où elle venait. Les crises que nous avons vécues, nous y avons réagi vite, de manière unie, ce qui nous permet aujourd'hui de nous tenir ensemble et d'être là. Pour autant, est-ce suffisant ? Est-ce que je peux me présenter devant vous avec un discours de satisfecit en disant : "Voilà, nous avons tout bien fait, formidable, l'Europe est forte. Allons-y, on continue". La lucidité et l'honnêteté commandent de reconnaître que la bataille n'est pas encore gagnée, loin de là, et qu'à l'horizon de la prochaine décennie, parce que c'est cet horizon-là qu'il nous faut saisir, le risque est immense d'être fragilisés, voire relégués. Parce que nous sommes dans un moment inédit de bouleversement du monde, d'accélération de grandes transformations. Mon message d'aujourd'hui est simple. Paul Valéry disait, au sortir de la Première Guerre mondiale, que nous savions désormais que nos civilisations étaient mortelles. Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe, aujourd'hui, est mortelle. Elle peut mourir. Elle peut mourir, et cela dépend uniquement de nos choix. Mais ces choix sont à faire maintenant. Parce que c'est aujourd'hui que se joue la question de la paix et de la guerre sur notre continent et de notre capacité à assurer notre sécurité ou pas. Parce que les grandes transformations, celles de la transition digitale, celles de l'intelligence artificielle comme celles de l'environnement et de la décarbonation, se jouent maintenant, et la réallocation des facteurs de production se joue maintenant. Et la question de savoir si l'Europe sera une puissance d'innovation, de recherche et de production se joue maintenant ou pas. Parce que l'attaque contre les démocraties libérales, contre nos valeurs, contre - je le dis dans ce lieu de savoir – ce qui est le substrat même de la civilisation européenne, une certaine relation avec la liberté, la justice, le savoir, se joue maintenant ou pas. Oui, nous sommes au moment de bascule, et notre Europe est mortelle. Simplement, cela dépend de nous. ».

    Malgré l'effort accompli, il reste encore beaucoup de transformations pour faire de l'Europe une institution protectrice. Emmanuel Macron a fait en effet trois constats. Le premier sur le plan géopolitique : l'Europe doit elle aussi se réarmer face au réarmement généralisé du monde. Le deuxième constat sur le plan économique : le modèle économique et social de l'Europe risque le décrochage face à la compétition mondiale. Enfin, le troisième constat, peut-être le plus grave, sur le plan culturel et intellectuel : notre modèle démocratique, humaniste, laïque et libéral est remis en cause partout, y compris en son sein, par les mouvements populistes. Pour répondre à ces trois enjeux, Emmanuel Macron veut construire une Europe-puissance, une Europe de la prospérité et une Europe humaniste.



    1. Une Europe puissance

    Jusqu'à maintenant, et depuis 1945, à part le France (et le Royaume-Uni), l'Europe a toujours délégué sa défense aux États-Unis. On voit bien qu'aujourd'hui, ce modèle ne tient plus : les États-Unis cherchent à se désengager de l'Europe (la guerre en Ukraine a retardé le mouvement), et le risque d'un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche montre à l'évidence que l'Europe a besoin d'une défense indépendante des États-Unis. Les pro-Européens veulent une défense européenne et ils sont taxés par les populistes de pro-Américains alors que ce sont ces populistes qui, en empêchant l'Europe de la défense, obligent les Européens à déléguer leur souveraineté aux États-Unis (cherchez l'erreur !).

    Pour Emmanuel Macron, il y a d'abord une urgence : « La condition sine qua non de notre sécurité, c'est que la Russie ne gagne pas la guerre d'agression qu'elle mène contre l'Ukraine. C'est indispensable. C'est pourquoi nous avons eu raison, dès le début, de sanctionner la Russie, d'aider les Ukrainiens et de continuer à le faire, d'avoir la chance d'avoir les Américains à nos côtés pour cela, et sans cesse de relever notre aide et d'accompagner. ». Si la Russie gagnait en Ukraine, cela voudrait dire que la force l'emporterait sur le droit international, la barbarie sur la liberté des peuples.


    Et le chef de l'État d'ajouter : « Simplement, j'assume totalement le choix en la matière, le 26 février dernier à Paris, d'avoir réintroduit une ambiguïté stratégique. Pourquoi ? Nous sommes face à une puissance qui est désinhibée, qui a attaqué un pays d'Europe, mais qui n'est plus dans une opération spéciale et qui ne veut plus nous dire quelle est sa limite. Pourquoi chaque matin devrions-nous dire, nous, quelles sont toutes nos limites stratégiquement ? Si nous disons que l'Ukraine est la condition de notre sécurité, que se joue en Ukraine, davantage que la souveraineté et l'intégrité territoriale de ce pays déjà clef, mais la sécurité des Européens. Avons-nous des limites ? Non. Et donc, nous devons être crédibles, dissuader, être présents et continuer l'effort. Mais cette guerre, engageant une puissance dotée de l'arme nucléaire et qui utilise celle-ci dans sa rhétorique, n'est sans doute que le premier visage des tensions géopolitiques avec lesquelles l'Europe doit apprendre à vivre. C'est pourquoi nous sommes en train de vivre un changement très profond en termes de sécurité. Les événements les plus récents ont démontré l'importance des défenses anti-missiles, des capacités de frappe dans la profondeur, qui sont indispensables au signalement stratégique et à la gestion de l'escalade face à des adversaires désinhibés. ».

