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  • Joséphine Baker et son amour pour la France (libre)

    « C'est la France qui a fait de moi ce que je suis. Je lui garderai une reconnaissance éternelle. » (Joséphine Baker).



     

     
     


    Cette petite phrase de reconnaissance, somme toute, elle est réciproque ; la France aussi est ce qu'elle est, grâce à Joséphine Baker qui est morte il y a cinquante ans, le 12 avril 1975 à Paris, à l'âge de 68 ans (née le 3 juin 1906 dans le Missouri). Elle est morte à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière d'un AVC qu'elle a eu deux jours auparavant, quelques heures après son dernier concert à Bobino, la célèbre salle parisienne « au cœur de ce quartier de la Gaîté dont le nom lui allait si bien ». L'émotion a été forte. Elle a reçu les honneurs militaires le 15 avril 1975. Ses obsèques furent célébrées d'abord à l'église de la Madeleine à Paris le 15 avril 1975 (« Des milliers de Parisiennes et de Parisiens remontaient la rue Royale pour accompagner son cercueil, déjà drapé de bleu-blanc-rouge, vers cette église de la Madeleine où la France enterre ses artistes. »), puis à l'église Saint-Charles de Monte-Carlo le 19 avril 1975 avant d'être inhumée au cimetière de Monaco.

    Le 12 octobre 1936, dans "La Jumelle noire", la succulente Colette décrivait l'artiste élégante et éclatante : « Les voiles tombent, Joséphine Baker enjambe, comme une margelle, les étoffes qui la quittent, et d'un seul pas assuré, elle entre dans la nudité et dans la gravité. Le dur travail des répétitions d’ensemble semble l’avoir un peu amincie, sans décharner son ossature délicate. Les genoux ovales, les chevilles affleurent la peau brune et claire, d’un grain égal, dont Paris s’est épris. Quelques années, et l’entraînement, ont parfait une musculature longue, discrète, ont respecté la convexité admirable des cuisses. Joséphine a l’omoplate effacée, l’épaule légère, mobile, un ventre de jeune fille, à nombril haut. (…) Grands yeux fixes, armés de cils durs et bleus, pommettes pourpres, sucre éblouissant et mouillé de la denture entre les lèvres d’un violet sombre, la tête se refuse à tout langage, ne répond rien à la quadruple étreinte sous laquelle le corps docile semble fondre... Paris ira voir, sur la scène des Folies, Joséphine Baker, nue, enseigner aux danseuses nues la pudeur. ».
     

     
     


    S'il fallait résumer Joséphine Baker par un seul mot, ce serait le mot liberté ! Elle est allée en France, elle a choisi la France pour avoir sa liberté qu'elle ne ressentait pas aux États-Unis, son pays natal. C'est, par anticipation, la réponse au discours dément de J. D. Vance, Vice-Président des États-Unis, le 14 février 2025 à Munich pour donner à l'Europe et à la France des leçons de liberté. Joséphine Baker, Américaine, est justement devenue Française pour être libre ! La France n'a pas de leçon à recevoir d'un pays qui a maintenu très longtemps la discrimination sur le critère stupide de couleur de la peau.

    Joséphine Baker avait aussi un amour gigantesque pour la France parce qu'elle s'y est trouvée à l'aise, capable d'être reconnue pour ce qu'elle était, pour ce qu'elle faisait, sans a priori, sans préjugé. Elle s'est coulée dans le fameux creuset républicain de la Troisième République. Elle est arrivée en France en 1925, soit il y a un siècle, et les Parisiens l'ont adorée. Elle a acquis la nationalité française le 30 novembre 1937, peu avant la guerre.

    France et liberté, cela donne... France libre, bien sûr. Faudrait-il être étonné de retrouver Joséphine Baker s'engageant dans Résistance française sous l'Occupation. En juin 1940, elle avait 34 ans et n'a pas hésité à s'engager et à devenir lieutenant de l'armée des ombres. Cet engagement n'était pas étonnant, elle l'avait déjà anticipé lorsqu'elle est devenue française : « Les Français m’ont tout donné. Je suis prête à leur offrir aujourd’hui ma vie. ». C'est cela, le patriotisme : pas seulement faire son service militaire mais s'engager dans l'armée française et utiliser tout son poids, tout son talent, toute sa notoriété au service de sa Nation.

    Ses décorations plaident pour elle : Médaille commémorative des services volontaires dans la France libre, Médaille commémorative française de la guerre 1939-1945, Croix de guerre 1939-1945 avec palme de bronze (attribuée en 1961), et Chevalière de l'ordre de la Légion d'honneur (décoration attribuée le 18 août 1961). « Surtout, l’insigne qu’elle préférera entre tous, une petite croix de Lorraine en or reçue des mains-même du Général De Gaulle en 1943 et qu’elle finit pourtant par vendre pour reverser l’argent aux œuvres de la Résistance. ». Naturellement, la Médaille de la Résistance française avec rosette lui a fait aussi très plaisir, elle lui a été attribuée en 1946.
     

     
     


    À cette occasion, le Général De Gaulle lui a adressé une lettre très chaleureuse datée du 14 octobre 1946 (il n'est plus au pouvoir) : « Chère mademoiselle Joséphine Baker, C'est en toute connaissance de cause et de tout cœur que je vous adresse mes sincères félicitations pour la haute distinction de la Résistance française qui vous a été attribuée. J'ai su et beaucoup apprécié naguère les grands services que vous avez rendus dans les moments les plus difficiles. Je n'ai été, par la suite, que plus touché de l'enthousiasme et de la générosité avec lesquels vous avez mis votre magnifique talent à la disposition de notre cause et de ceux qui la servaient. ». Le grand homme savait reconnaître les grandes dames.

    La chanteuse et danseuse est toujours restée gaulliste, admirative devant l'engagement du général résistant. Par sa grande notoriété internationale, et sa popularité, elle a pu, pendant la guerre, ouvrir bien des portes peu accessibles pour le renseignement. Elle resta une fervente soutien à De Gaulle toute sa vie, jusqu'à être présente à la tête du cortège de la grande manifestation de soutien au Général le 30 mai 1968 aux Champs-Élysées.

    Au-delà de De Gaulle, c'est toute la Nation française qui a été reconnaissante de l'engagement de Joséphine Baker, artiste mais aussi résistante, combattante et pas seulement en paroles, aussi en actes, à l'épreuve de vérité de la guerre, à l'épreuve du courage et de la fidélité aux valeurs. Elle a risqué sa vie pour la liberté et la paix de ses compatriotes français.

