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« Après cinquante ans d'oppression sous le pouvoir du [parti] Baas, et treize années de crimes, de tyrannie et de déplacements, nous annonçons aujourd'hui la fin de cette ère sombre et le début d'une nouvelle ère pour la Syrie. » (déclaration des rebelles syriens, le 8 décembre 2024).
C'est acté ! Après la chute de Ben Ali, la chute de Moubarak, la chute de Kadhafi, voici, avec un long différé du Printemps arabe, la chute de Bachar El-Assad, après plus de vingt-quatre ans d'un pouvoir absolu. La guerre civile avait commencé en juillet 2011 en Syrie. Ce dimanche 8 décembre 2024, les troupes rebelles ont pris la capitale, Damas, et le gouvernement l'a proclamé ville libre. Les effigies du tyran et de son père ont été retirées. Le peuple syrien est en liesse.
Selon Rami Abdel Rahmane, le directeur de l'Observatoire syrien des droits de l'homme, qui l'a annoncé à l'AFP, « [Bachar] El-Assad a quitté la Syrie via l'aéroport international de Damas avant que les membres des forces armées et de sécurité ne quittent [les lieux]. ». Son sort est maintenant connu, lui et sa famille ont réussi à fuir la Syrie et ont reçu l'asile politique à Moscou, qui n'avait pas pu les protéger.
Chef du parti Baas, Hafez El-Assad (1930-2000), Président de la République syrienne du 14 mars 1971 au 10 juin 2000, a mis en place une dictature alaouite (chiite) implacable. Son fils Bachar El-Assad, médecin, ne devait pas être le successeur de son père. C'était en principe son frère aîné Bassel El-Assad qui devait prendre la relève de la dictature, mais il est mort dans un accident de voiture le 21 janvier 1994. À sa prise de fonction le 17 juillet 2000, Bachar El-Assad, considéré comme "moderne", avait fait naître l'espoir d'un assouplissement du régime. À la fin des années 2000, je me souviens avoir vu sur Arte un documentaire biographique sur lui très élogieux, beaucoup trop élogieux pour que la chaîne franco-allemande ose le rediffuser depuis 2011. Il serait intelligent de le rediffuser pour montrer à quel point l'histoire est changeante et les points de vue peuvent singulièrement s'inverser.
Et pourtant, on savait déjà que le régime de Bachar El-Assad n'avait rien à envier à celui de son père. Membre de l'UDF, je me souviens que, en marge des congrès de l'UDF, en 2003, en 2004, en particulier, des réfugiés syriens expliquaient, témoignaient, alertaient : le régime syrien était une dictature de la pire espèce et son tyran un véritable boucher. À l'époque, ils n'étaient pas vraiment écoutés des gouvernements européens ou américains. La géopolitique l'emportait sur les droits de l'homme.
Ce sont les Printemps arabes qui ont changé un peu les choses avec ce clivage assez fou dans la plupart des pays musulmans : ou une dictature "laïque" (et souvent militaire), ou la charia. Choix cornélien. Bachar El-Assad n'avait pas lésiné sur la répression à partir de 2011 pour éviter d'être déstabilisé, avec l'aide de la Russie et de l'Iran, et on se demande toujours aujourd'hui si c'était mieux ou pas qu'il ne chutât pas à l'époque, car en face, Daech ne présentait pas mieux en termes de paix et de douceur de vivre. Peut-être même bien pire.
L'offensive actuelle des rebelles a été amorcée le 27 novembre 2024. Alep a été prise le 1er décembre 2024, puis Hama, la quatrième ville du pays le 5 décembre 2024, puis Homs le 7 décembre 2024, enfin Damas ce dimanche. Les combats ont fait plusieurs centaines voire milliers de morts (au moins 910), l'Iran et la Russie ont tenté d'aider Bachar El-Assad par des bombardements. Le Hezbollah avait envoyé 2 000 combattants pour aider le dictateur. Près de 400 000 personnes auraient été déplacées à cause des combats. Le renversement du régime a été fulgurant, une dizaine de jours ont suffi aux rebelles pour virer Bachar El-Assad. Les forces russes ont décidé prudemment de se retirer. Donald Trump, présent à Paris samedi, a annoncé qu'il ne serait pas question que les États-Unis interviennent dans cette histoire. Pour l'instant, les forces américaines ont bombardé préventivement 75 bases de Daech à l'est de la Syrie.
La faiblesse de la riposte du régime face au rebelle était étonnante. L'ancien ambassadeur de France en Syrie, Michel Duclos, a analysé sur franceinfo, ce dimanche : « Le fait qu'il n'y ait pas eu de résistance, pour l'instant, signifie que le régime [syrien] était vraiment en bout de course. ». Le régime Baas s'est écroulé comme un château de cartes, à l'instar des dictatures communistes entre 1989 et 1991. Le signal est fort car cela pourrait continuer à bouger dans la région ; après l'effondrement de la Syrie, c'est la République islamique d'Iran qui pourrait aussi être violemment secouée. Le régime des ayatollahs est en effet très fragile et repose actuellement sur un vieillard malade de plus de 85 ans.
Les rebelles syriens sont réunis depuis 2017 au sein de Hayat Tahrir El-Sham (HTS), qui signifie Organisation de libération du Levant. Ce mouvement est dominé par l'ancien branche syrienne d'Al-Qaïda et dirigé par Abou Mohammed Al-Joulani (40 ans). Considéré comme un "terroriste mondial" depuis le 16 mai 2013 par les États-Unis, il a été membre d'Al-Qaïda de 2003 à 2006, de Daech de 2006 à 2011 et fondateur du Front Al-Nosra le 23 janvier 2012. Ce jihadiste a su fédérer les rebelles en Syrie, qui, pour la plupart, seraient soutenus par la Turquie, dont le rôle resterait à préciser à ce jour.
Je ne regretterai pas Bachar El-Assad, ce boucher sanguinaire, et je crois que peu de Syriens vont le regretter. En revanche, se réjouir de la chute d'un dictateur n'empêche pas de s'inquiéter de l'avenir. Il n'existe pas de "jihadiste modéré", pas plus que de "taliban modéré" en Afghanistan. Il faudra donc surveiller de près la suite, sur les libertés, sur les droits de l'homme, sur la considération pour les femmes, sur la démocratie qui n'a jamais été instaurée en Syrie, etc.
Ce renversement important du Proche-Orient a bien eu un détonateur, le massacre du 7 octobre 2024 et la réaction d'Israël contre le Hamas et surtout contre le Hezbollah qui, apparemment, était la principale défense du régime syrien. L'axe Russie-Iran-Syrie est donc mis à mal et Benyamin Netanyahou, le Premier Ministre israélien, en a profité pour annoncer la prise de contrôle du plateau du Golan pour assurer une sécurité préventive de son pays.
En tout cas, tortures, massacres, bombardements, emploi du gaz à grande échelle, le bilan écœurant de Bachar El-Assad devra un jour être précisément établi, et même, pourquoi pas, qu'il soit jugé pour tous ses actes. Quant à certains leaders populistes et extrémistes en France, ne soyons pas amnésiques, ne nous laissons pas bercer par leurs réactions d'aujourd'hui, plus hypocrites les unes que les autres, et n'oublions surtout pas que ceux qui étaient (et restent encore) les alliés de Vladimir Poutine l'étaient aussi de Bachar El-Assad, régulièrement reçus par lui aux pires moments de répression (ils avaient leur rond de serviette). Il faudra aussi, sur ce plan-là, rendre des comptes au peuple français.
« On a rarement vu, dans l'histoire de France, une Chambre aussi médiocre, aussi passive, aussi absente. La télévision nous montre des bancs vides dans l'hémicycle même lors de débats d'une importance considérable pour nous, puisqu'il s'agit de l'utilisation de nos impôts. » (Jean-Marie Daillet, février 1973).
Comme on le lit ci-dessus, les arguments de campagne qui ont servi à sa première élection de député auraient pu se dire encore en 2024, cinquante ans plus tard, mais dans tous les cas, ont un arrière-goût passablement populiste voire démagogique. Ils n'étaient pourtant pas d'un extrémiste de droite ni de gauche... mais d'un centriste ! Ils émanaient de Jean-Marie Daillet, figure du centrisme normand, qui fête son 95e anniversaire ce vendredi 29 novembre 2024.
J'ai rencontré plusieurs fois Jean-Marie Daillet à la fin des années 1980, à l'occasion de congrès politiques mais aussi, surtout, d'universités d'été. Il participait alors très assidûment aux manifestations du CDS (Centre des démocrates sociaux), la composante démocrate chrétienne de l'UDF. Dans les universités d'été, ce sexagénaire à la silhouette impressionnante n'intimidait en fait pas car il était en tenue décontractée, portant le tee-shirt. Sourire et valeurs.
Journaliste catholique, Jean-Marie Daillet s'est engagé en politique en adhérant au MRP en 1953 sous l'influence de Jacques Mallet (1924-2016), futur député européen (1984-1989). Le MRP était le mouvement des résistants démocrates chrétiens. Ce mouvement, sous différentes appellations, a toujours été centriste. Deux points essentiels dans son programme : la construction européenne (même en 1953) et la décentralisation. Dans les années 1960, Jean-Marie Daillet est devenu un fonctionnaire européen, porte-parole d'Euratom de 1960 à 1965 à Bruxelles, puis directeur adjoint du Bureau d'information des Communautés européennes à Paris jusqu'en 1973. Il a dû à l'ancien ministre André Colin, qui fut le chef du MRP, d'être en relation avec les démocrates chrétiens européens.
Dès 1962, Jean-Marie Daillet s'est présenté aux élections législatives, mais les trois premières tentatives furent vaines. D'abord dans l'Orne, en 1962, puis dans la Manche, à Saint-Lô, en 1967 (13% des voix) et en 1968 (20,6% au premier tour et 40,2% au second tour). Lorsqu'il s'est présenté à nouveau en mars 1973 sur la même première circonscription de la Manche, il a gagné au second tour avec 58,8% des voix avec un discours très populiste : « "Un député, à quoi ça sert ?". Ces questions, je les ai entendues bien souvent. Elles m'ont apporté la preuve de votre indifférence ou de votre écœurement, devant le spectacle hélas trop répandu depuis cinq ans de députés singulièrement inefficaces. (…) Je suis le premier à comprendre votre découragement. Moi aussi, je pense que bon nombre de députés sortants ne méritent pas d'être réélus. ».
Et pourtant, comme je l'indiquais plus haut, Jean-Marie Daillet n'était pas extrémiste mais centriste. Il s'est présenté et a été élu avec l'étiquette du Centre démocrate présidé par Jean Lecanuet. À l'époque, les centristes étaient divisés en deux : le CDP (Centre démocratie et progrès) qui avait soutenu Georges Pompidou en 1969 et participait donc au gouvernement depuis lors, et le CD (Centre démocrate), en quelque sorte, le centre canal historique, qui avait soutenu la candidature d'Alain Poher en 1969, et qui siégeait dans l'opposition (l'élection de Valéry Giscard d'Estaing a eu pour conséquence de réunifier les centristes avec l'étiquette du CDS, fondé en 1976).
Il a été réélu cinq fois (avec 67,2% en mars 1978, au premier tour avec 58,5% en juin 1981, élu deuxième de la liste UDF-RPR avec 45,2% en mars 1986, et 55,9% en juin 1988), si bien qu'en tout, il a exercé le mandat de parlementaire de la Manche pendant vingt ans, de mars 1973 à mars 1993. Il s'occupait des habitants de sa circonscription comme il réfléchissait sur les grandes enjeux politique de la Franc et du monde à Paris : « Ma porte a toujours été ouverte à tous mes concitoyens, sans aucune distinction d'opinion politique, mon seul souci étant de les aider à obtenir leur droit et à faire face à leurs difficultés. » (février 1978).
Aux élections municipales de mars 1977, il a tenté de conquérir la mairie de Saint-Lô avec une liste entièrement centriste. Il n'a pas été très bon au premier tour et, refusant l'alliance avec la liste de droite sortante, qui lui réservait peu de places, il a laissé élire un maire socialiste.
Par son mandat parlementaire, Jean-Marie Daillet a été délégué de la France à l'Assemblée du Conseil de l'Europe et membre de la délégation française à l'Assemblée Générale de l'ONU. Dès son premier mandat, il a vice-présidé le groupe centriste RCDS (réformateurs centristes et démocrates sociaux). Vice-président du CDS, il a siégé ensuite au groupe UDF à la création de l'UDF, de 1978 à 1988, puis au groupe UDC (Union du centre), un groupe spécifiquement du CDS afin d'apporter éventuellement un complément à la majorité relative de Michel Rocard. D'ailleurs, à la fin de la législature en 1993, Jean-Marie Daillet était non-inscrit parce qu'exclu en 1990 du groupe UDC car il était trop proche des socialistes.
Ce député ouvert et direct, proche des gens, père de huit enfants, qu'était Jean-Marie Daillet, j'ai su bien plus tard qu'il était aussi un homme rigide avec des valeurs intangibles, en particulier pour ses convictions catholiques et la valeur précieuse de la vie (que je partage aussi). C'est pourquoi, alors qu'il n'avait que dix-huit mois d'expérience parlementaire, il s'est investi très passionnément dans la bataille parlementaire pour s'opposer au projet de loi de dépénalisation de l'IVG porté par Simone Veil.
Dans sa défense passionnée de l'enfant à naître, Jean-Marie Daillet a commis l'irréparable à la tribune, peut-être sera-ce d'ailleurs sa seule postérité d'homme politique, ce qui serait très injuste mais cela dénote aussi que les humains sont faillibles, on peut être à la fois ouvert et fermé. Car ce qu'il a dit pour s'opposer à la loi Veil le 27 novembre 1974 était franchement dégueulasse : « On est allé, quelle audace incroyable, jusqu'à déclarer tout bonnement qu'un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles ! ». Dire une telle horreur à une ancienne déportée d'Auschwitz relevait au minimum d'un manque de tact, d'un manque de galanterie et d'une très grande bêtise. Il a prétendu qu'il ne connaissait pas l'histoire personnelle de Simone Veil (ce qui est possible, elle n'a communiqué sur ce sinistre passé vraiment qu'à partir des années 2000), et dès qu'il a compris la blessure folle de sa tirade, dès la nuit suivante, il a présenté ses excuses à la grande dame très éprouvée par ce débat parlementaire.
Simone Veil l'a redit trente ans plus tard dans un livre entretien avec Annick Cojean en 2004, en considérant les propos de Jean-Marie Daillet comme le pire qu'elle ait entendu : « Je crois qu’il ne connaissait pas mon histoire, mais le seul fait d’oser faire référence à l’extermination des Juifs à propos de l’IVG était scandaleux. (…) Il n’était pas question de perdre confiance et de se laisser aller. Tout cela me dopait, au contraire, confortait mon envie de gagner. Et je pense qu’en définitive, ces excès m’ont servie. Car certains indécis ou opposants modérés ont été horrifiés par l’outrance de plusieurs interventions, odieuses, déplacées, donc totalement contre-productives. ». Dans un autre entretien publié dans "L'Humanité" le 26 novembre 2004, elle expliquait qu'elle n'était pas blindée par un tel déchaînement de haine : « Ce qui m’énervait alors, c’était de retrouver des croix gammées dans le hall de mon immeuble. C’était difficile pour mes enfants et certains de mes petits-enfants, qui ont eu des réflexions en classe. J’ai également pensé être agressée dans la rue. Or je n’ai eu que quatre ou cinq fois des réflexions très désagréables. Rien par rapport aux milliers de personnes qui m’ont manifesté leur sympathie et qui continuent à le faire. Je ne me suis, en fait, jamais vraiment sentie menacée. Il s’agissait essentiellement d’intimidation. ».
Jean-Marie Daillet ne s'est pas représenté en 1993, laissant son suppléant Georges de La Loyère, ingénieur, se présenter au titre de l'UDF, qui a été battu par le candidat RPR Jean-Claude Lemoine en mars 1993. Depuis juin 2007, le député de cette première circonscription de la Manche est Philippe Gosselin (LR), suppléant de Jean-Claude Lemoine depuis juin 2002. La raison de son abandon de la circonscription, c'est que Jean-Marie Daillet a été nommé ambassadeur de France à Sofia, en Bulgarie, de 1993 à 1995.
À partir 1979, Jean-Marie Daillet était président d'honneur de l'Association française des Amis des Afghans et de l'Afghanistan, et a ce titre, il a apporté son soutien à Rome au roi d'Afghanistan, a rencontré les partis politiques de la résistance afghane à Islamabad, a fait venir au Parlement Européen un résistant afghane en 1981, est intervenu auprès des chancelleries de nombreux pays pour aider les résistants afghans et leur apporter de l'aide humanitaire et sanitaire. Il a aussi reçu à l'Assemblée Nationale le fameux commandant Massoud en avril 2001, quelques mois seulement avant son assassinat, et a été reçu à Kaboul en 2015 par la princesse India d'Afghanistan.
J'ai précisé que Jean-Marie Daillet avait eu huit enfants. L'un d'eux était Étienne Daillet, cardiologue, qui, en août 2005, appelé d'urgence par un patient, a voulu le rejoindre le plus vite possible en prenant sa moto dans la nuit, il a heurté de front un camion et y a trouvé la mort.
