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écrivain

  • Mazarine Pingeot et la culture du secret

    « J'étais le secret, mais je connaissais l'histoire de mes parents. La seule chose que je ne pouvais pas vraiment faire, c'était dire la vérité sur mon identité, même si je pouvais raconter des choses en taisant les noms (…). Lorsqu'on est structurée par le secret, le fait de dire, c'est comme si tout votre statut d'existence s'évanouit, se dissout. C'est par le secret que tout était justifié, le fait d'habiter dans cet endroit caché, de ne pas porter un nom, toute mon existence se justifiait à l'aune du secret. » (Mazarine Pingeot, le 17 octobre 2024 sur France Inter).



     

     
     


    L'écrivaine Mazarine Pingeot fête son 50e anniversaire ce mercredi 18 décembre 2024. En fait, elle pourrait fêter son 30e anniversaire seulement, parce qu'il y a un peu plus de trente ans, le 10 novembre 1994, elle est née aux yeux du grand public. En effet, le numéro de "Paris Match" publié à cette date venait de sortir des photos vaguement volées et plus ou moins consenties de Mazarine Pingeot avec son père... le Président de la République François Mitterrand.

    En fait, dès le 12 septembre 1994, François Mitterrand avait évoqué l'existence de cette fille tant cachée lors d'une interview spéciale accordée à Jean-Pierre Elkabbach pour France 2 : depuis vingt ans, toute la classe politico-médiatique connaissait l'existence de Mazarine, mais personne ne le disait publiquement, mais les rumeurs sortant, à cette question, François Mitterrand a eu la meilleure réponse possible : oui, il disait avoir une fille de presque 20 ans, belle, intelligente, qui venait d'intégrer Normale Sup., quoi demander de plus pour un père aimant et heureux ?! De quoi couper l'herbe sous les pieds de tous les détracteurs potentiels, présents... et futurs !

    Et il avait raison, nous étions dans les années 1990, pas dans les années 1970, à une époque, comme celle de la candidature de Jacques Chaban-Delmas, où le simple fait d'être divorcé constituait un réel handicap électoral (surtout quand son électorat était parmi les conservateurs). François Mitterrand venait, en quelques phrases, d'annoncer officiellement, de confirmer l'existence de Mazarine, de révéler un secret qui était quasi-constitutif de la vie de Mazarine, et de montrer qu'il était en adéquation avec la société, beaucoup plus tolérante sur les affaires de mœurs quand l'amour l'emporte.


     

     
     


    Mazarine était le fruit d'un amour intense de François Mitterrand avec Anne Pingeot. Celle-ci a récemment accepté de publier le millier de lettres enflammées du futur Président de la République (1 218 lettres écrites entre 1962 et 1995 ont été publiées en 2016 aux éd. Gallimard). Une véritable compartimentalisation de l'amour. D'ailleurs, il racontait souvent à ses amis hommes, notamment son vieil ami Roland Dumas, qui vient de mourir plus que centenaire, qu'un homme devait avoir plusieurs femmes : une pour aimer, une pour se cultiver, une pour la mère de ses enfants, etc. !...

    Exemple de lettre de François à Anne : « Non, je ne veux pas attendre ce soir, mon Anne, pour te dire, te redire quel bonheur c'est de t'aimer. Si l'on pouvait offrir la joie comme les iris ou une brassée d'œillets simples, je t'en enverrais un énorme bouquet. Il m'en resterait encore assez pour m'émerveiller de ces quatre jours que je viens de vivre, unis à toi, pleins de toi. Non, je ne peux pas attendre ce soir pour te dire quel bonheur c'est que de t'aimer. ». Ou encore : « Mais je peux parler pour moi et te dire que je t'aime. Voilà le grand mot est lâché. Je t'aime. Comment ? Je sais que tu ajouteras que je t'aime mal ou pas du tout. C'est ton affaire. Mais je t'aime, même mal, même pas du tout, mais je t'aime quand même. ».


    Allez, encore deux autres extraits : « Avant de dormir j'ai pensé à cette joie secrète, profonde, aussi inquiétante qu'un ciel d'un bleu trop pur sur la Méditerranée : Anne existe. ». Et (pour le jeu de mots littéraire) : « Et surtout comment faire, comment faire pour ne pas poursuivre en moi-même la musique interrompue, et pour ne pas écrire ma partition avant de la déposer du côté de chez Anne ? Comment résister à la force heureuse de ces trois jours que je viens de vivre et qui n'étaient pas de folie mais de grâce ? À moins que la folie ne soit cette grâce suprême qui prête à chaque geste, à chaque mot, à chaque heure partagée cette résonance qui va si profondément en moi, et y demeure. ».

    La seule, réelle, critique à formuler contre François Mitterrand, à ce sujet (j'en ai plein d'autres politiques !!), ce n'est pas sur le registre moral (à chacun ses mœurs et sa vie affective et je me garderais bien de commenter celle des autres), mais sur le registre financier : non seulement cette seconde famille a été nourrie aux frais de la République, et donc du contribuable, pendant au moins les quatorze ans de Présidence du patriarche, mais ce dernier a mobilisé de nombreux gendarmes pour effectuer en permanence des écoutes téléphoniques sur près de 2 000 personnes pour éviter la révélation de ce secret. Registre financier mais aussi éthique puisque par ces écoutes téléphones, 2 000 personnes ont vu leur vie personnelle violées par les gendarmes du Président (parmi lesquels des ministres, des journalistes, des acteurs, des écrivains, etc.). Il était là le scandale, et c'est sûr qu'aujourd'hui, ce serait beaucoup plus difficile d'avoir un tel comportement d'impunité judiciaire, même à l'Élysée.

    La principale personne à plaindre était bien sûr la femme officielle, Danielle Mitterrand, qui a dû prendre beaucoup sur elle mais surtout, qui s'est rangée à une raison affective d'une grande lucidité (mais finalement très rare dans sa position) : Mazarine, née de cet amour extraconjugal, n'y pouvait rien et méritait d'être accueillie et aimée dans sa famille. Danielle a ainsi encouragé ses deux fils (Gilbert et Jean-Christophe) à accueillir avec bienveillance leur demi-sœur. Cela s'est montré de manière éclatante (et pourtant pas si évidente) lors de l'enterrement de François Mitterrand à Jarnac, peu de temps plus tard, le 11 janvier 1996, où les deux familles, l'officielle et la cachée, se côtoyaient sous le feu des photographes au premier rang dans une douleur commune à l'église Saint-Pierre (pendant qu'une messe était dite à Notre-Dame de Paris en présence de dizaines de chefs d'État et de gouvernement pour un dernier hommage). C'était la première fois que la fratrie se rencontrait.
     

     
     


    On peut dire qu'avec le recul, il aurait été assez stupide de garder un secret que le visage même de Mazarine Pingeot aurait révélé, tant elle ressemble, surtout aujourd'hui, avec l'âge venant, étonnamment à son père. La bouche, les joues, les yeux, le nez...

    Invitée de la matinale de France Inter le 17 octobre 2024, pour présenter son dernier livre "11 quai Branly" (éd. Flammarion), l'adresse de l'appartement très luxueux où elle logeait pendant son enfance (entre ses 9 et 16 ans), Mazarine Pingeot expliquait à quel point ce secret avait traumatisé son enfance. Cela la heurtait profondément lorsqu'elle révélait à des amis et des proches qui était son père qui était alors Président de la République : « On parlait tout le temps du Président, mais, moi, je connaissais une autre personne, j'étais contrainte et réduite au silence à propos du Président. Les hommes et femmes politiques sont souvent attaqués et ces attaques finissent toujours par concerner la personne, et, pour un enfant, cette confusion est très étrange. ».

    D'autant plus que, pour préserver le secret, François Mitterrand cloisonnait les relations, si bien que Mazarine n'a jamais été au contact avec des interlocuteurs politiques ou diplomatiques de son père, au contraire de sa famille officielle : « Je ne le voyais jamais en représentation, dans ses fonctions. Là où je le voyais, c'était dans le lieu de l'intime, du père, je n'avais pas accès aux lieux du Président. ». Son père l'a d'ailleurs officiellement reconnu le 25 janvier 1984 (ce que je trouve tardif, elle avait déjà 9 ans), dans le domicile de Robert Badinter et l'acte notarié a été écrit à la machine de la "main" d'Élisabeth Badinter.

    La révélation de son visage à tous les Français en 1994 a été également très durement vécue par Mazarine qui est passée d'un coup de l'ombre à la lumière : « Ça a été d'une grande violence pour moi, mais ça ne pouvait sans doute pas se passer autrement, la violence du secret répondait à celle de l'immense publicité. Mais voir son visage partout, quand on a été invisible, rend compliqué le fait de s'approprier sa propre image quand on pensait qu'elle n'existait pas. ». Depuis le 8 novembre 2016, elle s'appelle d'ailleurs officiellement Mazarine Mitterrand Pingeot.


    J'ai évoqué son dernier livre, il s'agit en effet de son dix-neuvième ouvrage, essai ou roman, et cette boulimie d'écriture a sans doute un rapport avec son père qui n'aurait pas dédaigné une carrière littéraire s'il avait renoncé à sa carrière politique.
     

     
     


    Agrégée de philosophie en 1997, Mazarine Pingeot a soutenu une thèse en philosophie et enseigne la philosophie dans l'enseignement supérieur, actuellement à Science Po Bordeaux. Mais son activité d'enseignante lui laisse le temps aussi d'écrire des livres et aussi des scénarios, voire d'assurer des chroniques dans des médias.

    L'existence de Mazarine Pingeot m'a un peu fasciné, et j'avais donc un préjugé favorable sur la personne, même si je ne dois pas avoir du tout ses opinions politiques (elle a soutenu la candidature de Vincent Peillon en janvier 2017, sans doute par corporatisme philosophique, mais elle ne fera pas de politique car elle n'a pas l'âme militante, elle doute trop). J'ai donc assez stupidement, je l'avoue, acheté à la fin des années 1990 son premier livre, sorti en 1998 chez Julliard, et c'est vrai que rien que son titre m'avait mis la puce l'oreille : "Premier roman". Le titre est bien le livre : quelle prétention d'écrire un livre appelé "premier roman", comme si c'était d'abord un roman (en fait, un vague récit), et comme si c'était un premier, c'est-à-dire le premier d'une série.

    Elle a quand même eu 60 000 exemplaires vendus, ce qui est déjà beaucoup (peut-être des "comme-moi"), et je dois dire que j'ai été très déçu, son nom, sa parenté, malheureusement, ont dû l'aider à démarrer cette carrière littéraire. Je l'écris avec un peu de regret car je n'aime pas réduire une personne à ce qu'elle ne contrôle pas, en particulier à sa famille, à son nom, etc. Pourtant, quelle prétention dans ce pseudo-roman et surtout, quel ennui ! La vie de quelques jeunes bobos qui n'ont aucun problème pour vivre sans emploi rémunéré, intellectuels, dans des appartements dorés, parisiens à outrance, un récit qui n'a aucun intérêt ni littéraire ni sociologique.


    Échantillon du livre : « Perdre son temps dans une ville est le meilleur moyen de la pénétrer de l'intérieur, de la connaître dans son intimité, de la laisser se dévoiler, d'adapter son propre rythme à celui des rues, sans rien lui imposer et sans rien lui voler. ».

    Comme je lis souvent par auteur, je sais, c'est parfois injuste, j'avoue que je n'ai donc pas poursuivi avec elle, avec ses autres livres, dont certains ont obtenu encore plus de succès, comme "Bouche cousue" sorti en février 2005 (chez Julliard), un récit autobiographique qui s'est vendu à 200 000 exemplaires (c'est énorme).

    Quelques extraits de ce récit autobiographique : « Certains ont peur de moi, mon secret les repousse, ils ne le connaissent pas, ont seulement quelques doutes, mais un secret se voit, il a un visage triste, une moue fermée, un regard éteint. Un secret porte le noir, émet des ondes radioactives, sans doute parce qu'on ne l'approche pas, même si on en brûle. ». Deuxième : « La mémoire, ce sont les livres qui l'ont. Il (mon père) collectionnait les éditions anciennes ou originales pour y sentir la présence des premiers lecteurs, des premières émotions, des premières lectures, peut-être même le toucher de l'auteur. Il me suffit d'y voir la marque de papa, de sentir sous la caresse du papier ce qu'il avait pu éprouver, en son temps. ».

    Troisième : « La mort de papa, nous nous y attendions tous... Je le voyais tous les jours malade, mais à aucun moment je ne me suis véritablement dit qu'il allait mourir. Ce sursis pouvait durer éternellement ; je le voyais souffrir, et se désespérer de souffrir, devenant irritable, plus lointain. La maladie lui était une humiliation. Il n'a jamais réussi à l'accepter. Pour la première fois, il affrontait plus fort que lui. ». Quatrième extrait : « Je n'ai jamais pensé pouvoir lui reprocher quoi que ce soit. Aimer, paraît-il, c'est aussi accepter les faiblesses de l'autre. Je ne me suis jamais octroyé le droit de reconnaître des faiblesses à mon père. Sa seule faute en vérité est de n'être plus là. ».

    Il est sûr qu'en vingt-cinq ans, on peut s'améliorer, avoir plus de maturité, etc., je n'en doute pas, mais il me faudrait quand même un prescripteur pour que je remette mon nez dans ses ouvrages, un ami, ou un prescripteur officiel (critique littéraire, journaliste, écrivain, etc.) dont je saurais la sûreté du jugement.

    Je propose toutefois une vidéo où elle parlait de philosophie, en février 2024, pour présenter son avant-dernier ouvrage, un essai philosophique, "Vivre sans : une philosophie du manque" sorti en 2024 (éd. Climats). On comprend assez vite que Mazarine Pingeot a un bon talent de transmission, de pédagogie, à défaut peut-être d'être une écrivaine exceptionnelle.

    Extrait de livre : « Dans la promotion du "sans", il y a une tentative de donner du sens, de faire montre au consommateur qu'en choisissant l'ascèse ( tout en consommant, bien sûr), il s'achète une éthique, il se purifie, il refuse le monde de l'excès et du gâchis. C'est bien cela qui est vendu dans le "sans", et pas seulement de l'absence : on vend une philosophie intégrée. ». Autre extrait : « Il faudrait alors sortir le "sans" de sa logique marchande, et même du schème de décroissance, pour qu'il désigne à nouveau cet excès vers le rien qui troue l'immanence du monde. ».


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (15 décembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    François Mitterrand.
    Frédéric Mitterrand.
    Roger Hanin.
    Jean-Pierre Elkabbach.
    Mazarine Pingeot.
    Danielle Mitterrand.
    Jacques Chirac.
    Bernadette Chirac.
    Brigitte Macron.
    Anne-Aymone Giscard d'Estaing.
    Carla Bruni.
    Ségolène Royal.
    Valérie Trierweiler.
    "Merci pour le moment".
    Julie Gayet.










    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241218-mazarine-pingeot.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/mazarine-pingeot-et-la-culture-du-257088

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/12/18/article-sr-20241218-mazarine-pingeot.html




     

  • Pierre Joxe, l'austère militant

    « Comme soldat, comme militant, comme parlementaire, comme ministre, comme juge constitutionnel, Pierre Joxe, que les observateurs de la politique connaissent pour sa raideur, sa droiture, sa dureté, son autorité un peu froide exprimée par un regard bleu sous une épaisse barre de sourcils touffus, avoue à la fin de sa vie politique un affreux doute. Ai-je bien agi, ai-je trop tordu mes convictions ? » (Patrick Cohen, le 5 février 2010 sur France Inter).




     

     
     


    L'ancien ministre socialiste Pierre Joxe fête ses 90 ans ce jeudi 28 novembre 2024. La réputation de Pierre Joxe est la même que celle qu'avait aussi Louis Mermaz, un homme de conviction, raide, brut (pas brute), un mitterrandiste parmi les plus fidèles, tellement doctrinaire qu'il a écrit un livre intitulé "Cas de conscience" où il s'est interrogé sur les couleuvres qu'il a dû avaler tout au cours de sa vie politique.

    Son physique a même aidé à le rendre raide, avec des sourcils épais propres à intimider, une silhouette plutôt grande à l'allure martiale. C'était un jeune combattant qui n'hésitait pas à hacher les adversaires. D'abord un technocrate, passé par l'ENA et dans la botte, à la Cour des Comptes, l'institution par excellence pour faire de la politique avec un salaire assuré même sans mandat électif (comme Jacques Chirac et François Hollande). Le monde politique, Pierre Joxe le connaissait bien sûr comme fils de son père, le ministre gaulliste Louis Joxe. C'est déjà un point d'ancrage : au contraire de la dynastie des Debré, Pierre Joxe n'a pas suivi son père, il était du côté des adversaires, de François Mitterrand qu'il a rencontré dès 1965 à sa première candidature présidentielle et l'engagement total au sein de la Convention des institutions républicaines, la CIR, petit club politique bien pratique pour faire de l'entrisme à gauche, puis au sein du PS avec la prise du congrès d'Épinay.

    Il n'était pas commode, Pierre Joxe, et si on avait dit qu'il aimait la musique, qu'il jouait du piano, et même, plus tard, du violoncelle, on aurait peut-être compris qu'il n'était pas qu'un homme de lutte mais aussi un homme de goût.


    Scout et protestant, comme Michel Rocard, professeur à l'IEP de Paris entre 1963 et 1973 (il a participé comme prof à mai 68), il était dirigeant du parti socialiste dès 1971 et chargé de recruter de nouveaux cadres. C'est lui qui a introduit Lionel Jospin, par exemple, et plus tard Jean-Marie Le Guen et Jean-Christophe Cambadélis. Pierre Joxe s'est fait élire député en mars 1973, à l'âge de 38 ans, début d'une carrière d'élu de Saône-et-Loire très intéressante : député de 1973 à 1993 (sauf lorsqu'il était au gouvernement), conseiller général de Saône-et-Loire en septembre 1973, adjoint au maire de Chalon-sur-Saône en mars 1977, député européen en novembre 1977, président du conseil régional de Bourgogne de 1979 à 1982, il s'est délocalisé à Paris, dans le douzième arrondissement, pour la conquête de Paris aux élections municipales de mars 1989 (contre Jacques Chirac), et a été élu conseiller régional d'Île-de-France en mars 1992 (jusqu'en mars 1993).

    Pierre Joxe fait ainsi partie des militants historiques du socialisme mitterrandien, à l'instar de Louis Mermaz, Pierre Mauroy, Jean-Pierre Chevènement, Gaston Defferre, Charles Hernu, Roland Dumas, et quelques autres, qui ont bataillé à chaque congrès, qui ont passé des nuits blanches à rédiger d'insipides synthèses que personne ne lisait... mais pour un objectif tout de même : le pouvoir !

     

     
     


    Après la victoire de François Mitterrand, Pierre Joxe a été bombardé Ministre de l'Industrie dans le bref premier gouvernement Mauroy, du 22 mai 1981 au 22 juin 1981. Il n'est pas resté au gouvernement afin de prendre la lourde responsabilité de la présidence du groupe PS à l'Assemblée Nationale, un groupe pléthorique, du 30 juin 1981 au 19 juillet 1984 (il a succédé à Gaston Defferre nommé au gouvernement). Ce poste était essentiel pour appliquer le programme socialiste et faire changer la vie, selon les prétentions de l'époque.

    Dans son livre "Cas de conscience", Pierre Joxe a expliqué que François Mitterrand voulait faire adopter en 1982 une loi réhabilitant les généraux putschistes d'Alger. Pierre Joxe était absolument opposé à cette mesure qui donnait un cadeau à l'extrême droite. Mais le Président ne lui a pas donné la possibilité de s'y opposer en utilisant l'article 49 alinéa 3 de la Constitution. Il ne pouvait pas déposer ni voter une motion de censure contre son camp. Cette loi a d'ailleurs fait une grosse polémique politique et rappelait les origines très "Algérie française" de François Mitterrand.