    Et le meilleur moyen d'être reconnaissant, dans notre République mémorielle, c'est l'entrée au Panthéon. Comme deux autres femmes, Geneviève Anthonioz-De Gaulle et Germaine Tillion (et bientôt Robert Badinter), cette entrée a eu lieu de manière théorique, c'est-à-dire en laissant sa dépouille là où elle était, à savoir à Monaco qui, par sa princesse Grace Kelly, a accueilli l'officière chanteuse lorsque, surendettée, elle fut chassée (expulsée) de son château en 1969 pour des raisons financières.
     

     
     


    Wikipédia raconte assez bien les enjeux de cette arrivée au Panthéon le 30 novembre 2021 : « La panthéonisation d'une descendante d'esclaves noirs américains et d'autochtones d'Amérique suscite une quasi-unanimité en France. Pour "Le Figaro", cet engouement s'explique par l'universalisme républicain dont l'artiste, récipiendaire de la Croix de guerre, est considérée être une figure exemplaire, a contrario d'un "fort courant venu d'Amérique" qui cherche à "assigner chacun à sa race, son sexe". Pour Chloé Leprince, sur France Culture, "dire que sa consécration dans la cathédrale républicaine du Panthéon fait consensus, c’est dire qu’elle fut à la fois celle qu’on assigna dans une posture fondamentalement façonnée par un regard raciste ; et aussi, celle qui s’est imposée en déjouant l’imagerie du bon sauvage, pour en faire son tremplin… et triompher". ».

    Car c'est là la caractéristique majeure de Joséphine Baker, en plus de son talent artistique : elle ne s'est jamais prêtée à des jeux identitaires, elle ne s'est jamais considérée comme une personne "de couleur", n'estimant pas que la couleur de la peau était un élément fondamental chez une personne, a fortiori quand elle est artiste. C'est ce qui explique qu'elle se sentait si bien dans la France républicaine qui rejette en principe tous les communautarismes en faisant la promotion d'un modèle universaliste et humaniste : « J'ai pris les coups, mais je les ai pris avec le menton levé, dans la dignité, parce que j'aime et respecte si profondément l'humanité. ».





    L'Élysée expliquait ainsi dans un communiqué en 2021 : « Joséphine Baker portait une certaine idée de l’Homme, militait pour la liberté de chacun. Sa cause était l'universalisme, l’unité du genre humain, l'égalité de tous, avant l'identité de chacun. C’est tout cela, Joséphine. Un combat pour la France libre. Sans calcul. Sans quête de gloire. Dévouée à nos idéaux. ».
     

     
     


    Cela a été le principal message du discours du Président de la République Emmanuel Macron lors de l'hommage solennel de la Nation à Joséphine Baker lors de sa panthéonisation le 30 novembre 2021 : de De Gaulle à Emmanuel Macron, Joséphine Baker a eu beaucoup d'admirateurs, parfois posthumes, au plus haut sommet de l'État.

    Comme toujours, Emmanuel Macron n'a pas caché sa joie de s'exprimer sur Joséphine Baker : « Fulgurante de beauté et de lucidité dans un siècle d’égarements, elle fit, à chaque tournant de l’Histoire, les justes choix, distinguant toujours les Lumières des ténèbres. Et pourtant, rien, rien n’était écrit. ».
     

     
     


    Après avoir retracé les débuts de sa vie d'Américaine, petite fille battue aux conditions de vie très précaires, le Président de la République a raconté l'artiste en France dans une stratégie d'acceptation de ce qu'on lui demandait de faire pour mieux oser l'audace personnelle : « En gonflant les joues et en écartant les genoux (…), le comique détourne bientôt le sensuel. Lui demande-t-on de danser nue vêtue d’une simple ceinture de bananes dorées ? Elle y consent, mais écorne l’érotisme à coup de grimaces, de gestes saccadés, balaie les clichés d’un revers de hanche et raille l’imagier nègre par ses roulements d’yeux moqueurs. Les stéréotypes, Joséphine Baker les endosse. Mais elle les bouscule, les égratigne, les tourne en burlesque sublime. Esprit des Lumières ridiculisant les préjugés colonialistes sur des notes de Sidney Bechet. Le triomphe est immédiat. (…) En quelques années seulement, Joséphine Baker forge sa légende. Elle épouse la scène, impose sa liberté, entre dans l’imaginaire et dans l’intimité des Français. Par son insouciance jamais inconsciente, son courage toujours gai, cette légèreté ourlée de tristesse qu’arborent ceux qui ont déjà vécu, l’Américaine réfugiée à Paris, devient l’incarnation de l’esprit français et le symbole d’une époque. ».

    L'une des plus belles journées de Joséphine Baker fut sa prise de parole aux côtés de Martin Luther King lors de la Marche sur Washington, le 27 août 1963, habillée de son uniforme d'officière de l'armée de l'air française et de toutes ses décorations dont elle était fière. Le fossé social, politique, culturel, intellectuel, est énorme avec cette autre femme, sans culture et sans respect, qui s'est victimisée odieusement, parce que condamnée très lourdement pour avoir détourné massivement des fonds publics, argent de ses contemporains, et qui prétendait le 6 avril 2025 récupérer, en le souillant, le combat des droits civiques de Martin Luther King.
     

     
     


    Le chef de l'État l'a martelé, le combat de Joséphine Baker n'avait rien d'identitaire : « Sa cause était l’universalisme, l’unité du genre humain. L’Égalité de tous avant l’Identité de chacun. L’Hospitalité pour toutes les différences réunies par une même volonté, une même dignité. L’Émancipation contre l’Assignation. (…) Et que nul aujourd’hui ne fasse mentir ou ne détourne son combat universel ! Ce n’était pas un combat pour s’affirmer comme noire avant de se définir comme Américaine ou Française ; ce n’était pas un combat pour dire l’irréductibilité de la cause noire, non. Mais bien pour être citoyenne, libre, digne. Complètement. Résolument. ».

    Et puis, Emmanuel Macron a ensuite salué la présence au cours de cette cérémonie de douze personnes : « Vous êtes là ce soir. Fidèles à ses rêves. ». Il s'était adressé aux enfants adoptifs de Joséphine Baker, de mille horizons : « Akio et Teruya venus du Japon ; Luis de Colombie ; Jari de Finlande ; Jean-Claude, Moïse et Noël de France ; Brian et Marianne d’Algérie ; Koffi de Côte d’Ivoire ; Tara du Venezuela ; et Stellina du Maroc. Oui, ces douze enfants, cette famille permit à Joséphine Baker de prouver aux yeux du monde que les couleurs de peau, les origines, les religions pouvaient non seulement cohabiter mais vivre en harmonie. ».
     