    Emmanuel Macron veut ainsi construire un véritable pilier européen de l'OTAN, qui serait aussi un pôle de sécurité de la Communauté politique européenne. Il veut aussi poursuivre la construction d'une force d'intervention européenne (force de réaction rapide de 5 000 soldats) et créer une académie militaire européenne. Également bâtir une capacité européenne de cybersécurité et de cyberdéfense. Et consolider l'industrie de défense européenne (acquisition d'équipements et production) avec un emprunt commun (proposé par la Première Ministre d'Estonie Kaja Kallas). Partager les informations pour lutter contre le terrorisme et les trafics de drogue.

     
     


    Autre proposition : poursuivre les échanges sur la capacité de dissuasion car elle est par essence un élément incontournable de la défense européenne. Cette proposition est peut-être la seule qu'a retenue la presse de ce long discours, et avec raison puisqu'elle est très importante. Contrairement à ce que semblent laisser croire les populistes, il ne s'est jamais agi de partager la dissuasion nucléaire française à un niveau européen (à Vingt-sept), ce qui serait ingérable (et plus du tout dissuasif), mais d'étendre les considérations de l'intégrité territoriale nationale à l'ensemble du territoire européen. En d'autres termes, et avec l'accord des pays concernés bien sûr, il s'agirait au contraire d'un accroissement de la souveraineté nationale de la France qui serait toujours le seul pays à prendre l'ultime décision, le cas échéant.

    Voici les propos présidentiels sur la dissuasion nucléaire : « La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen. C'est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir les garanties de sécurité qu'attendent tous nos partenaires, partout en Europe, et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité commun, garantie de sécurité pour chacun. Et c'est ce cadre de sécurité qui nous permettra, le jour d'après aussi, de construire les relations de voisinage avec la Russie. ».


    2. Une Europe de prospérité

    Les objectifs affichés : « On a des objectifs clairs : on veut produire plus de richesses pour améliorer notre niveau de vie et créer des emplois pour tous ; on veut garantir le pouvoir d'achat des Européens (…) ; c'est très concret ; c'est l'objectif de notre politique européenne, on veut décarboner nos économies et répondre aux défis de la biodiversité et du climat ; on veut assurer notre souveraineté et donc maîtriser nos chaînes de production stratégiques ; et on veut conserver une économie ouverte pour rester une grande puissance commerciale que nous sommes. ». L'idée est en effet de conserver une économie ouverte sur le monde tout en défendant nos propres intérêts.

    Cela signifie notamment produire plus et plus vert (produire des batteries 100% européennes, devenir le premier continent zéro pollution plastique, etc.) ; simplifier (allègement de la réglementation pour les TPE/PME, principe de subsidiarité qui respecte les compétences des États membres) ; promouvoir le Made in Europe et devenir leader mondial en 2030 dans cinq secteurs stratégiques : intelligence artificielle, informatique quantique, espace, biotechnologies et nouvelles énergies (hydrogène, petits réacteurs modulaires, fusion nucléaire) ; soutenir la souveraineté agricole et alimentaire y compris pour la pêche (et soutenir la PAC qui profite beaucoup à nos agriculteurs) ; refonder notre politique commerciale européenne sur la base de la réciprocité (avec des accords de commerce respectant nos standards) ; consacrer 3% de notre PIB à la recherche et l'innovation (notamment l'innovation de rupture), en particulier investir dans le remplacement des produits phytosanitaires, dans les traitements contre les cancers et les maladies neurodégénératives ; développer de nouvelles ressources propres de l'Union Européenne sans alourdir la charge d'imposition des citoyens européens (taxe carbone aux frontières, taxe sur les transactions financières, etc.) ; créer un plan d'épargne européen ; réviser l'application des normes prudentielles pour ne pas sur-réguler par rapport au reste du monde.


    3. Une Europe humaniste


    La teneur générale du discours d'Emmanuel Macron à ce sujet est la suivante : « Défendre cet humanisme européen, c'est considérer qu'au-delà de nos institutions, de cette démocratie libérale à laquelle nous tenons, que nous devons défendre et renforcer, c'est la forge des citoyens par le savoir, la culture, la science qui se joue dans notre Europe. Être Européen, c'est penser qu'il n'y a rien de plus important, en effet, qu'être un individu libre, doté de raison et qui connaît. Et au moment où on voit réapparaître le scepticisme, le complotisme, les doutes sur la science et l'autorité de la parole scientifique, nous avons une responsabilité en Européens pour la défendre, l'enseigner, défendre aussi une science libre et ouverte, partager. Ce combat, nous le mènerons à l'international, mais nous devons aussi en renforcer les instruments. ».