Un autre de ses fils est Rémy Daillet-Wiedemann, qui a été président de la fédération du MoDem de Haute-Garonne en octobre 2008 mais en a été rapidement exclu en mars 2010 (le MoDem est un des partis héritiers du CDS). Il est depuis 2009 un activiste sur Internet, d'expression d'extrême droite avec des dérives complotistes et antivax, impliqué en avril 2021 dans trois affaires d'enlèvement d'enfant puis, en octobre 2021, dans un projet de coup d'État et de projets d'attentats terroristes (appelant à un renversement armé du gouvernement et à la prise du Palais de l'Élysée, menaçant directement Emmanuel Macron). À cause d'un mandat international par un juge de Nancy, il a été interpellé par les autorités malaisiennes en mai 2021, expulsé de Malaisie en juin 2021, placé en détention provisoire jusqu'en juin 2023 (voulait se présenter à l'élection présidentielle de 2022).
Rémy Daillet-Wiedemann a menacé le 12 avril 2021 par messagerie électronique un ancien camarade de collège, le député LR Philippe Gosselin : « Où serez-vous quand nous viendrons arrêter les traîtres et les collaborateurs ? Voici la dernière chance que nous vous donnons. Vous dont la mission était de servir le peuple français, levez-vous et parlez contre la tyrannie. Si vous vous dérobez à ce devoir, ce sera trahir. (…) Nous attendons votre réponse dans le mois. Nonobstant cette réponse, monsieur Gosselin, nous vous considérerons comme forfait, complice de crime contre l'humanité, et donc par avance condamné. ».
Philippe Gosselin a confié à la journaliste Émilie Flahaut le 22 avril 2021 pour France 3 : « Vous savez, des mails de complotistes, j'en reçois tous les mois et ils vont directement à la poubelle, sans passer par la case lecture. Mais là, quand j'ai vu le nom de Rémy Daillet, ça m'a intrigué et je me suis souvenu que c'était un copain de classe. (…) On était dans la même classe, en quatrième il me semble. On était copains, on se fréquentait mais il ne faisait pas partie de ma bande de potes, celle avec qui c'était "à la vie à la mort" et avec qui je suis toujours en contact. J'ai le souvenir qu'il s'est fait virer à la fin de la terminale pour indiscipline, juste avant son bac, ce qui n'était quand même pas courant. Et puis, plus rien... (…) Il est quand même sacrément dérangé ! Et quand j'ai découvert quelques jours plus tard qu'il était lié à l'enlèvement de la petite Mia et qu'il était sous le coup d'un mandat d'arrêt international, cela fait froid dans le dos. (…) Franchement je suis un peu remué par tout ça. Je ne tire aucune conclusion, ça n'aurait aucun sens. C'est juste qu'en l'espace de quelques jours, j'ai replongé quarante ans en arrière. Je me demande comment Rémy a pu devenir le gourou qu'il est aujourd'hui. ».
Et le député de la première circonscription de la Manche a gardé un souvenir très marquant du père de ce camarade, également son prédécesseur à l'Assemblée Nationale : « Je me souviens très bien de ses dernières années en tant qu'élu. J'étais jeune conseiller municipal à Rémilly-sur-Lozon et Jean-Marie Daillet, député de centre droit, a agité le landerneau politique manchois en se rapprochant des mitterrandiens, ça a fait jazzer ! C'est sans doute pour cela qu'il a obtenu un poste d'ambassadeur en Bulgarie. ».
Jean-Marie Daillet, qui a été président de l'amicale des anciens du MRP et vice-président de l'Internationale démocrate-chrétienne, ne vit plus en Normandie pour sa retraite. Lors d'une des réunions des anciens du MRP au début des années 2010 (précisément le 23 février 2012 consacrée à André Colin), Jean-Marie Daillet a explicité l'expression démocratie chrétienne : « Il y a là une sorte de pléonasme. Qui dit chrétien devrait dire normalement démocrate. Le "Aimez-vous les uns les autres" est sans aucun doute, je ne dirai pas le slogan, mais l’idéal qu’après tout, non seulement le Christ mais un certain nombre de personnes qui ne sont pas chrétiennes peuvent tout à fait considérer comme étant le nec plus ultra d’une société digne de ce nom, une société véritablement humaine. ».
Il racontait aussi une discussion avec un gendre à propos de Robert Schuman : « La béatification de Robert Schuman, c’est d’ailleurs un sujet de discussion entre un de mes beaux-fils et moi. Il est en train de finir son droit canon à Rome et je luis dis : "Alors ?". Il me dit : "Eh bien, on attend le miracle". - "Comment ? La réconciliation de l’Europe, ce n’est pas un miracle ?" - "Ah, mais ce n’est pas un miracle physique, il faut une guérison d’une maladie inguérissable". - Ah bon, très bien". Je suis allé très loin en lui disant que je considérais que ce genre de raisonnement, c’était du matérialisme spirituel. ».
Il ajoutait un peu plus tard : « L’exemple d’Ozanam est très bon parce qu’en effet (et celui de Robert Schuman, et celui d’André Colin), c’est que finalement, quand on a la foi, le christianisme chevillé au corps, la politique est un chemin de sainteté. Et c’est pourquoi il serait si important que Robert Schuman, à son tour, soit reconnu dans sa sainteté personnelle, mais dans sa sainteté d’homme politique. L’opinion publique est trop souvent, et parfois à juste titre, hélas, persuadée que le monde politique est pourri. C’est très commode que le monde politique soit pourri, pour certains qui veulent profiter de cette pourriture. Ça excuse tellement de choses. (…) Nous avons plus que jamais besoin d’hommes et de femmes exemplaires. Quand nous nous sommes engagés au MRP, c’était bien parce que ce mouvement nous attirait. Non pas pour des places à prendre, mais parce qu’il y avait des choses à faire qui demandaient un certain nombre de sacrifices, et pourquoi pas ? On les a faits. Je pense bien sûr à André Colin et ses co-fondateurs, les Bidault, Teitgen, Simonnet, Pflimlin, Buron… ».
« Comme soldat, comme militant, comme parlementaire, comme ministre, comme juge constitutionnel, Pierre Joxe, que les observateurs de la politique connaissent pour sa raideur, sa droiture, sa dureté, son autorité un peu froide exprimée par un regard bleu sous une épaisse barre de sourcils touffus, avoue à la fin de sa vie politique un affreux doute. Ai-je bien agi, ai-je trop tordu mes convictions ? » (Patrick Cohen, le 5 février 2010 sur France Inter).
L'ancien ministre socialiste Pierre Joxe fête ses 90 ans ce jeudi 28 novembre 2024. La réputation de Pierre Joxe est la même que celle qu'avait aussi Louis Mermaz, un homme de conviction, raide, brut (pas brute), un mitterrandiste parmi les plus fidèles, tellement doctrinaire qu'il a écrit un livre intitulé "Cas de conscience" où il s'est interrogé sur les couleuvres qu'il a dû avaler tout au cours de sa vie politique.
Son physique a même aidé à le rendre raide, avec des sourcils épais propres à intimider, une silhouette plutôt grande à l'allure martiale. C'était un jeune combattant qui n'hésitait pas à hacher les adversaires. D'abord un technocrate, passé par l'ENA et dans la botte, à la Cour des Comptes, l'institution par excellence pour faire de la politique avec un salaire assuré même sans mandat électif (comme Jacques Chirac et François Hollande). Le monde politique, Pierre Joxe le connaissait bien sûr comme fils de son père, le ministre gaulliste Louis Joxe. C'est déjà un point d'ancrage : au contraire de la dynastie des Debré, Pierre Joxe n'a pas suivi son père, il était du côté des adversaires, de François Mitterrand qu'il a rencontré dès 1965 à sa première candidature présidentielle et l'engagement total au sein de la Convention des institutions républicaines, la CIR, petit club politique bien pratique pour faire de l'entrisme à gauche, puis au sein du PS avec la prise du congrès d'Épinay.
Il n'était pas commode, Pierre Joxe, et si on avait dit qu'il aimait la musique, qu'il jouait du piano, et même, plus tard, du violoncelle, on aurait peut-être compris qu'il n'était pas qu'un homme de lutte mais aussi un homme de goût.
Scout et protestant, comme Michel Rocard, professeur à l'IEP de Paris entre 1963 et 1973 (il a participé comme prof à mai 68), il était dirigeant du parti socialiste dès 1971 et chargé de recruter de nouveaux cadres. C'est lui qui a introduit Lionel Jospin, par exemple, et plus tard Jean-Marie Le Guen et Jean-Christophe Cambadélis. Pierre Joxe s'est fait élire député en mars 1973, à l'âge de 38 ans, début d'une carrière d'élu de Saône-et-Loire très intéressante : député de 1973 à 1993 (sauf lorsqu'il était au gouvernement), conseiller général de Saône-et-Loire en septembre 1973, adjoint au maire de Chalon-sur-Saône en mars 1977, député européen en novembre 1977, président du conseil régional de Bourgogne de 1979 à 1982, il s'est délocalisé à Paris, dans le douzième arrondissement, pour la conquête de Paris aux élections municipales de mars 1989 (contre Jacques Chirac), et a été élu conseiller régional d'Île-de-France en mars 1992 (jusqu'en mars 1993).
Pierre Joxe fait ainsi partie des militants historiques du socialisme mitterrandien, à l'instar de Louis Mermaz, Pierre Mauroy, Jean-Pierre Chevènement, Gaston Defferre, Charles Hernu, Roland Dumas, et quelques autres, qui ont bataillé à chaque congrès, qui ont passé des nuits blanches à rédiger d'insipides synthèses que personne ne lisait... mais pour un objectif tout de même : le pouvoir !
Après la victoire de François Mitterrand, Pierre Joxe a été bombardé Ministre de l'Industrie dans le bref premier gouvernement Mauroy, du 22 mai 1981 au 22 juin 1981. Il n'est pas resté au gouvernement afin de prendre la lourde responsabilité de la présidence du groupe PS à l'Assemblée Nationale, un groupe pléthorique, du 30 juin 1981 au 19 juillet 1984 (il a succédé à Gaston Defferre nommé au gouvernement). Ce poste était essentiel pour appliquer le programme socialiste et faire changer la vie, selon les prétentions de l'époque.
Dans son livre "Cas de conscience", Pierre Joxe a expliqué que François Mitterrand voulait faire adopter en 1982 une loi réhabilitant les généraux putschistes d'Alger. Pierre Joxe était absolument opposé à cette mesure qui donnait un cadeau à l'extrême droite. Mais le Président ne lui a pas donné la possibilité de s'y opposer en utilisant l'article 49 alinéa 3 de la Constitution. Il ne pouvait pas déposer ni voter une motion de censure contre son camp. Cette loi a d'ailleurs fait une grosse polémique politique et rappelait les origines très "Algérie française" de François Mitterrand.
Pierre Joxe a aussi été un combattant très actif lors de la bataille de l'école libre en 1984. Bataille qui a tourné au désastre à la fois électoral (aux élections européennes de juin 1984) et politique quelques jours plus tard, provoquant la démission du troisième gouvernement Mauroy.
Une nouvelle étape est alors arrivée pour le premier septennat socialiste, après le départ des ministres communistes. François Mitterrand a nommé Pierre Joxe Ministre de l'Intérieur, succédant encore à Gaston Defferre, du 19 juillet 1984 au 20 mars 1986 dans le gouvernement de Laurent Fabius, puis, après une période d'opposition sous la cohabitation (où il a retrouvé la présidence du groupe PS à l'Assemblée du 27 mars 1986 au 14 mai 1988), il est revenu Place Beauvau du 12 mai 1988 au 29 janvier 1991 dans le gouvernement Rocard.
Pierre Joxe a préempté le dossier corse alors que Michel Rocard voulait s'en charger à Matignon au même titre que la Nouvelle-Calédonie. Pierre Joxe a ainsi fait adopter le statut de collectivité territoriale de Corse en 1991. En 1985, il aurait été à l'origine des fuites qui ont nourri l'affaire du Rainbow Warrior pour mettre en difficulté un rival mitterrandien, son collègue de la Défense Charles Hernu, obligé de démissionner le 20 septembre 1985.
Lors d'un des congrès les plus difficiles du PS, le congrès de Rennes en 1990, Pierre Joxe a soutenu la motion défendue par Louis Mermaz avec Jacques Delors et Charles Hernu pour éviter la guérilla urbaine entre les deux mitterrandistes Lionel Jospin et Laurent Fabius.
Après la démission de Jean-Pierre Chevènement opposé à la guerre du Golfe, Pierre Joxe lui a succédé au Ministère de la Défense du 29 janvier 1991 au 9 mars 1993, dans les gouvernements de Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy qui l'a remplacé quelques jours car il a quitté le gouvernement avant sa démission effective.
En effet, prévoyant un échec historique du PS aux élections législatives de mars 1993, Pierre Joxe a réussi à se trouver un plan de sauvetage des plus prestigieux, en devenant le Premier Président de la Cour des Comptes du 13 mars 1993 au 12 mars 2001. À l'instar d'autres politiques, sa présence à la tête de l'institution avait toutefois une justification professionnelle puisqu'il faisait déjà partie de la maison en tant que conseiller référendaire.
Le voilà donc à l'abri des intempéries électorales. Pas tout à fait : après l'abandon de Jacques Delors, qu'il soutenait, pour l'élection présidentielle de 1995, Pierre Joxe a fait partie des possibles autres candidats socialistes, pour l'honneur, à cette élection perdue d'avance, au même titre que Robert Badinter, etc.
Les honneurs de la République se sont poursuivis avec sa nomination au Conseil Constitutionnel, poste pourvu par le Président de l'Assemblée Raymond Forni. Pierre Joxe y a siégé de mars 2001 à mars 2010, et a tenté de faire évoluer les procédures du Conseil Constitutionnel, notamment pour inscrire, quand un avis n'est pas consensuel, une justification pour l'option minoritaire qui n'a pas été retenue, comme cela se passe dans les cours suprêmes de certains pays. Son père aussi avait siégé au Conseil Constitutionnel de novembre 1977 à mars 1989.
Ayant retrouvé sa "liberté" en 2010, avec la possibilité de reprendre l'expression politique, Pierre Joxe a préféré s'inscrire comme avocat au barreau de Paris puis de Seine-Saint-Denis pour assister des mineurs impliqués dans des procédures judiciaires.
Au-delà de la rédaction de quelques ouvrages (une quinzaine au total), Pierre Joxe a pris quelques positions politiques, notamment en soutenant le parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon en 2008 et en parrainant Arnaud Montebourg en 1997 dans son département de Saône-et-Loire. On a même dit qu'Arnaud Montebourg était un enfant caché de Pierre Joxe, ce qui a fait rigoler l'ancien ministre de l'économie : « Un jour, Pierre Joxe, qui n'est pas un rigolo, m'a convoqué dans son antre pour me dire avec cérémonial : je ne connais pas madame votre mère. ».
Pierre Joxe a soutenu le non au référendum sur le TCE du 29 mai 2005. Il s'est opposé fermement au projet de déchéance de nationalité de François Hollande en décembre 2015 et a soutenu Jean-Luc Mélenchon en 2019 dans ses mésaventures judiciaires. Dans les années 2010, on le retrouvait cependant plus souvent dans des salons du livre que dans des meetings politiques.
Le 18 décembre 2014 sur Mediapart, il s'est aussi opposé vivement à la loi Macron : « La gauche dans son programme n’a jamais envisagé des réformes du droit du travail du genre de celles qui sont aujourd’hui à l’ordre du jour (…). Aujourd’hui, on est à contre-emploi de notre histoire. Cette phase éberlue n’importe qui.». Il s'en était expliqué : « Aujourd’hui, on assiste à une déconstruction. Ce n’est pas une démolition, c’est un effritement. Il y a une accélération récente et je pense qu’on va en parler avec cette loi. Elle concerne souvent le droit du travail mais n’associe même pas le ministre du travail ! C’est une situation juridique étrange. Le droit du travail est un droit qui ne donne pas la priorité au contrat mais qui dit que la loi s’impose au contrat : c’est la loi qui protège car le contrat peut asservir, sauf justement s’il respecte la loi. Or nous assistons à un autre mouvement, un mouvement inverse qui veut rendre au contrat la place qui a justement été conquise par le droit du travail et les mobilisations sociales. ».
Il a fait aussi l'analogie avec 1956 : «En 1956, on a voté Mendès France, on a eu Guy Mollet. ». Il aurait pu dire ainsi : "en 2012, on a voté Hollande et on a eu Valls" ! C'est ainsi qu'il faut comprendre son incompréhension en évoquant la primaire socialiste d'octobre 2011 : « Les conditions dans lesquelles fonctionne le gouvernement actuel sont surprenantes, puisque le PS avait choisi un candidat parmi trois. Il y en avait un seul qui avait eu un résultat très faible dans l’investiture primaire, c’était Manuel Valls avec 5%. Évidemment, deux ans après, quand il gouverne la France, beaucoup de gens sont surpris… ».