     
     


    Pourquoi panthéoniser cette artiste ? La réponse était assez évidente : « Joséphine Baker entre ici avec tous ces artistes qui l’accompagnent, tous ces artistes qui ont aimé le jazz, la danse, le cubisme, la musique, la liberté de ces années. Elle entre ici avec tous ceux qui, comme elle, ont vu dans la France une terre à vivre, un lieu où l’on cesserait de se rêver ailleurs, une promesse d’émancipation. Elle entre ici avec tous ceux qui ont choisi la France, qui l’ont aimée et l’aiment, charnellement, qui l’ont vue trébucher et ont continué de l’aimer, qui l’ont vue à terre et se sont battus pour la relever. Français par le sang versé, les combats menés, l’amour donné. Elle entre ici pour nous rappeler à tous, pour nous rappeler à nous-mêmes, qui mettons quelquefois tant d’entêtement à vouloir l’oublier, l’insaisissable beauté de notre destin collectif : nous qui sommes une Nation de combat, fraternelle, que l’on désire, que l’on mérite, qui n’est elle-même que lorsqu’elle est grande et sans peur. ».
     

     
     


    Et de terminer en se tournant vers son cénotaphe (dans la crypte XIII) : « Vous entrez dans notre Panthéon parce que, née américaine, il n’y a pas plus française que vous. ».

    Cinquante ans maintenant après sa disparition, Joséphine Baker reste un symbole d'actualité, celui d'une France républicaine soucieuse de ses enfants, réunis autour de ses trois valeurs cardinales, mentionnées sur le fronton de toutes les mairies de France : liberté, égalité et fraternité.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (12 avril 2025)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Osez Joséphine !
    Hommage national à Joséphine Baker par le Président Emmanuel Macron le 30 novembre 2021 au Panthéon (texte intégral et vidéo).
    Joséphine Baker.
    Florence Arthaud.
    Herbert Léonard.
    Jeanne Calment.
    Pierre Bachelet.
    Gérard Lenorman.
    Pierre Dac.
    Marianne Faithfull.
    Marcel Zanini.
    Patricia Kaas.
    Kim Wilde.

     

     
     



    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20250412-josephine-baker.html

    https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/josephine-baker-et-son-amour-pour-259482

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2025/04/12/article-sr-20250412-josephine-baker.html


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  • Robert Badinter au Panthéon : faut-il s'en réjouir ?

    « Les lois de la vie et de la mort comme suspendue, vaincue, abolie. Alors, s’ouvre le temps de la reconnaissance de la Nation. Aussi votre nom devra s’inscrire, aux côtés de ceux qui ont tant fait pour le progrès humain et pour la France et vous attendent, au Panthéon. » (Emmanuel Macron, le 14 février 2024 à Paris).




     

     
     


    Selon une information diffusée ce mardi 8 avril 2025 dans la soirée et confirmée par l'entourage du Président de la République Emmanuel Macron, l'ancien garde des sceaux Robert Badinter, qui est mort l'année dernière, le 9 février 2024, entrera au Panthéon le 9 octobre 2025, qui est la date du quarante-quatrième anniversaire de la promulgation de la loi n°81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort.

    La panthéonisation de Robert Badinter a été envisagée dès son décès et même bien auparavant. La principale personne concernée ne s'était pas opposée, de son vivant, à cette idée, même s'il lui était pénible d'être l'objet d'honneurs publics. Il avait ainsi refusé toute décoration nationale, que ce soit l'Ordre national du Mérite ou la Légion d'honneur. Il avait été d'ailleurs un moment envisagé une panthéonisation du couple Badinter, avec également sa femme Élisabeth Badinter lors du décès de celle-ci, au même titre que l'époux de Simone Veil, Antoine Veil, a été transféré à ses côtés au Panthéon (mais je trouvais cette planification un peu morbide).

     

     
     


    Finalement, il a été conclu que Robert Badinter ira au Panthéon... sans ses cendres qui resteront inhumées là où elles se trouvent actuellement. Cela avait déjà été le cas pour Geneviève Anthonioz-De Gaulle et Germaine Tillion.

    Lors d'un hommage national à l'avocat de François Mitterrand, le 14 février 2024, Emmanuel Macron avait annoncé sa panthéonisation probable, mettant Robert Badinter aux rangs de ceux qui ont « tant fait pour le progrès humain et pour la France ».

     

     
     


    Le transfert des cendres d'une personnalité, en principe de nationalité française (mais il y a eu des exceptions), est décidée par un décret du Président de la République, sur proposition du Premier Ministre et sur rapport du Ministre de la Culture.

    Je suis toujours gêné par le principe de la panthéonisation qui est l'équivalent républicain et laïque d'une sorte de béatification voire canonisation pour les chrétiens. Il est difficile de sélectionner ceux qui devraient en être et ceux qui ne devraient pas en être, d'autant plus que cela dépend beaucoup du moment, de l'évolution de la société et aussi de la connaissance qu'on peut avoir des personnes (ainsi, l'abbé Pierre avait été souvent cité pour faire partie des prochains panthéonisés ; on se rassure qu'il ne le soit finalement pas !). On a aussi panthéonisé des maîtres de cérémonie de panthéonisation, par exemple, André Malraux pour Jean Moulin.

    Heureusement, dans un éclair à la fois de lucidité et d'extrême orgueil, beaucoup de grands personnages de l'État ont refusé de leur vivant ce genre d'hommage, le premier d'entre eux étant De Gaulle lui-même qui craignait de ne pas pouvoir se reposer en paix. Devenir comme une œuvre d'art dans un musée, visitée par des milliers de touristes, n'est pas forcément du goût de tous les macchabées qui aspirent plutôt à la tranquillité.

     

     
     


    L'idée de panthéoniser Robert Badinter a pourtant un véritable sens, celui d'avoir su, au-delà des oppositions feutrées ou même féroces (il suffit de voir les réactions ces prochains jours sur cette information ; Robert Badinter bénéficie encore d'un haut niveau de haine qui montre à quel point il fallait du courage pour aller jusqu'au bout de son projet), ...d'avoir su mener à bien l'abolition de la peine de mort qui n'est pas une question de politique pénale, ni de politique tout court, mais une question de société, de philosophie : la justice, au nom du peuple français, avait-elle le droit de supprimer des vies ? C'est un choix de société. La réponse depuis le 9 octobre 1981 est non, et le Président Jacques Chirac, qui, lorsqu'il était député, avait voté cette abolition de la peine de mort (comme d'autres personnalités de l'opposition, entre autres Philippe Séguin), a même renforcé le dispositif en rendant constitutionnelle cette abolition, ce qui reste une garantie pour tous les justiciables en France.
     