    Là encore, dans ce domaine, Emmanuel Macron a évoqué de nombreuses propositions à prendre pour renforcer notre modèle de valeurs, c'est-à-dire, en quelque sorte, notre civilisation européenne : renforcer la condition budgétaire liée l'État de droit (pas de subvention européenne sans respect des valeurs fondamentales) ; lutter contre la désinformation et la déstabilisation venues de l'extérieur ; permettre des listes transnationales aux élections européennes (cela a l'air d'être une petite mesure mais si elle était adoptée, elle serait une grande révolution institutionnelle, j'y reviendrai à l'occasion) ; étendre la majorité qualifiée pour les décisions fiscales et diplomatiques (là aussi, grande révolution institutionnelle potentielle) ; créer des diplômes européens conjoints ; renforcer l'Erasmus de l'apprentissage et de la formation professionnelle (15% en mobilité) ; connecter les villes européennes par le chemin de fer (en s'appuyant sur le succès du Pass Interrail) ; européaniser le Pass culture, protéger nos enfants sur Internet ; inscrire l'IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne (ce que propose la liste Hayer) ; créer un programme européen des solidarités pour aides les États membres à garantir à leur peuple l'alimentation, la santé et le logement.

     

     
     


    À la fin de son discours, Emmanuel Macron est revenu sur le point majeur de son message : « L'Europe est une conversation qui ne se termine pas. Et c'est un projet, d’ailleurs, qui n'a pas de borne. D'un point de vue philosophique, civilisationnel, c'est vrai. (…) Ici même, à la Sorbonne, Ernest Renan se demandait ce qu’était une nation. Et l'heure est venue pour l'Europe de se demander ce qu'elle compte devenir. À mes yeux, parler de l'Europe est toujours parler de la France. Mais vous l'avez compris, nous vivons un moment décisif. Notre Europe peut mourir, je vous le disais, et elle peut mourir par une forme de ruse de l'histoire. C'est qu'elle a fait énormément de choses ces dernières décennies ; c'est, qu'en quelque sorte, les idées européennes ont gagné le combat gramscien ; c'est que tous les nationalismes à travers l'Europe n'osent plus dire qu'ils vont sortir de l'Euro et de l'Europe. Mais ils nous ont tous habitués à un discours qui est le "oui-mais", qui est de dire : "j'empoche tout ce que l'Europe a fait, mais je le ferai plus simple, mais je le ferai en ne respectant pas les règles, mais je le ferai au fond en bafouant ses fondements". Au fond, ils ne proposent plus de sortir de l'immeuble ou de l'abattre ; ils proposent juste de ne plus avoir de règles de copropriété, de ne plus investir, de ne plus payer le loyer. Et ils disent : ça va marcher. ».

    En face de la résignation des nationalistes, il faut l'optimisme : « La réponse n'est pas dans la timidité, elle est dans l'audace. La réponse n'est pas dans le constat de dire : "ils sont en train de monter partout" et de se dire : "on a le choix". Cette année, les Britanniques vont choisir leur avenir, les Américains vont choisir leur avenir ; le 9 juin, les Européens aussi. Mais le choix, ce n'est pas de faire comme on a toujours fait, ce n'est pas juste d'ajuster. C'est d'assumer de porter des paradigmes nouveaux. Alors, je sais bien, après Voltaire, c'est difficile d'être optimiste, c'est peut-être même pour certains une question de crédibilité, je le sais. Mais c'est une forme d'optimisme, de la volonté. Oui, je crois que nous pouvons reprendre le contrôle de nos vies, de notre destin, par la puissance, la prospérité et l'humanisme de notre Europe. Et au fond, au moment où les temps sont incertains, pour reprendre, sans bien la citer, ce qu’Hannah Arendt disait dans "La Condition de l'homme moderne" : la meilleure manière de connaître l'avenir quand les événements reviennent, quand l'imprévu est là, la meilleure manière de connaître l'avenir, c'est de faire des promesses que l'on tient. ».

    On verra en 2030 où en sera l'Europe d'Emmanuel Macron. En tout cas, pragmatique, elle se construit sur des bases solides... et intellectuelles. Fierté d'être Français. Densité et audace. Qui propose mieux aujourd'hui comme projet national ?



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (25 avril 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Le souverainisme européen selon Emmanuel Macron : puissance, prospérité et humanisme.
    Discours du Président Emmanuel Macron sur l'Europe le 25 avril 2024 à la Sorbonne à Paris (texte intégral et vidéo).
    Emmanuel Macron et son plan de relance de l’Europe (le26 septembre 2017 à la Sorbonne).
    Texte intégral du discours d’Emmanuel Macron le 26 septembre 2017 à la Sorbonne.
    Emmanuel Macron très gaullien à la télévision pour expliquer la gravité de la situation en Ukraine.
    Ukraine : Emmanuel Macron est-il un va-t-en-guerre ?
    Soutien à l'Ukraine : la conférence de l'Élysée pour une défense européenne.
    Amitié franco-ukrainienne : fake news et accord de coopération.
    Pour que la France reste la France !
    Conférence de presse du Président Emmanuel Macron le 16 janvier 2024 à 20 heures 15 à l'Élysée (texte intégral et vidéo).
    Gabriel Macron.
    Tribune du Président Emmanuel Macron dans "Le Monde" du 29 décembre 2023.

    Le gouvernement de Gabriel Attal sarkozysé.
    Liste complète des membres du premier gouvernement de Gabriel Attal.
    Cérémonie de passation des pouvoirs à Matignon le 9 janvier 2024 (texte intégral et vidéo).
    Gabriel Attal plongé dans l'enfer de Matignon.
    Élisabeth Borne remerciée !
    Macron 2024 : bientôt le grand remplacement ...à Matignon ?
    Vœux 2024 d'Emmanuel Macron : mes chers compatriotes, l’action n’est pas une option !