Dans le contexte de MeToo, une écrivaine, Ariane Fornia, fille de l'ancien ministre Éric Besson, a accusé le 19 octobre 2017 Pierre Joxe de l'avoir agressée sexuellement en 2010. Non seulement ce dernier a vivement démenti les accusations mais a assigné son accusatrice en diffamation. Les deux affaires ont été jugées en 2022 sans vraiment départager qui avait tort ou raison puisque la diffamation n'a pas été retenue par la Cour de Cassation mais l'enquête sur les faits d'agression a été classée sans suite.
En tant que mitterrandiste historique, Pierre Joxe a toujours défendu la mémoire de François Mitterrand et sa place (grande selon lui) dans l'histoire politique de la France. Il a rappelé d'ailleurs, le 11 juillet 2002 dans une Lettre de l'Institut François-Mitterrand, ses déconvenues sous la Quatrième République : « François Mitterrand, qui fut l'un des plus brillants parlementaires de la IVe République, ne fut jamais Président du Conseil mais, sans doute pour avoir été alors un parlementaire frustré, devint, sous la Ve, un Président comblé. Quatorze ans à l'Élysée ! Une demi-douzaine de Premiers Ministres ! Quelle revanche... Je ne chercherai pas ici à expliquer l'inexplicable. Pourquoi Mitterrand ne fut jamais appelé à Matignon où se succédèrent, entre 1946 et 1958, certes bien des médiocres, mais aussi presque tous les députés de valeur : Bidault, Ramadier, Mollet, Faure, Gaillard, Pflimlin, même Mendès France, si jalousé, d'autres encore, sauf Mitterrand. Beaucoup de ceux qui s'expriment aujourd'hui à son propos oublient ce paradoxe, dont je me suis souvent entretenu avec lui. Lorsque la IVe mourut, il entra dans une opposition absolue et presque hautaine envers le nouveau régime, issu d'un putsch. Peu d'opposants le furent autant que lui. Peu reçurent comme lui des offres d'accommodements, séduisantes pour certains, qui y cédèrent, mais dédaignées par lui, comme par Pierre Mendès France. Son intransigeance sembla le marginaliser, mais elle finit par faire de lui un symbole et le transforma soudainement en recours, en septembre 1965, quand Defferre eut renoncé à affronter De Gaulle pour la première élection présidentielle au suffrage direct. Alors que l'opposition de Mendès aux institutions lui faisait écarter l'idée même de cette élection, Mitterrand découvrit soudain que sa pugnacité de parlementaire, sous-employée dans le Parlement désarmé, pouvait faire merveille devant cette nouvelle opinion publique dilatée par les référendums gaullistes et transposée par l'élection présidentielle. ».
Je trouve cependant que Pierre Joxe a refait l'histoire car la Cinquième République n'est pas venue d'un putsch. Au contraire, De Gaulle avait voulu reprendre le pouvoir selon les règles parlementaires et constitutionnelles et tout s'est passé selon ces règles. De plus, l'injustice d'un François Mitterrand jamais appelé à Matignon n'était pas mystérieuse ni anti-personnelle : il représentait un très petit groupe de députés, ceux de l'UDSR, indispensable pour constituer une majorité mais qui n'avait pas vocation à diriger le gouvernement. Si François Mitterrand avait fait la politique au sein du parti radical, au sein de la SFIO ou même au sein du MRP, il aurait probablement été Président du Conseil avant 1958.
« Il y a André Lajoinie : la cinquantaine, épais, la poignée de main ferme, placide, il a été l'un des principaux orateurs communistes pendant la campagne des législatives en 1978. » (Michèle Cotta, 8 janvier 1980).
Il aurait eu 95 ans dans exactement un mois. André Lajoinie est mort ce mardi 26 novembre 2024. Qu'il repose en paix. Son importance politique a été telle qu'à l'Assemblée Nationale, la séance des questions au gouvernement a été brièvement interrompue par la Présidente de l'Assemblée, Yaël Braun-Pivet, juste avant de donner la parole à l'oratrice communiste : « Avant de donner la parole à Mme Elsa Faucillon, qui va intervenir au nom du groupe GDR [PCF], je souhaitais rendre hommage à André Lajoinie, qui nous a quittés aujourd’hui. Député de l’Allier pendant près de vingt ans, président du groupe communiste de 1981 à 1993, président de la commission de la production et des échanges de 1997 à 2002, André Lajoinie fut une figure de notre vie politique et je voulais saluer sa mémoire avec vous. ». Elsa Faucillon elle-même, avant de poser sa question, a rajouté : « Merci, madame la Présidente : le groupe GDR, en particulier ses membres communistes, est très sensible à votre hommage. ».
Oui, les mandats électifs d'André Lajoinie, dirigeant du parti communiste français (PCF) à partir de 1957, étaient effectivement bien énumérés par la présidente de séance : député de la troisième circonscription de l'Allier de mars 1978 à mars 1993 (il a échoué en mars 1993) et de juin 1997 à juin 2002, il était le très important président du groupe communiste à l'Assemblée de juin 1981 à mars 1993, notamment pendant les deux législatures où la gauche était au pouvoir (1981-1986 et 1988-1993), dont la dernière où il manquait la majorité absolue, ce qui a conduit les gouvernements socialistes à s'unir dans les votes soit avec les députés communistes, soit avec les députés centristes (de l'UDC). Dans sa vie parlementaire, André Lajoinie a reçu son bâton de maréchal lors de la troisième législature où la gauche était au pouvoir (la fameuse gauche plurielle menée par Lionel Jospin), en se faisant élire président de la commission de la production et des échanges de juin 1997 à juin 2002 (la commission s'appelle désormais des affaires économiques). André Lajoinie a pris sa retraite en 2002. Il a été par ailleurs élu conseiller régional d'Auvergne de 1978 à 1988 et de 1992 à 1998.
À ce titre de parlementaire, André Lajoinie a défendu les positions habituelles des communistes, en particulier en s'opposant à l'apartheid en Afrique du Sud, en s'opposant systématiquement à la construction européenne, mais aussi à la politique agricole commune. Il a fermement soutenu la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (dite loi Gayssot, du nom de son rapporteur communiste Jean-Claude Gayssot, qui réprime notamment la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité).
André Lajoinie s'est aussi opposé (très mollement) à la loi d'auto-amnistie déposée par les socialistes pour s'autoblanchir. À la journaliste Michèle Cotta, il confia le 25 avril 1990 : « Tous les partis sont certes responsables de leur "auto-amnistie", mais la faute en revient en premier lieu aux socialistes. Les hommes politiques seront amnistiés s'ils ont mis la main sur des fonds publics. Il y a là-dedans une complicité totale de toute le monde avec tout le monde... à l'exception du parti communiste qui n'a jamais trempé dans des magouilles de ce genre. S'il ne tenait qu'au PC, personne ne serait amnistié pour avoir mis la main dans la caisse. ». Mais il y a les paroles et il y a les actes : le 9 mai 1990, la droite a déposé une motion de censure contre le gouvernement de Michel Rocard pour s'opposer à ce texte scandaleux d'auto-amnistie et les communistes auraient pu ajouter leurs voix et renverser le gouvernement (alors que Michel Rocard était opposé à cette amnistie, mais il était sous la pression des autres éléphants du PS dont Pierre Mauroy). Résultat, par peur d'une dissolution, les communistes ont condamné l'initiative de la droite et ont sauvé le gouvernement... et la loi d'auto-amnistie !
Mais ces mandats, principalement parlementaires, étaient la face la moins exposée au grand public de la vie politique d'André Lajoinie car il était surtout connu pour avoir été le candidat du PCF à l'élection présidentielle de 1988. Au premier tour du 24 avril 1988, il n'a réuni que 6,8% des voix, incapable d'enrayer la chute du PCF depuis une dizaine d'années (une chute de plus de 8 points par rapport au score de Georges Marchais en 1981). Il s'agit du plus mauvais score depuis la victoire du Cartel des gauches en mai 1924 ! À sa décharge, André Lajoinie a pâti de la concurrence d'un autre candidat communiste dissident Pierre Juquin, exclu du PCF le 13 octobre 1987, soutenu par l'ancien ministre communiste Marcel Rigout, qui a recueilli 2,1% des voix. Lors de sa première candidature en 1995, Robert Hue, qui a succédé à Georges Marchais à la tête du PCF, allait faire 8,6% (mais ce fut le désastre en 2002 avec 3,4%).
C'est Georges Marchais, secrétaire général du PCF, qui a annoncé à la télévision, le 14 janvier 1987, qu'il ne se représenterait pas à l'élection présidentielle (déjà annoncé en 1986) et qu'il laisserait cette démarche à André Lajoinie dont le comité central du PCF a approuvé la candidature le 20 mai 1987. Les Français ont alors découvert un candidat communiste bonhomme, placide, souriant et parlant avec un accent chantant du Sud, laissant entendre les cigales.
Il faut dire qu'André Lajoinie, né en Corrèze, était assez particulier, une sorte de nouveau Jacques Duclos. Il était à l'origine agriculteur, comme sa famille, n'ayant pas pu faire d'études car il devait reprendre l'exploitation familiale. À ce titre, il a pris des responsabilités à la FNSEA tout en adhérant en 1946 au PCF. À partir de 1957, il a gravi les marches des responsabilités, d'abord locales puis nationales, introduit par Gaston Plissionnier qui lui a proposé en 1963 d'être permanent et responsable des questions agricoles. C'était un peu une originalité au PCF qui s'occupait plutôt des ouvriers et des habitants des zones urbaines. André Lajoinie est devenu membre du comité central en 1976 (suppléant en 1972), membre du bureau politique en 1979 (suppléant en 1976) et membre du secrétariat en 1982. Dans les années 1960, il avait fait quelques tentatives électorales infructueuses en Corrèze et a commencé à connaître le succès électif en changeant de département et en s'implantant dans l'Allier.
Si la campagne présidentielle d'André Lajoinie a eu si peu d'échos populaires, c'est aussi parce qu'il ressassait des arguments simplistes et démagogiques classiques, très utilisés du PCF, sans beaucoup d'originalité, des faukon et des yaka à la pelle. On peut s'en faire une idée avec les deux vidéos mises en fin d'article, qui correspondent à des spots de la campagne officielle diffusés respectivement le 12 avril 1988 et le 20 avril 1988.
Dans son document de campagne de 1988 (tract électoral), on peut lire entre autres : « Tout au long de ma campagne, je vous ai rencontrés par milliers. Je vous ai écoutés. Je connais bien vos problèmes : chômage, baisse du pouvoir d'achat, insécurité de l'emploi, de la vie, de l'avenir des enfants, discriminations, injustices de toutes sortes. Et pour beaucoup, la pauvreté. Pendant ce temps, tout va toujours mieux pour les grandes fortunes, mais c'est le déclin de la France, son "américanisation", la mainmise de l'argent sur l'école, la santé, le logement, la télévision, la recherche, la culture. Je vous le redis : rien de tout cela n'est dû à la fatalité. C'est le résultat des choix faits par ceux qui ont dirigé le pays depuis près de vingt ans. ». C'est curieux car entre 1969 et 1988, il y a la période de 1981 à 1984 où quatre ministres communistes officiait au gouvernement !
La tactique électorale était d'ailleurs très simple : laissez le choix du Président au seul second tour de l'élection et faites pression au premier tour pour se faire entendre. Un argument qui montrait que le candidat communiste partait battu à l'avance : « Au premier tour, vous pouvez dire ce que vous avez sur le cœur, vous faire entendre, en votant pour le candidat du parti communiste. Tout autre vote, lors de ce premier tour, reviendrait à approuver ce qui s'est passé ces dernières années et ce qui se prépare. ».
Le programme est un catalogue de surenchères démagogiques et d'incantations dans le vide : « Nous voulons le SMIC à 6 000 francs, le revenu minimum de 3 000 francs, l'augmentation des salaires, des retraites et des revenus paysans, la défense de la Sécurité sociale. Nous voulons des emplois stables pour les jeunes, la baisse des loyers, 40 milliards de moins pour les bombes et davantage d'argent pour l'école et pour l'amélioration de la vie des gens, la justice et l'égalité dans les DOM, le respect des libertés. ».
Et en regardant plus en détails les mesures, c'était on-rase-gratis ou l'utopie naïve : « Toutes les prestations sociales doivent progresser ; les loyers et charges diminuer. (…) Interdiction des saisies, coupures EDF et expulsions pour les familles en détresse. (…) Plus aucun licenciement sans reclassement préalable, transformation des emplois précaires et des "TUC" en emplois stables. (…) Moins d'argent pour le budget militaire, et davantage pour la formation. (…) Suppression des droits d'inscription à l'université. (…) Une radio et une télévision de qualité (pas de coupure des films par la publicité !) et pluraliste. (…) La France doit soutenir les initiatives en cours pour le désarmement, œuvrer pour la disparition de toutes les armes nucléaires d'ici l'an 2000 ; refuser l'armement de l'espace et toute armée européenne. ».
Le pire, c'est qu'en 2024, on en est encore là dans certains partis...
« C'est aussi avec la plus grande conviction que je défendrai un projet longuement réfléchi et délibéré par l'ensemble du gouvernement, un projet qui, selon les termes mêmes du Président de la République, a pour objet de "mettre fin à une situation de désordre et d'injustice et d'apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles de notre temps". » (Simone Veil, le 26 novembre 1974 dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale).
C'est il y a cinquante ans, le 26 novembre 1974, que l'examen du projet de loi relatif à l'interruption volontaire de grossesse (dite loi Veil) a commencé en séance publique à l'Assemblée Nationale, dans un climat particulièrement houleux et difficile. Le projet de loi a été déposé le 15 novembre 1974 et il a fallu trois jours très intensifs de débat pour aboutir à son adoption en première lecture par les députés.
Il faut rappeler deux contextes : le contexte politique et le contexte social.
Le contexte politique, d'abord. La mort soudaine du Président Georges Pompidou le 2 avril 1974 a traumatisé les responsables UDR (gaullistes), traumatisme renforcé par la division au sein de leur parti pour l'élection présidentielle et la perte de l'Élysée après quinze années. Valéry Giscard d'Estaing, jeune fringant et moderne, a été élu et a promis une libéralisation de la société. Parmi ses engagements, la dépénalisation de l'avortement. Soit dit en passant : VGE a toujours été meurtri, jusqu'à la fin de sa vie, qu'on ne parle pas de loi VGE pour la loi sur l'IVG car il a pris seul l'initiative politique de ce texte.
Comme pour la majorité à 18 ans, Valéry Giscard d'Estaing entendait aller très vite avec l'IVG, considérant que les grandes réformes, surtout si elles sont très sensibles (comme l'IVG), doivent être réalisées au début d'un mandat présidentiel, en bénéficiant politiquement encore de l'état de grâce de l'élection. En principe, un sujet comme l'IVG, principalement juridique, devait être défendu par le Ministre de la Justice. En l'occurrence, Jean Lecanuet, président du Centre démocrate (CD), le parti des démocrates chrétiens, ne souhaitait pas défendre une telle loi en raison de ses convictions religieuses, même s'il en voyait la nécessité. C'est donc Simone Veil, magistrate peu politisée (c'était son mari Antoine Veil le politique !) bombardée Ministre de la Santé par la volonté de donner plus de responsabilité aux femmes, choisie par le nouveau Premier Ministre Jacques Chirac, par l'entremise d'une grande amie commune, Marie-France Garaud. Lorsqu'elle a accepté sa mission d'entrer au gouvernement, d'une part, elle ne connaissait pas beaucoup de choses dans le domaine de la santé (elle était juge et pas médecin), et d'autre part, on ne lui avait pas dit à sa nomination qu'elle serait sur le front de l'IVG. Peut-être que ses bonnes connaissances juridiques ont aidé, mais je crois avant tout que c'était la femme et c'était la santé publique à assurer qui ont été ses deux moteurs.
Le contexte social ensuite. S'il y avait un responsable politique qui était très conscient de l'importance vitale de faire une loi sur l'IVG, c'était le nouveau Ministre de l'Intérieur, prince des giscardiens, à savoir Michel Poniatowski qui était, juste avant l'élection présidentielle, Ministre de la Santé (le prédécesseur direct de Simone Veil) et qui a bien compris l'horreur sanitaire en cours mais aussi judiciaire. Trop de femmes avortaient clandestinement pour que l'État puisse concrètement toutes less sanctionner pénalement comme le voulait la loi encore en vigueur. La loi d'amnistie du 10 juillet 1974 portait très explicitement sur les faits d'avortement et, dans sa conférence de presse du 25 juillet 1974, VGE a annoncé l'absence de poursuite pour avortement jusqu'à l'adoption d'une loi sur l'IVG. Mais surtout, trop de femmes mouraient au cours d'un avortement clandestin. Il y avait environ 1 000 avortements clandestins par jour en France et un de ces mille entraînait la mort de la femme (en raison des conditions précaires, manque de stérilisation, absence de médecin, etc.).
Cette considération sanitaire avait déjà conduit le Premier Ministre précédent Pierre Messmer à déposer un projet de loi sur l'IVG dès le 7 juin 1973, mais lors du début de son examen en séance publique à l'Assemblée, le 14 décembre 1973, le projet a été renvoyé en commission pour pouvoir créer un consensus parlementaire sur le sujet. La mort de Président de la République a fait abandonner ce texte.