     
     


    Ainsi, on peut voir une analogie entre Simone Veil, qui a mené à bien la loi sur l'IVG en 1974-1975, et Robert Badinter la loi sur l'abolition de la peine de mort en 1981. Aucun des deux n'avait vraiment prévu la chose dans leur existence. Jean Lecanuet aurait dû le faire pour l'IVG et Maurice Faure pour la peine de mort. Les deux lois ont été, par la suite, intégrées dans la Constitution. Enfin, dernière analogie qui n'est pas sans intérêt, les deux ont connu l'atrocité des camps d'extermination (elle comme déportée ; lui, qui a failli être déporté, touché de plein fouet), y perdant chacun une partie de leur famille, ce qui en a fait des êtres toujours associés à une certaine gravité historique (les parents de Robert Badinter étaient tous les deux d'origine moldave et ont obtenu la nationalité française quelques semaines avant sa naissance).

    Ministre de la Justice de 1981 à 1986, Président du Conseil Constitutionnel de 1986 à 1995, sénateur des Hauts-de-Seine de 1995 à 2011, Robert Badinter a incarné pendant sa vie publique une certaine idée de faire de la politique, celle de l'intellectuel, celle du moraliste, mais certainement pas celle de l'ambitieux. Il a pris les chemins détournés de la politique pour suivre, paradoxalement, son ambitieux ami François Mitterrand pour qui il voua une fidélité mise parfois à rude épreuve. La République a de quoi s'enorgueillir d'avoir eu parmi ses serviteurs un homme tel que Robert Badinter. C'est parce qu'ils sont rares qu'il faut savoir les honorer et en faire des exemples républicains (sans qu'ils en soient pour autant des modèles).



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (09 avril 2025)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Robert Badinter au Panthéon : faut-il s'en réjouir ?
    Élisabeth Badinter.
    Robert Badinter transformé en icône de la République.
    Hommage national à Robert Badinter le 14 février 2024 à Paris (texte intégral et vidéo).

    Robert Badinter, un intellectuel errant en politique.
    Le procureur Badinter accuse le criminel Poutine !
    L'anti-politique.
    7 pistes de réflexion sur la peine de mort.
    Une conscience nationale.
    L’affaire Patrick Henry.
    Robert Badinter et la burqa.
    L’abolition de la peine de mort.
    La peine de mort.
    François Mitterrand.
    François Mitterrand et l’Algérie.
    Roland Dumas.


     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20250408-robert-badinter.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/robert-badinter-au-pantheon-faut-260398

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2025/04/09/article-sr-20250408-robert-badinter.html


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  • Jean Jaurès, le Panthéon et le wokisme

    « Ceux qui discutaient ses idées et qui savaient sa force sentaient aussi ce que, dans nos controverses, ils devaient à ce grand foyer de lumière. Ses adversaires sont atteints comme ses amis et s'inclinent avec tristesse devant notre tribune en deuil. Mais, que dis-je, y a-t-il encore des adversaires ? Non, il n'y a plus que des Français... des Français qui, depuis quarante-quatre ans, ont fait à la cause de la paix tous les sacrifices, et qui, aujourd'hui sont prêts à tous les sacrifices pour la plus sainte des causes : le salut de la civilisation, liberté de la France et de l'Europe. Du cercueil de l'homme qui a péri martyr, de ses idées sort une pensée d'union ! De ses lèvres glacées sort un cri d'espérance. Maintenir cette union, réaliser cette espérance, pour la patrie, pour la justice, pour la conscience humaine, n'est-ce pas le plus digne hommage que nous puissions lui rendre ? » (Paul Deschanel, le 4 août 1914 au perchoir de l'Assemblée Nationale).




     

     
     


    Il y a cent ans, le dimanche 23 novembre 1924, les cendres de Jean Jaurès ont été transférées au Panthéon (depuis sa tombe au grand cimetière d'Albi) à l'occasion d'une grande cérémonie à vocation républicaine mais aussi politique. Jaurès, comme Gambetta, Clemenceau, De Gaulle, Foch et Leclerc, fait partie des très rares personnalités de la République française à généralement ne pas avoir son prénom collé à son nom, tellement ils font partie du paysage politique et historique.

    Pour l'occasion, la ville de Carmaux (dans le Tarn), dont Jaurès était l'élu (il voulait représenter les mineurs de Carmaux), a proposé à ses administrés un voyage organisé à Paris du 22 au 24 novembre 2024 pour revivre les moments Jaurès, à l'ancienne gare d'Orsay, au café du Croissant, au Palais-Bourbon, au Palais du Luxembourg, et bien sûr, au Panthéon.

     

     
     


    Le leader du socialisme à la française, fondateur du journal "L'Humanité", est mort assassiné un peu plus de dix ans auparavant, le 31 juillet 1914, sous les balles d'un assassin d'extrême droite, alors qu'il prenait un repas dans un restaurant parisien. La mort du pacifiste coïncide aussi avec le début de la Première Guerre mondiale, déclarée le 3 août 1914 à la France par l'Allemagne à la suite d'un déchaînement d'événements provoqués par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche, l'héritier de l'empire austro-hongrois (et sa femme), le 28 juin 1914 à Sarajevo par un nationaliste serbe (l'Autriche-Hongrie avait déjà déclaré la guerre à la Serbie le 28 juillet 1914).

    Pour les socialistes, l'assassinat de Jaurès et le début de la guerre ont définitivement coupé leur élan pacifiste et plongé la classe politique française dans l'Union nationale face à l'ennemi. C'est bien beau d'être pacifiste, mais si on vous déclare la guerre, il faut bien répondre, sinon, on est envahi (c'est l'objet de la résistance ukrainienne face aux troupes de Vladimir Poutine depuis plus de mille jours). C'est d'ailleurs un socialiste, René Viviani, cofondateur de "L'Humanité", qui, devenu Président du Conseil le 13 juin 1914, allait mettre en place et mener l'Union nationale au début de la guerre.

     
     


    Le 4 août 1914, après l'hommage du Président de la Chambre Paul Deschanel (futur Président de la République en 1920) à Jean Jaurès, René Viviani a d'ailleurs lu le fameux message du Président de la République Raymond Poincaré annonçant la guerre : « Aussi attentive que pacifique, [la France] s'était préparée ; et nos ennemis vont rencontrer sur leur chemin nos vaillantes troupes de couverture, qui sont à leurs postes, et à l'abri desquelles s'achèvera métho­diquement la mobilisation de toutes nos forces nationales. Notre belle et courageuse armée, que la France accompagne aujourd'hui de sa pensée maternelle, s'est levée, toute frémissante, pour défendre l'honneur du drapeau et le sol de la patrie. Le Président de la République, interprète de l'unanimité du pays, exprime à nos troupes de terre et de mer l’admiration et la confiance de tous les Français. ».