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240425-macron.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/le-souverainisme-europeen-selon-254347

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/25/article-sr-20240425-macron.html






     

  • La vision européenne décevante d'Édouard Balladur

    « Mon engagement dans cette action est total. Seul son succès m'importe. Je m'y dévouerai exclusivement. (…) Ce sera difficile ? A coup sûr. Périlleux ? Peut-être. Indispensable ? Évidemment. (…) N'ayons pas peur du risque. Ensemble, nous allons bâtir le nouvel exemple français. » (Édouard Balladur, le 8 avril 1993 dans l'hémicycle).


     

     
     


    95 ans. C'est l'âge qu'atteint Édouard Balladur ce jeudi 2 mai 2024. Un âge canonique qui le fait intégrer dans le petit cercle des potentiels centenaires de la vie politique, comme l'est déjà Roland Dumas, et que n'ont pas été Jacques Delors et Robert Badinter (à quelques années près).

    S'il n'a pas été le premier des princes, à savoir Président de la République (il a raté la première marche le 23 avril 1995 avec seulement 18,6% des suffrages exprimés), Édouard Balladur, auteur de vingt-deux essais, a cependant eu deux rôles très importants dans la Cinquième République, celui de Premier Ministre entre 1993 et 1995, et celui de candidat à l'élection présidentielle, grand candidat, c'est-à-dire potentiellement gagnant. Et j'ajouterai aussi un rôle de théoricien, celui de la cohabitation par un article publié le 16 septembre 1983, cohabitation dont il fut doublement acteur.

    Édouard Balladur a bénéficié de sondages étonnamment flatteurs pendant sa période d'exercice du pouvoir. En général, quand on gouverne, on est impopulaire. Mais il a gouverné de manière à ne mécontenter personne. En ce sens, il a été peu courageux dans les réformes économiques et sociales (dont on ne retiendra pas ni les privatisations, loi n°93-923 du 19 juillet 1993, ni la réformette sur les retraites, loi n°93-936 du 22 juillet 1993, une des premières), les remettant après l'élection présidentielle. De plus, un jeu d'écriture comptable a allègrement faussé la réalité des finances publiques.

    En 1995, tous les leaders de l'UDF soutenaient le Premier Ministre Édouard Balladur dans son aventure électorale. Pour la confédération des partis centristes, il était l'homme idéal pour dégager définitivement Jacques Chirac de la vie politique. Membre moi-même de l'UDF, j'avais une analyse très différente. À l'origine, j'appréciais peu Jacques Chirac parce que j'avais fait campagne pour Raymond Barre en 1988 et j'ai vu le bull-doser chiraquien avec sa mauvaise foi, ses éléments de langage et sa machine électorale redoutable. Toutefois, dès lors que l'UDF serait absente directement de l'échéance présidentielle de 1995, ma réflexion se posait sur le choix entre Édouard Balladur et Jacques Chirac.

    Pour moi, en dehors de la personnalité qui leur est propre, aucune différence notable dans le programme politique n'existait, ce qui était d'autant plus vrai que c'était Jacques Chirac qui avait proposé Édouard Balladur à Matignon (du 29 mars 1993 au 17 mai 1995) après la vaste victoire de l'union UDF-RPR en mars 1993. De plus, Édouard Balladur, très proche du Président Georges Pompidou (il a été le Secrétaire Général adjoint, puis Secrétaire Général de l'Élysée du 5 avril 1973 au 2 avril 1974), et Jacques Chirac était lui-même le poulain de Georges Pompidou, ils provenaient donc de la même branche du gaullisme historique, celle du conservatisme social et libéral de la bourgeoisie de province. En outre, les supputations pour Matignon restaient les mêmes quelle que fût la victoire, Alain Juppé aurait été probablement nommé dans tous les cas, par Jacques Chirac qu'il avait soutenu loyalement sans plus trop y croire comme par Édouard Balladur qui aurait besoin de raccommoder sa majorité (à l'époque, on parlait aussi de Charles Pasqua puis de Nicolas Sarkozy à Matignon en cas d'élection d'Édouard Balladur).

     

     
     


    Donc, dans ma réflexion, mon choix devait partager des personnalités et pas des programmes politiques. Or, Jacques Chirac avait pour une fois la position de recul que n'avait pas Édouard Balladur. Ce dernier montrait une réelle distance avec le "vrai peuple", une distance assez méprisante voire arrogante, bien plus grande encore que Valéry Giscard d'Estaing sans son intelligence et son niveau d'analyse. Édouard Balladur était un rond-de-cuir de la politique qui a saisi une occasion improbable, celle d'être au pouvoir et de gérer le pays un peu par hasard et certainement pas pour faire l'histoire. Son thème de campagne était de « croire en la France » mais il fallait d'abord croire en Balladur.

    Jacques Chirac, dans le rôle du trahi et plus du traître qu'il a souvent été (Jacques Chaban-Delmas en 1974, Valéry Giscard d'Estaing en 1981, Raymond Barre en 1988, etc.), a fait d'ailleurs une excellente campagne présidentielle, partant justement du peuple, rencontrant toutes les forces vives du pays sans caméras, pour mieux comprendre la France et les Français. Son thème de la fracture sociale, suggéré par Philippe Séguin, était excellent, à tel point qu'il a réussi à rassembler également des suffrages d'électeurs de gauche déboussolés par l'effondrement du PS et les révélations sur le passé de François Mitterrand.