    Pierre Joxe a aussi été un combattant très actif lors de la bataille de l'école libre en 1984. Bataille qui a tourné au désastre à la fois électoral (aux élections européennes de juin 1984) et politique quelques jours plus tard, provoquant la démission du troisième gouvernement Mauroy.

    Une nouvelle étape est alors arrivée pour le premier septennat socialiste, après le départ des ministres communistes. François Mitterrand a nommé Pierre Joxe Ministre de l'Intérieur, succédant encore à Gaston Defferre, du 19 juillet 1984 au 20 mars 1986 dans le gouvernement de Laurent Fabius, puis, après une période d'opposition sous la cohabitation (où il a retrouvé la présidence du groupe PS à l'Assemblée du 27 mars 1986 au 14 mai 1988), il est revenu Place Beauvau du 12 mai 1988 au 29 janvier 1991 dans le gouvernement Rocard.

    Pierre Joxe a préempté le dossier corse alors que Michel Rocard voulait s'en charger à Matignon au même titre que la Nouvelle-Calédonie. Pierre Joxe a ainsi fait adopter le statut de collectivité territoriale de Corse en 1991. En 1985, il aurait été à l'origine des fuites qui ont nourri l'affaire du Rainbow Warrior pour mettre en difficulté un rival mitterrandien, son collègue de la Défense Charles Hernu, obligé de démissionner le 20 septembre 1985.

     

     
     


    Lors d'un des congrès les plus difficiles du PS, le congrès de Rennes en 1990, Pierre Joxe a soutenu la motion défendue par Louis Mermaz avec Jacques Delors et Charles Hernu pour éviter la guérilla urbaine entre les deux mitterrandistes Lionel Jospin et Laurent Fabius.

    Après la démission de Jean-Pierre Chevènement opposé à la guerre du Golfe, Pierre Joxe lui a succédé au Ministère de la Défense du 29 janvier 1991 au 9 mars 1993, dans les gouvernements de Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy qui l'a remplacé quelques jours car il a quitté le gouvernement avant sa démission effective.

    En effet, prévoyant un échec historique du PS aux élections législatives de mars 1993, Pierre Joxe a réussi à se trouver un plan de sauvetage des plus prestigieux, en devenant le Premier Président de la Cour des Comptes du 13 mars 1993 au 12 mars 2001. À l'instar d'autres politiques, sa présence à la tête de l'institution avait toutefois une justification professionnelle puisqu'il faisait déjà partie de la maison en tant que conseiller référendaire.


    Le voilà donc à l'abri des intempéries électorales. Pas tout à fait : après l'abandon de Jacques Delors, qu'il soutenait, pour l'élection présidentielle de 1995, Pierre Joxe a fait partie des possibles autres candidats socialistes, pour l'honneur, à cette élection perdue d'avance, au même titre que Robert Badinter, etc.

    Les honneurs de la République se sont poursuivis avec sa nomination au Conseil Constitutionnel, poste pourvu par le Président de l'Assemblée Raymond Forni. Pierre Joxe y a siégé de mars 2001 à mars 2010, et a tenté de faire évoluer les procédures du Conseil Constitutionnel, notamment pour inscrire, quand un avis n'est pas consensuel, une justification pour l'option minoritaire qui n'a pas été retenue, comme cela se passe dans les cours suprêmes de certains pays. Son père aussi avait siégé au Conseil Constitutionnel de novembre 1977 à mars 1989.

    Ayant retrouvé sa "liberté" en 2010, avec la possibilité de reprendre l'expression politique, Pierre Joxe a préféré s'inscrire comme avocat au barreau de Paris puis de Seine-Saint-Denis pour assister des mineurs impliqués dans des procédures judiciaires.

     

     
     


    Au-delà de la rédaction de quelques ouvrages (une quinzaine au total), Pierre Joxe a pris quelques positions politiques, notamment en soutenant le parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon en 2008 et en parrainant Arnaud Montebourg en 1997 dans son département de Saône-et-Loire. On a même dit qu'Arnaud Montebourg était un enfant caché de Pierre Joxe, ce qui a fait rigoler l'ancien ministre de l'économie : « Un jour, Pierre Joxe, qui n'est pas un rigolo, m'a convoqué dans son antre pour me dire avec cérémonial : je ne connais pas madame votre mère. ».

    Pierre Joxe a soutenu le non au référendum sur le TCE du 29 mai 2005. Il s'est opposé fermement au projet de déchéance de nationalité de François Hollande en décembre 2015 et a soutenu Jean-Luc Mélenchon en 2019 dans ses mésaventures judiciaires. Dans les années 2010, on le retrouvait cependant plus souvent dans des salons du livre que dans des meetings politiques.


    Le 18 décembre 2014 sur Mediapart, il s'est aussi opposé vivement à la loi Macron : « La gauche dans son programme n’a jamais envisagé des réformes du droit du travail du genre de celles qui sont aujourd’hui à l’ordre du jour (…). Aujourd’hui, on est à contre-emploi de notre histoire. Cette phase éberlue n’importe qui.». Il s'en était expliqué : « Aujourd’hui, on assiste à une déconstruction. Ce n’est pas une démolition, c’est un effritement. Il y a une accélération récente et je pense qu’on va en parler avec cette loi. Elle concerne souvent le droit du travail mais n’associe même pas le ministre du travail ! C’est une situation juridique étrange. Le droit du travail est un droit qui ne donne pas la priorité au contrat mais qui dit que la loi s’impose au contrat : c’est la loi qui protège car le contrat peut asservir, sauf justement s’il respecte la loi. Or nous assistons à un autre mouvement, un mouvement inverse qui veut rendre au contrat la place qui a justement été conquise par le droit du travail et les mobilisations sociales. ».

    Il a fait aussi l'analogie avec 1956 : «En 1956, on a voté Mendès France, on a eu Guy Mollet. ». Il aurait pu dire ainsi : "en 2012, on a voté Hollande et on a eu Valls" ! C'est ainsi qu'il faut comprendre son incompréhension en évoquant la primaire socialiste d'octobre 2011 : « Les conditions dans lesquelles fonctionne le gouvernement actuel sont surprenantes, puisque le PS avait choisi un candidat parmi trois. Il y en avait un seul qui avait eu un résultat très faible dans l’investiture primaire, c’était Manuel Valls avec 5%. Évidemment, deux ans après, quand il gouverne la France, beaucoup de gens sont surpris… ».

    Dans le contexte de MeToo, une écrivaine, Ariane Fornia, fille de l'ancien ministre Éric Besson, a accusé le 19 octobre 2017 Pierre Joxe de l'avoir agressée sexuellement en 2010. Non seulement ce dernier a vivement démenti les accusations mais a assigné son accusatrice en diffamation. Les deux affaires ont été jugées en 2022 sans vraiment départager qui avait tort ou raison puisque la diffamation n'a pas été retenue par la Cour de Cassation mais l'enquête sur les faits d'agression a été classée sans suite.

     

     
     


    En tant que mitterrandiste historique, Pierre Joxe a toujours défendu la mémoire de François Mitterrand et sa place (grande selon lui) dans l'histoire politique de la France. Il a rappelé d'ailleurs, le 11 juillet 2002 dans une Lettre de l'Institut François-Mitterrand, ses déconvenues sous la Quatrième République : « François Mitterrand, qui fut l'un des plus brillants parlementaires de la IVe République, ne fut jamais Président du Conseil mais, sans doute pour avoir été alors un parlementaire frustré, devint, sous la Ve, un Président comblé. Quatorze ans à l'Élysée ! Une demi-douzaine de Premiers Ministres ! Quelle revanche... Je ne chercherai pas ici à expliquer l'inexplicable. Pourquoi Mitterrand ne fut jamais appelé à Matignon où se succédèrent, entre 1946 et 1958, certes bien des médiocres, mais aussi presque tous les députés de valeur : Bidault, Ramadier, Mollet, Faure, Gaillard, Pflimlin, même Mendès France, si jalousé, d'autres encore, sauf Mitterrand. Beaucoup de ceux qui s'expriment aujourd'hui à son propos oublient ce paradoxe, dont je me suis souvent entretenu avec lui. Lorsque la IVe mourut, il entra dans une opposition absolue et presque hautaine envers le nouveau régime, issu d'un putsch. Peu d'opposants le furent autant que lui. Peu reçurent comme lui des offres d'accommodements, séduisantes pour certains, qui y cédèrent, mais dédaignées par lui, comme par Pierre Mendès France. Son intransigeance sembla le marginaliser, mais elle finit par faire de lui un symbole et le transforma soudainement en recours, en septembre 1965, quand Defferre eut renoncé à affronter De Gaulle pour la première élection présidentielle au suffrage direct. Alors que l'opposition de Mendès aux institutions lui faisait écarter l'idée même de cette élection, Mitterrand découvrit soudain que sa pugnacité de parlementaire, sous-employée dans le Parlement désarmé, pouvait faire merveille devant cette nouvelle opinion publique dilatée par les référendums gaullistes et transposée par l'élection présidentielle. ».

    Je trouve cependant que Pierre Joxe a refait l'histoire car la Cinquième République n'est pas venue d'un putsch. Au contraire, De Gaulle avait voulu reprendre le pouvoir selon les règles parlementaires et constitutionnelles et tout s'est passé selon ces règles. De plus, l'injustice d'un François Mitterrand jamais appelé à Matignon n'était pas mystérieuse ni anti-personnelle : il représentait un très petit groupe de députés, ceux de l'UDSR, indispensable pour constituer une majorité mais qui n'avait pas vocation à diriger le gouvernement. Si François Mitterrand avait fait la politique au sein du parti radical, au sein de la SFIO ou même au sein du MRP, il aurait probablement été Président du Conseil avant 1958.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Louis Joxe.
    Pierre Joxe.
    André Chandernagor.
    Philippe Séguin.
    Didier Migaud.
    Pierre Moscovici.

    La bataille de l'école libre en 1984.
    Bernard Kouchner.
    Hubert Curien.
    Alain Bombard.
    Danielle Mitterrand.
    Olivier Faure.
    Lucie Castets.

    Didier Guillaume.
    Bernard Cazeneuve
    Gabriel Attal.
    Élisabeth Borne.
    Agnès Pannier-Runacher.
    Sacha Houlié.
    Louis Mermaz.
    L'élection du croque-mort.
    La mort du parti socialiste ?
    Le fiasco de la candidate socialiste.
    Le socialisme à Dunkerque.
    Le PS à la Cour des Comptes.
















    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241128-pierre-joxe.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/pierre-joxe-l-austere-militant-256861

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/11/27/article-sr-20241128-pierre-joxe.html




     

  • Alain Peyrefitte, la Chine et De Gaulle

    « On ne saurait admettre le succès, et encore moins la suprématie, d'un empire qui récuse nos leçons de morale politique. » (Alain Peyrefitte, 1994).



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    L'ancien ministre gaulliste Alain Peyrefitte est mort il y a exactement vingt-cinq ans, le 27 novembre 1999, de maladie (à l'âge de 74 ans). Celui qui aurait pu être nommé Premier Ministre deux fois, en 1979 et en 1986, pouvait être considéré comme un "vieux schnoque" parmi les barons gaullistes vieillissants des années 1970 et 1980, mais c'était une vision déformée de la réalité. Il a d'abord été un jeune loup d'une très grande ouverture intellectuelle et d'une brillante intelligence.

    Certes, les diplômes ne sont pas tout, mais suivre des cours à Normale Sup. et à l'ENA, c'est déjà quelque chose. En faire plus qu'une simple base initiale pour construire une très riche existence intellectuelle, c'est encore autre chose. Alain Peyrefitte a été chargé de recherches au CNRS, maître de conférences à l'ENA, anthropologue, diplomate, docteur d'État (sur "la phénoménologie de la confiance") et évidemment homme politique, éditorialiste au journal "Le Figaro" et grand écrivain (vendant des essais issus d'une pensée originale avec succès). Il a été consul général en Pologne, député gaulliste à 33 ans, sénateur, député européen, maire de Provins, conseiller général (et même vice-président du conseil général de Seine-et-Marne), secrétaire général de l'UDR, de nombreuses fois ministre sous trois Présidences de la République entre 1962 et 1981 (entre autres : Information, Recherche, Éducation nationale, Culture, Environnement, Justice). Enfin, auteur d'une trentaine d'ouvrages, principalement des essais, il a été élu membre de l'Académie française le 10 février 1977 (reçu le 13 octobre 1977 par un autre anthropologue, Claude Lévi-Strauss). On peut relire en détail sa trajectoire ici.

    Parmi les livres majeurs d'Alain Peyrefitte, trois se détachent nettement : "Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera" publié en 1973 (éd. Fayard), une réflexion très visionnaire sur la Chine et son avenir (suivi d'autres essais complémentaires), "Le Mal français" publié en 1976 (éd. Plon), une réflexion sur le fonctionnement administratif de la France (centralisation excessive, manque de confiance aux entrepreneurs, hyperbureaucratie, etc.), et "C'était De Gaulle" publié en 1994 (éd. Gallimard), premier tome d'une série très volumineuse de confidences qu'il a eues avec De Gaulle pendant sa Présidence (il a attendu un quart de siècle avant d'en publier quelques extraits d'une masse exceptionnelle et non publiée). J'ajouterai aussi pour la cerise sur le gâteau ce petit essai politique "Encore un effort, Monsieur le Président" publié le 25 septembre 1985 (éd. Jean-Claude Lattès), sorte de longue supplique à François Mitterrand et plaidoyer pour le nommer Premier Ministre de cohabitation en mars 1986.

    Dans cet article, je souhaite proposer quelques extraits de deux livres, "Quand la Chine s'éveillera" et "C'était De Gaulle". Si ce dernier livre a été publié bien plus tard (près de vingt ans) après le premier, il faut comprendre que les propos de De Gaulle rapportés dans "C'était De Gaulle" ont été bien sûr prononcés avant la fin de la Présidence de De Gaulle en 1969 et sont donc antérieurs à l'essai sur la Chine issu de son voyage parlementaire en Chine effectué en 1971.



    1. Dans "C'était De Gaulle" (Gallimard, 1994)

    Pour replacer dans le contexte historique, le mieux est de relire Wikipédia : « La position de De Gaulle face au monde communiste est sans ambiguïté : il est totalement anticommuniste. Il prône la normalisation des relations avec ces régimes "transitoires" aux yeux de l'Histoire de façon à jouer le rôle de pivot entre les deux blocs. La reconnaissance de la République populaire de Chine dès le 27 janvier 1964 va dans ce sens. De même sa visite officielle en République populaire de Pologne (6-11 septembre 1967) fut un geste qui montre que le président français considère le peuple polonais dans son ancrage historique. ». Il faut donc bien retenir cette date du 27 janvier 1964, et regarder la date des propos de De Gaulle rapportés par Alain Peyrefitte sur la Chine. Ce qui est entre parenthèses est donc de De Gaulle, au contraire des autres livres où c'est Alain Peyrefitte qui s'exprime.

    Confidences du 6 juin 1962 (parlant de sa convesation avec Harold MacMillan, Premier Ministre britannique, le 3 juin 1962) : « Bien sûr, [les Chinois] pourront un jour faire des bombes atomiques, mais ce ne sont pas elles qui les feront manger. Ils ne pourront s'en sortir que s'ils s'ouvrent au monde entier, et que le monde entier vienne les aider. (…) L'intérêt du monde, un jour ou l'autre, sera de parler avec eux, de s'entendre avec eux, de faire des échanges commerciaux avec eux pour leur permettre de sortir de leurs murailles. La politique du cordon sanitaire n'a jamais eu qu'un résultat, c'est de rendre dangereux le pays qui en est entouré ; ses dirigeants cherchent des diversions à leurs difficultés, en dénonçant le complot impérialiste, capitaliste, colonialiste, etc. Ne laissons pas les Chinois mijoter dans leur jus. Sinon, ils finiraient par devenir venimeux. Il se pourrait bien qu'un jour ou l'autre, nous soyons amenés à les reconnaître et à donner l'exemple au monde. Naturellement, pas un mot de tout ça. » [en note, Alain Peyrefitte remarquait à quel point De Gaulle pensait à l'avenir alors que la France était embourbée en plein problème algérien].


    Conseil des ministres du 7 novembre 1962 : « Nous assistons à l'affrontement de deux énormes masses, la Russie et la Chine, qui vont se séparer de plus en plus. Les Russes seront dans une position de plus en plus difficile. De deux choses l'une. Ou ils restent avec la Chine, mais elle les boulottera quand elle sera la plus forte. Ou ils sont contre, mais alors c'est la fin des Rouges et le camp communiste s'effondrera. C'est peut-être déjà fait. ».

    Confidences du 24 janvier 1963 : « [Adenauer] considère, lui aussi, que la Chine va tout faire, dorénavant, pour accroître sa puissance et pour peser tant sur les Occidentaux que sur la Russie. Raison de plus pour ne plus la laisser s'enrager dans l'isolement. ».

    Confidences du 13 mars 1963 : « Un jour ou l'autre, [les Chinois] chercheront à retrouver leurs frontières de jadis, à la grande époque de la dynastie mandchoue. (…) Ils commenceront par faire retomber dans leur mouvance Hong Kong, Macao et Formose. Nehru, quand il a voulu mettre la main sur nos établissements de l'Inde et sur les comptoirs portugais, n'y est pas allé par quatre chemins. Il a envoyé ses chars et un ultimatum. Fatalement, un jour ou l'autre, les Chinois en feront autant. Puis, viendra le moment où ils se sentiront assez fort pour exiger le retour des régions concédées à la Russie. Mais ils ont l'éternité devant eux, puisqu'ils l'ont derrière eux. (…) Il y a quelque chose d'anormal dans le fait que nous n'avons pas de relations avec le pays le plus peuplé du monde, sous prétexte que son régime ne plaît pas aux Américains et que ça les dérangerait si nous y faisions notre entrée. (…) Je n'ai jamais rien lu ni entendu [sur la Chine] qui ne fût ou totalement pour, ou totalement contre... (…) De toute façon, si nous reprenons un jour des relations avec Pékin, nous ne reconnaîtrons pas un régime politique en tant que tel. Nous ne nous inclinons pas devant le communisme. Nous reconnaissons un fait évident, c'est qu'il y a un État qui gouverne la Chine. Il la gouverne depuis quatorze ans. Bien ou mal, selon nos préférences ou pas, ce n'est pas notre affaire. Ce qui est sûr, c'est qu'il la gouverne. ». Rappel : Formose est une autre appellation de Taïwan.


    Et de poursuivre : « Il faut toujours des alliés de revers. Ça a toujours été la politique de la France. Nos rois ont fait alliance avec le Grand Turc contre le Saint Empire romain germanique. Ils ont fait alliance avec la Pologne contre la Prusse. Moi, j'ai fait alliance avec la Russie pour nous renforcer en face de l'Allemagne. Et un jour, je ferai alliance avec la Chine pour nous renforcer face à la Russie. Enfin, alliance, nous n'en sommes pas là. Il s'agira d'abord de renouer des relations. (…) Il est probable qu'après nous, il y aura des moutons de Panurge ; tout le monde voudra reconnaître la Chine et se trouver dans les premiers à la reconnaître. Et vous allez voir que les États-Unis vont être obligés de nous suivre. Avouez que ça vaudra la peine d'être vu ! ».

    Conseil des ministres du 8 janvier 1964 (quelques jours avant la reconnaissance officielle) : « La Chine est une énorme chose, elle est là, elle existe. Vivre comme si elle n'existait pas, c'est irréaliste. (…) L'ONU ? De toute façon, la Chine y entrera. Peu à peu, l'ONU votera pour elle. Elle ne déparera pas la collection. Si elle y est, il n'est pas sûr qu'elle n'en tirera pas avantage pour troubler l'eau. (…) Le fait chinois est là. C'est un pays énorme. Son avenir est à la dimension de ses moyens. Le temps qu'il mettra à les développer, nous ne le connaissons pas. Ce qui est sûr, c'est qu'un jour ou l'autre, peut-être plus proche qu'on ne croit, la Chine sera une grande réalité politique, économique et même militaire. C'est un fait et la France doit en tenir compte. (…) Nous avons des alliés. Nous conservons ces alliances. (…) Que fera le gouvernement de Formose ? Ça le regarde, mais nous ne prendrons aucune initiative hostile contre lui. ».