Un nouveau texte a donc été adopté au conseil des ministres et déposé à l'Assemblée le 15 novembre 1974. L'examen à l'Assemblée en première lecture a eu lieu au cours de huit séances publiques du 26 novembre 1974 à la nuit du 28 au 29 novembre 1974. Le discours introductif de Simone Veil le 26 novembre 1974 est resté dans les annales de l'histoire. Elle a commencé ainsi : « Si j'interviens aujourd'hui à cette tribune, ministre de la santé, femme et non-parlementaire, pour proposer aux élus de la nation une profonde modification de la législation sur l'avortement, croyez bien que c'est avec un profond sentiment d'humilité devant la difficulté du problème, comme devant l'ampleur des résonances qu'il suscite au plus intime de chacun des Français et des Françaises, et en pleine conscience de la gravité des responsabilités que nous allons assumer ensemble. ».
Reprenant tous les raisons de ne pas légiférer, la ministre a ensuite posé les termes de l'enjeu : « Nous sommes arrivés à un point où, en ce domaine, les pouvoirs publics ne peuvent plus éluder leurs responsabilités. Tout le démontre : les études et les travaux menés depuis plusieurs années, les auditions de votre commission, l'expérience des autres pays européens. Et la plupart d'entre vous le sentent, qui savent qu'on ne peut empêcher les avortements clandestins et qu'on ne peut non plus appliquer la loi pénale à toutes les femmes qui seraient passibles de ses rigueurs. Pourquoi donc ne pas continuer à fermer les yeux ? Parce que la situation actuelle est mauvaise. Je dirai même qu'elle est déplorable et dramatique. ».
Peu après, le passage le plus important : « Je le dis avec toute ma conviction : l'avortement doit rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu'il perde ce caractère d'exception, sans que la société paraisse l'encourager ? Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme, je m'excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d'hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame. C'est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s'il admet la possibilité d'une interruption de grossesse, c'est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscient de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d'angoisse (…). Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s'en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l'opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l'anonymat et l'angoisse des poursuites. Contraintes de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personnes pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection. Parmi ceux qui combattent aujourd'hui une éventuelle modification de la loi répressive, combien sont-ils ceux qui se sont préoccupés d'aider ces femmes dans leur détresse ? Combien sont-ils ceux qui, au-delà de ce qu'ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibataires la compréhension et l'appui moral dont elles avaient grand besoin ? ».
Rien n'était acquis et Simone Veil a plus tard raconté qu'elle n'imaginait pas le flot de haine de la part de certains parlementaires. La palme du plus odieux doit être sans doute attribuer au député centriste Jean-Marie Daillet, élu de la Manche, qui a comparé le 27 novembre 1974 l'avortement aux assassinats de bébés dans les fours crématoires à Auschwitz : « On est allé, quelle audace incroyable, jusqu'à déclarer tout bonnement qu'un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles ! ». Adressé à une ancien déportée qui a perdu une partie de sa famille dans les camps de la mort, c'était particulièrement maladroit et malvenu, et disons-le, totalement dégueulasse. Jean-Marie Daillet s'est d'ailleurs rendu compte de ce qu'il avait dit dans la colère de sa passion et est venu présenter ses excuses à Simone Veil. Un soir, à la demande de l'Élysée, Jacques Chirac est venu en renfort dans la discussion pour aider sa ministre, mais elle se sentait particulièrement seule avec son texte.
La situation parlementaire était compliquée parce que, menés par l'ancien Premier Ministre Michel Debré, nataliste réputé, les députés gaullistes étaient prêts à voter contre ou à s'abstenir. C'était sûr que Simone Veil ne pouvait pas ne compter que sur les députés de la majorité. Elle devait aussi négocier avec les socialistes, qui étaient favorables, menés par le président de leur groupe Gaston Defferre (maire de Marseille). Le point crucial était la position des centristes du Centre démocrate, dont les convictions religieuses mettaient en porte-à-faux la morale et la nécessité publique.
Le mari de Simone Veil, Antoine Veil, très introduit dans les cercles centristes, avaient l'habitude de rencontrer les responsables centristes chez lui, à son domicile, au sein du Club Vauban (nom du lieu où les Veil habitaient). Son entremise a été capitale pour convaincre notamment l'ancien résistant et ancien ministre Eugène Claudius-Petit qui avait un grand pouvoir d'influence sur ses collègues centristes. Pour obtenir finalement son soutien, Simone Veil a modifié le texte en retirant l'obligation des médecins à faire une IVG avec une clause de conscience et en supprimant le remboursement de l'IVG par la sécurité sociale, mettant la gauche dans l'embarras mais permettant aux députés centristes de ne pas voter une loi qui encouragerait l'avortement. L'article 1er du texte réaffirme par ailleurs le respect du droit à la vie comme principe intangible.
La conclusion a été souriante pour Simone Veil puisque dans la nuit du 28 au 29 novembre 1974, à 3 heures 40 du matin, le projet de loi a été adopté en première lecture par 284 voix pour et 189 contre, sur 479 votants avec 6 abstentions (scrutin n°120).
Parmi les contre : Pierre Bas, Pierre Baudis, Jacques Baumel, Pierre de Bénouville, Jacques Blanc, Robert Boulin, Loïc Bouvard, Claude Coulais, Jean-Marie Daillet, Marcel Dassault, Michel Debré, Jean Foyer, Emmanuel Hamel, Louis Joxe, Jean Kiffer, Claude Labbé, Joël Le Theule, Maurice Ligot, Christian de La Malène, Alain Mayoud, Jacques Médecin, Pierre Méhaignerie, Pierre Messmer, Maurice Papon, Jean Seitlinger et Jean Tiberi, etc. Se sont abstenus notamment Roland Nungesser et Gabriel Kaspereit.
Le Sénat a examiné alors le projet de loi en première lecture les 13 et 14 décembre 1974, l'a adopté le 14 décembre 1974 avec des modifications, ce qui a rendu nécessaire une seconde lecture, puis une commission mixte paritaire le 19 décembre 1974 (portant sur le remboursement de l'IVG). L'Assemblée et le Sénat ont adopté le texte définitif le 20 décembre 1974 (pour l'Assemblée, par 277 voix pour et 192 voix contre sur 480 votants avec 11 abstentions). Valéry Giscard d'Estaing a ensuite, le 17 janvier 1975, promulgué la loi n°75-18 du 17 janvier 1975, qui, à l'origine, prévoyait une dépénalisation expérimentale pendant cinq ans. Une deuxième loi a été ultérieurement votée pour rendre permanente la dépénalisation (loi n°79-1204 du 31 décembre 1979).
Après plusieurs autres modifications du texte, le droit à l'IVG est entré dans la Constitution le 8 mars 2024 au cours d'une cérémonie Place Vendôme, devant le Ministère de la Justice, présidée par Emmanuel Macron. Les études montrent que la loi Veil n'a pas fait augmenter le nombre d'avortements en France qui reste stable, autour de 200 000 par an.
Ce vendredi 29 novembre 2024 à 22 heures, la chaîne parlementaire LCP fête ce cinquantenaire en rediffusant le téléfilm de Christian Faure intitulé "La Loi, le combat d'une femme pour toutes les femmes" diffusé pour la première fois le 26 novembre 2014 sur France 2 (pour le quarantième anniversaire). Autant le dire tout de suite, faire un film avec des personnages de la classe politique contemporaine est toujours casse-cou car toujours très différent de la réalité et la fiction peut aussi n'être qu'une pâle imitation des personnages réels.
Néanmoins, on saluera quand même la prestation de l'actrice Emmanuelle Devos dans le rôle principal, celui de Simone Veil, et on regardera avec curiosité Antoine Veil (joué par Lionel Abelanski, dont le rôle dans le scénario est toutefois très insuffisant par rapport à la réalité), Dominique Le Vert, le dircab de Simone Veil (joué par Lorant Deutsch), et j'avoue que j'ai eu du mal à croire aux autres personnages : Gaston Defferre (joué par Michel Jonasz), Michel Debré (Éric Naggar), Jean Lecanuet (Olivier Pagès), Jacques Chirac (Michaël Cohen), Eugène Claudius-Petit (Bernard Menez), et je ne croyais pas du tout en Charles Pasqua (Philippe Uchan), Jean-Marie Daillet (Patrick Haudecœur), Edgar Faure (Laurent Claret) qui présidait ces séances historiques... avec juste une exception, Marie-France Garaud (jouée par Émilie Caen).
« La femme du Président de la République n’a pas de rôle. Elle a celui qu’elle veut bien se donner. » (Danielle Mitterrand).
L'ancienne Première Dame Danielle Mitterrand est née il y a 100 ans, le 29 octobre 1924, à Verdun. Cette fonction, qui peut malheureusement réduire la vie de cette femme, n'est pas officielle mais occupe une place bien particulière dans l'esprit des Français, sans doute un relent résiduel de monarchie avec l'existence de la reine (on voit d'ailleurs à quel point Brigitte Macron a des détracteurs qui pourraient la comparer à la malheureuse Marie-Antoinette). Elle-même n'aimait pas du tout l'expression Première Dame et préférait simplement épouse du Président de la République.
Malgré des détracteurs, il y en a toujours, les Français sont souvent attachés aux Premières Dames et ce n'est pas un hasard si elles reçoivent de très nombreux courriers (ce qui justifie le budget de secrétariat mis à leur disposition à l'Élysée). J'avais assisté à Nancy à une séance de dédicaces d'un de ses livres dans les années 1990, et j'avais découvert la grande ferveur que les gens avaient pour cette reine Danielle (sur une terre politiquement pas vraiment favorable à ses idées).
Parmi ses autres... collègues (?), de femmes de Président de la République (je n'ose écrire : vivement une Présidente de la République ! car politiquement, ce qui se fait sur le marché, en ce moment et probablement jusqu'en 2027, ne me conviendrait pas du tout !), Danielle Mitterrand s'est démarquée de deux manières, une dont elle n'y pouvait rien, elle a été la Première Dame à la plus grande longévité, du 21 mai 1981 au 17 mai 1995 (pendant les deux septennats de son mari), et l'autre qui est le résultat de sa propre volonté et détermination, et sans doute contre la volonté de son mari, elle a été la seule Première Dame militante politique, voire activiste, parallèlement à l'exercice du pouvoir de son mari. À leur mariage, François Mitterrand ne voulait pas qu'elle fût sa secrétaire, ni jamais sa collaboratrice. Il préférait qu'elle s'occupât des enfants, ce qu'elle allait faire. Mais pas seulement !
Et malgré son militantisme de gauche très à gauche, au point de mettre en difficulté la diplomatie française (quand, par exemple, elle cultivait des liens d'amitié avec Fidel Castro alors que son époux à l'Élysée fricotait avec Ronald Reagan), j'ai une grande tendresse pour Danielle Mitterrand, car elle synthétisait bien les paradigmes sociaux d'une femme de son temps : être à la fois indépendante et soumise, être à la fois dépendante et insoumise.
Indépendante parce qu'elle a pu agir comme elle le voulait, militer pour les causes qui lui paraissaient justes, et c'est sûrement sur ce thème de l'injustice qu'elle a trouvé la motivation pour agir et militer. Mais aussi soumise parce qu'elle était une femme de son temps, que le divorce était un traumatisme social, et plus encore politique (ce qui a participé à démotiver les électeurs gaullistes conservateurs à voter pour Jacques Chaban-Delmas), et parce qu'elle ne voulait pas empêcher François Mitterrand d'accéder à l'Élysée, et du moins, elle ne voulais pas enrayer la dynamique d'espoir qu'il a suscitée à gauche pendant toutes les années 1970, au moment même où la relation extraconjugale de son mari devenait patente avec la naissance de Mazarine le 18 décembre 1974 (qu'il a reconnue le 25 janvier 1984 et dont l'existence a été rendue publique le 10 novembre 1994 par la publication acceptée mais non voulue de photos par "Paris Match").
Elle était la femme restée stoïquement auprès de son mari, acceptant le rôle qu'il lui avait donné pendant les années d'opposition mais aussi de pouvoir, malgré cette relation et les relations extraconjugales notoires de son mari (à ce titre, François Mitterrand, comme Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac, a fait partie des grands fauves sexuels de la vie politique, il y aurait beaucoup à en dire, au contraire de De Gaulle, Georges Pompidou et Emmanuel Macron). Elle a même eu la grandeur d'âme d'accepter la présence de la seconde famille pourtant un peu concurrente aux obsèques de François Mitterrand à Jarnac.
Rappelons que François Mitterrand avait l'habitude de dire à ses amis, notamment Roland Dumas, que dans la vie, un homme devait avoir plusieurs femmes : une femme pour l'apparat, une femme pour être la mère de ses enfants, une femme pour la passion sexuelle, une femme pour se cultiver, etc. Le concept pouvait se décliner à l'infini et justifier intellectuellement, et sans doute a posteriori, son infidélité maladive. Danielle Mitterrand, dans ce cadre étroit, avait le plus mauvais rôle mais l'a accepté pour ne pas défavoriser politiquement et électoralement son mari.
En ce sens, malgré cette soumission d'apparence, elle était moderne. En écrivant ces lignes, je repense à ma grand-mère, née au milieu de la Première Guerre mondiale (et donc un peu plus âgée que Danielle Mitterrand ; en fait à quelques semaines près, ma grand-mère avait le même âge que François Mitterrand et elle n'en était pas peu fière !). Mes grands-parents faisaient semblant mais c'était connu qu'ils ne s'aimaient plus vraiment. Mais que faire quand la femme, avec ses quatre enfants, n'avait pas de travail ? Elle était bien obligée de rester dans le foyer avec l'argent (chichement) donné par le mari. Cela ne l'a pas empêchée, dans les années 1960 (à un âge déjà avancé pour l'occasion), de passer le permis de conduire et même d'acheter une voiture à l'insu complet de mon grand-père, grâce à la complicité de ses fistons et gendres. C'est cette dichotomie femme soumise/femme indépendante qui a caractérisé beaucoup de femmes de cette génération et qu'a illustrée avec beaucoup de grandeur d'âme (je le répète) Danielle Mitterrand.
Et elle était là, la modernité de Danielle Mitterrand, celle de vouloir agir pour des causes qui lui étaient chères. Elle n'épousait certainement pas les causes que j'aurais soutenues, mais je l'ai beaucoup admirée pour cette détermination à vouloir agir pour celles-ci, malgré toutes les barrières qui se dressaient contre elle, et en particulier le Quai d'Orsay.
Ce que j'indiquais plus haut, c'est que son moteur, sa motivation était les injustices. Et c'est dès l'âge de 6 ans qu'elle a senti sur sa famille cette injustice. Sa famille allait là où son père était affecté comme principal de collège, d'où sa naissance à Verdun (sa mère aussi était enseignante). À Dinan, la famille avait été mal reçue à cause de leur défense de la laïcité et de la gauche en général, si bien qu'il y a eu un accueil très négatif entre 1930 et 1936, du dénigrement contre la petite fille de 6 ans par sa maîtresse alors qu'elle était brillante élève, jusqu'à un incendie dans le bâtiment où vivait la famille. Elle avait 12 ans quand la famille est partie à Villefranche-sur-Saône, au nord de Lyon, soulagée de quitter cette Bretagne bien impénétrable.
Dès le début de l'Occupation, en 1940, le père de Danielle (André Gouze) a refusé les directives du régime de Pétain, ce qui l'a conduit à être révoqué. La famille s'est installée à Cluny et Danielle, à 16 ans, terminait sa Seconde à Mâcon : « J'avais 16 ans. J'ai dû sortir de l'insouciance et mesurer ma capacité de révolte devant l'injustice, celle que subissaient ces enfants, celle que subissait mon père. ». La maison de Cluny est devenue un haut lieu de refuge pour les résistants. Dans son livre autobiographique ("Le Livre de ma mémoire", sorti en 2007), elle racontait : « Très vite la maison Gouze fut un refuge pour les réseaux clandestins. Jusqu’au jour où un monsieur accompagné d’une jolie dame se présenta au portail de la cour et demande à rencontrer les hôtes de ces lieux. C’est ainsi que "Madame et Monsieur Moulin" furent les locataires de l’un des appartements aménagés dans la Maison Grise, ancienne dépendance de ROMADA (Roger, Madeleine, Danielle), notre maison d’habitation. Sous leur fausse identité, Henri Fresnay et Bertie Albrecht sont entrés dans ma vie, avec le mouvement combat. » (cité par Wikipédia).
Engagée donc dans la Résistance en aidant sa famille avec des petits actes (notamment en prévenant les uns et les autres de l'arrivée des nazis, etc.), Danielle Mitterrand a eu la plus grande frayeur de sa vie le 28 mai 1943 quand la gestapo a débarqué chez eux et qu'heureusement, elle en est ressortie sans avoir rien trouvé. Mais elle avait appris que le jour même, Bertie Albrecht, devenue son amie, avait été arrêtée à Mâcon par la gestapo qui avait retrouvé une enveloppe avec l'adresse de la maison de Cluny où la résistante avait été hébergée la nuit précédente. Bertie Albrecht est morte le 31 mai 1943 à la prison de Fresnes après avoir été torturée par Klaus Barbie à Mâcon. Pour Danielle Mitterrand, c'était l'horreur : « Lorsque j’essaie de me remémorer le cheminement de mes pensées à cet instant, l’alternative se présentait sans échappatoire possible : c’était le peloton d’exécution, là dans notre cour, l’arrestation et les camps …ou la vie. » (2007).