    Le message très consensuel (voir en début d'article) de Paul Deschanel, alors républicain modéré (aujourd'hui, de centre droit), en hommage à Jean Jaurès (socialiste), qui avait pour ambition de rassembler toute la classe politique derrière le seul impératif, défendre la patrie, en pleine déclaration de guerre, était aussi un premier signe de volonté de consensus des grands hommes de la République au-delà des clivages politiques.
     

     
     


    Et le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon répondait d'abord à un objectif politique très déterminé : la gauche, revenue au pouvoir pour la première fois depuis la fin de la guerre, avec la victoire du Cartel des gauches aux élections législatives des 11 et 25 mai 1924, voulait revenir aux sources en honorant Jean Jaurès afin de montrer que le nouveau gouvernement, dirigé par le président du parti radical Édouard Herriot depuis le 14 juin 1924, n'était pas "bourgeois". Cela permettait de mobiliser les "classes populaires" derrière ce gouvernement, tout en rendant au nom de la République (et pas de la gauche) un hommage solennel à Jean Jaurès (qui, rappelons-le, n'a jamais été au pouvoir au contraire de Georges Clemenceau et Léon Blum).

    Aristide Briand, qui avait visité le Panthéon avec Jaurès, pouvait pourtant témoigner que Jaurès n'aurait jamais voulu être inhumé dans ce temple de la République, mais peut-être l'a-t-il fait savoir avec trop peu d'insistance (au contraire de De Gaulle). Voici ce qu'il disait à Aristide Briand : « Il est certain que je ne serai jamais porté ici. Mais si j’avais le sentiment qu’au lieu de me donner pour sépulture un de nos petits cimetières ensoleillés et fleuris de campagne, on dût porter ici mes cendres, je vous avoue que le reste de ma vie en serait empoisonné. ».

    Beaucoup d'élus de gauche comme Léon Blum et aussi Paul Painlevé, voulaient quand même honorer celui qui était contre l'injustice commise au capitaine Alfred Dreyfus. Un projet de loi a donc été déposé le 9 juillet 1924 pour faire ce transfert au Panthéon et il a été adopté au Sénat et à la Chambre des députés le 31 juillet 1924, au jour symbolique du dixième anniversaire de son assassinat. À cette époque, loin de faire consensus, ce transfert avait été violemment combattu tant par les députés nationalistes de l'Action française que par les communistes qui considéraient que le Cartel des gauches volaient Jaurès alors qu'ils s'en réclamaient aussi (la scission entre communistes et socialistes au congrès de Tours était encore toute fraîche).
     

     
     


    La cérémonie fut organisée minutieusement, de manière très théâtrale, selon la volonté des députés socialistes ; elle fut confiée au metteur en scène Firmin Gémier (que ceux qui y voient un parallèle avec la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques à Paris le 26 juillet 2024 confiée à Thomas Jolly gagnent un bon point !). Ce fut un grand moment de la République au même titre que les funérailles de Victor Hugo. Le cercueil de Jaurès est arrivé à la gare d'Orsay le 22 novembre 1924 accompagné par les mineurs de Carmaux, puis installé dans la salle Casimir Périer du Palais-Bourbon pour la nuit, où veillaient la famille, le gouvernement et quelques autres parlementaires.

    En 1938, Paul Nizan donna de cette veillée une version très négative, dénonçant son insincérité politique : « C'était une intolérable nuit. Dans ce grand alvéole de pierre, Laforgue et ses amis avaient l'impression d'être les complices silencieux de politiques habiles qui avaient adroitement escamoté cette bière héroïque et cette poussière d'homme assassiné, qui devaient être les pièces importantes d'un jeu dont les autres pions étaient sans doute des monuments, des hommes, des conversations, des votes, des promesses, des médailles et des affaires d'argent : ils se sentaient moins que rien parmi tous ces types calculateurs et cordiaux. Heureusement, il venait parfois à travers les murailles et la rumeur étouffée des piétinements et des musiques, comme une rafale de cris, et ils se disaient alors qu'il devait exister dans la nuit une espèce de vaste mer qui se brisait avec de la rage et de la tendresse contre les falaises aveugles de la Chambre ; ils ne distinguaient pas de quels mots ces cris étaient faits, mais ils devinaient quelquefois Jaurès au bout de ces clameurs. ».

    Le lendemain fut grandiose, raconté par un fonctionnaire de la Chambre, Georges Gatulle, cité par le site de l'Assemblée Nationale : « À midi 45, on a fait avancer le pavois destiné à recevoir le corps. Le pavois de 26 m de long, sur 5 m de haut, enveloppé de drap d'argent prolongé par une grande traîne tricolore, et surmonté d'un catafalque noir, sans ornement, a été porté à bras jusqu'au Panthéon par 70 mineurs de Carmaux en costume de travail. La levée du corps a eu lieu à 13h10 ». Environ 120 000 à 150 000 personnes auraient assisté au cortège qui s'est acheminé jusqu'au Panthéon à 14 heurs 30.

     
     


    À l'intérieur du bâtiment, 2 000 invités privilégiés, dont le gouvernement et le Président de la République Gaston Doumergue, ont écouté le discours du Président du Conseil Édouard Herriot qui n'a pas prononcé une seule fois le mot de socialisme et qui a fait de Jaurès avant tout un héraut de la République : « Ce vaste esprit (…) se hausse au-dessus de l'enfer des faits et, même dans le temps où il accorde le plus à l'influence des forces économiques, il ne cesse de proclamer sa croyance au pouvoir de la libre volonté humaine dans sa lutte contre les milieux pour construire la cité d'harmonie où le travail, affranchi de ses servitudes, fleurirait comme une joie (…). Quelles que fussent, au reste, ses opinions et ses doctrines, Jaurès les inscrivit toujours dans le cadre de l'institution républicaine. (…) Il y voit "la forme définitive de la vie française" et "le type vers lequel évoluent lentement toutes les démocraties du monde". Mais, (…) il ne fut pas moins dévoué à la France dont toutes les qualités se retrouvaient dans son génie (…). Certes, il voulut la paix. (…) "Assurer cette paix par une politique évidente de sagesse, de modération et de droiture, par la répudiation définitive des entreprises de force, par l'acceptation loyale et la pratique des moyens juridiques nouveaux qui peuvent réduire les conflits sans violence. Assurer aussi la paix, vaillamment, par la constitution d'un appareil défensif si formidable que toute pensée d'agression soit découragée chez les plus insolents et les plus rapaces". C'était son programme. ».