    Mon vote Chirac a donc été par défaut mais dès le premier tour, et je ne l'ai pas regretté en 2007, à la fin de ses deux mandats, même si j'étais fermement opposé à deux de ses décisions présidentielles importantes, la dissolution de 1997 et le référendum sur le quinquennat de 2000. Que reste-t-il de la période d'Édouard Balladur ? Rien. Alors que son successeur, Alain Juppé, est resté dans les mémoires, comme celui qui a tenté de réformer la Sécurité sociale. Quant à Jacques Chirac, il aurait sans doute été plus cohérent en nommant Philippe Séguin en mai 1995 et Nicolas Sakorzy en mai 2002 à Matignon. Mais il a laissé des discours mémorables, et historiquement essentiels, celui de la reconnaissance de la France dans la rafle du Vel' d'hiv' (en juillet 1995), de la mort de François Mitterrand (en janvier 1996) et aussi de son départ où il avouait, malgré sa pudeur, l'amour qu'il vouait aux Français et à la France (en mars 2007). D'autres ont retenu sa position contre l'intervention américaine en Irak, mais cette position n'était pas évidente et pas nécessairement sa première position spontanée.

    Et Édouard Balladur dans l'affaire ? Il a continué comme un "vulgaire" homme politique, ordinaire, cherchant en vain à conquérir un petit Graal, comme la présidence du conseil régional d'Île-de-France en mars 1998, puis la mairie de Paris en mars 2001, cette dernière bataille après une rivalité primaire contre Philippe Séguin. Député de Paris de mars 1986 à juin 2007, dans une circonscription imprenable à partir de 1988, et conseiller de Paris de 1989 à 2008, il n'a pas eu à batailler ferme pour maintenir ses propres mandats parisiens.

     

     
     


    Bien qu'à l'origine, il était spécialisé dans l'économie et le social (il a présidé des groupes industriels dans les années 1970), ce qui l'a bombardé Ministre d'État, Ministre de l'Économie et des Finances du 20 mars 1986 au 10 mai 1988, souvent appelé Vice-Premier Ministre, Édouard Balladur, comme tous les hommes d'État en retrait, s'est préoccupé surtout des institutions et des affaires étrangères. Ainsi, il a présidé la commission des affaires étrangères de l'Assemblée Nationale du 27 juin 2002 au 19 juin 2007 lors de son dernier mandat parlementaire (faute d'être élu Président de l'Assemblée Nationale le 25 juin 2002, recueillant seulement 163 voix sur 541, battu par Jean-Louis Debré avec 217 voix, puis unique candidat de droite au second tour), et il a présidé deux Comités Balladur, le Comité de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions (nommé du 18 juillet 2007 au 29 octobre 2007), et le Comité pour la réforme des collectivités locales (nommé du 22 octobre 2008 au 25 février 2009), tous les deux issus de la volonté de Nicolas Sarkozy élu Président de la République et, en quelque sorte, faisant gagner Édouard Balladur à l'Élysée par procuration.

    Malgré la proposition de Nicolas Sarkozy de le nommer en février 2010 au Conseil Constitutionnel, le conseiller honoraire du Conseil d'État (diplômé de l'IEP Paris et de l'ENA) a décliné l'offre pour se consacrer à sa retraite. Au sein de l'UMP puis de LR, Édouard Balladur a soutenu François Fillon en novembre 2012, Nicolas Sarkozy en novembre 2016, François Fillon en avril 2017, Laurent Wauquiez en décembre 2017 et Valérie Pécresse en avril 2022. Il n'a jamais apporté son soutien à Emmanuel Macron et a même émis une appréciation très sévère contre ce dernier sur sa politique européenne.

    Auteur d'une note politique pour la fondation Fondapol publiée le 27 juin 2023, l'ancien Premier Ministre affirmait un certain euroscepticisme, assez étonnant de sa part : « Depuis trente ans, le monde a changé au détriment de l’Europe. La France a changé davantage encore et paraît atteinte dans ses forces vitales. L’Europe peut-elle contribuer à son redressement ? Rien n’est moins sûr. Des progrès ont été recherchés, mais dans un désordre qui a permis à la technostructure européenne d’accroître encore son pouvoir. (…) Il faut sortir de l’ambiguïté, la France doit demeurer souveraine dans certains domaines essentiels. L’Union n’est pas une organisation fédérale et ne doit pas le devenir. ». À croire que toutes ses belles paroles européennes des années 1990 étaient de l'hypocrisie électorale...

    Par cette analyse très décevante et sans innovation, il est revenu à son dada des cercles concentriques : « Avant tout élargissement, définir clairement la construction de l’Europe en cercles à compétences et à compositions variables, en faire un principe de base. ». Mais il n'a porté aucune proposition concrète sinon les yaka fonkon habituels, très stériles et très communs : « La France doit sortir du déclin qui la menace. La lutte contre les déficits, l’endettement, l’insécurité, et pour l’amélioration de la compétitivité, du système éducatif, hospitalier, pour la régulation effective de l’immigration, demeurent des compétences nationales. (…) Si la France veut survivre, l’Europe doit être réorganisée et la France doit demeurer responsable de son propre destin. ». On ne peut pas demander à une personne qui a eu 15 ans en 1944 d'imaginer le monde de 2030, encore moins de 2050. Ni être le vieux sage de la politique des années 2020 comme l'a si élégamment été Antoine Pinay entre 1974 et 1994.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (01er mai 2024)
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    Pour aller plus loin :
    Édouard Balladur.
    Le théoricien de la cohabitation.
    Le Comité Balladur de 2007.
    La cohabitation de 1986.