Le 14 février 1944, autre coup dur : Danielle et sa sœur (aînée) Christine (future femme de Roger Hanin) ont quitté la veille au soir un bal, mais plus tard dans la nuit, la gestapo a arrêté de nombreux jeunes qui furent déportés dans les camps. La question de Danielle Gouze était alors : pourquoi eux, pourquoi pas moi ? (la question que se posaient tous les rescapés des camps). C'est en avril 1944 à Paris qu'elle a fait la connaissance de François Mitterrand par sa sœur qui était sa "boîte aux lettres" de son mouvement des anciens prisonniers résistants.
Dans "Le Livre de ma mémoire", Danielle Mitterrand a livré sa version du premier rendez-vous avec l'ambitieux jeune homme politique : « Une soirée au restaurant Beulemans, boulevard Saint-Germain (…). Il joue de son charme comme il sait bien le faire auprès des femmes. Mais je n’étais pas encore une femme… À vrai dire, cela n’a pas vraiment bien marché ; son registre de séduction n’a pas opéré. Je n’étais pas préparée à ces jeux-là. Il a bien compris que mon adolescente simplicité dans les relations entre les êtres s’accordait mal aux exercices de son charme caustique. – Alors qu’en penses-tu, Danielle ? me dit Christine (…) – Je ne sais pas… – Ce n’est pas le coup de foudre ? – C’est un homme… – Bien sûr, c’est un homme ! – Je ne suis pas sûre de peser lourd dans ses préoccupations. Pourtant, il ne m’est pas indifférent… Mais je ne vois pas où je me situe dans le rôle que vous semblez me voir jouer. ».
Un peu plus tard, selon les consignes de dirigeants de la Résistance, François et Danielle ont voyagé ensemble par le train de Paris à Cluny sous la couverture d'un couple (sa présence servait d'alibi). Ce n'était pas usurpé puisque les deux jeunes s'étaient fiancés (Danielle s'était engagée à 19 ans dans le maquis de Bourgogne comme agente de liaison) et qu'ils se sont mariés le 28 octobre 1944 à Paris, après la Libération de Paris. Les témoins du mariage étaient prestigieux : Henri Fresnay, Jean Munier, Patrice Pelat, et la sœur, Christine.
La légende voudrait que quelques mois auparavant, François Mitterrand, voyant la photo de Danielle que lui tendait Christine Gouze, lui ait dit : "Je l'épouserai !". Cette histoire a été notamment retranscrite par le journaliste politique Robert Schneider (qui a travaillé pour "L'Express", France Inter et "Le Nouvel Observateur") dans sa biographie documentée sur l'ancien Président, "Les Mitterrand", publiée le 7 avril 2011 (chez Tempus Perrin) : « Dans sa lettre du 24 juin 1944, écrite de Bourgogne où il se cache, François Mitterrand confie à Marie-Claire Sarrazin "être en compagnie d'une jolie fille dont les yeux de chat admirables restent fixés sur un au-delà dont j'ignore les bornes et les accidents"... Exceptionnellement, le propos n'est pas assorti de ses habituelles considérations sur le vide, l'inculture, la sottise des jeunes filles qu'il est amené à fréquenter. François, le beau ténébreux, le romantique, encore marqué par son échec avec Marie-Louise, agacé par les réticences d'une cousine à la fois séduite et méfiante, serait-il amoureux ? À son retour de Londres, il a fait la connaissance d'une jeune femme, Madeleine Gouze, dont la beauté l'attire [Madeleine se faisait appeler Christine, c'était la sœur aînée de Danielle]. Mais elle est déjà l'amie de son ami Patrice Pelat. Au domicile parisien de Madeleine, François aperçoit sur le piano la photographie de la jeune fille aux yeux de chat. – Qui est-ce ? demande-t-il. – Ma sœur. – Elle est ravissante, je l'épouse. Madeleine écrit à sa sœur : "J'ai un fiancé pour toi...". Pendant les vacances de Pâques qui, en 1944, tombent en avril, Danielle monte à Paris. Elle n'a pas 20 ans. Elle fait beaucoup plus jeune lorsqu'elle débarque gare de Lyon, vêtue d'une jupe plissée et de chaussettes blanches. Madeleine la force à mettre des bas pour être plus présentable ! La rencontre a lieu chez Beulemans, un restaurant du boulevard Saint-Germain. Les deux sœurs arrivent les premières. Madeleine dit à Danielle : "Si c'est le coup de foudre, tu me fais un petit signe d'approbation ; s'il ne te plaît pas, une moue". ».
Militante, Danielle Mitterrand a ainsi fondé le 4 mars 1986 sa propre fondation (comme toutes les Premières Dames depuis De Gaulle, et même avant, car la première à créer sa fondation fut Élise Thiers, l'épouse d'Adolphe Thiers), appelée Fondation France Libertés, baptisée maintenant Fondation Danielle-Mitterrand (depuis son décès), dont le but est : « défendre les droits humains et les biens communs du vivant. Elle contribue à la construction d'un monde plus solidaire. ». En fait de création, c'est la réunion de trois associations militantes qu'elle avait déjà créées un peu plus tôt. En 1992, elle a écrit : « J’ai imaginé la Fondation avant tout comme un lieu de rencontres, croisement de messages et de langages, aire de confrontation des cultures, plate-forme d’échanges, carrefour d’expression sous toutes ses formes, tremplin pour un XXIe siècle de compréhension et de reconnaissance de l’autre ». Reconnue d'utilité publique, elle a obtenu en 1991 le statut d'organisation consultative auprès des Nations Unies, et selon sa fondatrice en 2011 : « France Libertés est essentiellement un maillon actif d’un réseau mondial qui aspire à organiser l’alternative à la mondialisation du commerce et de la finance pour une société qui donne toutes ses chances à la vie. ». Sur le site de la fondation, il est d'ailleurs précisé que son statut de Première Dame « n’a pas éteint la flamme d’insoumission qui brûlait dans son cœur et qui la poussait à prêter l’oreille aux violences du monde ! ». Parmi ses généreux soutiens financiers, on comptait Pierre Bergé, l'artiste Philippe Starck et la styliste Agnès Troublé.
Comme elle avait ses idées et ne se sentait pas gênée pour les exprimer malgré la proximité d'un Président de la République, Danielle Mitterrand a fait de nombreuses déclarations parfois polémiques et a rencontré de très nombreuses personnalités françaises et internationales pour son activité de présidente de France Libertés.
Parmi les prises de position qui ont scandalisé une partie du pays, il y a celle du 20 octobre 1989 où elle voulait dédramatiser (à tort) l'affaire du voile islamique au collège de Creil : « Si aujourd'hui deux cents ans après la Révolution, la laïcité ne pouvait accueillir toutes les religions, toutes les expressions en France, c'est qu'il y aurait un recul. Si le voile est l'expression d'une religion, nous devons accepter les traditions quelles qu'elles soient. ». On a vu à quel point cette polémique emblématique, qui a été initiée le 18 septembre 1989 par trois adolescentes en mal d'identité, a pourri le débat public et la gestion de l'enseignement scolaire pendant une quinzaine d'années et il a fallu la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques pour régler enfin ce problème.
Danielle Mitterrand a aussi beaucoup milité contre les lois sur l'immigration présentées par Charles Pasqua sous les deux premières cohabitations, en particulier en 1993, elle a fait des actions médiatiques pour venir soutenir des sans-papiers ni expulsables ni régularisables (des parents étrangers d'enfants français), au point que Pierre Mazeaud, avec d'autres collègues députés agacés, a publié une tribune au titre évocateur : « Qui veut faire taire Danielle ? ».
Mais elle se moquait de microcosme parisien. Dans "Le Printemps des insoumis" sorti en 1998 (chez Ramsay), Danielle Mitterrand concevait ainsi le racisme : « Le racisme, à l'évidence, concerne moins l'origine des êtres que l'épaisseur de leur portefeuille. Mais il a une fonction bien commode : tandis que les pauvres, étrangers ou non, s'entre-déchirent dans leur misère, ils ne se posent pas de question sur la logique qui les broie. La xénophobie, cette gangrène, nourrie par des démagogues en quête de pouvoir, gagne les esprits jusqu'au sein de l'État. ».
On lui a souvent reproché son amitié pour Fidel Castro qu'elle appréciait beaucoup et avait embrassé (notamment le 13 mars 1995 à Paris), elle refusait d'admettre qu'il était un dictateur. Elle a aussi pris position en faveur du front Polisario pour l'indépendance du Sahara occidental (au grand dam du roi du Maroc Hassan II, ami de François Mitterrand), soutenait Bernard Kouchner en 1992, et son dernier combat était pour l'accès à l'eau dans le monde, au point d'en faire la raison de son vote non au référendum du 29 mai 2005. Elle s'en est expliquée dans le "Journal du dimanche" en mars 2005 : « Si nous ne réagissons pas, cette Constitution libérale donnera définitivement le statut de marchandise à l’eau (…). Nous avons la responsabilité de nous élever contre une telle conception. ».
Parmi les très nombreuses rencontres de Danielle Mitterrand, citons le dalaï-lama, le sous-commandant Marcos, Abou Diouf, Nelson Mandela, Thabo Mbeki, Massoud Barzani, Rigoberta Menchu, Mumia Abu-Jamal, Leonard Peltier, etc. Dans leur détermination à avoir un État indépendant, elle a soutenu les Tibétains, les Sahraouis, les Kurdes, les Palestiniens (mais aussi les Israéliens), etc. En plus du droit des peuples à s'autodéterminer, Danielle Mitterrand tenait aussi à l'abolition de la peine de mort et elle faisait évidemment campagne pour cela aux États-Unis. Dans une préface d'une biographie sur elle publiée en 2012, l'historien Jean Lacouture a synthétisé ainsi : « Toujours en avance de deux pas sur notre temps. ». Elle-même disait : « Je savais que mon chemin me conduirait inéluctablement à dénoncer les atteintes à l’intégrité de la vie et à la dignité. ». En quelque sorte, comme militante internationale, Danielle Mitterrand tenait le même rôle que, pendant longtemps, Jimmy Carter, qui ont tous les deux le même âge.
Je propose deux vidéos ci-dessous, la première très hagiographique dont l'intérêt est de connaître plus précisément ses activités de militante, la seconde plus intéressante qui est une interview de près d'une heure accordée à la chaîne catholique KTO le 12 avril 2008.
Danielle Mitterrand a survécu plus d'une quinzaine d'années à son époux de Président, partant sur la pointe des pieds le matin du 22 novembre 2011 à l'hôpital Georges-Pompidou de Paris, à l'âge de 87 ans. Cette nouvelle a ému beaucoup de personnalités étrangères avec qui elle avait tissé des liens profonds. Elle n'a pas rejoint François Mitterrand à Jarnac mais sa sœur Christine au cimetière de Cluny.
Le 27 octobre 2011 à son domicile parisien (rue de Bièvre), Danielle Mitterrand avait accordé sa dernière interview aux journalistes Corine Chabaud et Élisabeth Marshall pour l'hebdomadaire catholique "La Vie" (l'entretien a été publié dans son intégralité le 24 novembre 2011, donc après sa mort). Fatiguée mais sereine, elle y donnait en guise de testament politique cette réflexion personnelle : « La vie est la valeur la plus importante. Le XXe siècle a apporté beaucoup de progrès en matière de technologies. Mais elles doivent être au service de la vie. J’attends que l’on sorte de la croissance, qui amplifie la pauvreté et les inégalités. Je milite pour une société nouvelle. L’argent rend fou. Il n’est pourtant qu’un outil. Il faut que les valeurs marchandes ne comptent que ce pour quoi elles doivent compter. Il faut que la peur recule. Aujourd’hui, on a peur de perdre sa maison, son travail, sa santé, d’aller dans la rue, de rencontrer son voisin. On a peur de vivre. À tort. Il faut bâtir un monde solidaire. ». L'Insoumise en Utopie ! Utopie un jour, Utopie toujours.
« Je dirais que le peuple ukrainien m'a bien traité. Je me rappelle avec enthousiasme les années que j'y ai passé. Il s'agissait d'une période pleine de responsabilités mais plaisante car elle m'apportait de la satisfaction... Mais loin de moi l'idée d'accroître mon importance. L'ensemble du peuple ukrainien a réalisé de grands efforts. J'attribue le succès de l'Ukraine au peuple ukrainien dans son ensemble. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce thème, mais en principe, il est très facile à démontrer. Je suis moi-même Russe et je ne veux pas offenser les Russes. » (Khrouchtchev, dans ses Mémoires publiées en 1970).
Il y a exactement soixante ans, le 14 octobre 1964, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev a été limogé de ses postes par une nouvelle troïka. Leonid Brejnev a pris la relève à la tête de la dictature communiste appelée URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques plus simplement appelée Union Soviétique). Pour la première fois, une purge politique n'était plus associée à une élimination physique. Au contraire, pour sa retraite, on lui a attribué un appartement à Moscou et une datcha à la campagne. Il a sombré dans une grande dépression et il est mort à l'âge de 77 ans, d'une crise cardiaque le 11 septembre 1971 à Moscou, après avoir réussi à faire publier ses Mémoires en Occident en 1970.
L'appréciation historique de Nikita Khrouchtchev est paradoxale. Il est avant tout connu pour cette journée du 25 février 1956, en séance extraordinaire du XXe congrès du PCUS (parti communiste d'Union Soviétique). Hors programme, le dirigeant soviétique a pris l'initiative de lire un long rapport aux cadres communistes en leur demandant de garder les informations confidentielles et de ne pas en débattre. Un rapport accablant sur la gestion du pays par Staline : « C'est ici que Staline a montré à de nombreuses reprises son intolérance, sa brutalité et son abus de pouvoir (…). Il a souvent choisi le chemin de la répression et de la destruction physique, pas seulement contre ses véritables ennemis mais aussi contre des individus qui n'avaient commis aucun crime contre le parti ou le gouvernement soviétique. ».
C'était le début de la déstalinisation. Mikhaïl Gorbatchev, d'une autre génération, a étudié l'expérience de Khrouchtchev pour réformer lui-même l'URSS après le glacis gérontologique formé par Leonid Brejnev, Youri Andropov et Konstantin Tchernenko. Mais les réformes n'ont pas plus fonctionné. Wiliam Tompson, le biographe de Khrouchtchev, a rappelé en 1995 : « Tout au long des années Brejnev et durant le long interrègne qui suivit, la génération qui a atteint la majorité durant le “premier printemps russe” des années 1950 attendit son tour. Alors que Brejnev et ses collègues décédaient ou se retiraient, ils furent remplacés par des hommes et des femmes pour qui le discours secret [le rapport du 25 février 1956] et la première vague de déstalinisation avaient été une expérience formatrice et ces enfants du XXe Congrès prirent les rênes du pouvoir sous la direction de Mikhaïl Gorbatchev et de ses collègues. L'ère Khrouchtchev fournit à cette seconde génération de réformateurs une inspiration et une morale. ».
Dans ses Mémoires non plus, Khrouchtchev n'était pas tendre avec Staline : « Staline appelait tous ceux qui n'étaient pas d'accord avec lui des "ennemis du peuple". Il disait qu'ils voulaient restaurer l'ordre ancien et que pour y parvenir, les "ennemis du peuple" s'étaient liés aux forces réactionnaires internationales. Par conséquent, plusieurs centaines de milliers de personnes honnêtes ont péri. Tout le monde vivait dans la peur. Tout le monde s'attendait à tout moment à être réveillé au milieu de la nuit par des coups à leur porte et à ce que cet événement leur soit fatal... Les personnes qui n'étaient pas du goût de Staline étaient supprimées, des membres honnêtes du parti, des personnes irréprochables, loyales et travaillant de tout leur cœur pour notre cause qui avaient suivi l'école de la lutte révolutionnaire sous la direction de Lénine. C'était l'arbitraire total et complet. Et maintenant, tout cela doit être oublié et pardonné ? Jamais ! ».
Mais le déstalinisateur en chef n'était pas forcément celui qu'on pourrait croire. Il était avant tout un fidèle disciple de Staline, pas moins cruel que lui ! Khrouchtchev est né le 15 avril 1894 dans la région (oblast) de Koursk. Il a eu un rôle important auprès de Staline. Dès 1932, Khrouchtchev était un familier de Staline qui l'appréciait bien. Khrouchtchev a soutenu les grandes purges d'avant-guerre (des documents attestent de son implication dans les purges). En 1936, il déclara même : « Tous ceux qui se réjouissent des succès de notre pays, des victoires de notre parti mené par le grand Staline, ne trouveront qu'un seul mot convenable pour les mercenaires, les chiens fascistes du gang zinovievo-trotskyste. Ce mot est exécution. » (cité par William Taubman en 2003).