    Confidences du 8 janvier 1964 : « L'option se réduit à un constat simple : la reconnaissance de la Chine par le monde occidental est quelque chose d'inéluctable. Ne nous laissons pas confisquer le bénéfice d'être les premiers. Mais du fait que nous prenons les devants, nous recevrons des coups. ».

    Conseil des ministres du 22 janvier 1964 (l'intention de la France de reconnaître la Chine a fuité après que la France en a informé ses partenaires) : « Quel qu'eût été le moment, on aurait dit : "le moment est mal choisi". (…) Notre exemple sera suivi. Ça ne changera rien au fait que la Chine communiste est communiste à sa façon. Avant d'être communiste, la Chine est la Chine. ».

    Confidences du 22 janvier 1964 : « [Lester Pearson, Premier Ministre canadien,] m'a quand même dit une chose qui n'est pas sotte. C'est qu'il serait grave que nous reconnaissions la souveraineté de la Chine continentale sur Formose. Je l'ai rassuré en lui précisant bien que nous ne souhaitons pas que les communistes s'installent à Formose et que nous n'accepterions pas que Pékin exige que nous rompions avec Tchang Kaï-Chek. (…) Le rétablissement des relations avec la Chine, ça veut dire que nous allons tourner la page coloniale, celle de nos Concessions en Chine, celle de l'Indochine française. Ça veut dire que la France revient en tant qu'amie, respectueuse de l'indépendance des nations. (…) Les moyens de la Chine sont virtuellement immenses. Il n'est pas exclu qu'elle redevienne au siècle prochain ce qu'elle fut pendant tant de siècles, la plus grande puissance de l'univers. ».


    2. Dans "Quand la Chine s'éveillera..." (Fayard, 1973)

    Une tentative de compréhension de la Chine communiste : « Comment comprendre le maoïsme sans mesurer, d’abord, la somme de souffrance et de deuils que Mao et les siens ont endurée ? ».

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    Changer l'histoire : « La Révolution culturelle a été pendant quatre ans la grande lessive de la société, le grand décapage des cerveaux. Puisqu’on ne pouvait pas changer les choses, il fallait changer la façon dont les Chinois les voyaient. La Révolution culturelle est une révolution du regard. ».

    Le pragmatisme politique et la répartition des rôles entre Mao Tsé-Toung et Zhou Enlai : « Dans les vagues successives et tourmentées de la révolution chinoise, Mao et Zhou, ce couple contradictoire et indissociable, souvent cachés par le creux de la vague, ont toujours réapparu au sommet : le paysan prophétique et le mandarin subtil, l'incantatoire et l'opérationnel. Dans ce système dont la description appelle si naturellement le vocabulaire religieux, Mao, tel un Esprit Saint de la révolution, s'est contenté, hors quelques manifestations foudroyantes, d'agir à travers le pontificat très romain de Zhou Enlai. ».

    Clef pour réussir une révolution : « Parmi les diverses méthodes que les sociétés ont inventées pour entraîner les hommes à l'effort, les dirigeants chinois semblent avoir compris que la moins efficace était l'obligation autoritairement imposée à des sujets passifs : elle provoque un énorme gaspillage, à cause des freinages dus à l'inertie, à l'indifférence, à la malveillance, au sabotage larvé. Ils ont constaté que la méthode la plus positive était l'enthousiasme, qui recule au loin les barrières du supportable, grâce au don volontaire que font de leur force les esprits portés à l'incandescence. ».



    3. "La Chine s'est éveillée" (Fayard, 1996)

    Sous-titré : "Carnets de route de l'ère Deng Xiaoping".

    Le totalitarisme : « Dans les systèmes totalitaires, la libéralisation s'arrête là où les dirigeants croient l'équilibre du régime menacé ; si ces dirigeants, du moins, en conservent les moyens et gardent en eux la certitude d'avoir raison. La Chine devient semblable à une huître qui s’entrebâillerait vers le grand large, mais demeurerait inébranlablement fixée du rocher par sa dure coquille totalitaire. ».


    Deux puissances mondiales : « Depuis l'effondrement de l'URSS, voici deux ans, on va répétant qu'il n'y a plus qu'une superpuissance. C'est une erreur. Il y en a désormais deux. Et la deuxième a de bonnes chances de dépasser la première dans le nouveau siècle, du moins en production ; peut-être, même, beaucoup plus tôt qu'on ne pense - non à la fin, mais au milieu ; voire dans les premières décennies du XXIe siècle. Toutefois, en France, on ne l'a pas encore compris. On ne saurait admettre le succès, et encore moins la suprématie, d'un empire qui récuse nos leçons de morale politique. Pourtant, il suffit d'ouvrir les yeux. ».

    Comme on le lit avec ces extraits, tant Alain Peyrefitte que De Gaulle étaient de grands visionnaires, indépendants l'un de l'autre, sur le développement de la Chine moderne.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Les 75 ans de la Chine communiste.
    De Gaulle et les communistes.
    Le diplomate académicien du gaullisme triomphant.
    Alain Peyrefitte.
    Michel Barnier.

    Roger Karoutchi.
    Jean-Louis Debré.
    Jacques Chirac.
    Bruno Le Maire.

    Édouard Philippe.
    Gérard Larcher.
    Gérald Darmanin.
    Bruno Retailleau au Sénat.
    François Fillon.

    Nicolas Sarkozy.
    Éric Ciotti.
    Vaudeville chez Les Républicains.
    Marie-France Garaud.

    Valéry Giscard d'Estaing.
    Lucien Neuwirth.
    Édouard Balladur.
    Georges Pompidou.
    Philippe De Gaulle.
    Catherine Vautrin.
    Rachida Dati.

    Dominique de Villepin.
    Laurent Wauquiez.
    Vincent Jeanbrun.
    Bernadette Chirac.
    Carla Bruni.
    La présidence de LR en décembre 2022.
    Patrick Balkany.
    Xavier Bertrand.
    Bruno Retailleau à LR.

    Caroline Cayeux.
    Christophe Béchu.
    Aurélien Pradié.
    Valérie Pécresse.

    François Baroin.
    Christian Jacob.
    François-Xavier Bellamy.

    Guillaume Larrivé.
    Nadine Morano.
    Philippe Juvin.
    Frédéric Péchenard.
    Christine Lagarde.

    Damien Abad.
    Roselyne Bachelot.
    Jean Castex.
    Jean-Paul Delevoye.
    Thierry Breton.
    Franck Riester.
    Christian Estrosi.
    Renaud Muselier.
    Éric Woerth.

    De Gaulle, l’Europe et le volapük intégré.
    Bernard Pons.
    Le naufrage du parti Les Républicains.
    La sagesse inattendue de Jean-François Copé.
    Yvon Bourges.
    Christian Poncelet.
    René Capitant.
    Patrick Devedjian.

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    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241127-alain-peyrefitte.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/alain-peyrefitte-la-chine-et-de-256969

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/11/26/article-sr-20241127-alain-peyrefitte.html


  • Libérez Boualem Sansal !

    « Il faut en finir avec ces bêtes immondes, avec ces barbares des temps obscurs, ces porteurs de ténèbres, oublier les serments pleins d'orgueil et de morgue qu'ils ont réussi à nous extorquer au sortir de ces années de guerre. La lumière n'est pas avec eux et les lendemains ne chantent jamais que pour les hommes libres. » (Boualem Sansal, le 25 août 1999).


     

     
     


    C'est le journal "Marianne" qui a donné l'alerte dans son édition du 21 novembre 2024 : l'écrivain franco-algérien Boualem Sansal aurait "disparu" lorsqu'il est rentré en Algérie le 16 novembre 2024. Il aurait été arrêté par la police algérienne à l'aéroport d'Alger pour "atteinte à l'unité nationale" et serait ainsi enfermé dans une prison algérienne. Selon ces journalistes, on reprocherait à Boualem Sansal ses propos tenus le 14 novembre 2024 (écouter la première vidéo ci-dessous) : « Quand la France a colonisé l'Algérie, toute la partie ouest de l'Algérie faisait partie du Maroc : Tlemcen, Oran et même jusqu'à Mascara. Toute cette région faisait partie du royaume. ». Crime de lèse-mythe !

    Cette arrestation est d'autant plus scandaleuse que l'écrivain vient d'avoir 75 ans le mois dernier. Rappelons très rapidement qui il est : après de brillantes études et un doctorat en économie, Boualem Sansal a travaillé comme haut fonctionnaire de son pays ainsi qu'un universitaire, et il est devenu un romancier à succès à partir du 25 août 1999 avec la sortie de son premier roman "Le Serment des barbares" (éd. Gallimard), début d'une longue série d'ouvrages qui ont reçu de très nombreuses récompenses (dont le Grand Prix du roman de l'Académie française en 2015). Parmi ses livres (une quarantaine dont certains en coécriture, notamment avec Philippe Val), on peut notamment citer quatre romans, "Le Village de l'Allemand ou Le Journal des frères Schiller" (éd. Gallimard, 3 janvier 2008), où il fait l'analogie entre islamisme et nazisme, "2084 : la fin du monde" (éd. Gallimard, 20 août 2015), "Le Train d'Erlingen ou La Métamorphose de Dieu" (éd. Gallimard, juin 2018), "Vivre : le compte à rebours" (éd. Gallimard, 2024), ainsi qu'un essai, "Le français, parlons-en !" (éd. du Cerf, 2024).

    Homme terriblement libre, le George Orwell algérien, Boualem Sansal ne mâche jamais ses mots et est très franc, ce qui fait qu'il ne se fait pas que des amis (la preuve avec son arrestation). Il affirmait notamment, le 23 octobre 2018 sur France Culture : « Pour les bien-pensants, critiquer l'islamisme, c'est critiquer l'islam. ». Il a sorti "2084" quelques mois après la sortie de "Soumission", le roman de Michel Houellebecq qui, finalement, évoque la même chose : l'arrivée au pouvoir des islamistes.

     
     


    Cela a fait de lui un intellectuel solide et surtout indépendant, ce qui est finalement assez rare aujourd'hui. Il n'est pas à l'abri de déclencher des polémiques, comme lorsqu'il défendait le 25 décembre 2023 la présomption d'innocence de Gérard Depardieu (ce qui, d'ailleurs, me paraissait sage). Amoureux de la langue française (il n'écrit que dans cette langue), l'écrivain algérien a obtenu la nationalité française cette année, en 2024, afin de s'installer en France où sa femme (ancienne professeure de mathématiques à Boumerdès), très malade, est hospitalisée.

    Le pessimisme de l'auteur franco-algérien paraît très fort lorsqu'il a lâché, le 4 septembre 2015, envisageant une dictature mondialisée des islamistes : « Dans cinquante ans, il n'y aura plus de pétrole et le problème de la répartition des richesses sera encore accru. Il faudra mettre en place un système encore plus coercitif. Une dictature planétaire, non plus laïque mais religieuse, pourrait alors se substituer au système actuel qui devient trop compliqué à cause de la raréfaction des ressources. ».

    C'est un grand intellectuel qui a beaucoup d'influence parce qu'ils sont peu nombreux, en Algérie (et en France), à critiquer autant le pouvoir autocratique algérien. Boualem Sansal est un athée qui s'attaque principalement à l'islamisme, mais aussi aux mythes d'une Algérie qui, selon lui, n'a historiquement jamais vraiment existé. Il adore la France, mais, semble-t-il, la France d'il y a cinquante ans, et il regrette la dilution de l'identité française dans l'idée européenne et plus généralement dans un "Occident" uniformisé : « J'étais partout et nulle part, tout se ressemble, le tsunami de la mondialisation a gommé nos héritages, effacé nos traits intimes, on ne reconnaît ni les siens ni les autres. » ("Le Village de l'Allemand").

    Le vrai scandale est que Boualem Sansal est désormais en prison pour avoir prononcé quelques phrases auxquelles le pouvoir algérien s'opposerait, comme si le débat des idées devait se faire en prison et pas dans les médias. Un scandale annexe en France est que les milieux politico-médiatiques de gauche ont généralement du mal à s'émouvoir de cette arrestation arbitraire sous prétexte qu'il ne développerait pas des idées "conformes" à leurs vues.

    Personnellement, j'apprécie la position de Boualem Sansal sur l'islamisme et le risque d'une islamisation en France (ce qui le classerait faussement dans le camp de l'extrême droite alors que la menace islamiste n'est plus à prouver depuis l'assassinat d'enfants en bas âge juifs en mars 2012). En revanche, je ne suis pas du tout d'accord avec son déclinisme nostalgique de la France et des critiques qu'il émet contre Emmanuel Macron, que je trouve injustes car certaines évolutions de la France ne sont évidemment pas de son fait (loin de là) et même parfois il tente de s'y opposer (c'est d'ailleurs à se demander si cet antimacronisme primaire n'était pas une commande de la revue supposée s'appeler "Front populaire", tant les idées exprimées dans son interview d'octobre 2024 me paraissaient très simplistes alors qu'en même temps, il a une réflexion solide sur d'autres sujets). Du reste, j'espère très vivement que le Président de la République Emmanuel Macron, autrement que par un tweet, prendra des mesures diplomatiques pour réclamer efficacement la libération immédiate de Boualem Sansal.

     
     


    Je propose ici, par deux voies, de l'écouter (je propose six vidéos en fin d'article où il a le temps de développer ses idées) et de le lire pour comprendre la pensée qu'il exprime, au moyen de quelques extraits sur des sujets importants.

    Sur le mythe fondateur de l'Algérie : « Je suis un iconoclaste qui dénonce les mensonges de la guerre de libération. J'ose toucher à un mythe fondateur, mais un mythe est fait pour être discuté. L'Algérie a été construite par la France dont elle porte les valeurs du XIXe. Alger est une ville squattée. Ils sont loin d'avoir trouvé les clés. Aujourd'hui, elle tourne le dos à la Méditerranée en regardant vers l'Iran et les pays arabes. Chez nous [en Algérie], les politiques s'expriment comme des imams ténébreux. La France est le centre du monde par son immense culture et sa liberté. C'est le pays de l'équilibre par excellence. La liberté est une notion riche et profonde en Occident. Ici, en guise de liberté, c'est le foutoir, l'apostrophe, l'insulte et la bagarre de rues. » ("Le Serment des barbares", 1999).

     
     


    Sur le pouvoir politique en Algérie : « Reconstituer un monde disparu est toujours à la fois une façon de l'idéaliser et une façon de le détruire une deuxième fois puisque nous le sortons de son contexte pour le planter dans un autre et ainsi nous le figeons dans l'immobilité et le silence ou nous lui faisons dire et faire ce qu'il n'a peut-être ni dit ni fait. Le visiter dans ces conditions, c'est comme regarder le cadavre d'un homme. » ("2084 : la fin du monde", 2015).

    Sur Abdelaziz Bouteflika : « Bouteflika est un autocrate de la pire espèce (…). C'est pourtant lui que les grandes démocraties occidentales soutiennent et à leur tête la France de Sarkozy. (…) Je pense souvent à l'exil mais où, chez Bush, chez Sarkozy ? Remplacer un malheur par un autre n'est pas ce qu'on peut appeler une bonne décision. » (le 13 mars 2008, interview à Rue89).

    Sur la colonisation française : « Comme 80% des Algériens [je suis nostalgique de la présence française]. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes nostalgiques de la colonisation. Mais au temps de la présence française, l'Algérie était un beau pays, bien administré, plus sûr, même si de criantes inégalités existaient. Beaucoup d'Algériens regrettent le départ des pieds-noirs. S'ils étaient restés, nous aurions peut-être évité cette tragédie. » (le 18 septembre 1999, interview dans "Le Figaro").

    Sur l'islam : « L'islam (…) se situe par essence dans le champ politique. Le prophète Mahomet est un chef d'État et un chef de guerre qui a utilisé sa religion à des fins tactiques et politiques. Par ailleurs, les textes eux-mêmes ont une dimension totalitaire puisque la charia (loi islamique), qui se fonde sur les textes sacrés de l'islam que sont le Coran, les hadiths et la Sunna, légifère sur absolument tous les aspects de la vie. » (le 4 septembre 2015, interview dans "Le Figaro").

    Sur l'islamisme en France : « [Les Algériens sont] inquiets parce qu’ils constatent jour après jour, mois après mois, année après année, que la France ne sait toujours pas se déterminer par rapport à l’islamisme : est-ce du lard, est-ce du mouton, est-ce de la religion, est-ce de l’hérésie ? Nommer ces choses, elle ne sait pas, c’est un souci. Pendant ce temps, le boa constrictor islamiste a largement eu le temps de bien s’entortiller, il va tout bientôt l’étouffer pour de bon. » (le 13 décembre 2016, interview à la Fondation Varenne).

    Une année auparavant, il disait déjà : « L'islamisation est en marche et connaît une accélération notable. Chacun peut l'observer. Aujourd'hui, l'islamisation est l'affaire de professionnels de la prédication, de la manipulation et des médias, dont Internet. Elle a des buts politiques offensifs. La masse critique qui déclenchera la réaction en chaîne n'est pas loin d'être atteinte. Elle posera d'énormes et insolubles problèmes en Europe. » (le 15 janvier 2015, interview à "Valeurs Actuelles").

    Dans "Le Village de l'Allemand" : « Arrêter l'islamisme, c'est comme vouloir attraper le vent. Il faut autre chose qu'un panier percé ou une bande de rigolos comme nous. Savoir ne suffit pas. Comprendre ne suffit pas. La volonté ne suffit pas. Il nous manque une chose que les islamistes ont en excès et que nous n'avons pas, pas un gramme : la détermination. » (2015). Dans le même livre : « Il a compris que l’islamisme et le nazisme, c’était du pareil au même. Il a voulu voir ce qui nous attendait si on laissait faire comme on a laissé faire en Allemagne, à Kaboul et en Algérie où les charniers islamistes ne se comptent plus, comme on laisse faire chez nous, en France où les gestapos islamistes ne se comptent plus. ». Ou encore, pour être encore plus clair : « Hitler était le führer de l’Allemagne, une sorte de grand imam en casquette et blouson noir. En arrivant au pouvoir, il a apporté avec lui une nouvelle religion, le nazisme. Tous les Allemands portaient au cou la croix gammée, le truc qui voulait dire : Je suis nazi, je crois en Hitler, je vis par lui et pour lui. ».

    Dans "Le Train d'Erlingen" : « Oui, l'Europe a peur de l'islamisme, elle est prête à tout lui céder. (…) La réalité en boucle n'a pas d'effet sur les gens, en apparence du moins. On l'a vu en Algérie durant la décennie noire : les gens qui, au début, s'émouvaient pour une victime du terrorisme ont fini après quelques mois de carnage par ne ressentir d'émotion que lorsque le nombre des victimes par jour dépassait la centaine, et encore devaient-elles avoir été tuées d'une manière particulièrement horrible. Terrible résultat : plus les islamistes gagnaient de terrain et redoublaient de cruauté, moins les gens réagissaient. L'info tue l'info, l'habitude est un sédatif puissant et la terreur, un paralysant violent. » (2018).


    Sur la langue arabe : « L'Université (…), elle enseigne en arabe, ce qui se conçoit, à des étudiants qui ne pratiquent que leur langue et c'est marre [ça suffit !] : l'algérien, un sabir fait de tamazight, d'un arabe venu d'ailleurs, d'un turc médiéval, d'un français XIXe et d'un soupçon d'anglais new-age. » ("Le Serment des barbares", 1999).