    Si c'était le seul discours politique, le premier bénéficiant de microphones pour élever le volume de la voix et la retransmettre à la radio, la cérémonie continuait avec la lecture d'un poème de Victor Hugo (lu par une sociétaire de la Comédie-Française) puis par un oratorio chanté par un chœur de six cents personnes, ce qui donne la mesure de cette cérémonie très fastueuse (qui a fait école, puisque la plupart des cérémonies ressemblent désormais à celle-ci).

    Comme écrit à propos de l'adoption de la loi sur le transfert au Panthéon, il n'y avait pas consensus à l'époque puisque les communistes, exclus de la cérémonie, ont tenté de faire un défilé et une cérémonie parallèle pour protester contre la récupération politicienne de Jaurès par les radicaux et les socialistes, mais aussi, de leur côté, les militants d'extrême droite de l'Action française ont organisé avec un discours de Léon Daudet une cérémonie d'hommage à un nationaliste assassiné par une militante anarchiste qui avait voulu venger Jaurès.

    Le consensus républicain sur Jaurès est arrivé bien plus tard.

    Plus ou moins sincèrement, les leaders de gauche, en particulier socialistes, se sont souvent emparé de la figure tutélaire de Jean Jaurès, en se revendiquant ses héritiers. C'était le cas de Léon Blum, bien sûr, mais aussi de Pierre Mendès France, de François Mitterrand (qui, lors de son intronisation à l'Élysée, le 21 mai 1981, est descendu au Panthéon poser une rose sur la tombe de Jaurès), Lionel Jospin, et même François Hollande. Je précise bien "plus ou moins sincèrement" puisque dès 1924, avec Édouard Herriot dans cet ancrage emblématique, la sincérité était mise au service avant tout des arrières-pensées politiques !
     

     
     


    Mais des personnalités dites de droite ont aussi rendu hommage à Jaurès d'une manière ou d'une autre, le premier Paul Deschanel le 4 août 1914 (voir au début de l'article), aussi De Gaulle qui n'hésitait pas à considérer Jaurès, en 1937, comme l'un des seuls hommes d'État valables de la Troisième République qui avait montré courage, intelligence et sens national, et même Nicolas Sarkozy, qui s'en revendiquait très étrangement en 2007 juste avant son élection à la Présidence de la République, et Alain Juppé venu participer à un colloque le 25 juin 2014 sur le centenaire de l'assassinat de Jaurès à la Sorbonne aux côtés de Robert Badinter, Henri Nallet, Laurent Fabius, Alain Richard, Christiane Taubira, Claude Bartolone, Pierre Bergé, Jean-Noël Jeanneney, etc.

    Enfin, c'est même le cas aussi de personnalités ni de gauche ni de droite, comme le Président Emmanuel Macron qui a rendu implicitement hommage à Jaurès en décidant de faire lire le 2 novembre 2020 (rentrée après les vacances de la Toussaint) sa lettre aux instituteurs et institutrices (publiée le 15 janvier 1888 dans "La Dépêche de Toulouse") aux écoliers de France à l'occasion de l'hommage national rendu à Samuel Paty qui venait d'être assassiné (le 16 octobre 2020). Jaurès avait notamment écrit : « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. (…) Ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort. (…) J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître. Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble. ».

    Comme on le voit, Jaurès est devenu l'homme de tous les courants politiques, du moins, de tous les courants républicains (je doute que l'extrême droite se réfère aujourd'hui à Jaurès). En fait, toutes les grandes personnalités de la République française, qui, durant leur existence politique, ont suscité de nombreuses passions françaises et ont été très clivantes, qui ont déchaîné adhésions massives ou rejet total, sont aujourd'hui réunies au sein d'un même consensus républicain qui les honore bien au-delà de tous les partis politiques.

    C'est dans le processus républicain normal et régulier que la République "digère" (je n'ai pas d'autre verbe) ses acteurs pourtant très passionnés et très clivants (très détestés ou très admirés de leur vivant, je le répète) pour les faire aimer de toutes les générations suivantes. Les transferts au Panthéon y concourent, bien sûr, mais pour un nombre ultra-limité de personnalités politiques. D'autres moyens permettent aussi cette reconnaissance consensuelle, en particulier l'appellation des lieux, les noms de rues des villes, les noms d'établissements scolaires, les noms de différents équipements (centres culturels, salles de spectacle, aéroports, gares ou stations de métro, arrêts de bus, gymnases, etc.). Ces personnalités (souvent de la Troisième République) font désormais partie des meubles, presque au sens propre puisque parfois, les usagers de ces rues, de ces stations de métro, etc. ne connaissent plus la personne qui a donné son nom mais uniquement le lieu associé qu'ils fréquentent. Ces personnalités font partie ainsi du patrimoine commun, du patrimoine national, du patrimoine républicain.

    On peut ainsi citer d'autres personnalités qui ont divisé les Français durant leur vivant (comme Jaurès) et qui sont maintenant au patrimoine commun, j'en cite quelques-uns de manière non exhaustive, bien sûr : Clemenceau, De Gaulle, Léon Blum, Pierre Mendès France, Simone Veil, on pourrait même dire Jacques Chirac. Toutes ces personnalités n'appartiennent plus à elles-mêmes, encore moins aux partis qui les soutenaient de leur vivant, mais à l'ensemble de la Nation. Tous ont-elles vocation à avoir une postérité consensuelle ? Certainement pas, on peut déjà citer Philippe Pétain, et je doute que Jean-Marie Le Pen, même après sa mort, puisse jouir de cet unanimisme du socle républicain, que sa fille ait pu ou pas parvenir à prendre le pouvoir.

    Ce consensus républicain va bien au-delà des existences personnelles et aussi des grands sujets de fâcheries politiques, de polémiques nationales, de clivages républicains. Ainsi, il n'y a plus d'opposition entre républicains et monarchistes, la République a gagné, et on aurait tendance à avoir un œil de tendre compassion pour les rares monarchistes qui existent encore (un peu comme une espèce de voie de disparition). Pour la grande guerre française de la laïcité, les catholiques sont maintenant parmi les premiers défenseurs de la loi du 9 décembre 1905 qui impose la neutralité religieuse de l'État et qui, aujourd'hui, apparaît pour certains comme un rempart indispensable contre un risque de charia. On peut aussi citer la loi sur l'IVG, le mariage pour tous et l'abolition de la peine de mort. En d'autres termes, j'ai parlé de "digérer", je pourrais parler aussi de "dissoudre" (mais pas de l'Assemblée) : les valeurs de la République dissolvent les grands clivages politiques, les passions françaises.