     

     
     





    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240502-balladur.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-vision-europeenne-decevante-d-254304

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/27/article-sr-20240502-balladur.html




     

  • Il y a 20 ans, l'élargissement de l'Union Européenne

    « Pour tous nos pays, appartenir aujourd’hui à l’Europe, c’est refuser de se laisser appartenir à la Chine, à la Russie ou même de s’aligner docilement sur les États-Unis. C’est refuser que notre continent de nouveau se divise et laisse son destin lui échapper. » (Jacques Delors, le 6 décembre 2021).



     

     
     


    Il y a vingt ans, le 1er mai 2004, l'Union Européenne, qui comptait quinze États membres, s'est élargie de dix États membres supplémentaires : la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, la Lituanie, la Lettonie, l'Estonie, Chypre et Malte. Le 1er janvier 2007, ce cinquième élargissement a été complété par l'adhésion également de la Roumanie et de la Bulgarie.

    Ce n'était pas le premier élargissement, ni le dernier, puisqu'il y a eu un 28e État membre qui a rejoint l'Union Européenne, la Croatie le 1er juillet 2013, mais celui de 2004 était l'élargissement le plus politique, et même, qui a revêtu la plus grande importance géopolitique. Sans même compter Chypre dans une partie est occupée par les Turcs depuis 1974.

    Avant d'évoquer cet élargissement très important, rappelons très rapidement les différentes dates des précédents élargissements. Les dates entre parenthèses correspondent à la ratification dans chaque pays du traité en question (pour que l'adhésion soit effective, il faut que tous les États membres et candidats à l'adhésion signent le traité correspondant, puisque ce traité soit ratifié par eux-mêmes, en particulier les futurs membres, selon les procédures constitutionnelles propres à chaque nation, par leur parlement ou par référendum).


    1er janvier 1958 (Europe des Six) : Création de la Communauté Économique Européenne (CEE) avec la France (23 juillet 1957), l'Allemagne (19 juillet 1957), l'Italie (9 octobre 1957), la Belgique (28 novembre 1957), les Pays-Bas (4 décembre 1957) et le Luxembourg (26 mars 1957), par le Traité de Rome signé le 25 mars 1957).

    1er janvier 1973 (Europe des Neuf) : Adhésion du Royaume-Uni (16 octobre 1972), de l'Irlande (10 mai 1972) et du Danemark (2 octobre 1972), par le Traité de Bruxelles signé le 22 janvier 1972.


    1er janvier 1981 (Europe des Dix) : Adhésion de la Grèce (28 juin 1979), par le Traité d'Athènes signé le 28 mai 1979.

    1er février 1985 : Retrait du Groenland après le référendum du 23 février 1982 (pourtant territoire du Danemark).

    1er janvier 1986 (Europe des Douze) : Adhésion de l'Espagne (26 juin 1985) et du Portugal (11 juillet 1985), par le Traité de Madrid-Lisbonne du 12 juin 1985.

    3 octobre 1990 : Réunification de l'Allemagne et rattachement de l'Allemagne de l'Est aux Douze.

    1er novembre 1993 : Transformation de la CEE en Union Européenne, par le Traité de Maastricht signé le 7 février 1992.

    1er janvier 1995 (Europe des Quinze) : Adhésion de l'Autriche (12 juin 1994), de la Suède (13 novembre 1994) et de la Finlande (16 octobre 1994), par le Traité de Corfou signé le 26 juillet 1994. La Norvège a renoncé à adhérer.


    1er mai 2004 : Adhésion de la Pologne (23 juillet 2003), de la Hongrie (21 décembre 2003), de la République tchèque (30 septembre 2003), de la Slovaquie (1er juillet 2003), de la Slovénie (28 janvier 2004), de la Lituanie (16 septembre 2003), de la Lettonie (2 octobre 2003), de l'Estonie (21 janvier 2004), de Malte (14 juillet 2003) et de Chypre (14 juillet 2003), par le Traité d'Athènes signé le 16 avril 2003.

    1er janvier 2007 : Adhésion de la Roumanie (17 mai 2005) et de la Bulgarie (11 mai 2005), par le Traité de Luxembourg signé le 25 avril 2005.

    1er juillet 2013 (Europe des Vingt-huit) : Adhésion de la Croatie (4 avril 2012), par le Traité de Bruxelles signé le 9 décembre 2011.

    1er février 2020 : Retrait du Royaume-Uni après le référendum du 23 juin 2016 sur le Brexit.