    1. Le 14 novembre 2024 ("Atelier de la langue française")






    2. Le 8 octobre 2024 ("Front populaire")






    3. Le 2 octobre 2024 ("Frontières")






    4. Le 1er juillet 2023 ("Le Figaro")






    5. Le 13 juin 2019 (Montpellier)





    6. Le 12 octobre 2018 ("Dialogues")






    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (25 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Boualem Sansal.
    Le massacre d’Oran, 60 ans plus tard…
    José Gonzalez.
    Reconnaissance par Emmanuel Macron le 26 janvier 2022 de deux massacres commis en 1962 en Algérie (Alger et Oran).
    Pierre Vidal-Naquet.
    Jean Lacouture.
    Edmond Michelet.
    Jacques Soustelle.
    Albert Camus.
    Abdelaziz Bouteflika en 2021.
    Le fantôme d’El Mouradia.
    Louis Joxe et les Harkis.
    Chadli Bendjedid.
    Disparition de Chadli Benjedid.
    Hocine Aït Ahmed.
    Ahmed Ben Bella.
    Josette Audin.
    Michel Audin.
    Déclaration d’Emmanuel Macron sur Maurice Audin (13 septembre 2018).
    François Mitterrand et l'Algérie.
    Hervé Gourdel.
    Mohamed Boudiaf.
    Vidéo : dernières paroles de Boudiaf le 29 juin 1992.
    Rapport officiel sur l’assassinat de Boudiaf (texte intégral).
    Abdelaziz Bouteflika en 2009.

     
     



    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241121-boualem-sansal.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/liberez-boualem-sansal-257780

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/11/23/article-sr-20241121-boualem-sansal.html



     

  • Où est donc passé Teddy Vrignault ?

    « Les gens bien intentionnés les qualifient d'amuseurs. Les gens moins bien intentionnés les classent parmi les "rigolos". Ils valent beaucoup mieux que ça. Le délire verbal, le coq-à-l'âne, la gymnastique des mots, est probablement le genre exigeant le plus de maîtrise, le plus de rigueur, en un mot : le plus de style. Ce n'est pas Raymond Devos qui me contredira. » (Michel Audiard, à propos des Frères ennemis).


     

     
     


    C'est l'histoire banale du mec qui sort un dimanche soir pour chercher un paquet de clopes. Et il ne revient jamais. La femme est pourtant sûre qu'il reviendra. Une disparition sans préavis comme en font les romans ou les films à New York. Il y a quarante ans, le 1er novembre 1984, c'était le tour de Teddy Vrignault. Il allait avoir 56 ans le 22 novembre 1984. Il habitait à Montmartre avec son épouse Simone.

    Il a dit à sa femme : je vais chercher des clopes. Il a pris sa voiture, une 504 Peugeot de couleur dorée avec le toit noir, sans son carnet de chèque mais avec quelques billets de banque, et il est parti. On le cherche encore aujourd'hui. L'enquête n'a rien donnée. On n'a jamais retrouvé ni l'homme pourtant assez facilement identifiable (avec de belles moustaches) ni sa voiture. Par l'article 112 du code civil sur les disparitions, il a été considéré par l'État comme décédé le 1er novembre 2004, mais rien n'indique qu'il ne serait pas encore vivant aujourd'hui, auquel cas il aurait presque 96 ans. Sa femme n'avait rien remarqué d'anormal, si ce n'était que Teddy avait des problèmes d'argent, était déprimé et prenait des somnifères pour dormir.

    En France, il y a environ 50 000 à 60 000 personnes signalées disparues chaque année ; et chaque année, on retrouve entre 800 et 2 000 corps non identifiés. Certains, d'une famille de disparus, militent pour créer un fichier des empreintes ADN des cadavres anonymes à analyser systématiquement. En 2008, il y a eu 5 650 recherches administratives pour des disparitions présumées volontaires de personnes adultes (notre cas ici), et 2 456 (soit 44%) ont été découvertes après enquête, mais seulement la moitié de celles-ci ont accepté de communiquer leurs coordonnées. Je ne sais pas si l'année 2008 est statistiquement représentative d'une moyenne, et certainement pas de l'année 1984, mais cela signifie que Teddy Vrignault a fait partie de plusieurs milliers d'adultes qui se sont volatilisées a priori volontairement chaque année. Son cas, malheureusement, n'est donc pas très rare.

    Rappelons que la liberté de circulation implique aussi le liberté de disparaître (dès lors qu'on ne trouble l'ordre public et qu'on respecte la loi). Les enquêtes sont motivées par la légitimité de la détresse familiale, mais la procédure administrative de recherche dans l'intérêt des familles (datant de la
    Première Guerre mondiale et organisée selon la circulaire n°83-52 du 21 février 1983) a été abrogée par la circulaire du 26 avril 2013 en raison de la possibilité de faire des recherches, accessible à tous, grâce à l'Internet et aux réseaux sociaux.

    Enfin, si, un petit signe pourrait laisser entendre qu'il n'est hélas plus de ce monde. Un détective privé (un généalogiste) a retrouvé, sur le site Geneanet l'acte de décès (qu'on peut lire dans le fichier de l'INSEE) de Pierre Édouard Georges Vrignault (le vrai nom d'état-civil de Teddy Vrignault), correspondant à la bonne date de naissance, bon lieu de naissance, et qui serait décédé le 29 janvier 1999 à l'âge de 70 ans au 18
    e arrondissement de Paris. S'il s'agissait de la même personne, cela signifierait qu'elle serait restée dans la même ville (et dans le même arrondissement) pendant quatorze ans sans avoir été retrouvée, ce qui est difficile à imaginer car l'homme était une célébrité. C'est le journal "France Dimanche" qui a donné cette information le 17 avril 2020, malheureusement après le décès d'André Gaillard.
     

     
     


    Car il faut en effet rappeler qui est Teddy Vrignault à qui il faut absolument associer André Gaillard (1927-2019). Tous les deux étaient des humoristes. Ils s'étaient rencontrés par hasard au cours de leur service militaire en Allemagne, ils faisaient un spectacle ensemble mais n'étaient pas du même escadron. Après leur retour dans le civil, ils se sont perdus de vue (déjà) et se sont recroisés quelques années plus tard par hasard aux Champs-Élysées à Paris. Très vite, ils ont apprécié l'un chez l'autre l'humour sophistiqué, basé principalement sur des jeux de mots, sur la richesse du vocabulaire. Ils ont suivi des cours de théâtre et leur première représentation a eu lieu le 24 octobre 1953 dans un cabaret parisien. Ils étaient lancés.
     

     
     


    Avec un petit côté désuet, Teddy Vrignault, le grand chevelu à moustaches, André Gaillard, le chauve avec des rouflaquettes d'avant-guerre, ont formé un duo, les Frères ennemis, très connus dans les années 1960. Ils se sont produits de 1953 à 1984, pendant trente et une années, et en faisant rigoler un public bon enfant au cours de 750 sketchs différents (qui ont fait l'objet de publications livresques). Comme l'a rappelé Jérémy Gallet le 5 octobre 2019 sur le site Avoir-alire : « Des Frères Ennemis, duo comique injustement oublié, on retient les sketchs absurdes, qui lorgnent sur l’humour de Raymond Devos et Pierre Dac, avec des réparties débitées à la mitraillette, un art consommé du coq-à-l’âne et le contraste physique entre le chevelu Teddy Vrignault, brun ténébreux, sorte de mélange entre Claude Giraud et Lee Van Cleef, et André Gaillard, le dégarni, avec moustaches et rouflaquettes d’antan. Le binôme avait commencé, tel Richard et Lanoux, Darras et Noiret, par écumer les cabarets, dans les années 50, dont L’Écluse, lieu incontournable du rire, avant que le petit écran ne les rende populaires. ».
     

     
     


    Ils ont eu la chance de démarrer à Saint-Germain-des-Prés, un quartier parisien très encourageant pour les artistes. Ils ont aussi tourné dans plusieurs films, notamment de Jean Yanne et Pierre Richard, dans des seconds rôles, avec un humour qui n'a jamais été vulgaire et que certains (anciens) regrettent beaucoup. Cependant, les années 1970 ont vu leur succès décliner à cause de nouveaux modes de l'humour, plus audacieux, plus féroces (à l'instar de Coluche, Thierry Le Luron, Pierre Desproges et Michel Leeb, préférés des émissions de télévision).

    Quand Teddy Vrignault a disparu, les deux frères d'humour avaient encore un contrat pour des représentations en province toute l'année. Le site
    Wikipédia (qui ne semble se baser sur aucun indice sérieux) laisse entendre que c'est le désespoir d'une perte de succès qui lui aurait fait abandonner sa vie d'artiste pour retrouver l'anonymat, mais ce n'est pas très convainquant. En 2010 (ou 2011), André Gaillard, invité de Thierry Ardisson, a plutôt laissé entendre un problème avec son épouse (mais sans plus de conviction). Teddy était (à l'imparfait ?) quelqu'un de pas très tendre, très distant dans les relations personnelles, dur au contact, et ce ne devait peut-être pas être très facile avec sa femme. Il n'aurait peut-être pas osé lui dire en face qu'il voulait se séparer (mais partir sans rien dire est pour moi une forme très avancée de la goujaterie). Supputations de café du commerce. Le mystère restera.
     

     
     


    Toujours est-il qu'on n'a jamais eu de nouvelles par la suite. André Gaillard a tenté de continuer les sketchs à deux, notamment avec leur régisseuse Colette Duval (1930-1988), championne de saut en parachute et mannequin, avec qui ça a bien marché, aidés par Thierry Le Luron qui leur a proposé de se produire devant 4 000 spectateurs. Hélas, sa nouvelle partenaire est morte d'un cancer au bout de trois ans (le 22 mai 1988), ce qui a fait dire à un copain : c'est dur de travailler avec toi ! En 1993-1994, le seul Frère ennemi non disparu a trouvé un nouveau partenaire de réparties en la personne de Jean-Louis Blèze (1927-2012), cancre récurrent de "La Classe", l'émission présentée par Fabrice sur France 3, mais sans retrouver les heures glorieuses de son duo initial.

    André Gaillard a poursuivi sa carrière de comédien et d'humoriste, au cinéma, à la télévision, au théâtre et aussi chez Philippe Bouvard, aux "Grosses Têtes". Affecté jusqu'à sa mort par la disparition de son ami, au point d'aller chez Jacques Pradel, dans l'émission "Perdu de vue" dans les années 1990, sans succès, le dernier Frère ennemi, qui est mort le 30 septembre 2019 (à 91 ans et demi), a eu la satisfaction de voir ses deux filles Silvia et Valérie reprendre les sketchs paternels en 2010 sous le nom de Sœurs Z'ennemies. Quant à l'ami Teddy, il aura parfaitement réussi sa dernière (mauvaise) blague.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (26 octobre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu

    Pour aller plus loin :
    Teddy Vrignault.
    Pierre Richard.
    François Truffaut.
    Roger Hanin.
    Daniel Prévost.
    Michel Blanc.
    Brigitte Bardot.
    Marcello Mastroianni.
    Jean Piat.
    Sophia Loren.
    Lauren Bacall.
    Micheline Presle.
    Sarah Bernhardt.
    Jacques Tati.
    Sandrine Bonnaire.
    Shailene Woodley.
    Gérard Jugnot.
    Marlène Jobert.
    Alfred Hitchcock.
    Les jeunes stars ont-elles le droit de vieillir ?
    Charlie Chaplin.










    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241101-teddy-vrignault.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/ou-est-donc-passe-teddy-vrignault-256593

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/10/25/article-sr-20241101-teddy-vrignault.html




     

  • Bernard Kouchner, un tiers-mondiste, deux tiers mondain

    « Je suis communiste et Rastignac. Paradoxe ? Détrompez-vous ; le mélange n'est pas détonnant. Il est même étonnamment efficace. Vous riez ? Je vous attends... » (Bernard Kouchner, en 1963).


     

     
     


    Le médiatique médecin Bernard Kouchner fête son 85e anniversaire ce vendredi 1er novembre 2024. Plus médiatique que médecin (gastro-entérologue). Il est aussi une personnalité politique qui a toujours ses entrées dans les médias et qui continue à exprimer ses positions politiques. L'une d'entre elles était le soutien aux États-Unis pour leur intervention militaire en Irak en 2003, une initiative inutile et surtout particulièrement meurtrière (entre 100 000 et 1 million de morts) à laquelle la France, heureusement, s'était vivement opposée.

    Mais comment le qualifier ? Il est un médecin d'abord, et il a fait partie des cofondateurs de Médecins sans frontières (MSF) en décembre 1971 et lorsque sa présence n'y était plus souhaitable en 1979, il a cocréé Médecins du monde en mars 1980. Le désaccord entre MSF et Bernard Kouchner portait sur sa volonté de faire une opération Un bateau pour le Vietnam, l'idée était d'envoyer des médecins et des journalistes pour alerter sur les droits de l'homme au Vietnam. Déjà, l'écho médiatique prenait le pas sur les soins.

    Parmi les présidents de MSF, on peut citer Bernard Kouchner de 1976 à 1977,
    Claude Malhuret de 1978 à 1980, Xavier Emmanuelli en 1982 et Rony Brauman de 1982 à 1994 (les trois premiers ont été par la suite ministres). On pourrait dire que Bernard Kouchner était un agitateur politique, un médecin et un agitateur politique. Déjà étudiant, il militait au sein de l'UEC, le syndicat étudiant communiste (il y a écrit dans un périodique qui lui a fait rencontrer des auteurs comme Claude Roy, Jacques Monod et Louis Aragon), puis a été par la suite alternativement socialiste ou radical de gauche selon l'opportunité du moment. Car agitateur, oui, mais avant tout opportuniste.

    Il faut aussi regarder sa famille, et sa jeunesse, pour tenter de mieux le cerner. Du côté paternel, une origine lettone juive ; du côté maternel, une origine protestante. Les grand-parents paternels de Bernard Kouchner sont morts assassinés dans le
    camp d'Auschwitz après avoir été arrêtés et déportés (convoi n°76 du 30 juin 1944). Quand on a 5 ans, ça marque, évidemment.

    Dans le cadre de ses activités militantes communistes, Bernard Kouchner est parti visiter Cuba en 1964 (il avait alors 24 ans). Il y a rencontré sa future femme Évelyne Pisier (la grande sœur de Marie-France Pisier) qui était alors en cours d'une relation avec...
    Fidel Castro lui-même ! Bernard Kouchner et Évelyne Pisier se sont mariés en 1970 et ont divorcé en 1984, après avoir fait trois enfants. Évelyne Pisier, qui n'en pouvait plus des missions humanitaires lointaines et dangereuses de son mari, a refait sa vie avec le politologue Olivier Duhamel alors que Bernard Kouchner l'a refaite avec la journaliste Christine Ockrent. Ces derniers étaient encore jeunes, très ambitieux, et prêts à beaucoup de sacrifices.

    On peut être foudroyé par la différence de personnalité entre
    Hubert Curien et Bernard Kouchner (mais pourquoi donc ai-je la sottise de faire une telle comparaison ?!) : le premier voulait agir, construire, bâtir, et il se moquait bien du service après-vente médiatique, tant que ça agissait, construisait et bâtissait. Bernard Kouchner, c'est le contraire, à l'école de BHL. Hubert Curien laissait volontiers la paternité de projets réussis à d'autres alors qu'il en était le vrai père, tandis que d'autres préfèrent au contraire s'attribuer les mérites de leur inaction et de l'action des autres. Refaire l'histoire.

    Soyons honnêtes : agiter les médias a des avantages pour sensibiliser les gens, au risque de les émouvoir, et surtout, influencer les décideurs politiques. Cela a donc son utilité mais un peu comme celle de l'ARC de Jacques Crozemarie : une bonne cause, une mauvaise conséquence.

    Bernard Kouchner a fait un grand nombre de voyages plus ou moins utiles, entre voyages humanitaires et voyages politiques, il a même défendu le principe du devoir d'ingérence, un principe qui pourrait être déconstructeur du droit international et qu'il faut manier avec précaution. Intervenir militairement conduit toujours à des drames.

    Et tout pour sa bobine : il a souvent été ministre, ou sous-ministre, et pas le moins voyant des gouvernements qu'il a honorés de sa présence, ceux de
    Michel Rocard, Édith Cresson, Pierre Bérégovoy, Lionel Jospin ! C'était une sorte de carte inoxydable de la gauche au pouvoir, celle de François Mitterrand et celle de Lionel Jospin. Bernard Kouchner a été nommé Secrétaire d'État chargé de l'Insertion sociale du 13 mai 1988 au 28 juin 1988, puis chargé de l'Action humanitaire du 28 juin 1988 au 4 avril 1992, Ministre de la Santé et de l'Action humanitaire du 4 avril 1992 au 30 mars 1993, Secrétaire d'État chargé de la Santé du 4 juin 1997 au 28 juillet 1999, puis Ministre de la Santé du 6 février 2001 au 7 mai 2002.

    Enfin, le bâton de maréchal, la meilleure pioche de l'ouverture selon le nouveau Président
    Nicolas Sarkozy : Bernard Kouchner est devenu Ministre des Affaires étrangères et de l'Europe du 18 mai 2007 au 13 novembre 2010, dans les deux premiers gouvernements de François Fillon ! Une surprise qui a fait dire à Patrick Devedjian que ce serait bien d'élargir l'ouverture sarkozyenne... aux sarkozystes ! Il était en concurrence avec Hubert Védrine. Sa nomination au Quai d'Orsay l'a définitivement banni des cercles socialistes. Et pourtant, à part sa communication, il ne maîtrisait rien, c'était l'Élysée qui tirait toutes les ficelles. Par orgueil, il n'a jamais claqué la porte.

     
     


    Il comptait convaincre ses anciens amis de gauche dans un tribune publiée le 20 mai 2007 dans "Le Monde" : « En près de quarante ans d'action humanitaire et de batailles politiques pour les Droits de l'Homme, nous avons fait bouger le monde dans les domaines de la diplomatie, de la santé ou de la protection des minorités. (…) La politique extérieure de notre pays n'est ni de droite ni de gauche. Elle défend les intérêts de la France dans un monde qui se réinvente chaque jour. Elle doit être déterminée et novatrice. (…) Je sais que certains de mes amis me reprochent ce nouvel engagement. À ceux-là, je réclame crédit : mes idées et ma volonté restent les mêmes. S'ils me prennent un jour en flagrant délit de renoncement, je leur demande de me réveiller. Je garantis que ce temps n'est pas venu. N'ayons pas peur de l'avenir ; regardons au-delà des cloisons partisanes. ». À ma connaissance, personne n'a tenté de réveiller le ministre parce que personne ne s'y intéressait.

    Nicolas Sarkozy était heureux de ce débauchage, et pourtant, il n'y avait aucun mérite, le ministre était arriviste et opportuniste, c'était facile de le débaucher. C'est comme si
    Michel Barnier avait demandé à Ségolène Royal ou à Manuel Valls de faire partie de son gouvernement il y a quelques semaines, il aurait été sûr de leur réponse positive. Mais dans quel but ? Ils ne représentent politiquement plus rien. C'était le cas aussi de Bernard Kouchner qui n'a jamais été élu sur son nom ; à de nombreux moments, aux élections législatives voire municipales, on évoquait son parachutage, dans le Nord, en Lorraine, dans le Dauphiné, dans les Bouches-du-Rhône, un peu partout en France pour conquérir une circonscription ou une mairie (mais ce fut chaque fois soit un acte manqué soit un échec cinglant). Le seul mandat qu'il a eu, c'est quand il est devenu socialiste pour être sur la liste du PS aux élections européennes de 1994, ainsi bombardé au Parlement Européen de juin 1994 à juin 1997, date de sa renomination au gouvernement. En tout, il a été plus de onze ans au gouvernement, et faites le compte, peu de personnalités politiques chevronnées peuvent s'enorgueillir d'une telle longévité ministérielle !