En 1939, Staline l'a nommé chef du PCUS en Ukraine (c'est d'ailleurs en raison de son expérience en Ukraine et de son épouse ukrainienne qu'il aurait "donné", plus tard, la Crimée à l'Ukraine dans les contours des républiques à l'intérieur de l'URSS, une modification seulement symbolique, en principe, puisque le pays qui comptait, c'était l'URSS). Pendant la guerre, Khrouchtchev fut un commissaire politique de Staline, avec rang de général, et était chargé de la liaison entre ce dernier et les (vrais) généraux. Il a fait partie de la Bataille de Stalingrad et de Bataille de Koursk, et après la guerre, il a rejoint Staline à Moscou pour le conseiller.
À la mort de Staline, ce fut une véritable lutte interne du pouvoir pour s'octroyer la succession. Très vite, Gueorgui Malenkov fut rétrogradé par ses collègues au profit de Khrouchtchev, mais les deux se sont ligués pour faire échouer les premières réformes de Lavrenti Beria après Staline (plus d'un million de prisonniers politiques furent amnistiés). Tous les dirigeants craignaient un coup d'État de Beria qui avait sous ses ordres 1,2 million d'agents.
Le passé très stalinien de Khrouchtchev ne le présentait donc pas en 1953 comme le futur déstalinisateur. Melenkov cherchait à mettre le pouvoir dans l'appareil de l'État car il contrôlait le gouvernement, tandis que Khrouchtchev voulait maintenir le pouvoir au sein du parti qu'il contrôlait. Finalement, Khrouchtchev a gagné la lutte interne contre Beria rapidement éliminé. Soyons clairs : Beria a été éliminé le 26 juin 1953 probablement sur ordre de Khrouchtchev. Beria fut le dernier dirigeant soviétique éliminé autant physiquement que politiquement (les conditions de sa mort reste encore un mystère).
La prise de pouvoir de Khrouchtchev a eu lieu en deux temps. Le 14 septembre 1953, il a été désigné Premier Secrétaire du comité central du PCUS, en d'autres termes, la réalité du pouvoir en URSS (comme en Chine, le contrôle du parti engendre le contrôle de l'État). À ses côtés, les deux autres de sa troïka : Nicolaï Boulganine, Président du Conseil des ministres (et avant lui, Gueorgui Malenkov) et Anastase Mikoyan, Vice-Président du Conseil des ministres (et avant lui, Lazare Kaganovitch qui l'a introduit au Politburo dans les années 1930). À partir du 27 mars 1958, comme Staline lui-même, Khrouchtchev a pris aussi la tête du gouvernement soviétique (Présidence du Conseil des ministres).
La réussite du programme spatial est l'une des rares réussites de Khrouchtchev. En particulier, le premier lancement d'un satellite, celui de Spoutnik-1 le 4 octobre 1957, et le premier vol habité dans l'Espace, avec Youri Gagarine pilotant la mission Vostok-1 le 12 avril 1961, ont mis l'URSS largement devant les États-Unis dans la conquête spatiale (jusqu'à la réussite de la mission Apollo-11 le 21 juillet 1969 et le lancement des navettes spatiales dans les années 1980 qui ont redonné une avance technologique majeure aux États-Unis).
Mais, à part cette réussite spatiale, la réputation de réformateur du système soviétique et d'ouverture politique ne convient pas non plus à la réalité de son bilan à la tête de l'URSS entre 1953 et 1964. En effet, si Khrouchtchev a tenu à nouer des relations diplomatiques avec l'Occident, en particulier avec les États-Unis (rencontre en septembre 1959 avec Dwight Eisenhower et Richard Nixon puis en juin 1961 avec John Kennedy) et avec la France (rencontre en mars 1960 avec De Gaulle), ce fut sous sa responsabilité qu'il y a eu les pires crises de la guerre en froide.
En particulier, trois. La crise de Berlin avec la construction du mur de Berlin, la crise hongroise et la crise des missiles à Cuba. Cette dernière crise était particulièrement grave puisque le monde était à deux doigts d'être plongé dans une guerre thermonucléaire ! Le caractère de Khrouchtchev était très vif, si bien qu'ulcéré par des propos du délégué philippin qu'il entendait le 12 octobre 1960 à l'Assemblée Générales des Nations Unis (le Philippin fustigeait l'hypocrisie anticolonialiste de l'URSS qui avait elle-même colonisé l'Europe centrale et orientale), il a pris sa chaussure dans la main pour protester énergiquement (après avoir cassé sa montre à force de taper sur la table avec son poignet). William Tompson l'a décrit ainsi : « Il pouvait être charmant ou vulgaire, exubérant ou renfrogné ; il exposait sa rage (souvent forcée) en public avec des hyperboles explosives dans sa rhétorique. Mais quelles que soient ses actions, il était plus humain que son prédécesseur ou même que la plupart de ses homologues étrangers et pour une grande partie des gens, cela suffisait à rendre l'URSS moins mystérieuse ou dangereuse. ».
La crise de Berlin. L'ancienne capitale du Reich était divisé en quatre zones : soviétique, américaine, britannique et française, mais concrètement, en deux zones, soviétique (RDA) et occidentale (RFA). De nombreux Allemands de l'Est ont fui la RDA vers l'Allemagne de l'Ouest par Berlin (située au centre de la RDA). Un pont aérien permettait l'acheminement des réfugiés de l'Est à l'Ouest. Avec l'autorisation de Khrouchtchev, Walter Ulbricht, Président du Conseil d'État (chef d'État) de la RDA et Premier Secrétaire du parti communiste d'Allemagne de l'Est, a fait ériger le mur de Berlin dans la nuit du 12 au 13 août 1961 dans le plus grand des secrets. Ce mur pollua les relations Est-Ouest pendant trente ans (jusqu'à la Réunification).
La crise hongroise. L'année 1956 a mal commencé pour l'URSS. La Pologne, qui venait de perdre soudainement son dirigeant communiste Boreslaw Bierut (le16 mars 1956), a basculé dans des grèves avec des répressions. Mais finalement, le pouvoir communiste polonais a fait beaucoup concessions aux ouvriers (à cause du sentiment antisoviétique des Polonais) et le vent de libéralisation s'est étendu à la Hongrie avec une insurrection populaire le 23 octobre 1956 à cause de la répression d'une manifestation d'étudiants à Budapest. Pour apaiser la situation, le pouvoir communiste hongrois a installé au pouvoir le Premier Ministre réformateur Imre Nagy le 24 octobre 1956. Ce dernier a annoncé des élections libres et le retrait de la Hongrie du Pacte de Varsovie, ce qui a déclenché l'intervention militaire directe des troupes soviétiques à Budapest le 4 novembre 1956. La répression a été terrible, plusieurs milliers de personnes ont péri, les chars soviétiques dans les rues de Budapest ont donné une image très négative de l'URSS (malgré l'attention déportée vers la crise de Suez). Imre Nagy a été arrêté et a été exécuté le 16 juin 1958. Khrouchtchev s'est montré menaçant le 18 novembre 1956 lors d'une réception des diplomates occidentaux à l'ambassade de Pologne à Moscou avec son discours : « Que vous le vouliez ou non, l'histoire de notre côté. Nous vous enterrerons ! ».
La crise des missiles à Cuba. Probablement la plus grave crise internationale. L'URSS venait d'installer des missiles nucléaire à moyenne portée à Cuba, dirigé par Fidel Castro, à moins de 140 kilomètres des côtes de Floride. Ce qui était inacceptable pour les États-Unis qui ont découvert des rampes de lancement le 16 octobre 1962. John Kennedy a prononcé une allocution télévisée le 22 octobre 1962 pour annoncer au peuple américain l'existence de cette menace et la réaction des États-Unis, un blocus contre Cuba. Khrouchtchev craignait alors une invasion de Cuba par les Américains. Les tensions diplomatiques furent extrêmes. Finalement, le 25 octobre 1962, Khrouchtchev renonça à ces missiles, les a fait démanteler, en échange d'une non invasion de Cuba par les États-Unis (et aussi d'un retrait des missiles américains de la Turquie, proche de l'URSS, ce qui n'a pas été communiqué ni réalisé, d'où la crise s'est soldée par ce qui a été considéré comme une défaite soviétique).
Sur le plan intérieur, Khrouchtchev a effectivement fait des réformes d'ouverture politique. Il a ainsi supprimé les tribunaux spéciaux de Staline, même si, selon Roy Medvedev, « la terreur politique comme méthode journalière de gouvernement fut remplacée sous Khrouchtchev par des moyens de répression administratifs » (1978). Il voulait aussi le remplacement d'au moins un tiers de toutes les assemblées, y compris le comité central du PCUS, lors de leur renouvellement (cette mesure a été rapidement supprimée par Brejnev en 1964). Il a rendu publiques les séances du comité central, ce qui avait pour effet d'obliger les éventuels dissidents à s'expliquer publiquement, ce qui n'encourageait pas la dissidence.
L'un des échecs des réformes sur le plan intérieur a été la politique agricole. Khrouchtchev a promu depuis longtemps la culture du maïs, mais ce fut un échec (on appelait Khrouchtchev "Mister K" mais aussi "Kukuruznik", Monsieur Maïs). Par ailleurs, il se faisait conseiller par l'imposteur agronome en chef, Trofim Lyssenko ! qui prétendait pouvoir augmenter les rendements agricoles (échec complet qui a fait énormément retarder le développement de la recherche génétique en URSS). En 1957, Khrouchtchev voulait pourtant supplanter les États-Unis pour la production de viande, de lait et de beurre. En 1962, le prix de ces produits en URSS ont augmenté de 30%, ce qui a engendré des révoltes et des grèves, vite réprimées dans le sang par l'armée. La sécheresse de 1963 ne l'aida pas non plus, avec une production de seulement 80% de celle de 1958 (l'URSS a dû importer des produits agricoles pour éviter la famine).
Ces échecs répétés, tant sur le plan intérieur (politique agricole) que sur le plan international (l'humiliation de la fin de la crise de Cuba) ont convaincu certains dirigeants soviétiques qu'il fallait évincer Khrouchtchev du pouvoir. Le complot a été préparé dès le début de l'année 1964 sous la direction de Leonid Brejnev, Président du Praesidium du Soviet Suprême de l'URSS du 7 mai 1960 au 15 juillet 1964. Khrouchtchev, toujours en voyage à l'étranger, était peu souvent présent au Kremlin cette année, ce qui a aidé le complot. Khrouchtchev était en vacances dans sa datcha le 12 octobre 1964 lorsque Brejnev lui a informé d'une réunion du Praesidium le surlendemain. Khrouchtchev s'y est rendu en se doutant du piège. Mis en accusation, il ne s'est pas défendu, aurait pleuré selon des témoins et a donné sa démission.
Selon William Taubman, le dirigeant démissionnaire-destitué aurait dit à son dernier fidèle Anastase Mikoyan, devenu le 15 juillet 1964 Président du Praesidium du Soviet Suprême (jusqu'au 9 décembre 1965), au téléphone : « Je suis vieux et fatigué. Laissons-les faire face à eux-mêmes. J'ai fait le principal. Quelqu'un aurait-il pu rêver de pouvoir dire à Staline qu'il ne nous convenait plus et lui proposer de prendre sa retraite ? Pas même une tache humide ne serait restée là où nous nous serions tenus. Aujourd'hui, tout est différent. La peur a disparu et nous pouvons parler d'égal à égal. C'est ma contribution. Je ne me battrai pas. ».
Une nouvelle troïka lui a succédé : Leonid Brejnev, Premier Secrétaire du PCUS le 14 octobre 1964 (jusqu'à sa mort), Alexeï Kossyguine, Président du Conseil des ministres du 14 octobre 1964 au 23 octobre 1980, et Nikolaï Podgorny, Président du Praesidium du Soviet Suprême du 9 décembre 1965 au 16 juin 1977. Une dictature communiste de dix-huit ans a succédé à une dictature communiste de onze ans...
« Nous devons considérer la situation économique actuelle de manière globale, objectivement et sereinement, affronter les difficultés sans détour et renforcer la confiance. » (26 septembre 2024).
C'est le 1er octobre 1949, il y a soixante-quinze ans exactement, que les forces communistes ont gagné sur les forces nationalistes : la République populaire de Chine, autrement dite, la Chine communiste a été proclamée par Mao Tsé-Toung au balcon de la Cité interdite, à la Porte céleste de la Place Tiananmen, au cœur de Pékin. Événement historique qui dure encore.
Car le régime communiste chinois est celui qui a duré le plus longtemps dans l'histoire récente. L'Union Soviétique, effectivement, n'aura duré que soixante-quatorze ans (1917-1991). Le régime chinois dure et est conçu pour encore durer longtemps avec son leader Xi Jinping qui revendique l'héritage des deux grands fondateurs, Mao Tsé-Toung et Deng Xiaoping.
Cette Chine-là est très difficile à comprendre. Rien n'est simple et une vision simpliste resterait toujours erronée. Je m'amusais à entendre ma (regrettée) grand-mère, férue d'actualités, qui ressortait des pays qu'elle n'avait jamais visités comme la Russie ou la Chine des clichés éculés qui ont la vie dure. Au contraire de la Russie (que j'ai connue un petit peu pour avoir travaillé avec des scientifiques russes fort sympathiques et de haute performance), je ne suis jamais allé en Chine, mais j'ai eu quelques amis chinois très sympathiques aussi qui m'ont beaucoup appris.
Il serait illusoire de croire que la Chine soit un ennemi pour le monde dit occidental. D'une part, la Chine n'a jamais cherché à s'étendre comme la France, l'Italie, l'Allemagne, la Russie, mais en revanche, elle a toujours considéré que ses territoires devaient être réunifiés (d'où la bombe à retardement de Taïwan). D'autre part, malgré des différences culturelles très fortes, il y a quelques points communs comme un élitisme très fort. La France a ses classes préparatoires et ses écoles à haute valeur ajoutée en système parallèle au système universitaire classique. La Chine aussi fait des concours très sélectifs pour permettre aux meilleurs d'atteindre les plus hauts postes.
Ainsi, il faut comprendre l'acceptabilité de l'absence de démocratie par des personnes culturellement et scientifiquement éclairées ainsi : la démocratie, c'est-à-dire les élections pluralistes avec vote secret, libre, sincère, cela aboutit à des pertes de temps et parfois à des blocages politiques ; le système chinois (un système cryptocommuniste à la sauce chinoise) fonctionne bien parce que ce sont les meilleurs qui sont au pouvoir. En somme, le régime communiste depuis 1949 serait le fameux despotisme éclairé cher aux philosophes des Lumières. Le système de cooptation pourrait être apparenté à une sorte de grand concours général pour les postes au pouvoir. L'intérêt, c'est qu'il n'y aurait pas d'incompétents aux postes à responsabilité. Bon, bien sûr, c'est la théorie, et le régime de Mao a même été particulièrement désordonné entre le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle. La corruption reste encore très présente et si régulièrement, des potentats sont disgraciés pour raison de corruption, c'est plus un prétexte pour purger politiquement et asseoir un nouveau pouvoir que pour réellement sortir de la corruption.
C'est évident que la liberté d'expression laisse à désirer en Chine. La moindre manifestation est interdite et la moindre critique envers le régime est une crime de haute trahison. Et pourtant, d'où le fait que rien n'est simple, il y a parfois des choses étranges, des tolérances qui n'existeraient pas en France, par exemple. Ainsi, on voit une petite maison toute seule au milieu d'un énorme boulevard au milieu d'un nouveau quartier bétonné. C'est impressionnant. Le propriétaire refusait de quitter sa maison. En France, l'expropriation aurait été décidée. Il suffit de revoir l'excellent film "Le Chat" de Pierre Granier-Deferre (sorti le 24 avril 1971) avec Jean Gabin et Simone Signoret (et Annie Cordy), qui se passe sur fond de construction du nouveau quartier de La Défense. Une maison à Courbevoie (je crois), celle des héros, va être immanquablement détruite, sans prendre en compte l'avis des propriétaires et des habitants.
Pendant trop longtemps, on a considéré que la Chine n'était que l'usine du monde, que c'étaient les petites mains de la planète en ne voyant pas que chaque année, des dizaines de milliers de Chinois sortent diplômés de leurs écoles d'ingénieur, qu'ils sont aussi dans la capacité à faire de la haute valeur ajoutée, tant technologique que culturelle (la Chine est présente dans le secteur de la haute couture, par exemple, ou du cinéma de grande qualité).
Pays de paradoxes incontestablement quand on imagine que ce pays communiste fabrique le plus de nouveaux millionnaires chaque année dans le monde. Sorte de nation au capitalisme étatique, à la mort de Mao, Deng Xiaoping a tout misé sur l'économie au contraire de la Russie. Mikhaïl Gorbatchev, pour réformer un système sclérosé, a voulu ouvrir progressivement sur les libertés politiques avec la perestroïka et la glasnost, mais son économie a été reconfisquée par toute une nouvelle nomenklatura appelée oligarchie. C'est le cas aussi en Chine où les dignitaires communistes sont très riches et leur famille aussi. Mais sans ouverture politique. Ce choix a été formellement pris au printemps 1989, en ordonnant la répression de la Place Tiananmen.