    Comme on le voit, l'élargissement du 1er mais 2004 a été le plus massif et a considérablement modifié la physionomie et le point de gravité de l'Europe. Avant 2004, le dernier élargissement a eu lieu le 1er janvier 1995 et il était en quelque sorte la dernière occasion d'unifier l'Europe occidentale. Après le noyau dur des six pays fondateurs (France, Allemagne, Italie et Benelux), le rattrapage du Royaume-Uni après une dizaine d'années de veto français (à cause de De Gaulle) avec le Danemark et l'Irlande en 1973, l'exception grecque voulue par Valéry Giscard d'Estaing dès 1981, les deux États de la péninsule ibérique en 1986 malgré les protestations des viticulteurs français (et italiens), en enfin les États scandinaves (sauf la Norvège qui préfère l'indépendance totale) et l'Autriche, l'Europe est devenue un bloc continental exclusivement occidental (avec deux États neutres, la Finlande et l'Autriche).

    C'est donc pendant les années 1990 que l'évolution européenne s'est poursuivie, en réponse à la chute de l'URSS et à la libération des États de l'Europe centrale et orientale anciennement sous le joug soviétique. La question était alors la suivante : fallait-il d'abord approfondir la construction européenne (rajouter des solidarités européennes à Quinze, plus facilement qu'à Vingt-cinq, et adapter le fonctionnement institutionnel) ou d'abord élargir aux pays de l'Europe centrale et orientale ? La question était cruciale après une forte avancée de la construction européenne sous la Présidence de la Commission Européenne de Jacques Delors (1985-1995), avec l'Acte unique européen (notamment harmonisation des diplômes), les Accords de Schengen et ERASMUS (ces deux derniers hors du cadre spécifique de l'Union Européenne), l'Union économie et monétaire qui a donné la monnaie unique avec l'euro instauré en 1999, etc.

    Au milieu des années 1990, le sentiment anti-européen a commencé à se développer au sein des peuples européens, notamment à cause de la bureaucratie bruxelloise et les normes de plus en plus invasives dans la vie quotidienne afin de construire un standard normatif européen très exigeant (qui le reste encore dans le monde). Les tentatives d'approfondissement n'ont jamais vraiment abouti tandis que l'opportunité politique d'un élargissement se faisait sentir.


    Le problème était le suivant : une organisation (quelle qu'elle soit) ne se structure pas de la même manière lorsqu'elle réunit vingt-cinq membres que lorsqu'elle réunit six membres. En 1958, la règle de l'unanimité, qui rassure sur la souveraineté nationale de chaque État membre, pouvait se pratiquer, car il n'y avait que six partenaires. À vingt-cinq, la règle de l'unanimité est quasi-impossible. Or, ne plus pouvoir prendre de décision, c'est se paralyser. L'approfondissement avait donc ces deux rôles : modification des institutions européennes pour un fonctionnement à plus de vingt, avec, dans certains domaines, des décisions prises à la majorité qualifiée (nombre d'États et population que cela regroupe) au lieu de l'unanimité. C'était l'objet du Traité d'Amsterdam signé le 2 octobre 1997 après la Conférence intergouvernementale de Turin, puis du Traité de Nice signé le 26 février 2001.

    L'autre rôle de l'approfondissement, c'est d'agrandir les domaines de coopération européenne, en particulier la politique étrangère et la défense (on voit aujourd'hui à quel point ces domaines sont essentiels et même vitaux). Cet agrandissement des compétences européennes n'a eu lieu qu'avec le Traité de Lisbonne signé le 13 décembre 2007 à la suite de l'échec du référendum du 29 mai 2005 en France qui a rejeté le Traité établissant une Constitution pour l'Europe (TCE) signé le 29 octobre 2004 après l'élargissement du 1er mai 2004 et les travaux de la Convention pour l'Avenir de l'Europe présidée par Valéry Giscard d'Estaing.

    Dans ces années 1990, le débat était sur la capacité de rajouter des compétences européennes, mais pas pour tout le monde, un peu à la carte, comme c'était le cas pour la zone euro mais aussi les Accords de Schengen, etc. (les pays membres ne sont pas tous dans la zone euro mais peuvent tous y prétendre). C'était admettre que certains pays étaient plus européens que d'autres. Une notion, soutenue notamment par Édouard Balladur, alors Premier Ministre français, était d'imaginer une Europe à plusieurs cercles concentriques, avec des États plus intégrés que d'autres dans la construction européenne, mais avec le risque d'une Europe à deux voire trois vitesses.

     

     
     


    Pourtant, politiquement, il y avait une urgence à intégrer les États de l'Europe centrale et orientale, afin de réunifier le continent européen. Après la chute du mur de Berlin, le Rideau de fer aurait pu paradoxalement se maintenir par le fait des démocraties d'Europe occidentale si elles refusaient d'intégrer les anciens pays du bloc soviétique. Cette adhésion a été massive puisque, en moins de trois ans, douze pays ont adhéré à l'Union Européenne. Il aura fallu quinze à dix-huit ans pour permettre aux anciens régimes communistes de s'intégrer, ce qui, historiquement, est très long (pratiquement une génération). La Grèce a mis sept ans pour adhérer après la chute de la dictature des colonels. Le Portugal a mis douze ans, et l'Espagne, dix ans après la chute de leur dictature respective (issue de Salazar et de Franco).

    Le risque d'un trop grand nombre d'États membres est bien sûr une sorte de paralysie institutionnelle et l'impression d'avoir fabriqué un monstre institutionnel, avec jusqu'à vingt-huit membres, quasiment autant de langues, etc. Les affaires européennes sont devenues alors des affaires ultracompliquées pour plein de raisons, structurelles bien sûr, mais aussi politiques, car chaque État a son propre calendrier électoral, ses propres populismes, son propre électorat et donc, les décisions prises au niveau européen sont dépendantes souvent de considérations de politique intérieure de chaque État.