    Il faut se rappeler l'année 2007 : Bernard Kouchner, après avoir espéré devenir le candidat de la gauche, puis soutenu Ségolène Royal, a appelé à faire une alliance avec
    François Bayrou dans le "Journal du dimanche" du 15 avril 2007, peu avant le premier tour de l'élection présidentielle, et après l'élection présidentielle, il se retrouvait ministre important... du troisième larron, le rival et vainqueur des deux premiers ! C'est même plus que cela puisque, dans la foulée, a été nommé aussi au gouvernement son ancien directeur de cabinet de l'époque où il était Ministre de la Santé, Emmanuel Hirsch, Haut commissaire aux Solidarités actives et à la Jeunesse jusqu'au 22 mars 2010.

    Le ministre multirécidiviste a eu aussi beaucoup de responsabilités internationales, celle de Représentant spécial du Secrétaire Général de l'ONU au Kosovo de juillet 1999 à janvier 2001 (entre deux missions gouvernementales), celle de Représentant de l'Union Européenne sur le Sri Lanka en août 2005, etc. On parlait aussi de lui pour remplacer le Haut représentant de l'ONU pour la reconstruction de Haïti en janvier 2011. Il s'ennuyait et a flanché en créant son propre cabinet de conseil, apparemment très juteux selon certaines investigations journalistiques.

    Bernard Kouchner est un touche-à-tout : il est capable d'inspirer des séries télévisées comme "Médecins de nuit" (diffusée en 1978 sur Antenne 2), de publier des dizaines de livres plus ou moins fouillés, d'intervenir partout dans le monde sur de nombreuses causes plus ou moins bien comprises. On lui a reproché de s'être fait beaucoup d'argent avec des activités de conseil auprès de chefs d'État africains, ou de grands groupes, etc. Il a soutenu
    Roman Polanski lorsqu'il était décrié, il a probablement été accusé de mille et unes choses car il énerve autant qu'il laisse croire qu'il agit... Si on regarde d'un œil discret sa notice sur Wikipédia, on s'étonne de tant d'affaires, tant de choses dans lesquelles il s'est impliqué, et chaque initiative pourrait faire l'objet d'un chapitre détaillé.

    Capable même de lucidité tout en se mettant lui-même en scène, comme en 1987 lorsqu'il racontait ses voyages humanitaires (entre autres pour les
    enfants du Biafra) : « Bien des fois, au Kurdistan, au Liban, j'ai éprouvé cet étrange sentiment qui pousse à aller jusqu'au bout de l'aventure, à courir les plus grands risques, à goûter le délicieux frisson du danger, à frôler le grand saut. Des années après, j'ai saisi que l'aide humanitaire, j'en faisais d'abord pour moi-même... ».
     

     
     


    Il devrait savoir qu'affichage médiatique et prospérité pourraient faire mauvais ménage car cela suscite de la jalousie. Cet affichage médiatique était pourtant indispensable pour cultiver une belle cote de popularité dans les sondages, ce qui aguichait les dirigeants politiques de gauche et, aussi, de droite. Mais il y a beaucoup de choses étranges dans sa carrière, ou gênante, entre autres la nomination de Christine Ockrent, dont la compétence journalistique n'a jamais été remise en cause, comme directrice générale de RFI alors que son compagnon était Ministre des Affaires étrangères, le ministère de tutelle de la station de radio. On a connu des couples moins imbriqués.

    Je me restreindrai à trois faits, un positif et deux très négatifs pour lui.

    Parlons d'abord du positif qui montre que malgré l'agitation égotique, il y a aussi des convictions. À la Santé sous Lionel Jospin, il a fait adopter une loi importante, la loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. C'est à mon sens ce qu'il a fait de mieux de sa carrière politique. Cette loi introduit le concept juridique de droit des malades avec notamment le droit des malades à accéder à leur dossier médical. Elle impose que l'acte médical ou le traitement soient faits avec un consentement libre et éclairé du patient, ce qui signifie la fin de l'acharnement thérapeutique. Elle oblige aussi les médecins à déclarer tous les liens d'intérêt avec des groupes pharmaceutiques ou autre. C'est dans la lancée de cette loi qu'ont été par la suite adoptées la
    loi Leonetti (loi n°2005-370 du 22 avril 2005) et la loi Claeys-Leonetti (loi n°2016-87 du 2 février 2016) sur la fin de vie. Auparavant, Bernard Kouchner avait fait adopter une première loi, la loi n°99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit d'accès aux soins palliatifs qui était aussi une forte avancée dans l'accompagnement de la fin de vie (même si l'essentiel est d'abord d'ordre budgétaire afin de permettre à tous les patients qui en ont besoin d'en bénéficier).

    Passons maintenant à deux sujets qui ont de quoi écœurer. Deux dates.

     

     
     


    J'aurais pu donner comme titre ici : Le docteur sac de riz ! En effet, la première date est le 5 décembre 1992, sur une plage, à côté du port de Mogadiscio, la capitale de la Somalie. Bernard Kouchner s'est fait photographier en train de porter des sacs de riz pour les enfants affamés de Somalie, victimes de la guerre civile (qui faisait rage depuis la chute du dictateur communiste Mohamed Siad Barre au pouvoir du 21 octobre 1969 au 26 janvier 1991). Ce qui était gênant, c'est que le gentil ministre médecin a refait plusieurs fois le trajet avec le même sac de riz, pour faire la meilleure prise devant les caméras. Il se moquait des enfants et c'était sa trombine qui importait. Il aurait beau dire qu'il faut de la promotion médiatique pour émouvoir le chaland, l'opération était là beaucoup trop visible pour être sincère.

    À l'origine, il avait fait une campagne de publicité assez formidable avec son collègue de l'Éducation nationale,
    Jack Lang, pour proposer aux écoliers d'apporter chacun un paquet de riz (un kilogramme) à sa classe le 20 octobre 1992. Formidable car très efficace. En tout, 9 300 tonnes de riz ont été collectées, et acheminées gratuitement par La Poste et la SNCF au port de Marseille où deux gros cargos les attendaient. Où est passé le riz ? Dans les pellicules photos ? Ce qui est sûr, c'est qu'apporter du riz n'apporte pas grand-chose aux enfants (surtout quand c'est du riz très hétérogène avec des durées de cuisson différentes) car c'est leur enlever la cause de la famine qui est le plus nécessaire. Cela n'empêche qu'aider à nourrir des populations affamées a pu les aider à très court terme. Mais c'est aussi l'idée d'avoir bonne conscience à bon compte qui est assez gênante et malsaine. Mais c'est la mécanique de tous les dons caritatifs, de ceux qui n'ont fait que signer un chèque, sans s'investir eux-mêmes sur le terrain. La motivation de Bernard Kouchner était peut-être sincère, sans doute sincère. Mais ce qu'il en a fait était franchement limite. Les humoristes ont rapidement utilisé cette image à fin comique. Les Inconnus, par exemple, au détour d'un sketch (à 3:53 dans la vidéo) et aussi Les Guignols de l'Info.





    Bernard Kouchner avait senti la gravité de la situation avec les effets cumulés de la guerre civile, de la sécheresse, de la destruction de grandes infrastructures rendant impossibles les secours, etc. Il voulait l'intervention militaire de la France dans le cadre de l'ONU pour répondre aux urgences humanitaires, mais son collègue de la Défense
    Pierre Joxe ne voulait absolument pas engager la France dans ce conflit. Finalement, après l'échec de cette opération sac de riz, l'armée américaine est intervenue, sous l'égide de l'ONU : 1 800 marines US ont débarqué sur les côtes somaliennes le 10 décembre 1992 sous les yeux de nombreux journalistes venus par anticipation, car prévenus. C'est la première application du droit d'ingérence humanitaire que prônait Bernard Kouchner. Au début de 1993, cette opération appelée Restore Hope a fait participer 28 870 soldats de l'ONU dont 20 515 soldats américains et 2 454 soldats français. Les casques bleus sont repartis complètement le 2 mars 1995 (les soldats américains ont quitté la Somalie le mars 1994). Sans avoir vraiment stabilisé politiquement la région.
     

     
     


    L'autre date est encore plus grave, car cela a impacté sur la vie de ses enfants. C'est le 7 janvier 2021 qu'est sorti le livre de Camille Kouchner, "La Familia grande". Ce fut un coup de tonnerre. Camille est née en 1975, elle est jumelle avec Antoine, et ce sont les deux derniers des trois enfants que Bernard a eus avec Évelyne qui s'en est totalement occupée. Camille a attendu la mort de leur mère, le 9 février 2017 (des suites d'un cancer) pour rendre public ce qui l'a traumatisé pendant trente ans : lors des étés festoyant dans la propriété familiale du Var, où le tout Paris socialiste et bobo se montrait, Camille a été témoin du viol par inceste de son frère avec le beau-père Olivier Duhamel (qui n'a jamais démenti les faits). Ce dernier imposait à la fratrie le silence par le chantage affectif : leur mère aurait des tendances suicidaires (dont les parents venaient de se suicider) et il fallait la ménager.

    Je ne veux ici pas trop insister sur cette histoire glauque (je pourrai éventuellement revenir sur le livre de Camille très bien écrit), sinon pour faire un parallèle. Bien entendu, enfin, sauf autres révélations, Bernard Kouchner n'a commis rien de grave et ce qu'on pourrait lui reprocher, du moins, pas le "on" mais ses enfants, c'est de ne pas s'en être occupé, de les avoir laissés dans leur adolescence seuls avec leur mère et surtout, le beau-père, le prédateur, et cela surtout pour des considérations de carriérisme. Mais ce qu'on pourrait lui reprocher, justement, de ne rien avoir vu, de ne pas avoir su écouter les traumatismes, les drames qui se nouaient, c'est en fin de compte un peu ce qu'on a reproché à certains évêques français qui ont passé sous silence les agressions sexuelles voire les viols commis par certains prêtres de leur diocèse. Cette passivité, cette indifférence, cette inaction, ce silence sont, en eux-mêmes, une source de scandale. Bernard Kouchner n'était pas le seul au courant, tout le petit monde autour d'eux, au fil du temps, l'a été, et rien n'a filtré. Mais quand même, lui, c'était le père de la victime, pas une simple connaissance vaguement concernée ! Qu'est-ce que vous, lecteurs, vous feriez si votre enfant de 13 ans était violé par le nouveau mari de votre ancienne femme ?

    Maintenant, à 85 ans, le French doctor reste toujours présent dans les médias, , même si ses idées sont parfois un peu confuses. Exemple sur Radio J le 20 octobre 2024 ; il s'est aussi exprimé plus récemment sur d'autres chaînes de télévision. Il ne peut pas s'en empêcher. Alors que son petit intérêt serait aujourd'hui de se faire plus discret, de se faire oublier. Ce carriérisme, pourquoi faire, on aurait tendance à dire ? Ou plutôt, tant d'énergie dissipée pour si peu ? Si peu de résultats. Durant la semaine du 5 novembre 2018, Bernard Kouchner était l'invité de l'émission "À voix nue" produite par Annelise Signoret et Martin Quenehen sur France Culture. L'émission commence ainsi : « "Tout bien considéré, il y a deux sortes d’hommes dans le monde : ceux qui restent chez eux et les autres", écrivait Kipling. Et Bernard Kouchner a (tôt) choisi à quelle catégorie il appartenait, pour devenir aventurier de l'humanitaire, du droit d'ingérence et de la politique… ». Il a toujours choisi d'être en dehors. Tant pis pour les enfants...


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (26 octobre 2024)
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    Pour aller plus loin :
    Christine Ockrent.
    Bernard Kouchner.
    Quai d'Orsay.
    Jean-Yves Le Drian.
    Jean-Marc Ayrault.
    Laurent Fabius.
    Alain Juppé.
    Michèle Alliot-Marie.
    Philippe Douste-Blazy.
    Michel Barnier.
    Dominique de Villepin.
    Hubert Védrine.
    Roland Dumas.
    Claude Cheysson.
    Jean François-Poncet.
    Michel Jobert.
    Maurice Schumann.
    Michel Debré.
    Maurice Couve de Murville.
    René Pleven.
    Antoine Pinay.
    Edgar Faure.
    Pierre Mendès France.
    Georges Bidault.
    Robert Schuman.
    Léon Blum.
    Édouard Daladier.
    Joseph Paul-Boncour.
    Pierre Laval.
    Édouard Herriot.
    André Tardieu.
    Aristide Briand.
    Raymond Poincaré.
    Alexandre Millerand.
    Jules Ferry.
    Léon Gambetta.
    François Guizot.
    Adolphe Thiers.
     

     
     










    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241101-bernard-kouchner.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/bernard-kouchner-un-tiers-mondiste-256543

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/10/26/article-sr-20241101-bernard-kouchner.html



     

  • Danielle Mitterrand l'Insoumise en Utopie

    « La femme du Président de la République n’a pas de rôle. Elle a celui qu’elle veut bien se donner. » (Danielle Mitterrand).


     

     
     


    L'ancienne Première Dame Danielle Mitterrand est née il y a 100 ans, le 29 octobre 1924, à Verdun. Cette fonction, qui peut malheureusement réduire la vie de cette femme, n'est pas officielle mais occupe une place bien particulière dans l'esprit des Français, sans doute un relent résiduel de monarchie avec l'existence de la reine (on voit d'ailleurs à quel point Brigitte Macron a des détracteurs qui pourraient la comparer à la malheureuse Marie-Antoinette). Elle-même n'aimait pas du tout l'expression Première Dame et préférait simplement épouse du Président de la République.

    Malgré des détracteurs, il y en a toujours, les Français sont souvent attachés aux Premières Dames et ce n'est pas un hasard si elles reçoivent de très nombreux courriers (ce qui justifie le budget de secrétariat mis à leur disposition à l'Élysée). J'avais assisté à Nancy à une séance de dédicaces d'un de ses livres dans les années 1990, et j'avais découvert la grande ferveur que les gens avaient pour cette reine Danielle (sur une terre politiquement pas vraiment favorable à ses idées).

    Parmi ses autres... collègues (?), de femmes de Président de la République (je n'ose écrire : vivement une Présidente de la République ! car politiquement, ce qui se fait sur le marché, en ce moment et probablement jusqu'en 2027, ne me conviendrait pas du tout !), Danielle Mitterrand s'est démarquée de deux manières, une dont elle n'y pouvait rien, elle a été la Première Dame à la plus grande longévité, du 21 mai 1981 au 17 mai 1995 (pendant les deux septennats de son mari), et l'autre qui est le résultat de sa propre volonté et détermination, et sans doute contre la volonté de son mari, elle a été la seule Première Dame militante politique, voire activiste, parallèlement à l'exercice du pouvoir de son mari. À leur mariage,
    François Mitterrand ne voulait pas qu'elle fût sa secrétaire, ni jamais sa collaboratrice. Il préférait qu'elle s'occupât des enfants, ce qu'elle allait faire. Mais pas seulement !

    Et malgré son militantisme de gauche très à gauche, au point de mettre en difficulté la diplomatie française (quand, par exemple, elle cultivait des liens d'amitié avec
    Fidel Castro alors que son époux à l'Élysée fricotait avec Ronald Reagan), j'ai une grande tendresse pour Danielle Mitterrand, car elle synthétisait bien les paradigmes sociaux d'une femme de son temps : être à la fois indépendante et soumise, être à la fois dépendante et insoumise.

    Indépendante parce qu'elle a pu agir comme elle le voulait, militer pour les causes qui lui paraissaient justes, et c'est sûrement sur ce thème de l'injustice qu'elle a trouvé la motivation pour agir et militer. Mais aussi soumise parce qu'elle était une femme de son temps, que le divorce était un traumatisme social, et plus encore politique (ce qui a participé à démotiver les électeurs gaullistes conservateurs à voter pour
    Jacques Chaban-Delmas), et parce qu'elle ne voulait pas empêcher François Mitterrand d'accéder à l'Élysée, et du moins, elle ne voulais pas enrayer la dynamique d'espoir qu'il a suscitée à gauche pendant toutes les années 1970, au moment même où la relation extraconjugale de son mari devenait patente avec la naissance de Mazarine le 18 décembre 1974 (qu'il a reconnue le 25 janvier 1984 et dont l'existence a été rendue publique le 10 novembre 1994 par la publication acceptée mais non voulue de photos par "Paris Match").

    Elle était la femme restée stoïquement auprès de son mari, acceptant le rôle qu'il lui avait donné pendant les années d'opposition mais aussi de pouvoir, malgré cette relation et les relations extraconjugales notoires de son mari (à ce titre, François Mitterrand, comme
    Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac, a fait partie des grands fauves sexuels de la vie politique, il y aurait beaucoup à en dire, au contraire de De Gaulle, Georges Pompidou et Emmanuel Macron). Elle a même eu la grandeur d'âme d'accepter la présence de la seconde famille pourtant un peu concurrente aux obsèques de François Mitterrand à Jarnac.
     

     
     


    Rappelons que François Mitterrand avait l'habitude de dire à ses amis, notamment Roland Dumas, que dans la vie, un homme devait avoir plusieurs femmes : une femme pour l'apparat, une femme pour être la mère de ses enfants, une femme pour la passion sexuelle, une femme pour se cultiver, etc. Le concept pouvait se décliner à l'infini et justifier intellectuellement, et sans doute a posteriori, son infidélité maladive. Danielle Mitterrand, dans ce cadre étroit, avait le plus mauvais rôle mais l'a accepté pour ne pas défavoriser politiquement et électoralement son mari.

    En ce sens, malgré cette soumission d'apparence, elle était moderne. En écrivant ces lignes, je repense à
    ma grand-mère, née au milieu de la Première Guerre mondiale (et donc un peu plus âgée que Danielle Mitterrand ; en fait à quelques semaines près, ma grand-mère avait le même âge que François Mitterrand et elle n'en était pas peu fière !). Mes grands-parents faisaient semblant mais c'était connu qu'ils ne s'aimaient plus vraiment. Mais que faire quand la femme, avec ses quatre enfants, n'avait pas de travail ? Elle était bien obligée de rester dans le foyer avec l'argent (chichement) donné par le mari. Cela ne l'a pas empêchée, dans les années 1960 (à un âge déjà avancé pour l'occasion), de passer le permis de conduire et même d'acheter une voiture à l'insu complet de mon grand-père, grâce à la complicité de ses fistons et gendres. C'est cette dichotomie femme soumise/femme indépendante qui a caractérisé beaucoup de femmes de cette génération et qu'a illustrée avec beaucoup de grandeur d'âme (je le répète) Danielle Mitterrand.

    Et elle était là, la modernité de Danielle Mitterrand, celle de vouloir agir pour des causes qui lui étaient chères. Elle n'épousait certainement pas les causes que j'aurais soutenues, mais je l'ai beaucoup admirée pour cette détermination à vouloir agir pour celles-ci, malgré toutes les barrières qui se dressaient contre elle, et en particulier le
    Quai d'Orsay.

    Ce que j'indiquais plus haut, c'est que son moteur, sa motivation était les injustices. Et c'est dès l'âge de 6 ans qu'elle a senti sur sa famille cette injustice. Sa famille allait là où son père était affecté comme principal de collège, d'où sa naissance à Verdun (sa mère aussi était enseignante). À Dinan, la famille avait été mal reçue à cause de leur défense de la laïcité et de la gauche en général, si bien qu'il y a eu un accueil très négatif entre 1930 et 1936, du dénigrement contre la petite fille de 6 ans par sa maîtresse alors qu'elle était brillante élève, jusqu'à un incendie dans le bâtiment où vivait la famille. Elle avait 12 ans quand la famille est partie à Villefranche-sur-Saône, au nord de Lyon, soulagée de quitter cette Bretagne bien impénétrable.