    Et le wokisme alors, que vient-il faire dans ma réflexion ? Comme son nom l'indique, il réveille ! Oui ! C'est probablement la meilleure définition de ce mouvement flou particulièrement détestable et croissant qui tend à refaire le monde, à embêter le monde. Il réveille les anciens clivages, les anciennes passions, les anciennes polémiques. C'est un mouvement résolument tourné vers le passé, ce qui est complètement stupide quand il y a tant à faire pour anticiper l'avenir, prévoir les défis du futur.

    Par exemple, lorsqu'on veut détruire les statues honorant Colbert sous (mauvais) prétexte qu'il était pour l'esclavage ou le colonialisme, c'est complètement stupide. Stupide car les personnes ne sont jamais tout blanc ou tout noir, et on vient de le voir avec l'abbé Pierre (heureusement quand même que l'on ne l'a pas transféré au Panthéon, il en était question dans les années 2010 !) et Colbert a quand même été un des constructeurs majeurs de l'État et de la France.

    J'ai cité Jacques Chirac comme seul représentant (actuel) de la Cinquième République (hors De Gaulle et Simone Veil), car Jacques Chirac a su, lui aussi, par son discours sur la rafle du Vel d'hiv, le 16 juillet 1995, réunifier la France et les victimes de Pétain. Cette reconnaissance était essentielle pour refermer les plaies et tourner une page particulièrement détestable de notre histoire. Parmi les responsables politiques depuis 1958, beaucoup ont reçu des hommages appuyés de leurs adversaires politiques à leur mort (entre autres : Raymond Barre, Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing, Philippe Séguin, Jacques Delors, Robert Badinter, Michel Rocard, Dominique Baudis, etc.).

    Le pire, d'ailleurs, c'est que repassionner sur des passions réchauffées n'a pas de sens. Sur l'esclavage : plus personne n'est pour l'esclavage et les rares qui le soutiennent sont des fantaisistes (comme les monarchistes français d'aujourd'hui). Idem pour le colonialisme, personne à part des électrons libres ne soutient un nouveau colonialisme, d'autant plus qu'on a déjà assez à faire avec nos territoires actuels. Par exemple, Mayotte n'est pas du colonialisme. Si ce territoire est encore français, c'était par la volonté de sa population qui ne voulait pas de l'indépendance au contraire du reste de l'archipel des Comores.


    Ma conclusion n'étonnera donc pas : pour lutter efficacement contre le wokisme, il faut savoir commémorer ce qui nous rassemble au lieu d'attiser la haine et les divisions antérieures. Rappeler l'histoire, évoquer le passé, quitte éventuellement à l'embellir afin de rendre les valeurs républicaines plus éclatantes. Et chasser tous les diviseurs qui veulent exhumer les conflits anciens : il y a suffisamment de clivages du temps présent pour ne pas se préoccuper des passions passées. À chaque génération ses combats.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (16 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Jean Jaurès.
    Le site de l'Assemblée Nationale rend hommage à Jaurès.
    Panthéon versus wokisme !
    Centenaire du drame.
    Anatole France.
    Alexandre Dumas fils.
    Pierre Waldeck-Rousseau.
    Alexandre Millerand.
    La victoire des impressionnistes.
    Les 120 ans de l'Entente cordiale.
    Mélinée et Missak Manouchian.
    Le Débarquement en Normandie.
    La crise du 6 février 1934.
    Gustave Eiffel.

    Maurice Barrès.
    Joseph Paul-Boncour.
    G. Bruno et son Tour de France par Deux Enfants.
    Pierre Mendès France.
    Léon Blum.
    Jean Zay.
    Le général Georges Boulanger.
    Georges Clemenceau.
    Paul Déroulède.
    Seconde Guerre mondiale.
    Première Guerre mondiale.
    Le Pacte Briand-Kellogg.
    Le Traité de Versailles.
    Charles Maurras.
    L’école publique gratuite de Jules Ferry.
    La loi du 9 décembre 1905.
    Émile Combes.
    Henri Queuille.
    Rosa Luxemburg.
    La Commune de Paris.
    Le Front populaire.
    Le congrès de Tours.
    Georges Mandel.
    Les Accords de Munich.
    Édouard Daladier.
    Clemenceau a perdu.
    Au Panthéon de la République, Emmanuel Macron défend le droit au blasphème.
    L'attentat de Sarajevo.
    150 ans de traditions républicaines françaises.
     

     
     





    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241123-jaures.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-jaures-le-pantheon-et-le-257509

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/11/19/article-sr-20241123-jaures.html


     

  • Panthéon versus wokisme !

    « Ceux qui discutaient ses idées et qui savaient sa force sentaient aussi ce que, dans nos controverses, ils devaient à ce grand foyer de lumière. Ses adversaires sont atteints comme ses amis et s'inclinent avec tristesse devant notre tribune en deuil. Mais, que dis-je, y a-t-il encore des adversaires ? Non, il n'y a plus que des Français... des Français qui, depuis quarante-quatre ans, ont fait à la cause de la paix tous les sacrifices, et qui, aujourd'hui sont prêts à tous les sacrifices pour la plus sainte des causes : le salut de la civilisation, liberté de la France et de l'Europe. Du cercueil de l'homme qui a péri martyr, de ses idées sort une pensée d'union ! De ses lèvres glacées sort un cri d'espérance. Maintenir cette union, réaliser cette espérance, pour la patrie, pour la justice, pour la conscience humaine, n'est-ce pas le plus digne hommage que nous puissions lui rendre ? » (Paul Deschanel, le 4 août 1914 au perchoir de l'Assemblée Nationale).




     

     
     


    Il y a cent ans, le dimanche 23 novembre 1924, les cendres de Jean Jaurès ont été transférées au Panthéon (depuis sa tombe au grand cimetière d'Albi) à l'occasion d'une grande cérémonie à vocation républicaine mais aussi politique. Jaurès, comme Gambetta, Clemenceau, De Gaulle, Foch et Leclerc, fait partie des très rares personnalités de la République française à généralement ne pas avoir son prénom collé à son nom, tellement ils font partie du paysage politique et historique.

    Pour l'occasion, la ville de Carmaux (dans le Tarn), dont Jaurès était l'élu (il voulait représenter les mineurs de Carmaux), a proposé à ses administrés un voyage organisé à Paris du 22 au 24 novembre 2024 pour revivre les moments Jaurès, à l'ancienne gare d'Orsay, au café du Croissant, au Palais-Bourbon, au Palais du Luxembourg, et bien sûr, au Panthéon.