    À mon sens, l'une des conséquences a été le Brexit : la tenue du référendum était le fruit absolu de considérations électoralistes (de David Cameron), et d'un courant eurosceptique résultant d'un risque d'enlisement technocratique. À partir des années 2000, d'ailleurs, et jusqu'à maintenant, l'Europe a surtout cherché à répondre aux urgences du moment, des crises des dettes souveraines à la crise du covid-19, de la crise inflationniste et énergétique à la guerre en Ukraine.

    Les perspectives actuelles de l'Union Européenne sont contrastées. D'une part, jamais le courant populiste anti-européen n'a été aussi fort dans la plupart des États membres, avec des victoires électorales en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie, en Italie, aux Pays-Bas (mais aussi des échecs comme en Pologne). D'autre part, la position belliqueuse de Vladimir Poutine et le risque d'un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche obligent les Européens à renforcer leur coopération dans le domaine militaire pour assurer une défense autonome sans les États-Unis (ce qui devraient réjouir tous les contempteurs de l'OTAN).

    Après Jacques Delors, l'Union Européenne a aussi péché par manque de leadership européen, dans le sens de personnalités charismatiques qui puissent pousser la construction européenne. La plupart des dirigeants européens pendant ces vingt dernières années ont été des européens par raison et pas par passion, adeptes d'une liberté économique qui refuse de voir les atteintes extérieures à une concurrence loyale (sans protectionnisme). La chance aujourd'hui d'avoir Emmanuel Macron à l'Élysée, c'est la même que lorsque Valéry Giscard d'Estaing y était : il est Européen par passion et est capable, aujourd'hui, d'impulser une véritable relance de la construction européenne, dans le domaine de la souveraineté économique et industrielle et surtout dans le domaine de la défense. Même l'Allemagne a compris qu'il fallait évoluer dans la conjoncture actuelle, celle de tous les dangers.

     

     
     


    Bien sûr, il reste à répondre à l'épineuse question des futurs élargissements. Actuellement, neuf pays sont candidats reconnus à l'adhésion, principalement des anciens pays de l'ex-Yougoslavie (Serbie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Monténégro), l'Albanie, mais aussi l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et la Turquie. Le Kosovo n'est pas encore reconnu officiellement comme candidat à l'adhésion. Quant aux trois autres États européens, l'Islande, la Norvège et la Suisse, elles ont renoncé à adhérer respectivement le 12 mars 2015, le 28 novembre 1994 et le 27 juillet 2016, pour certains après trois tentatives (pour la Norvège, par exemple, en 1962, en 1972 et en 1994).

    Comme pour la Grèce en 1981, et pour l'Europe centrale et orientale en 2004-2007, l'intégration de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, dont les candidatures ont été reconnues officiellement par les Conseils Européens du 23 juin 2022 et du 14 décembre 2023, les considérations politiques et de solidarités devraient l'emporter sur des considérations purement économiques ou même institutionnelles.

    L'enjeu de l'Union Européen reste historique et est une construction originale et inédite dans l'histoire des nations car elle se fait à la fois selon la volonté de chaque peuple qui la compose et avec la force d'une unité qui en fait un bloc incontournable dans la planète, avec cette devise très significative : unis dans la diversité. L'Union Européenne du 1er mai 2024 est un bloc humain peuplé de 450 millions d'habitants sur une superficie de 4,2 millions de kilomètres carrés, troisième puissance mondiale en PIB nominal après les États-Unis et la Chine.

    Elle n'est pas parfaite, elle a beaucoup de défauts, mais c'est parce que cette construction s'est toujours faite avec la volonté des peuples qu'elle se réalise très lentement. Elle est l'anti-modèle des autocrates au pouvoir de toute obédience, et à ce titre, elle est dénigrée par tous ceux qui refusent les principes de démocratie, liberté, égalité, laïcité. C'est pour cela qu'il faut précieusement conserver cette organisation et la faire vivre avec le plus de démocratie possible. Car on l'oublie un peu trop souvent : le citoyen européen a la chance et le privilège de pouvoir voter dans les conditions normales d'une véritable démocratie, à savoir que son vote puisse être secret, libre, et sincère, sans pression de personne ou de groupe.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (27 avril 2024)
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    Pour aller plus loin :
    Il y a 20 ans, l'élargissement de l'Union Européenne.
    La convergence des centres ?
    Élections européennes 2024 (1) : cote d'alerte pour Renaissance.
    Valérie Hayer, tête de la liste Renaissance.
    Charles Michel et Viktor Orban : l'Europe victime d'une histoire belge !
    Jacques Delors : il nous a juste passé le relais !
    Il y a 15 ans : Nicolas Sarkozy, l'Europe et les crises (déjà).
    La Méditerranée, mère de désolation et cimetière de nos valeurs ?
    Le 8 mai, l'émotion et la politique.
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    Le 60e anniversaire du Traité de l'Élysée le 22 janvier 2023.
    De Gaulle, l’Europe et le volapük intégré.
    L’inlassable pèlerin européen Emmanuel Macron.
    Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe.
    Enfin, une vision européenne !
    Relance européenne : le 21 juillet 2020, une étape historique !

     

     
     







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