    Dès le début de l'Occupation, en 1940, le père de Danielle (André Gouze) a refusé les directives du régime de
    Pétain, ce qui l'a conduit à être révoqué. La famille s'est installée à Cluny et Danielle, à 16 ans, terminait sa Seconde à Mâcon : «  J'avais 16 ans. J'ai dû sortir de l'insouciance et mesurer ma capacité de révolte devant l'injustice, celle que subissaient ces enfants, celle que subissait mon père. ». La maison de Cluny est devenue un haut lieu de refuge pour les résistants. Dans son livre autobiographique ("Le Livre de ma mémoire", sorti en 2007), elle racontait : « Très vite la maison Gouze fut un refuge pour les réseaux clandestins. Jusqu’au jour où un monsieur accompagné d’une jolie dame se présenta au portail de la cour et demande à rencontrer les hôtes de ces lieux. C’est ainsi que "Madame et Monsieur Moulin" furent les locataires de l’un des appartements aménagés dans la Maison Grise, ancienne dépendance de ROMADA (Roger, Madeleine, Danielle), notre maison d’habitation. Sous leur fausse identité, Henri Fresnay et Bertie Albrecht sont entrés dans ma vie, avec le mouvement combat. » (cité par Wikipédia).

    Engagée donc dans la Résistance en aidant sa famille avec des petits actes (notamment en prévenant les uns et les autres de l'arrivée des nazis, etc.), Danielle Mitterrand a eu la plus grande frayeur de sa vie le 28 mai 1943 quand la gestapo a débarqué chez eux et qu'heureusement, elle en est ressortie sans avoir rien trouvé. Mais elle avait appris que le jour même, Bertie Albrecht, devenue son amie, avait été arrêtée à Mâcon par la gestapo qui avait retrouvé une enveloppe avec l'adresse de la maison de Cluny où la résistante avait été hébergée la nuit précédente. Bertie Albrecht est morte le 31 mai 1943 à la prison de Fresnes après avoir été torturée par Klaus Barbie à Mâcon. Pour Danielle Mitterrand, c'était l'horreur : « Lorsque j’essaie de me remémorer le cheminement de mes pensées à cet instant, l’alternative se présentait sans échappatoire possible : c’était le peloton d’exécution, là dans notre cour, l’arrestation et les camps …ou la vie. » (2007).

    Le 14 février 1944, autre coup dur : Danielle et sa sœur (aînée) Christine (future femme de
    Roger Hanin) ont quitté la veille au soir un bal, mais plus tard dans la nuit, la gestapo a arrêté de nombreux jeunes qui furent déportés dans les camps. La question de Danielle Gouze était alors : pourquoi eux, pourquoi pas moi ? (la question que se posaient tous les rescapés des camps). C'est en avril 1944 à Paris qu'elle a fait la connaissance de François Mitterrand par sa sœur qui était sa "boîte aux lettres" de son mouvement des anciens prisonniers résistants.
     

     
     


    Dans "Le Livre de ma mémoire", Danielle Mitterrand a livré sa version du premier rendez-vous avec l'ambitieux jeune homme politique : « Une soirée au restaurant Beulemans, boulevard Saint-Germain (…). Il joue de son charme comme il sait bien le faire auprès des femmes. Mais je n’étais pas encore une femme… À vrai dire, cela n’a pas vraiment bien marché ; son registre de séduction n’a pas opéré. Je n’étais pas préparée à ces jeux-là. Il a bien compris que mon adolescente simplicité dans les relations entre les êtres s’accordait mal aux exercices de son charme caustique.
    Alors qu’en penses-tu, Danielle ? me dit Christine (…)
    Je ne sais pas…
    Ce n’est pas le coup de foudre ?
    C’est un homme…
    Bien sûr, c’est un homme !
    Je ne suis pas sûre de peser lourd dans ses préoccupations. Pourtant, il ne m’est pas indifférent… Mais je ne vois pas où je me situe dans le rôle que vous semblez me voir jouer. ».

    Un peu plus tard, selon les consignes de dirigeants de la Résistance, François et Danielle ont voyagé ensemble par le train de Paris à Cluny sous la couverture d'un couple (sa présence servait d'alibi). Ce n'était pas usurpé puisque les deux jeunes s'étaient fiancés (Danielle s'était engagée à 19 ans dans le maquis de Bourgogne comme agente de liaison) et qu'ils se sont mariés le 28 octobre 1944 à Paris, après la
    Libération de Paris. Les témoins du mariage étaient prestigieux : Henri Fresnay, Jean Munier, Patrice Pelat, et la sœur, Christine.

    La légende voudrait que quelques mois auparavant, François Mitterrand, voyant la photo de Danielle que lui tendait Christine Gouze, lui ait dit : "Je l'épouserai !". Cette histoire a été notamment retranscrite par le journaliste politique Robert Schneider (qui a travaillé pour "L'Express", France Inter et "Le Nouvel Observateur") dans sa biographie documentée sur l'ancien Président, "Les Mitterrand", publiée le 7 avril 2011 (chez Tempus Perrin) : « Dans sa lettre du 24 juin 1944, écrite de Bourgogne où il se cache, François Mitterrand confie à Marie-Claire Sarrazin "être en compagnie d'une jolie fille dont les yeux de chat admirables restent fixés sur un au-delà dont j'ignore les bornes et les accidents"... Exceptionnellement, le propos n'est pas assorti de ses habituelles considérations sur le vide, l'inculture, la sottise des jeunes filles qu'il est amené à fréquenter. François, le beau ténébreux, le romantique, encore marqué par son échec avec Marie-Louise, agacé par les réticences d'une cousine à la fois séduite et méfiante, serait-il amoureux ? À son retour de Londres, il a fait la connaissance d'une jeune femme, Madeleine Gouze, dont la beauté l'attire [Madeleine se faisait appeler Christine, c'était la sœur aînée de Danielle]. Mais elle est déjà l'amie de son ami Patrice Pelat. Au domicile parisien de Madeleine, François aperçoit sur le piano la photographie de la jeune fille aux yeux de chat.

    Qui est-ce ? demande-t-il.
    Ma sœur.
    Elle est ravissante, je l'épouse.
    Madeleine écrit à sa sœur : "J'ai un fiancé pour toi...". Pendant les vacances de Pâques qui, en 1944, tombent en avril, Danielle monte à Paris. Elle n'a pas 20 ans. Elle fait beaucoup plus jeune lorsqu'elle débarque gare de Lyon, vêtue d'une jupe plissée et de chaussettes blanches. Madeleine la force à mettre des bas pour être plus présentable ! La rencontre a lieu chez Beulemans, un restaurant du boulevard Saint-Germain. Les deux sœurs arrivent les premières. Madeleine dit à Danielle : "Si c'est le coup de foudre, tu me fais un petit signe d'approbation ; s'il ne te plaît pas, une moue". »
    .

     

     
     


    Militante, Danielle Mitterrand a ainsi fondé le 4 mars 1986 sa propre fondation (comme toutes les Premières Dames depuis De Gaulle, et même avant, car la première à créer sa fondation fut Élise Thiers, l'épouse d'Adolphe Thiers), appelée Fondation France Libertés, baptisée maintenant Fondation Danielle-Mitterrand (depuis son décès), dont le but est : « défendre les droits humains et les biens communs du vivant. Elle contribue à la construction d'un monde plus solidaire. ». En fait de création, c'est la réunion de trois associations militantes qu'elle avait déjà créées un peu plus tôt. En 1992, elle a écrit : « J’ai imaginé la Fondation avant tout comme un lieu de rencontres, croisement de messages et de langages, aire de confrontation des cultures, plate-forme d’échanges, carrefour d’expression sous toutes ses formes, tremplin pour un XXIe siècle de compréhension et de reconnaissance de l’autre ». Reconnue d'utilité publique, elle a obtenu en 1991 le statut d'organisation consultative auprès des Nations Unies, et selon sa fondatrice en 2011 : « France Libertés est essentiellement un maillon actif d’un réseau mondial qui aspire à organiser l’alternative à la mondialisation du commerce et de la finance pour une société qui donne toutes ses chances à la vie. ». Sur le site de la fondation, il est d'ailleurs précisé que son statut de Première Dame « n’a pas éteint la flamme d’insoumission qui brûlait dans son cœur et qui la poussait à prêter l’oreille aux violences du monde ! ». Parmi ses généreux soutiens financiers, on comptait Pierre Bergé, l'artiste Philippe Starck et la styliste Agnès Troublé.

    Comme elle avait ses idées et ne se sentait pas gênée pour les exprimer malgré la proximité d'un Président de la République, Danielle Mitterrand a fait de nombreuses déclarations parfois polémiques et a rencontré de très nombreuses personnalités françaises et internationales pour son activité de présidente de France Libertés.

    Parmi les prises de position qui ont scandalisé une partie du pays, il y a celle du 20 octobre 1989 où elle voulait dédramatiser (à tort) l'affaire du voile islamique au collège de Creil : « Si aujourd'hui deux cents ans après la Révolution, la laïcité ne pouvait accueillir toutes les religions, toutes les expressions en France, c'est qu'il y aurait un recul. Si le voile est l'expression d'une religion, nous devons accepter les traditions quelles qu'elles soient. ». On a vu à quel point cette polémique emblématique, qui a été initiée le 18 septembre 1989 par trois adolescentes en mal d'identité, a pourri le débat public et la gestion de l'enseignement scolaire pendant une quinzaine d'années et il a fallu la
    loi n°2004-228 du 15 mars 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques pour régler enfin ce problème.

    Danielle Mitterrand a aussi beaucoup milité contre les lois sur l'immigration présentées par
    Charles Pasqua sous les deux premières cohabitations, en particulier en 1993, elle a fait des actions médiatiques pour venir soutenir des sans-papiers ni expulsables ni régularisables (des parents étrangers d'enfants français), au point que Pierre Mazeaud, avec d'autres collègues députés agacés, a publié une tribune au titre évocateur : « Qui veut faire taire Danielle ? ».
     

     
     


    Mais elle se moquait de microcosme parisien. Dans "Le Printemps des insoumis" sorti en 1998 (chez Ramsay), Danielle Mitterrand concevait ainsi le racisme : « Le racisme, à l'évidence, concerne moins l'origine des êtres que l'épaisseur de leur portefeuille. Mais il a une fonction bien commode : tandis que les pauvres, étrangers ou non, s'entre-déchirent dans leur misère, ils ne se posent pas de question sur la logique qui les broie. La xénophobie, cette gangrène, nourrie par des démagogues en quête de pouvoir, gagne les esprits jusqu'au sein de l'État. ».

    On lui a souvent reproché son amitié pour Fidel Castro qu'elle appréciait beaucoup et avait embrassé (notamment le 13 mars 1995 à Paris), elle refusait d'admettre qu'il était un dictateur. Elle a aussi pris position en faveur du front Polisario pour l'indépendance du Sahara occidental (au grand dam du roi du Maroc Hassan II, ami de François Mitterrand), soutenait
    Bernard Kouchner en 1992, et son dernier combat était pour l'accès à l'eau dans le monde, au point d'en faire la raison de son vote non au référendum du 29 mai 2005. Elle s'en est expliquée dans le "Journal du dimanche" en mars 2005 : « Si nous ne réagissons pas, cette Constitution libérale donnera définitivement le statut de marchandise à l’eau (…). Nous avons la responsabilité de nous élever contre une telle conception. ».

    Parmi les très nombreuses rencontres de Danielle Mitterrand, citons le
    dalaï-lama, le sous-commandant Marcos, Abou Diouf, Nelson Mandela, Thabo Mbeki, Massoud Barzani, Rigoberta Menchu, Mumia Abu-Jamal, Leonard Peltier, etc. Dans leur détermination à avoir un État indépendant, elle a soutenu les Tibétains, les Sahraouis, les Kurdes, les Palestiniens (mais aussi les Israéliens), etc. En plus du droit des peuples à s'autodéterminer, Danielle Mitterrand tenait aussi à l'abolition de la peine de mort et elle faisait évidemment campagne pour cela aux États-Unis. Dans une préface d'une biographie sur elle publiée en 2012, l'historien Jean Lacouture a synthétisé ainsi : « Toujours en avance de deux pas sur notre temps. ». Elle-même disait : « Je savais que mon chemin me conduirait inéluctablement à dénoncer les atteintes à l’intégrité de la vie et à la dignité. ». En quelque sorte, comme militante internationale, Danielle Mitterrand tenait le même rôle que, pendant longtemps, Jimmy Carter, qui ont tous les deux le même âge.

    Je propose deux vidéos ci-dessous, la première très hagiographique dont l'intérêt est de connaître plus précisément ses activités de militante, la seconde plus intéressante qui est une interview de près d'une heure accordée à la chaîne catholique KTO le 12 avril 2008.

    Danielle Mitterrand a survécu plus d'une quinzaine d'années à son époux de Président, partant sur la pointe des pieds
    le matin du 22 novembre 2011 à l'hôpital Georges-Pompidou de Paris, à l'âge de 87 ans. Cette nouvelle a ému beaucoup de personnalités étrangères avec qui elle avait tissé des liens profonds. Elle n'a pas rejoint François Mitterrand à Jarnac mais sa sœur Christine au cimetière de Cluny.

    Le 27 octobre 2011 à son domicile parisien (rue de Bièvre), Danielle Mitterrand avait accordé sa dernière interview aux journalistes Corine Chabaud et Élisabeth Marshall pour l'hebdomadaire catholique "La Vie" (l'entretien a été publié dans son intégralité le 24 novembre 2011, donc après sa mort). Fatiguée mais sereine, elle y donnait en guise de testament politique cette réflexion personnelle : « La vie est la valeur la plus importante. Le XXe siècle a apporté beaucoup de progrès en matière de technologies. Mais elles doivent être au service de la vie. J’attends que l’on sorte de la croissance, qui amplifie la pauvreté et les inégalités. Je milite pour une société nouvelle. L’argent rend fou. Il n’est pourtant qu’un outil. Il faut que les valeurs marchandes ne comptent que ce pour quoi elles doivent compter. Il faut que la peur recule. Aujourd’hui, on a peur de perdre sa maison, son travail, sa santé, d’aller dans la rue, de rencontrer son voisin. On a peur de vivre. À tort. Il faut bâtir un monde solidaire. ». L'Insoumise en Utopie ! Utopie un jour, Utopie toujours.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (26 octobre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    François Mitterrand.
    Roger Hanin.
    Mort d'une Première Dame.
    Danielle Mitterrand.
    Jacques Chirac.
    Bernadette Chirac.
    Brigitte Macron.
    Anne-Aymone Giscard d'Estaing.
    Carla Bruni.
    Ségolène Royal.
    Valérie Trierweiler.
    "Merci pour le moment".
    Julie Gayet.










    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241029-danielle-mitterrand.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/danielle-mitterrand-l-insoumise-en-256922

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/10/25/article-sr-20241029-danielle-mitterrand.html



     

  • Alain Bombard : l'aventure, c'est l'aventure !

    « Naufragés des légendes, victimes raides et hâtives, je sais que vous n'êtes pas morts de la mer, que vous n'êtes pas morts de la faim, que vous n'êtes pas morts de la soif, car, ballottés sous le cri des mouettes, vous êtes morts d'épouvante. Ainsi ce fut bientôt pour moi une certitude : beaucoup de naufragés meurent bien avant que les conditions physiques ou physiologiques ne soient devenues, par elles-mêmes, mortelles. Comment combattre le désespoir, meurtrier plus efficace et plus rapide que n'importe quel facteur physique ? » (Alain Bombard, 1953).


     

     
     


    Le médecin et biologiste français Alain Bombard est né il y a 100 ans, le 27 octobre 1924, à Paris. Il est difficile de présenter Alain Bombard qui a aussi goûté à la vie politique avec l'arrivée au pouvoir de la gauche, parce qu'il fait partie des héros des temps modernes, de ces explorateurs de la mer qui ont apporté quelque chose au monde, notamment sur la capacité de survivre en pleine mer. Son intuition de départ, c'est que c'est d'abord l'esprit qui flanche quand le naufrage s'effondre. Avant le corps. Et il a tenté de le prouver.


    On pourrait dire comme La Palice qu'avant d'être vieux et de ressembler, avec sa barbichette, aux savants comme les représentaient Hergé dans Tintin voire Franquin dans Spirou ou Morris dans Lucky Luke, un look très représentatif avant même de voir ses cheveux blanchir, il était jeune. Et c'est bien le jeune, très jeune, avant les 30 ans, qui a fait l'exploit qui a marqué son époque et son destin.

    Et d'abord, un contexte, ses années d'études au lycée Henri-IV et à l'École alsacienne, puis à Saint-Brieuc. Pendant ses vacances en Bretagne, il a découvert sa passion de la voile, sur une plage fréquentée depuis des décennies par de grandes familles de scientifiques, Jean Perrin,
    Marie Curie, et il a connu Frédéric Joliot-Curie qui a été son moniteur de voile. Pour terminer ses études de médecine, il s'est installé à Boulogne-sur-Mer.

    Dans un livre autobiographique, il a raconté un événement déclencheur qui n'a pas été exactement ce qu'il a raconté, à savoir qu'au printemps 1951, il a dû s'occuper des corps de 43 marins morts dans le naufrage de leur chalutier. En fait, le naufrage aurait fait plutôt une dizaine de morts, mais qu'importe, les statistiques étaient monstrueuses : il y a 200 000 morts en mer chaque année, dont 50 000 dans des bateaux de sauvetage. Son objectif, c'était de trouver des moyens de survivre à un naufrage en pleine mer : résistance à la soif, à la faim, à la fatigue, à l'hypothermie, etc.. et surtout, au moral et à la dépression.


    Alain Bombard a traversé la Manche à la nage, ce qui relevait déjà d'un exploit sportif exceptionnel : il fallait beaucoup de préparation, s'enduire le corps de graisse pour résister au froid de la mer, etc. Cet événement a notamment permis à la romancière Marie Vareille d'écrire son excellent roman "Désenchantées" sorti en 2022 (éd. Charleston). À l'époque, cet exploit a été déterminant pour Alain Bombard qui a pu ainsi trouver des sponsors et financer son propre laboratoire intégré à l'Institut océanographique de Monaco. Il voulait montrer qu'on pouvait éviter la déshydratation en buvant de l'eau de mer et de l'eau de pluie, ainsi que se prémunir de la faim en mangeant des planctons.

    Petit rappel : les naufragés qui n'ont pas d'eau potable refusent généralement de boire l'eau de mer car elle est beaucoup trop salée ce qui flingue les reins et accélère la déshydratation du corps. Alain Bombard voulait montrer qu'en prenant une quantité raisonnable d'eau de mer (un demi-litre par jour), on pouvait survivre à un absence d'eau potable, mais cette ration était insuffisante et on devait quand même trouver de l'eau ailleurs, en pressant les poissons pêchés (sauf la raie) ou en récupérant l'eau de pluie (cet aspect essentiel de survie reste encore en débat, notamment sur l'eau présente dans les poissons).
     

     
     


    Après quelques traversées seul ou accompagné, Alain Bombard a effectué en solitaire la traversée de l'Atlantique. Son périple est allé de Tanger le 13 août 1952 à La Barbade le 23 décembre 1952 (avec une étape à Las Palmas le 19 octobre 1952), à bord de L'Hérétique, son petit Zodiac, se laissant dériver volontairement sans nourriture ni eau (avec seulement une voile, deux avirons, quelques instruments de navigation, un couteau et quelques livres) pendant cent treize jours pour montrer qu'on pouvait en survivre, mais il a bien cru qu'il allait en mourir. Il a perdu vingt-cinq kilogrammes et a été hospitalisé à son arrivée (il a fêté son 28e anniversaire seul en pleine mer). Il a survécu grâce au croisement avec un cargo qui lui a permis de prendre un repas et de corriger son orientation. Il a survécu aussi en pêchant des poissons, en attrapant des oiseaux, qu'il mangeait crûs faute de pouvoir les cuire, etc. Il relevait quotidiennement sa tension artérielle (les faibles tensions étant une alerte des moments de désespoir).
     