L'objectif de la Chine est la paix parce qu'on ne fait pas beaucoup d'affaires en période de guerres, d'instabilités politiques, de désastres économiques. J'ai eu l'occasion de mesurer le niveau d'agressivité commerciale de certaines entreprises chinoises, très impressionnant. Impression et efficace. La Chine est fascinante.
Dans le compte rendu publié par l'Agence Chine Nouvelle à l'occasion de la réunion du bureau politique du parti communiste chinois le 26 septembre 2024, une critique a été reconnue : la Chine va mal, son économie est terne, et les objectifs sont loin d'être atteints. En cause, la crise de l'immobilier. L'État va devoir injecter des ressources supplémentaires dans ce secteur en crise. Cette reconnaissance de l'imperfection sort de la langue de bois habituelle où tout va toujours bien madame la marquise.
Dès 1973, ministre et écrivain, Alain Peyrefitte avait pressenti le surgissement de la Chine comme acteur économique mondial incontournable (dans "Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera"), et à l'époque, ce n'était pas évident de l'anticiper tant le niveau de pauvreté était énorme et l'économie peu développée (épuisée et détruite par l'ère Mao). Il est coutume d'expliquer que la Chine a connu un siècle d'humiliation (1842-1949), elle à la culture millénaire, devenu une sous-culture par un monde dit occidental qui se croyait tout permis, depuis la première guerre de l'opium. La fin de l'empire en 1912 et la guerre civile entre communistes et nationalistes (1927-1949) ont fini d'achever le délitement de la société, sur fond d'invasion japonaise en Mandchourie.
La période Mao (1949-1976) a été un nouveau calvaire chinois par la répression et des décisions économiques complètement stupides. Mais Deng a su redresser la Chine vers une modernité que les dirigeants des trente dernières années ont choyée et encouragée.
Jean-Luc Domenach, interviewé par la revue "Histoire" de juillet 2005, a raconté ainsi : « Les communistes n’ont pas seulement su se maintenir puis vaincre militairement, ils ont fait leurs classes dans les zones de guérilla, puis dans les zones libérées ; ils ont appris à établir leur pouvoir en s’appuyant sur les élites locales, avant de liquider celles-ci progressivement. Et les dirigeants, Mao en tête, se sont révélés d’une extrême lucidité stratégique et habileté tactique. Excellent stratège, Mao s’est solidement installé à la tête du parti dans les années 1938-1945, à la faveur d’une manipulation cynique du pouvoir. Très tôt, par exemple, il prend le contrôle de la communication avec Staline. ». Et de compléter : « En revanche, l’inexpérience économique des dirigeants communistes et leur absence de programme précis les contraignent à se tourner exclusivement vers le modèle soviétique. Ce qui rend les choses très dangereuses, c’est qu’ils arrivent au pouvoir portés par un enthousiasme populaire inimaginable. La majorité de la population va suivre les yeux fermés ce pouvoir qui ne sait pas très bien où il va... ».
Les années après Mao ont vu la population se consacrer totalement dans le développement économique : « Bien des cadres locaux ont cherché à soulager les populations, des habitudes aussi se sont prises. Bien souvent, l’horreur du totalitarisme a été quelque peu étouffée par le désir commun de survivre et de s’en sortir. À mon avis, on ne comprend pas la violence avec laquelle cette société s’est jetée, après 1978, dans un développement brutal et inégal si on ne tient pas compte du sentiment, largement partagé, que l’on a trop longtemps souffert, qu’il faut créer l’irréversible. Au fond, l’idée d’une sorte de deuxième Grand Bond pour que les horreurs du temps de Mao ne soient plus possibles. ».
Petit à petit, la Chine a imité les sociétés capitalistes avec leur propre système, et depuis plus de dix ans, voici la Chine communiste classée au deuxième rang mondial pour le PIB (produit intérieur brut), derrière les États-Unis (la première place sera très difficile à atteindre), acteur majeur de l'économie mondiale, renonçant à développer une classe moyenne au profit des millionnaires et de la course en avant de la croissance (5% comme objectif pour l'année 2024), avec des enjeux puissants, l'ambition de devenir durablement une puissance militaire et diplomatique (ce qu'elle est déjà avec l'arme nucléaire et le droit de veto au Conseil de Sécurité de l'ONU) et consolidant son dynamisme par une démographie que seule l'Inde est en mesure d'égaler.
Le Président chinois actuel Xi Jinping l'a d'ailleurs bien formulé lors de son intervention au Forum de Davos le 17 janvier 2017 : « La Chine est devenue la deuxième plus grande puissance économique du monde grâce à trente-huit années de réformes et d’ouverture. Un chemin droit mène à un avenir brillant. La Chine est arrivée à ce niveau parce que le peuple chinois, sous la direction du parti communiste chinois, a ouvert une voie de développement qui correspond aux conditions réelles de la Chine (…). La Chine a, ces dernières années, réussi à s’engager dans une voie de développement qui lui convient, en s’appuyant à la fois sur la sagesse de sa civilisation et sur les pratiques des autres pays de l’Est et de l’Ouest. En explorant ce chemin, la Chine refuse de rester insensible à l’évolution des temps ou de suivre aveuglément les pas des autres. ».
C'est cette constante réorientation qui a permis au régime communiste de durer aussi longtemps. La question maintenant est la suivante : l'avenir permettra-t-il un assouplissement politique sur les libertés individuelles, l'ouverture démocratique, la défense des droits humains, le respect de la vie et la protection des minorités ? Pour l'heure, l'enjeu est autre : il est dans l'hypersurveillance de la société chinoise par des moyens technologiques ultraévolués (reconnaissance faciale, système de points du comportement individuel, etc.). Cette société, au fond, se projette bien plus rapidement que le monde dit occidental dans une société décrite par exemple dans "Le Cinquième élément", le film de science-fiction de Luc Besson (sorti le 7 mai 1997) avec Bruce Willis et Milla Jovovich, où la surveillance devient massive et totale (comme aussi dans "Bienvenue à Gattaca" d'Andrew Niccol, sorti le 24 octobre 1997, avec Ethan Hawke, Uma Thurman et Jude Law).
« Aujourd'hui, à mon âge, être un jeune comédien, c'est fantastique. Apprendre un nouveau métier, voir des nouveaux gens, avoir une nouvelle ambition. C'est ça qui est fantastique dans la vie ! » (Jean-Louis Debré, le 28 janvier 2023 sur France Culture).
Enfant de la République. La Cinquième. Pas de Beethoven, mais de De Gaulle, bien sûr. Jean-Louis Debré fête ses 80 ans ce lundi 30 septembre 2024. Il les fête seul, je veux dire, il les fête sans son frère jumeau Bernard Debré qui est parti il y a quatre ans. Cela doit faire quelque chose d'être amputé d'un frère si proche (et en même temps qui était si différent).
Au regard de sa carrière politique, on peut dire que Jean-Louis Debré a eu une belle trajectoire, il est un baron de la République, il a eu des postes prestigieux, dont trois qui ont dû faire honneur à son père premier Premier Ministre de De Gaulle (qui n'en a vu qu'un de son vivant) : Ministre de l'Intérieur de 1995 à 1997 (prime au fidèle et loyal, mais un ministre peu convaincant), Président de l'Assemblée Nationale de 2002 à 2007 (beaucoup plus convaincant), enfin Président du Conseil Constitutionnel de 2007 à 2016 (très convaincant).
Il ne faut pas croire que c'était parce qu'il est issu d'une très grande famille républicaine, de médecins et de responsables politiques, qu'il a eu tout tout cuit sur un plateau d'argent. J'ai déjà évoqué longuement sa carrière ici. Né à Toulouse, diplômé de l'IEP Paris, il a fait un doctorat spécialisé en droit constitutionnel (son directeur de thèse était Roger-Gérard Schwartzenberg, à peine plus âgé que lui). Sa future fonction à la tête du Conseil Constitutionnel est donc non seulement la consécration de son engagement politique mais aussi celle de sa carrière de juriste. Après ses études, il fut membre de cabinets ministériels, juge d'instruction, député, maire d'Évreux, etc.
Sans doute que, plus que son lien de filiation avec Michel Debré, sa relation faite d'amitié et de loyauté absolue envers Jacques Chirac dans une époque de trahisons (balladuriennes) a quelque peu encouragé sa carrière. Amitié avec Jacques Chirac dont il est devenu un confident jusqu'au bout de la nuit, quand tout s'effaçait, tout s'oubliait. Amitié aussi avec Pierre Mazeaud, son prédécesseur immédiat au Conseil Constitutionnel, qui date des années 1960, une amitié familiale surtout.
Il a commencé à se présenter aux élections en mars 1973, à l'époque, il avait 28 ans. Dans un reportage dans le journal d'Antenne 2 le 11 février 1973, on le voit ainsi faire campagne assez timidement pour les élections législatives, sans succès. L'une de ses paroles, c'était de dire que s'il s'était servi de sa famille, il aurait choisi une circonscription plus facile.
C'est un peu cela, Jean-Louis Debré, un homme qui, faute de s'être fait un nom (l'ascendance familiale était trop lourde), a su se faire un prénom. Ayant travaillé pour Jacques Chirac dans les années 1970, il lui était resté fidèle malgré les relations parfois orageuses entre le futur Président de la République et son propre père (ils étaient concurrents à l'élection présidentielle de 1981). Cette fidélité s'est renforcée au moment de la grande rivalité avec Édouard Balladur, et il s'est retrouvé dans le camp des vainqueurs en 1995 : peu de leaders du RPR avaient su soutenir Jacques Chirac, les plus ambitieux préféraient le trahir sur l'autel de leur carriérisme.
À cette époque, j'appréciais peu Jean-Louis Debré : il n'était qu'un second couteau et montrait un aspect très militant et politicien, avec ses éléments de langage, sa langue de bois, sa mauvaise foi. C'est assez commun et on a pu l'observer chez de nombreux dirigeants politiques, au RPR notamment, de Nicolas Sarkozy à Alain Juppé en passant par Jean-François Copé. L'exercice de son ministère Place Beauvau a été un désastre pour la lutte antiterroriste. Il n'était visiblement pas à sa place.
Heureusement, il a eu une seconde chance ! Il a donné sa mesure personnelle quand il a été élu au perchoir. D'abord, il l'a été sur son propre mérite et avait un adversaire de taille en 2002 : Édouard Balladur, ancien Premier Ministre, et ancien favori d'une élection présidentielle sept ans auparavant. C'est la victoire du passionné sur le plus médaillé, un peu comme la victoire de Gérard Larcher sur Jean-Pierre Raffarin en 2008, au Plateau (Présidence du Sénat).
Jean-Louis Debré a été effectivement un excellent Président de l'Assemblée Nationale, ouvrant l'institution sur le monde extérieur, modernisant les procédures, etc. Et sa Présidence n'était pas partisane, il défendait désormais les institutions, l'Assemblée Nationale, avant de défendre son camp politique, son parti, surtout lorsque celui-ci est tombé sous la tutelle de Nicolas Sarkozy qu'il n'a jamais apprécié (au point de voter pour François Hollande en 2012 !).
Au fur et à mesure qu'il est devenu une autorité de référence dans une République en perte de référence, Jean-Louis Debré se permettait de prendre plus de distance. Tant de ses anciens amis gaullistes que des autres. Sa prise de distance n'était pas nouvelle et pas seulement sous Nicolas Sarkozy. Il s'était émancipé de Jacques Chirac dès 1997 lorsqu'il a pris à l'arraché la présidence du groupe RPR à l'Assemblée Nationale, en opposition au gouvernement de cohabitation de Lionel Jospin, malgré les réticences de Jacques Chirac lui-même, puis le perchoir en 2002 malgré les appétits de deux Premiers Ministres, Alain Juppé et Édouard Balladur (et les mêmes réticences de Jacques Chirac).
En 2017, il n'hésitait pas à annoncer qu'il voterait Emmanuel Macron aux deux tours de l'élection présidentielle (s'opposant à François Fillon), mais plusieurs années plus tard, il ne s'interdisait pas de critiquer ouvertement le jeune Président de la République, proposant, dans "Le Parisien" du 15 juillet 2023, une dissolution ou un référendum pour rompre avec la crise politique (considérant que les Français se moqueraient d'un changement de gouvernement ou d'un remaniement) : « Vous ne pouvez pas passer des textes aussi importants que la réforme des retraites sans avoir une consultation populaire. (…) Les Français n’ont rien à fiche des changements de ministres. D’ailleurs, on n’en connaît que quatre ou cinq. ».
Sa Présidence du Conseil Constitutionnel (2007-2016) a été également cruciale pour cette instance suprême car Jean-Louis Debré a dû adapter l'institution à la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui comporte une innovation majeure : le contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori (après leur promulgation et leur application) sur saisine des citoyens eux-mêmes (s'ils sont justiciables). Ce sont les fameuses QPC (questions prioritaires de constitutionnalité) qui ont bouleversé les missions du Conseil Constitutionnel en lui donnant beaucoup plus de travail qu'auparavant (ses missions d'origine étant la constitutionnalité des projets de loi avant promulgation seulement sur saisine des parlementaires et la validation des élections nationales).
Le 13 novembre 2015, il confiait d'ailleurs à Capucine Coquand pour le journal "Décideurs Magazine" que sans ce défi de la QPC, il aurait quitté ses fonctions car cela l'aurait ennuyé : « Sans cela, je ne serais probablement pas resté Président du Conseil Constitutionnel. C’est une avancée significative pour la Ve République et les justiciables, pour notre État de droit. (…) L’institution n’est plus la même que celle que j’ai trouvée en arrivant avec plus de décisions en cinq ans qu’en quarante-neuf ans, le nombre inchangé de fonctionnaires mais de très grand professionnalisme ou la construction d’une nouvelle salle d’audience qui marque la juridictionnalisation de cette institution, un greffe performant, des audiences publiques, des avocats qui plaident... Jamais la maison n’a été aussi ouverte sur l’extérieur notamment vers les étudiants en droit, concours de plaidoiries, salon du livre juridique… (…) [Les dépenses] ont été réduites de 23% alors que nous travaillons beaucoup plus. ».
Sa plus grande fierté demeure l'indépendance du Conseil Constitutionnel : « Car nous n’avons pas hésité à annuler les comptes de campagne d’un candidat à la Présidence, là où l’un de mes prédécesseurs avait préféré faire la sourde oreille. Nous ne craignons pas un instant de retoquer une surtaxe de 75%, figurant pourtant parmi les promesses d’un candidat à la présidentielle. C’est ça l’indépendance ! Et elle s’illustre symboliquement. Aujourd’hui, il n’y a plus un seul portrait des anciens Présidents de la République : ils ont tous été remplacés par des Marianne. (…) Mon plus grand souvenir, c’est lorsque nous avons annulé la loi de 1838 sur l’hospitalisation sans consentement. Ce jour-là, j’ai pensé à Camille Claudel hospitalisée contre son gré pendant trente ans. On l’a laissée mourir dans un hospice. C’est aussi ça la QPC : rétablir la justice. ».
Le 5 juin 2023, répondant à l'invitation de l'Association pour l'histoire des Caisses d'Épargne, Jean-Louis Debré donnait sa définition du vivre ensemble dans la République : « "Un rêve d’un avenir partagé" comme le formulait Ernest Renan. La République n’est pas un modèle figé ; c’est une volonté de vivre ensemble. Aspirer à un destin commun suppose des mutations et des ruptures, des compromis et des anticipations. La société est en perpétuelle évolution, des attentes nouvelles apparaissent. Plus que jamais nous avons besoin d’une République audacieuse. ».
C'est sans doute cette audace et ce besoin de se renouveler qui l'ont fait changer de vie. Jean-Louis Debré a définitivement quitté la vie politique, il n'est plus acteur mais observateur politique, publiant des livres de souvenirs, de témoignages, d'anecdotes... qui pourraient presque s'apparenter à de l'antiparlementarisme primaire si on ne connaissait pas son auteur ! De la taquinerie faite de tendresse et de passion plus que de la haine du système politique dont il défend les principes essentiels. Et certainement aucune rancœur nostalgique.
Jugeons-en avec ses paroles du 28 janvier 2023 sur France Culture : « Aujourd'hui, le système politique ne génère plus de grands personnages comme jadis. Et la politique est devenue un métier du spectacle. Et peu importe ce que l'on dit, c'est la manière de le dire. Je suis sidéré de voir comment, comme les concitoyens, nous vivons tous dans l'immédiateté. Comment on peut dire tout et son contraire en quelques jours. (…) Le monde politique d'aujourd'hui n’est plus mon monde. Je ne le comprends pas. Je regarde ça avec un très grand détachement. (…) Quand je regarde les discours aujourd'hui des responsables politiques, il n'y a rien, il n'y a aucune ambition, il n'y a aucune foi et aucune passion. Ce sont des mots que l'on a alignés. On lit une note faite par ses collaborateurs. ». Et de conclure : « Je pense qu'il doit y avoir un Président qui assure l'unité nationale et qui est une personnalité importante. Et face à cela, un Parlement qui discute et qui modifie. ».