     
     


    Cette traversée a montré par l'exemple qu'on pouvait survivre en pleine mer sans rien avec de soi. Sa thèse, c'était que les naufragés mouraient plus de désespoir que de faim et de soif, ou, plus exactement, qu'ils mouraient d'abord de désespoir avant de mourir de faim et de soif. Il a raconté sa terrible traversée dans "Naufragé volontaire" sorti en 1953 (Éditions de Paris), premier des onze essais ou récits qu'il allait publier jusqu'à la fin de sa vie. Cela a inspiré, entre autres, le film "All Is Lost" de J. C. Chandor (sorti le 18 octobre 2013) avec pour seul acteur Robert Redford au dialogue très léger (inexistant : il est naufragé tout seul). Considéré comme un chef-d'œuvre, j'ai quand même trouvé ce film un peu ennuyeux !

    En tout cas, la notoriété d'Alain Bombard était faite, et il l'utilisa tant pour la construction d'équipements de navigation que pour des combats pour l'environnement et la protection de la mer, en particulier en 1963 contre le déversement des boues rouges dans la Méditerranée par une usine de Péchiney à Gardanne. Il a donc été parmi les premiers lanceurs d'alerte écologique à une époque où on ne s'en préoccupait pas vraiment.


    Alain Bombard a participé à la conception de radeaux de sauvetage dont la présence sur les embarcations était devenue obligatoire par la réglementation à partir des années 1950. Notamment, on l'appelle désormais par son nom, un Bombard, un radeau de sauvetage pneumatique à gonflage rapide conçu en 1972. Il a milité pour le caoutchouc au détriment du bois dont étaient constituées traditionnellement les chaloupes de sauvetage. Les travaux d'Alain Bombard ont toutefois provoqué un tragique drame accidentel le 3 octobre 1958 dans la baie d'Étel où le navigateur a profité d'une alerte météorologique de forte tempête pour justement tester son canot de sauvetage. Très rapidement, les sept occupants du canot ont été éjectés dans la mer, et le bateau chargé de les secourir a lui-même eu un accident et a chaviré, ce qui a fini par un bilan très lourd, neuf morts, dont quatre occupants du canots et cinq marins sauveteurs.

    L'enquête a mis hors de cause Alain Bombard dans la responsabilité de cet accident mais il en est toutefois ressorti un amer goût de faute. Cela l'a entraîné dans une dépression dans les années 1960 dont il est sorti grâce à sa rencontre avec l'entrepreneur Paul Ricard, fondateur du célèbre pastis et maire d'une commune du Var dans les années 1970, Signes, près du circuit de Castellet qu'il a contribué à financer et qui a pris son nom, et mécène d'Alain Bombard, Alain Colas et Éric Tabarly.

    Remis en état de travailler avec ce nouveau laboratoire financé par Paul Ricard, Alain Bombard a adhéré au PS dans sa lancée, en 1974, s'est fait élire conseiller général de Six-Fours-les-Plages (dans le Var) de 1979 à 1985 (pour un mandat de six ans), et, présent sur la liste du PS aux élections européennes de 1979, 1984 et 1989, il a été député européen de septembre 1981 à juillet 1994. Entre-temps, François Mitterrand l'a nommé Secrétaire d'État auprès du Ministre de l'Environnement dans le premier gouvernement de Pierre Mauroy du 22 mai 1981 au 23 juin 1981, mas il n'a pas été reconduit après les élections législatives de juin 1981 en raison de ses déclarations souhaitant l'interdiction de la chasse à courre. Il a donc fait partie de ces ministres météores, à l'instar de Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1974 et de Léon Schwartzenberg en 1988, qui n'ont pas beaucoup duré pour la raison que fondamentalement, leur personnalité n'était pas compatible avec les responsabilités politiques qui imposent nécessairement d'avaler quelques couleuvres (Nicolas Hulot, c'est différent car il a avalé quelques couleuvres avant de démissionner).
     

     
     


    La vie d'Alain Bombard est très riche et déconcertante car son esprit a toujours été hors des sentiers battus. Médecin, il a pris la mer pour passion : « Nous devons quitter la Méditerranée pour rentrer dans quelque chose de beaucoup plus grand, qui me semble démesuré. L'Atlantique, cet océan qui a englouti un continent pour lui prendre son nom, que serait-ce pour lui de submerger notre frêle esquif ! » (1953).

    Dans "Au-delà de l'horizon" sorti en 1978 aux Presses de la Cité, le célèbre naufragé volontaire a expliqué en particulier ceci : « On me pose souvent la question : comment avez-vous fait pour traverser l'Atlantique, sur un bateau qui faisait quatre mètres cinquante de long ? C'est relativement simple. Sur un grand océan, deux vagues sont séparées par deux cents mètres, il y a deux cents mètres de longueur d'onde ; avec un petit bateau de quatre mètres cinquante, on épouse sans difficulté les différents reliefs de la mer. Tandis qu'un navire de cent mètres de long aura l'avant dans le creux, le cul sur le sommet de la vague, et c'est ce qui provoque roulis et tangage qui mettent à mal les gros bateaux. D'où l'idée orgueilleuse des hommes née au XVIe et XVIIe siècles : "construisons des navires incoulables, des navires qui ne feront jamais naufrage". Tous, sauf un, seront vaincus par ma mer... ».

    Alain Bombard était également passionné par la musique au point d'envisager de devenir compositeur ou chef d'orchestre : « J’ai un grand besoin de ressentir la filiation des œuvres les unes avec les autres. Pour moi, il n’y a pas de rupture entre cette petite phrase pensive dans L’Estro Armonico de Vivaldi, et cette grande pensée triste de Beethoven dans son quatuor à cordes n°10. Il y a une continuité… » avait-il confié sur France Musique en 1980. Il était l'ami d'Igor Stravinsky, de Fernandel, de physiciens, de vendeurs d'alcool, de François Mitterrand, etc., bref, de personnalités de domaines et d'univers très différents. Volontiers cabotin, il était conteur ; il adorait depuis toujours raconter de belles histoires, au risque de les embellir. En somme, Bombard et Bobard, il n'y a qu'un m qui sépare ces mots, celui d'aimer l'aventure, les aventures.

    Homme de médias depuis les années 1950, Alain Bombard a participé à de nombreuses émissions de radio et de télévision, en particulier l'émission "Radioscopie" produite par Jacques Chancel le 5 mai 1980 sur France Inter. Alain Bombard est mort à Toulon il y a un peu moins de vingt ans, le 19 juillet 2005 à l'âge de 80 ans, inscrit depuis longtemps dans tous les livres d'histoire comme une légende de la navigation en mer.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (26 octobre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Alain Bombard.
    Jeux paralympiques de Paris 2024 : sport, spectacle et handicap.
    Le génie olympique français !
    Festivité !
    Ouverture des Jeux olympiques : Paris tenu !
    Amélie Oudéa-Castéra se baigne dans la Seine : Paris tenu !
    Fête de l'Europe, joies et fiertés françaises.
    Adèle Milloz.
    Éric Tabarly.

    Coupe de France de football 2023 : victoire de Toulouse ...et d'Emmanuel Macron !
    France-Argentine : l'important, c'est de participer !
    France-Maroc : mince, on a gagné !?
    Qatar 2022 : vive la France, vive le football (et le reste, tant pis) !
    Après la COP27, la coupe au Qatar : le double scandale...
    Vincent Lindon contre la coupe au Qatar.
    Neil Armstrong.
    John Glenn.
    Michael Collins.
    Thomas Pesquet.
    Youri Gagarine.
    Le burkini dans les piscines.
    Les seins nus dans les piscines.
    Roland Garros.
    Novak Djokovic.
    Novax Djocovid.
    Jean-Pierre Adams.
    Bernard Tapie.
    Kylian Mbappé.
    Pierre Mazeaud.
    Usain Bolt.

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241027-alain-bombard.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/sports/article/alain-bombard-l-aventure-c-est-l-256736

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/10/25/article-sr-20241027-alain-bombard.html




     

  • La bienveillante sagesse d'Hubert Reeves : Tâche d'être à la hauteur de ta destinée !

    « Sache que, dans ce monde, il y a de la compassion et de l’amitié. Mais il y a aussi de la méchanceté, de la cruauté, de l’horreur. Tu y seras peut-être confronté. Refuse obstinément d’y participer. II en va de ta dignité d’être humain. » (Hubert Reeves, le 14 mai 2020).



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    L'astrophysicien
    Hubert Reeves, directeur de recherches au CNRS de 1965 à 1999, est mort à Paris il y a un an, le vendredi 13 octobre 2023, à l'âge de 91 ans. Sa disparition a ému largement au-delà du cercle très fermé de la "communauté scientifique" parce qu'il a été l'un des rares scientifiques très médiatisés. Avec son petit accent québécois très reconnaissable et son excellent talent de vulgarisateur, Hubert Reeves était connu du grand public par ses participations à la télévision, à la radio, dans la presse grand public. Il était même un succulent vulgarisateur, pas un qui simplifiait trop, voire qui infantilisait, mais un qui tentait de transmettre à la fois la complexité de l'univers et sa passion d'homme de science.

    Hubert Reeves aurait adoré vivre encore une année de plus, ne serait-ce que pour admirer ces aurores boréales qui se sont montrées en France (entre autres) dans la nuit du 10 au 11 octobre 2024 (on peut voir de très beaux clichés sur Internet),
    comme au mois de mai 2024.

    Sa caractéristique, qui a fait sa popularité, c'était une immense bienveillance. On ne sentait pas chez lui de la haine ni de l'agacement même face à des contradicteurs. Il avait ses idées, les autres avaient les leurs, et cela ne méritait pas de s'en faire une guerre. Il était un écologiste scientifique, à l'opposé d'un écologiste idéologue pour qui contraindre, punir, imposer, interdire sont la méthode de persuasion.

    Par exemple, cette chronique publiée en février 2007. C'est récent et en même temps, très ancien. Il voulait sensibiliser ses contemporains à la très grande richesse de l'eau : « À l'échelle cosmique, l'eau liquide est plus rare que l'or. Pour la vie, elle est infiniment plus précieuse. ». Et de compléter : « L'eau est un bien précieux. L'eau, c'est la vie. Toute personne assoiffée donnerait tout l'or du monde pour un verre d'eau. Mais pour que cette eau soit favorable à l'organisme humain, elle doit être potable. Une eau potable est celle qui peut être bue sans risque pour la santé. Donc les matières polluantes qu'elle contient doivent avoir une concentration ne mettant pas en danger la santé du consommateur. ».


    Puis, il a donné quelques chiffres, issus de l'OMS : « Plus d'un milliard de personnes sont privées d'approvisionnement en eau propre tandis que 2,6 milliards vivent dans des conditions d'assainissement qui ne sont pas satisfaisantes. ». Les exemples sont nombreux, et les pays les plus pauvres n'ont pas l'eau potable courante pour toute la populaire. À Madagascar, par exemple, certains doivent encore faire des kilomètres pour chercher de l'eau potable. Cela freine le développement d'une société. Hubert Reeves enfonçait donc une porte ouverte en disant : « L'eau potable est trop précieuse pour être gaspillée. ».

    Mais il croyait trop à la responsabilité individuelle pour s'arrêter à ce constant larmoyant, et aussi pour imaginer des mesures gouvernementales contraignantes (rationnement d'eau, taxation accrue proportionnellement à sa rareté, etc.). Les récentes trombes d'eau et crues ne doivent pas faire oublier que l'eau potable reste rare et précieuse. Ainsi, Hubert Reeves proposait à ses lecteurs de faire un petit quelque chose, une changement d'habitude pour les habitants d'une maison individuelle : « Évitons d'arroser nos pots de fleurs du balcon, et les plates-bandes des jardins, ou de laver la voiture avec l'eau du robinet. ». Le moyen ? Pas très compliqué : « Quand il pleut, l'eau coule sur les toits, rejoint les gouttières. Un récupérateur fixé sur le tuyau de descente de l'une d'elles dirigera le flot vers un récipient de collecte... ». Bref, il n'infantilisait pas disant par exemple de couper l'eau du robinet en se brossant les dents (une évidence) mais il suggérait quelques petits progrès, chacun à son niveau, à son échelle. Il n'a même pas évoqué l'idée de ne pas mettre d'eau potable pour la chasse d'eau des toilettes (c'est pourtant une hérésie de dilapider de l'eau potable pour simplement éjecter nos déjections !), parce que cela nécessiterait un gros investissement dans l'habitation, un doubleau réseau d'eau (potable, non potable) qui pourrait être très coûteux, au contraire d'un simplement récupérateur d'eaux pluviales pour l'arrosage du jardin.

    Cela dit, sa bienveillance n'empêchait pas les ronchons et les jaloux d'exister. Ainsi, on peut encore lire sur le site de Jean-Pierre Petit (à l'origine scientifique), cette petite phrase sibylline qui date du 21 septembre 2002 : « Le discours scientifique est en fait un discours de type religieux. La science a ses prêtres, ses Pangloss, comme Hubert Reeves, grand dispensateur de poussière d'étoiles, tel un moderne marchand de sable. Ses phrases commencent par "on pense que..." et pour qui sait suivre des discours sur de long laps de temps, elles évoluent, elles aussi. Vous avez sans doute entendu le scientifique dire "que le mythe de l'Atlantide" était simplement lié à l'explosion du volcan de Santorin, dans les îles Grecques. Je suis allé là-bas. Effectivement ça a du être quelque chose. Le ras-de-marée qui en a résulté a peut-être pulvérisé quelques civilisations côtières. Platon a peut-être aussi simplement fabulé, à moins qu'il ne s'agisse de l'effet du passage de cet astéroïde ferreux évoqué plus haut. ». Remarque malveillante d'autant plus incongrue et gratuite qu'elle ne démontrait rien, si ce n'était que même consensuelle, une personnalité bienveillante avait toujours des détracteurs (selon l'adage : on ne peut pas plaire à tout le monde).

     
     


    Hubert Reeves s'en moquait et préférait parler aux générations futures. Lors du choc terrible, psychologique, social, du premier confinement au printemps 2020, à cause du covid-19, France Inter a demandé à l'astrophysicien, comme à plein d'autres personnalités, d'écrire une lettre depuis chez eux, où ils étaient confinés, qui serait lue par le producteur Augustin Trapenard.

    La
    lettre d'Hubert Reeves a été écrite le jeudi 14 mai 2020 et sa lecture a été faite le lendemain, vendredi 15. Dans sa lettre, il s'adressait à un petit enfant à naître. On aurait pu croire que c'était juste un exercice de style, mais pas du tout, l'enfant existait bien, encore dans le ventre de sa mère, qu'il avait croisée à la Maison de la Radio où elle travaillait. Son message n'en a été que plus fort.

    Le chercheur avait le talent de replacer cette future naissance dans le contexte cosmique réel : « Quelque part dans l’immensité de l’univers, à la périphérie d’une galaxie appelée la Voie Lactée, près de l’étoile Soleil, sur la troisième planète de son système, la Terre, tu vas naître. Des myriades de petits spermatozoïdes vont monter à l’assaut dans le ventre obscur de ta mère. Le gagnant pénétrera son ovule et tu vas entrer dans l’existence. Tu es le fruit d’une longue gestation qui se poursuit depuis près de quatorze milliards d’années. Tout a commencé dans la lumière éblouissante d’un gigantesque et torride espace. Ne me demande pas ce qu’il y avait avant, je n’en sais rien. ».

    Car le scientifique a toujours été un poète et s'il citait
    Louis Aragon dans le catastrophisme, c'était aussi pour mieux insister sur le trésor de la culture humaine : « La durée de ton existence sera, au mieux, de l’ordre d’un siècle, une durée infime par rapport à celle de l’univers. Pendant ce temps il te sera possible d’explorer le monde et de prendre conscience de tes devoirs et de tes responsabilités. Tu auras à affronter le cycle de la vie humaine avec ses moments de grâces et ses crises. "De temps en temps la terre tremble", écrit le poète Louis Aragon. (…) Tu auras l’immense chance d’entrer en contact avec le grand trésor de la culture humaine. Accumulé depuis des millénaires, les œuvres d’art, musique, peinture, littérature qui ont contribué à embellir nos vies. Les réflexions des penseurs de toutes les cultures, qui se sont penchés sur les mystères de notre existence. Tu pourras t’approprier ce riche patrimoine, en faire ton profit, aider à le préserver contre l’oubli et peut-être y contribuer toi-même. Tu laisseras en héritage les fruits de ton activité pour que ceux qui viendront après toi poursuivent la grande aventure de l’univers. ».

    Et il a terminé par une citation d'un écrivain qui m'est cher,
    Albert Camus : « Fais en sorte qu’on dise de toi ces mots d’Albert Camus : "il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence". Tâche d’être à la hauteur de ta destinée. Ta vie y prendra son sens. Tu y trouveras ton bonheur. ».
     

     
     


    Ce qui était rassurant, c'est qu'Hubert Reeves, bien que plutôt pessimiste, depuis cinquante ans, sur les capacités des êtres humains à prendre en charge collectivement la sauvegarde de la planète, de leur planète (et de l'humanité par voie de conséquence), n'avait pas du tout un ton de Cassandre, ou du prophète Philippulus, ce ton de promesse de cataclysmes à venir et d'annonce d'apocalypse. Au contraire, il faisait confiance aux générations futures, leur demandait d'être des citoyens éveillés, instruits, fiers de ce qu'ils sont et guidant leurs congénères vers un progrès humain qui n'est pas seulement technologique mais aussi social. Ça nous change des vendeurs de désastres à la mauvaise foi débordante.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (12 octobre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Lettre d'intérieur d'Hubert Reeves lue par Augustin Trapenard le 15 mai 2020 sur France Inter (audio et texte intégral).
    Poussières sur l'autre Reeves.
    La bienveillante sagesse d'Hubert Reeves.
    L'intelligence artificielle récompensée par les Nobel 2024 de Physique et de Chimie.
    Didier Raoult interdit d'exercer !
    2e rentrée scolaire contre les papillomavirus humains.
    Variole du singe (mpox) : "ils" nous refont le coup ?
    Covid : attention au flirt !
    Papillomavirus humains, cancers et prévention.
    Publications sur le papillomavirus, le cancer du col de l'utérus et l'effet de la vaccination anti-HPV (à télécharger).
    Émission "Le Téléphone Sonne" sur la vaccination contre les papillomavirus, sur France Inter le 3 mars 2023 (à télécharger).
    Le cancer sans tabou.
    Qu'est-ce qu'un AVC ?
    Lulu la Pilule.
    La victoire des impressionnistes.
    Science et beauté : des aurores boréales en France !
    Le Tunnel sous la Manche.
    Peter Higgs.
    Georges Charpak.
    Gustave Eiffel.
    Prix Nobel de Chimie 2023 : la boîte quantique ...et encore la France !
    Katalin Kariko et Drew Weissman Prix Nobel de Médecine 2023 : le vaccin à ARN messager récompensé !
    Covid : la contre-offensive du variant Eris.
    Prix Nobel de Physique 2023 : les lasers ultrarapides, la physique attoseconde... et la France récompensée !
    John Wheeler.
    La Science, la Recherche et le Doute.
    L'espoir nouveau de guérir du sida...
    Louis Pasteur.
    Howard Carter.
    Alain Aspect.
    Svante Pääbo.
    Frank Drake.
    Roland Omnès.
    Marie Curie.

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    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241013-hubert-reeves.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-bienveillante-sagesse-d-hubert-256970

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/10/11/article-sr-20241013-hubert-reeves.html




     

  • Anatole France, figure marquante de la Troisième République

    « Son œuvre ne surprit que doucement et agréablement par le contraste rafraîchissant d’une manière si mesurée avec les styles éclatants ou fort complexes qui s’élaboraient de toutes parts. Il sembla que l’aisance, la clarté, la simplicité, revenaient sur la Terre. Ce sont des déesses qui plaisent à la plupart. On aima tout de suite un langage qu’on pouvait goûter sans y trop penser, qui séduisait par une apparence si naturelle, et de qui la limpidité, sans doute, laissait transparaître parfois une arrière-pensée, mais non mystérieuse ; mais au contraire, toujours bien lisible, sinon toujours toute rassurante. Il y avait dans ses livres un art consommé de l’effleurement des idées et des problèmes les plus graves. Rien n’y arrêtait le regard, si ce n’est la merveille même de n’y trouver nulle résistance. Quoi de plus précieux que l’illusion délicieuse de la clarté qui nous donne le sentiment de nous enrichir sans effort, de goûter du plaisir sans peine, de comprendre sans attention, de jouir du spectacle sans payer ? Heureux les écrivains qui nous ôtent le poids de la pensée et qui tissent d’un doigt léger un lumineux déguisement de la complexité des choses ! » (Paul Valéry sur Anatole France, le 23 juin 1927 à l'Académie française).


     

     
     


    Avant-hier, c'était l'attribution du Prix Nobel de Littérature 2024 (à l'écrivaine sud-coréenne Han Kang). Un de ses lointains prédécesseurs, celui de 1921, était Anatole France. Il est mort il y a exactement cent ans, le 12 octobre 1924 à l'âge de 80 ans (il est né le 16 avril 1844 ; les hasards des nombres s'entrechoquent avec l'actualité, car Michel Blanc est né aussi un 16 avril). À l'annonce de sa mort, l'ancien et futur Président du Conseil Paul Painlevé, alors Président de la Chambre des députés, a exprimé ainsi son émotion : « Le niveau de l'intelligence humaine a baissé cette nuit-là. ».

    Pour son 80e anniversaire, le Cartel des gauches, qui venait de gagner les élections, a célébré le 24 mai 1924 le grand écrivain place du Trocadéro à Paris. À la mort, son corps, embaumé, fut exposé au public (reçut la visite du Président du Conseil Édouard Herriot et du Président de la République Gaston Doumergue le 17 octobre 1924) et il bénéficia d'obsèques quasi-nationales à Paris.

    Anatole France, également membre de l'Académie française, a marqué son temps avec ses œuvres littéraires, principalement des romans, mais aussi de la poésie et du théâtre ; il était aussi critique littéraire et journaliste (il a travaillé pour "Temps", "L'Union", "L'Humanité" et "Le Figaro"), et aussi collectionneur d'art. Il faut rappeler que la France est le pays qui compte le plus de Prix Nobel de Littérature (le dernier Français en date est la Française Annie Ernaux).

    Le bien nommé écrivain de langue française Anatole France m'a toujours fasciné, ne serait-ce que parce qu'on avait baptisé de son nom l'avenue la plus large de mon quartier quand j'étais enfant. Je la traversais souvent. Quand vous êtes petit et que vous comprenez peu les choses des grandes personnes, l'univers des noms de rue qui vous entourent est essentiel dans votre éveil intellectuel. Évoluer aux côtés d'Anatole France, Verlaine, Coriolis, Hoche, Gambetta, Charlemagne, Thiers, La Fayette, les Goncourt, etc., ça peut vous donner des envies de vous cultiver, même à 7-8 ans. Il faut dire que la plupart des noms de rues honorent des personnalités de la Troisième République, et Anatole France fut un de ces grands maîtres de la République-là.

    France n'était pas vraiment un patronyme. Son père s'appelait Noël Thibault (1805-1890), analphabète à 20 ans mais ensuite, propriétaire d'une librairie parisienne (appelée France-Thibault puis France) que fréquentaient de nombreux érudits, écrivains, journalistes, etc. notamment les frères Goncourt, parce qu'elle proposait des documents historiques de la période révolutionnaire.

    À l'origine, Anatole France aurait dû reprendre l'affaire paternelle et faire une belle carrière de libraire. Son père ne croyait pas du tout en l'avenir de ses premiers écrits. Ses premiers métiers furent néanmoins libraire et bibliothécaire et il a commencé dans la littérature en rédigeant des poèmes par amour pour une femme inaccessible (une jeune et belle actrice).

    Sa notoriété littéraire a débuté avec son roman "Le Crime de Sylvestre Bonnard" en 1881 (il a eu un prix de l'Académie française pour l'occasion). L'encyclopédie
    Wikipédia explique doctement que cette « œuvre [fut] remarquée pour son style optimiste et parfois féerique, tranchant avec le naturalisme qui [régnait] alors ». Il fut alors un écrivain prolifique (le site de l'Académie française a inventorié plus de 90 livres publiés entre 1859 et 1922 !), riche, très influent car devenu également critique littéraire, aux idées politiques plus ou moins vagues, plus ou moins conservatrices, d'abord opposé au général Boulanger, puis séduit par lui puis enfin déçu par lui.
     

     
     


    Pourrait-on même dire qu'il était l'équivalent de Jean-Paul Sartre ? C'est difficile de faire des comparaisons hors contexte, qui sont toujours foireuses, mais Anatole France n'était pas seulement un grand écrivain, il était un homme engagé, surtout, une conscience républicaine, comme la Troisième République savait en sécréter et savait les aimer et les honorer. Il était certes contemporain de Victor Hugo (inégalable écrivain du XIXe siècle), mais sans lui les quasiment trente dernières années de sa vie (Victor Hugo est mort en 1885). Ainsi, Anatole France a été membre de la Ligue des droits de l'homme, premier président du PEN Club français de 1921 à 1924 (son successeur est un autre écrivain emblématique de la Troisième République, Paul Valéry), une société savante international qui, depuis la fin de la guerre, promeut la liberté d'expression et les intérêts des écrivains, éditeurs, traducteurs, journalistes (élargi à blogueurs de nos jours), etc. (PEN signifie Poètes Essayistes Nouvellistes).

    Il a rejoint Émile Zola durant
    l'Affaire Dreyfus (il a déposé devant le tribunal le 19 février 1898 comme témoin de moralité d'Émile Zola, a rendu sa Légion d'honneur lorsqu'on a retiré à Émile Zola la sienne, etc.), a dénoncé le génocide arménien, et, plus généralement, a soutenu de nombreuses causes politiques au fil de son existence (il s'est rapproché de Jean Jaurès, a promu la laïcité, les droits syndicaux, s'est opposé à la politique coloniale, etc.).

    Comme signalé au début, Anatole France a été élu à l'Académie française le 23 janvier 1896 au fauteuil 38. Il a succédé à Ferdinand de Lesseps qui venait de mourir le 7 décembre 1894, mais aussi à Adolphe Thiers et Henri Martin. Il a été reçu sous la Coupole le 24 décembre 1896 par le pédagogue Octave Gréard, futur vice-recteur de Paris. Son successeur direct fut Paul Valéry, puis Henri Mondor, et l'avant-dernier,
    François Jacob. Il a rendu un hommage remarqué à Émile Zola et à Ernest Renan.

    Longtemps parmi les "candidats" potentiels aux Nobels (cité en 1904, 1909, 1910, 1911, 1912, 1913, 1915 et 1916), Anatole France fut désigné Prix Nobel de Littérature en 1921 « en reconnaissance de ses brillantes œuvres littéraires, caractérisées par une noblesse de style, une profonde sympathie humaine, de la grâce et un véritable tempérament gaulois ».


    Parmi les adjectifs qui peuvent le mieux qualifier Anatole France, il y a bien sûr indépendant, intellectuellement indépendant. Lorsqu'il l'a reçu à l'Académie française le 24 décembre 1896, Octave Gréard lui a déclaré entre autres : « L’œuvre de la raison humaine, quelques fins qu’elle poursuive, est pour vous inviolable. Vous n’y souffrez ni limites ni entraves. Que si certaines philosophies ne peuvent entrer dans l’ordre des faits que sous une forme dangereuse pour la société, il faut les châtier, dès qu’elles se traduisent en actes : la vie doit s’appuyer sur une morale simple et précise. Mais les droits de la pensée n’en demeurent pas moins intangibles. La pensée porte en elle-même sa légitimité. Ne disons jamais qu’elle est immorale. Elle plane au-dessus de toutes les morales. L’homme ne serait pas l’homme, s’il ne pensait librement. Cette indépendance sans réserve que vous revendiquez pour tous, vous la pratiquez pour vous. À vingt ans, vous vous plaigniez naïvement de n’avoir pas trouvé une explication du monde, en une matinée, sous les platanes du Luxembourg. Et la joie vous transporte, quand, quelques années après, à la lumière des idées de Darwin, vous croyez avoir surpris le plan divin. Ce n’était qu’une étape vers la religion d’Épicure, où votre esprit a trouvé l’apaisement, sinon le repos. Le monde n’est qu’un assemblage de phénomènes, la vie un perpétuel écoulement. Mesurée, discrète, sans aucun sacrifice de sincérité, mais toujours élevée dans l’expression, partout où vous la prenez directement à votre compte, l’apologie de la doctrine, lorsque vous la confiez à l’abbé Jérôme Coignard, se donne carrière sans ménagement ni scrupule. ».
     

     
     


    Dans les faits, Anatole France a eu une sorte de consécration inversée : le 31 mai 1922, l'ensemble de son œuvre a été frappée d'une condamnation papale. De même, le mouvement surréaliste a beaucoup critiqué l'œuvre d'Anatole France, en particulier Louis Aragon : « Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé. ». Selon l'agrégé de lettres classiques Claude Aziza : « La réputation de France devient ainsi celle d’un écrivain officiel au style classique et superficiel, auteur raisonnable et conciliant, complaisant et satisfait, voire niais, toutes qualités médiocres que semble incarner le personnage de M. Bergeret. Mais nombre de spécialistes de l’œuvre de France considèrent que ces jugements sont excessifs et injustes, ou qu’ils sont même le fruit de l’ignorance, car ils en négligent les éléments magiques, déraisonnables, bouffons, noirs ou païens. Pour eux, l’œuvre de France a souffert et souffre encore d’une image fallacieuse. D'ailleurs M. Bergeret est tout le contraire d'un conformiste. On lui reproche toujours de ne rien faire comme tout le monde, il soumet tout à l'esprit d'examen, s'oppose fermement, malgré sa timidité, aux notables de province au milieu desquels il vit, il est l'un des deux seuls dreyfusistes de sa petite ville… » (Wikipédia). M. Bergeret est le personnage central de "Monsieur Bergeret à Paris" (sorti en 1901).

    Dans son hommage à Anatole France, Paul Valéry a jugé son œuvre littéraire ainsi : « C’est qu’il y avait en lui une souplesse et une diversité essentielles. Il y avait du spirituel et du sensuel, du détachement et du désir, une grande et ardente curiosité traversée de profonds dégoûts, une certaine complaisance dans la paresse ; mais paresse songeuse, paresse aux immenses lectures et qui se distingue mal de l’étude, paresse tout apparente, pareille au repos d’une liqueur trop enrichie de substance et qui, dans ce calme, se fait mère de cristaux aux formes parfaites. Tant de connaissances accumulées, tant d’idées qu’il avait acquises n’étaient pas quelquefois sans lui nuire extérieurement. Il étonnait, il scandalisait sans effort des personnes moins variées. Il concevait une quantité de doctrines qui se réfutaient l’une dans l’autre dans son esprit. Il ne se fixait que dans les choses qu’il trouvait belles ou délicieuses, et il ne retenait en soi que des certitudes d’artiste. Ses habitudes, ses pensées, ses opinions, la politique enfin qu’il a suivie se composaient dans une harmonie assez complexe qui n’a pas laissé d’émerveiller ou d’embarrasser quelques-uns. Mais qu’est-ce qu’un esprit de qui les pensées ne s’opposent aux pensées, et qui ne place son pouvoir de penser au-dessus de toute pensée ? Un esprit qui ne se déjoue, et ne s’évade vivement de ses jugements à peine formés, et ne les déconcerte de ses traits, mérite-t-il le nom d’esprit ? Tout homme qui vaut quelque chose dans l’ordre de la compréhension, ne vaut que par un trésor de sentiments contradictoires, ou que nous croyons contradictoires. Nous exprimons si grossièrement ce qui nous apparaît des autres humains qu’à peine nous semblent-ils plus divers et plus libres que nous-mêmes, aussitôt, nos paroles qui essayent de les décrire, se contrarient et nous attribuons à des êtres vivants, une monstrueuse nature que nos faibles expressions viennent de nous construire. Admirons au contraire cette grande capacité de contrastes. Il faut considérer avec une attention curieuse, cette nature d’oisif, ce liseur infini, produire une œuvre considérable ; ce tempérament assez voluptueux s’astreindre à l’ennui d’une tâche constante ; cet hésitant, qui s’avance comme à tâtons dans la vie, procéder de sa modestie première, s’élever au sommet par des mouvements indécis ; ce balbutiant, en venir à déclarer même violemment les choses les plus hardies ; cet homme d’esprit, et d’un esprit si nuancé, s’accommoder d’être simplifié par la gloire et de revêtir dans l’opinion des couleurs assez crues ; ce modéré et ce tempéré par excellence, prendre parti, avec une si grande et étonnante vigueur dans les dissensions de son temps ; cet amateur si délicat faire figure d’ami du peuple, et davantage, l’être de cœur et tout à fait sincèrement. ».


    Et d'ajouter : « Sceptique et satirique devait être un esprit que distinguait son extrême avidité de tout connaître. Son immense culture lui fournissait abondamment les moyens de désenchanter. Il rendait aisément mythique et barbare toute forme sociale. Nos usages les plus respectables, nos convictions les plus sacrées, nos ornements les plus dignes, tout était invité, par l’esprit érudit et ingénieux, à se placer dans une collection ethnographique, à se ranger avec les taboos, les talismans, les amulettes des tribus ; parmi les oripeaux et les dépouilles des civilisations déjà surmontées et tombées au pouvoir de la curiosité. Ce sont des armes invincibles que l’esprit de satire trouve dans les collections et les vestiges. Il n’est de doctrine, d’institution, de sociétés ni de régimes sur qui ne pèse une somme de gênants souvenirs, de fautes incontestables, d’erreurs, de variations embarrassantes, et parfois des commencements injustes ou des origines peu glorieuses que n’aiment point les grandeurs et les prétentions ultérieures. Les lois, les mœurs, les institutions sont l’ordinaire et délectable proie des critiques du genre humain. Ce n’est qu’un jeu que de tourmenter ces entités considérables et imparfaites que poursuit d’âge en âge la tradition de les harceler. Il est doux, il est facile, périlleux quelquefois, de les obséder d’ironies. Le plaisir de ne rien respecter est le plus enivrant pour certaines âmes. Un écrivain qui le dispense aux amateurs de son esprit les associe et les ravit à sa lucidité impitoyable, et il les rend avec délices semblables à des dieux, méprisant le bien et le mal. ».
     

     
     


    Je propose ici quelques extraits de l'œuvre d'Anatole France.

    Sur la vie humaine : « Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu'il faut lui donner pour témoins et pour juges l'Ironie et la Pitié. L'Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères; l'une, en souriant, nous rend la vie aimable, l'autre, qui pleure, nous la rend sacrée. L'Ironie que j'invoque n'est point cruelle. Elle ne raille ni l'amour ni la beauté. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c'est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sots que nous pourrions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr. ».

    Sur la pensée par soi-même : « À mesure qu'on avance dans la vie, on s'aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. ».

    Sur la curiosité : « Pour digérer le savoir, il faut l’avoir avalé avec appétit. ».

    Sur l'enseignement : « Tout l'art d'enseigner se résume à éveiller la curiosité naturelle des jeunes esprits pour la satisfaire ensuite. ».

    Sur l'action politique : « Il est dans la nature humaine de penser sagement et d'agir d'une façon absurde. ».

    Sur la guerre : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. ».

    Clivage : « J'ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l'indifférence. ».

    Dans "Jocaste et le Chat maigre" (1879) : « Il n'aimait pas ces courses au vent et à la pluie. Pour s'en dispenser, il se faisait admettre par ses grimaces à l'infirmerie, où il se pelotonnait sous ses couvertures comme un boa dans une vitrine de muséum. ».

    Dans "La Rôtisserie de la reine Pétauque" (1892), des prémices véganes : « Un honnête homme ne peut sans dégoût manger la chair des animaux et les peuples ne peuvent se dire polis tant qu'ils auront dans leurs villes des abattoirs et des boucheries. Mais nous saurons un jour nous débarrasser de ces industries barbares. ».

    Dans "Le Jardin d'Épicure" (1894) : « Nous appelons dangereux ceux qui ont l'esprit fait autrement que le nôtre et immoraux ceux qui n'ont point notre morale. Nous appelons sceptiques ceux qui n'ont point nos propres illusions, sans même nous inquiéter s'ils en ont d'autres. ». Et aussi : « L'espèce humaine n'est pas susceptible d'un progrès indéfini. Il a fallu pour qu'elle se développât que la terre fût dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps où notre planète ne convenait pas à l'homme : elle était trop chaude et trop humide. Il viendra un temps où elle ne lui conviendra plus : elle sera trop froide et trop sèche. Quand le soleil s'éteindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi dénués et stupides qu'étaient les premiers. Ils auront oublié tous les arts et toutes les sciences, ils s'étendront misérablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacées des villes où maintenant on pense, on aime, on souffre, on espère. ».

    Dans "Crainquebille" (1904), apologie pour le président Bourriche : « Ce dont il faut louer le président Bourriche, lui dit-il, c’est d’avoir su se défendre des vaines curiosités de l’esprit et se garder de cet orgueil intellectuel qui veut tout connaître. En opposant l’une à l’autre les dépositions contradictoires de l’agent Matra et du docteur David Matthieu, le juge serait entré dans une voie où l’on ne rencontre que le doute et l’incertitude. La méthode qui consiste à examiner les faits selon les règles de la critique est inconciliable avec la bonne administration de la justice. Si le magistrat avait l’imprudence de suivre cette méthode, ses jugements dépendraient de sa sagacité personnelle, qui le plus souvent est petite, et de l’infirmité humaine, qui est constante. Quelle en serait l’autorité ? On ne peut nier que la méthode historique est tout à fait impropre à lui procurer les certitudes dont il a besoin. ».

    Dans "L'Île des pingouins" (1908) : « Sans doute les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre sont parfois très fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l'emporter sur nos passions, nos préjugés, nos intérêts, ni pour vaincre cette légèreté d'esprit commune à tous les hommes graves. En sorte que nous présentons constamment les faits d'une manière intéressée ou frivole. ». Compétence politique : « Il a déjà trahi son parti pour un plat de riz. C’est l’homme qu’il nous faut ! » (On dirait de nos jours "pour un plat de lentilles", cf
    Olivier Faure vendu à Jean-Luc Mélenchon).

    Dans "Les Dieux ont soif" (1912), sur le vivre ensemble : « La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On doit aimer la vertu ; mais il est bon de savoir que c'est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que nous appelons la morale est une entreprise désespérée de nos semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même et plus j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. ».


    Dans "La Révolte des anges" (1914) : « Il faut aimer qui nous aime. La souffrance nous aime et s'attache à nous. Il faut l'aimer si l'on veut supporter la vie ; et c'est la force et la bonté du christianisme de l'avoir compris... Hélas! je n'ai pas la foi, et c'est ce qui me désespère. ».

    Et je conclus par l'amour de la langue. Dans "Les Matinées de la Villa Saïd" (sorti en 1921 chez Grasset), Anatole France a déclaré son amour au français (un tantinet sexiste !) : « La langue française est une femme. Et cette femme est si belle, si fière, si modeste, si hardie, touchante, voluptueuse, chaste, noble, familière, folle, sage, qu'on l'aime de toute son âme, et qu'on n'est jamais tenté de lui être infidèle. ». Anatole a aussi écrit : « Un dictionnaire, c'est l'univers par ordre alphabétique. ». Qu'il puisse faire des émules, qu'on puisse toujours chérir la langue française et surtout la respecter sans trop l'estropier !



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    Sylvain Rakotoarison (12 octobre 2024)
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    Pour aller plus loin :
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