Après les élections législatives anticipées, Jean-Louis Debré n'était guère plus tendre avec la classe politique, disant à Francis Brochet le 24 juillet 2024 pour "Le Dauphiné libéré" : « [Les Français] ressentent de l’angoisse pour l’avenir, de la tristesse pour le présent. Ils ont eu une mobilisation extraordinaire pour les législatives, ils voulaient de la sérénité, qu’on se remette au travail pour régler les problèmes économiques et sociaux et le problème de l’insécurité. Les politiques n’ont rien compris, ils chipotent et se font des croche-pieds. (…) La responsabilité incombe à l'ensemble du personnel politique. ».
Il n'est plus acteur politique, je dois préciser, mais il est devenu acteur tout court, jeune acteur, jeune comédien. En 2022, il a donc radicalement changé de vie car le voici sur les planches avec sa compagne Valérie Bochenek pour honorer les femmes qui ont fait la France (il s'est même produit au Liban), avec ce titre : "Ces femmes qui ont réveillé la France", titre du livre qu'il avait coécrit avec sa compagne dix ans auparavant. Cela fait deux ans qu'il parcourt la France pour évoquer ces femmes françaises : le voici maintenant octogénaire. Amoureux de la France et des femmes.
« J’ai appris avec beaucoup d’émotion la nouvelle de la disparition de l’ancien Président de la République Jacques Chirac. J’adresse à son épouse et à ses proches un message de profondes condoléances. » (VGE, le 26 septembre 2019).
C'est ainsi que Valéry Giscard d'Estaing a réagi il y a exactement cinq ans, le 26 septembre 2019. L'ancien Président de la République Jacques Chirac venait de mourir peu avant l'âge de 87 ans. L'histoire des relations entre les deux hommes remplit une bonne moitié de l'histoire de la Cinquième République, voire beaucoup plus (1962 à 2011). L'histoire retiendra avant tout que le jeune Président élu de 48 ans (Emmanuel Macron n'aura que 47 ans dans trois mois, après plus d'un septennat d'exercice du pouvoir) s'était choisi, au printemps 1974, comme premier Premier Ministre un jeune conquérant gaulliste de 41 ans, après le traumatisme de la mort soudaine de Georges Pompidou.
Pour empêcher l'accession de Jacques Chaban-Delmas à l'Élysée, Jacques Chirac avait trahi les vieux barons du gaullisme historique pour soutenir la modernité et la jeunesse du jeune candidat libéral (républicain indépendant), allié exigeant du gaullisme (VGE avait le même genre de relations avec De Gaulle que Nicolas Sarkozy avec Jacques Chirac trente à quarante années plus tard).
Valéry Giscard d'Estaing croyait qu'il pourrait manœuvrer Jacques Chirac facilement, lui qui venait de perdre son mentor Pompidou, et que son engagement au sein de l'UDR était sa pièce parlementaire maîtresse. Pour Jacques Chirac, la question ne se posait pas, Matignon faisait de lui le futur candidat à l'élection présidentielle des gaullistes. La condescendance de Valéry Giscard d'Estaing a rendu le couple au sommet de l'exécutif assez infernal pour Jacques Chirac, le Président ne ratant pas une occasion de l'humilier personnellement.
Finalement, cette alliance personnelle a fini en eau de boudin, avec un divorce en bonne et due forme l'été 1976 (Jacques Chirac voulait démissionner au début de l'été et le Président lui a demandé d'attendre la fin de l'été, un temps de latence politique qui n'est pas sans rappeler celui de l'été 2024 !). Fait incroyable de toute l'histoire de la Cinquième République : Jacques Chirac a été le seul Premier Ministre qui soit lui-même à l'origine de sa démission et le seul à tenir une conférence de presse militante et antiprésidentielle après l'annonce de la démission par l'Élysée. Paradoxalement, les barons gaullistes allaient passer dans le camp de Valéry Giscard d'Estaing face à un Jacques Chirac qui les a pris de haut en prenant la tête de l'UDR dès décembre 1974.
Après avoir mené la vie dure à Valéry Giscard d'Estaing et à son successeur à Matignon, Raymond Barre, dans les joutes parlementaires, Jacques Chirac, qui, entre-temps, avait fondé le RPR pour en faire une écurie présidentielle, s'est présenté à l'élection présidentielle de 1981 contre le Président sortant. Ce dernier lui a "balancé" (en les aidant pour trouver les 500 parrainages) deux candidatures gaullistes qui lui ont plombé environ 3% son électorat spécifique, Michel Debré et Marie-France Garaud (disparue récemment).
Et VGE a toujours assuré que Jacques Chirac, arrivé en troisième position, et appelant « à titre personnel » à voter VGE au second tour, a fait campagne pour François Mitterrand pour le second tour. Il l'a écrit notamment dans son autobiographie "Le Pouvoir et la vie" (éd. Compagnie 12, tome 3 sorti en 2006). Il a même raconté qu'entre les deux tours, il avait personnellement appelé la permanence du RPR pour demander ce qu'il devait faire (en se présentant comme un militant RPR) et on lui avait répondu de soutenir François Mitterrand (est-ce une anecdote réelle ? C'est difficile d'imaginer qu'avec sa voix, il ne fût pas reconnu au téléphone). Valéry Giscard d'Estaing était donc persuadé que Jacques Chirac l'a trahi en 1981, afin de devenir le leader de l'opposition après 1981 et gagner l'élection présidentielle de 1988.
Que Jacques Chirac fût un traître en politique, tout le monde se l'accorde puisqu'en tant que gaulliste, il a trahi Jacques Chaban-Delmas en 1974, et il a commencé à gagner l'élection présidentielle en 1995 parce qu'il était lui-même la victime d'une trahison, celle de son "ami de trente ans" Édouard Balladur qu'il avait placé à Matignon en 1993.
Le mieux, pour avoir la version chiraquienne, c'est de relire sa propre autobiographie. Rédigée au soir de sa vie (avec l'aide de Jean-Luc Barré), celle-ci est évidemment la parole officielle de l'ancien Président de la République ("Chaque pas doit être un but", éd. Nil, 2009). C'est amusant d'y lire une certaine dose d'hypocrisie et, par cette hypocrisie, finalement la reconnaissance qu'il y avait bien eu trahison !
Par exemple, il n'a pas évoqué sa rencontre avec François Mitterrand chez la future Première Ministre Édith Cresson en octobre 1980. Au contraire, il a écrit : « Pour être élu, j'ai conscience de devoir m'imposer comme seule alternative au Président sortant, et donc éliminer François Mitterrand dès le premier tour. (…) Mais pour atteindre cet objectif, encore faudrait-il que toute la famille gaulliste fasse bloc autour de ma candidature. Ce qui n'est pas le cas. ». Il parlait alors de « Michel Debré, que certains "barons" inféodés au gouvernement ont hélas ! encouragé, avec la bénédiction de l'Élysée, à se lancer dans la bataille pour son propre compte ». On sent encore très vive la rage contre VGE.
À l'issue du premier tour du 26 avril 1981 (28,3% pour VGE, 25,8% pour François Mitterrand, lui seulement en troisième position), il a commenté de manière assez narquoise : « Seul peut lui permettre [à VGE] de l'emporter un ralliement massif de ces électeurs RPR qu'il a cru bon, si longtemps, de mépriser. ». Il y a ce petit goût de revanche : j'ai perdu le premier tour, mais ton second tour va être très difficile sans moi.
Et l'idée qu'il a voulu, a posteriori, donner pour sa postérité, c'est que ce n'est pas lui, Jacques Chirac, qui a refusé la réélection de Valéry Giscard d'Estaing, mais ses amis du RPR ! Ainsi : « Rares sont ceux, au sein de mon équipe, qui se déclarent prêts à soutenir un Président dont ils n'ont pas apprécié la politique et, encore moins, le comportement à leur égard. ». Et d'expliquer, en gros hypocrite : « Sauf à m'exprimer à titre personnel, ce que je fais, dès le lendemain, en annonçant que je voterai, quant à moi, pour M. Giscard d'Estaing, il ne m'appartient pas d'engager le mouvement sans l'approbation de ses membres. Or, celle-ci est loin d'être acquise, comme le confirme, dans les jours suivants, la décision du comité central de laisser la liberté de vote à nos adhérents. Tandis que quelques personnalités gaullistes comme Philippe Dechartre ou Christian Poncelet n'hésitent pas à se déclarer favorables au candidat de la gauche. ».
C'est assez amusant de lire que Jacques Chirac était incapable de mener ses troupes là où il le souhaiterait. En décembre 1974, puis en décembre 1976, il avait réussi à organiser (avec l'aide de Charles Pasqua) des congrès gaullistes avec une précision millimétrique pour atteindre ses objectifs politiques, comme prendre d'assaut l'appareil gaulliste sur les vieux barons historiques, et soudain, quelques années plus tard, il n'aurait plus aucun pouvoir pour convaincre ses amis que l'arrivée d'un gouvernement socialo-communiste serait catastrophe économique et financière ?!
Au contraire, dans sa rédaction, le futur Président insistait sur son impuissance et la fatalité : « Plus que sur un choix politique, cette élection se jouera sur une question de confiance. C'est de la capacité ou non du Président sortant à restaurer son crédit auprès d'une partie des électeurs de sa majorité que dépendra l'issue du scrutin. Au fond de moi, je crains qu'il ne soit déjà trop tard pour que Giscard y parvienne, tant ses mauvaises relations avec le RPR me semblent irrémédiables. Giscard ne fera d'ailleurs aucun effort spectaculaire entre les deux tours pour se rapprocher de ses dirigeants, qu'il ne cherchera pas même à rencontrer, par crainte sans doute de paraître s'abaisser. ». Loin d'un "soutien à titre personnel", Jacques Chirac continuait à le charger !
Il a même cité un exemple, VGE l'appelant pour sa participation à un grand meeting à la Porte de Pantin : « Je lui réponds que, n'étant pas mandaté par les militants du RPR pour m'exprimer en leur nom, je ne vois pas l'utilité d'y être présent. ». Précisons bien que Jacques Chirac était le président du RPR et avait une conception bonapartiste de son rôle de chef de parti, il est donc assez risible de le voir adopter une attitude très parlementariste et quasi-impuissante du fonctionnement de son propre parti dont il était le chef indiscutable. La venue de Jacques Chirac dans un meeting de second tour de Valéry Giscard d'Estaing aurait convaincu les électeurs de l'UDF et du RPR qu'il y avait unité de la majorité. Cela aurait donné une image prometteuse de la candidature de VGE et mobilisé sa base électorale.
En somme, Jacques Chirac laissait son ancien Président dans la mouise, comme quelques jours plus tard, avec la proposition giscardienne de rassembler la majorité : « La démarche est à l'évidence trop tardive pour avoir le moindre effet, d'autant qu'elle s'accompagne d'une promesse qui peut prêter à sourire quand on connaît l'historie des dernières années : "C'est pourquoi, annonce Giscard, je chargerai le nouveau Premier Ministre d'organiser, sans délai, les États généraux de la majorité, qui permettront aux diverses familles qui la composent de retrouver leur unité, en tirant ensemble les enseignements de la campagne pour les traduire dans l'action". On ne saurait être moins convaincant. » conclut-il benoîtement !
Du reste, cela ressemble fortement aux tentatives désespérées de l'actuel Président de la République depuis 2022 à vouloir gouverner autrement, en portant plus d'attention aux partis, au Parlement et aux corps intermédiaires, avec quelques innovations sans lendemain (grands débats, CNR, Rencontres de Saint-Denis, etc.), ce qui a débouché en 2024 à la dissolution et à cette Assemblée impossible.
Pour se dédouaner de toute attaque ultérieure, Jacques Chirac a bien martelé : « Je ne souhaite pas la victoire de François Mitterrand et le fais savoir on ne peut plus clairement dans un texte que je publie le 6 mai 1981 [le second tour a lieu le 10 mai 1981], appelant à faire barrage au candidat socialiste. Mais je n'ai plus aucun moyen, désormais, d'endiguer le processus, engagé de longue date, qui entraîne une minorité des militants gaullistes à rejeter ouvertement Giscard au profit de son concurrent. ». Impuissance donc, et même si puissance, cela n'aurait pas suffi : « Y serais-je parvenu que cet effort n'eût d'ailleurs pas suffi à inverser le cours des choses, comme le prouveront les résultats du second tour de l'élection présidentielle. ».
Et suit une autojustification dont la rigueur est presque enfantine (c'est pas moi et je le prouve !) : « Le soir du 10 mai 1981, chacun pourra vérifier, chiffres en main, que le Président a fait le plein des voix de droite, et même gagné trois cent mille voix supplémentaires. Ce n'est donc pas le vote des électeurs RPR qui a creusé l'écart de 1,2 million de voix qui la séparent de son challenger socialiste, mais la mobilisation massive en faveur de François Mitterrand, des abstentionnistes du premier tour. Preuve que l'arithmétique d'une telle élection échappe, en réalité, à la seule logique partisan. ».
L'analyse de Jacques Chirac est en partie exacte, Jacques Chirac n'est pas la cause de la victoire de François Mitterrand, ni le RPR, elle provient d'un mouvement de fond sociologique très large, amorcé dès mai 1968, qui a mis la gauche au pouvoir après vingt-trois années d'absence (une génération !). D'un point de vue institutionnel, cette alternance était d'ailleurs la bienvenue et a réconcilié la moitié des Français avec la Cinquième République qui, jusque-là, avait préservé une majorité de centre droit.
Néanmoins, cela n'empêcherait pas l'amertume giscardienne sur le faible soutien de Jacques Chirac au second tour. Lui, capable de déplacer de montagnes par la seule force de son verbe, n'a pas bougé très haut son petit doigt pour l'aider à mobiliser les abstentionnistes. Cela aurait été difficile d'inverser l'élection car il y a eu un gros écart de voix et beaucoup d'espoir exprimé dans l'autre camp, mais ce qu'il a surtout retenu, c'est qu'il ne l'a pas tenté, c'est cela que lui a reproché Valéry Giscard d'Estaing, et même si, dès le début de l'année 1982, il a assuré qu'il avait jeté la rancune à la rivière (lire plus loin), VGE allait lui en vouloir jusqu'à la fin de sa vie.
Pour la postérité, Jacques Chirac a rejeté ce sentiment et écrit noir sur blanc : « Je n'ai pas le cœur à me réjouir d'un échec aussi retentissant, qui rejaillit, au-delà du candidat, sur l'ensemble de la majorité. En politique, on ne construit pas une victoire sur la défaite de son propre camp. Mais cette défaite, qui est aussi la mienne, comment ne pas en imputer la responsabilité à celui qui s'en employé, d'un bout à l'autre de son septennat, à diviser sa majorité au lieu de la rassembler, et à gouverner sans tenir le moindre compte de l'opinion de ses alliés ? Giscard préférera en rejeter la faute sur d'autres, c'est-à-dire moi, en parlant de "trahisons prémédités" quand il eût été plus honnête de reconnaître, au moins, des torts partagés. ». On sent l'amertume encore très vivace.
Et d'ajouter crûment : « [Giscard] n'aura plus de cesse, désormais, que de remâcher ses griefs et de me désigner comme le seul coupable de son renvoi de l'Élysée. Un jour, Giscard assura avoir "jeté la rancune à la rivière". Mais ce jour-là, la rivière devait être à sec, tant cette rancune est demeurée chez lui tenace et comme inépuisable. ». Tout en complétant comme le coup de grâce : « En démocratie, la défaite d'un homme n'est jamais, ou rarement, une perte irréparable. ». Cruel. Réponse anticipée de Giscard (en 2005) : « C'est quelqu'un qui ne m'intéresse pas. (…) Chirac, il n'a jamais occupé mon esprit. Je n'y pense pas. ». Ambiance !
Jacques Chirac a publié le premier tome de ses mémoires en 2009. Il a encore l'émotion intacte, la rage intacte, tout comme Valéry Giscard d'Estaing. Une telle inimitié politique qui dure aussi longtemps est même assez étonnante. Même François Mitterrand a favorisé Jacques Chirac en 1995 sur Édouard Balladur. Pourtant, le socialiste le haïssait au plus haut point lors de la cohabitation de 1986-1988...
L'histoire a finalement rendu Jacques Chirac plus "important" que son ancien "tortionnaire" (psychologique) car il a accompli deux mandats présidentiels, pendant douze ans, et s'il a échoué à ses deux premières candidatures présidentielles, il n'a pas terminé par un échec présidentiel, au contraire de Valéry Giscard d'Estaing. Les deux hommes d'État se sont retrouvés dans une instance officielle il y a une quinzaine d'années : entre 2007 et 2011, en effet, les deux anciens Présidents de la République ont siégé au Conseil Constitutionnel, dont ils étaient membres de droit à condition de ne pas exercer d'autres mandats électifs (Valéry Giscard d'Estaing a pris sa retraite "élective" en 2004 et Jacques Chirac en 2007, et ce dernier a arrêté de siéger au Conseil Constitutionnel en 2011 en raison de sa santé et de son affaire judiciaire). Ils étaient placés autour du Président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, ravi de se retrouver au cœur de l'histoire républicaine.