    Le leader du socialisme à la française, fondateur du journal "L'Humanité", est mort assassiné un peu plus de dix ans auparavant, le 31 juillet 1914, sous les balles d'un assassin d'extrême droite, alors qu'il prenait un repas dans un restaurant parisien. La mort du pacifiste coïncide aussi avec le début de la Première Guerre mondiale, déclarée le 3 août 1914 à la France par l'Allemagne à la suite d'un déchaînement d'événements provoqués par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche, l'héritier de l'empire austro-hongrois (et sa femme), le 28 juin 1914 à Sarajevo par un nationaliste serbe (l'Autriche-Hongrie avait déjà déclaré la guerre à la Serbie le 28 juillet 1914).

    Pour les socialistes, l'assassinat de Jaurès et le début de la guerre ont définitivement coupé leur élan pacifiste et plongé la classe politique française dans l'Union nationale face à l'ennemi. C'est bien beau d'être pacifiste, mais si on vous déclare la guerre, il faut bien répondre, sinon, on est envahi (c'est l'objet de la résistance ukrainienne face aux troupes de Vladimir Poutine depuis plus de mille jours). C'est d'ailleurs un socialiste, René Viviani, cofondateur de "L'Humanité", qui, devenu Président du Conseil le 13 juin 1914, allait mettre en place et mener l'Union nationale au début de la guerre.

     
     


    Le 4 août 1914, après l'hommage du Président de la Chambre Paul Deschanel (futur Président de la République en 1920) à Jean Jaurès, René Viviani a d'ailleurs lu le fameux message du Président de la République Raymond Poincaré annonçant la guerre : « Aussi attentive que pacifique, [la France] s'était préparée ; et nos ennemis vont rencontrer sur leur chemin nos vaillantes troupes de couverture, qui sont à leurs postes, et à l'abri desquelles s'achèvera métho­diquement la mobilisation de toutes nos forces nationales. Notre belle et courageuse armée, que la France accompagne aujourd'hui de sa pensée maternelle, s'est levée, toute frémissante, pour défendre l'honneur du drapeau et le sol de la patrie. Le Président de la République, interprète de l'unanimité du pays, exprime à nos troupes de terre et de mer l’admiration et la confiance de tous les Français. ».

    Le message très consensuel (voir en début d'article) de Paul Deschanel, alors républicain modéré (aujourd'hui, de centre droit), en hommage à Jean Jaurès (socialiste), qui avait pour ambition de rassembler toute la classe politique derrière le seul impératif, défendre la patrie, en pleine déclaration de guerre, était aussi un premier signe de volonté de consensus des grands hommes de la République au-delà des clivages politiques.

     
     


    Et le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon répondait d'abord à un objectif politique très déterminé : la gauche, revenue au pouvoir pour la première fois depuis la fin de la guerre, avec la victoire du Cartel des gauches aux élections législatives des 11 et 25 mai 1924, voulait revenir aux sources en honorant Jean Jaurès afin de montrer que le nouveau gouvernement, dirigé par le président du parti radical Édouard Herriot depuis le 14 juin 1924, n'était pas "bourgeois". Cela permettait de mobiliser les "classes populaires" derrière ce gouvernement, tout en rendant au nom de la République (et pas de la gauche) un hommage solennel à Jean Jaurès (qui, rappelons-le, n'a jamais été au pouvoir au contraire de Georges Clemenceau et Léon Blum).

    Aristide Briand, qui avait visité le Panthéon avec Jaurès, pouvait pourtant témoigner que Jaurès n'aurait jamais voulu être inhumé dans ce temple de la République, mais peut-être l'a-t-il fait savoir avec trop peu d'insistance (au contraire de De Gaulle). Voici ce qu'il disait à Aristide Briand : « Il est certain que je ne serai jamais porté ici. Mais si j’avais le sentiment qu’au lieu de me donner pour sépulture un de nos petits cimetières ensoleillés et fleuris de campagne, on dût porter ici mes cendres, je vous avoue que le reste de ma vie en serait empoisonné. ».

    Beaucoup d'élus de gauche comme Léon Blum et aussi Paul Painlevé, voulaient quand même honorer celui qui était contre l'injustice commise au capitaine Alfred Dreyfus. Un projet de loi a donc été déposé le 9 juillet 1924 pour faire ce transfert au Panthéon et il a été adopté au Sénat et à la Chambre des députés le 31 juillet 1924, au jour symbolique du dixième anniversaire de son assassinat. À cette époque, loin de faire consensus, ce transfert avait été violemment combattu tant par les députés nationalistes de l'Action française que par les communistes qui considéraient que le Cartel des gauches volaient Jaurès alors qu'ils s'en réclamaient aussi (la scission entre communistes et socialistes au congrès de Tours était encore toute fraîche).
     

     
     


    La cérémonie fut organisée minutieusement, de manière très théâtrale, selon la volonté des députés socialistes ; elle fut confiée au metteur en scène Firmin Gémier (que ceux qui y voient un parallèle avec la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques à Paris le 26 juillet 2024 confiée à Thomas Jolly gagnent un bon point !). Ce fut un grand moment de la République au même titre que les funérailles de Victor Hugo. Le cercueil de Jaurès est arrivé à la gare d'Orsay le 22 novembre 1924 accompagné par les mineurs de Carmaux, puis installé dans la salle Casimir Périer du Palais-Bourbon pour la nuit, où veillaient la famille, le gouvernement et quelques autres parlementaires.

    En 1938, Paul Nizan donna de cette veillée une version très négative, dénonçant son insincérité politique : « C'était une intolérable nuit. Dans ce grand alvéole de pierre, Laforgue et ses amis avaient l'impression d'être les complices silencieux de politiques habiles qui avaient adroitement escamoté cette bière héroïque et cette poussière d'homme assassiné, qui devaient être les pièces importantes d'un jeu dont les autres pions étaient sans doute des monuments, des hommes, des conversations, des votes, des promesses, des médailles et des affaires d'argent : ils se sentaient moins que rien parmi tous ces types calculateurs et cordiaux. Heureusement, il venait parfois à travers les murailles et la rumeur étouffée des piétinements et des musiques, comme une rafale de cris, et ils se disaient alors qu'il devait exister dans la nuit une espèce de vaste mer qui se brisait avec de la rage et de la tendresse contre les falaises aveugles de la Chambre ; ils ne distinguaient pas de quels mots ces cris étaient faits, mais ils devinaient quelquefois Jaurès au bout de ces clameurs. ».

    Le lendemain fut grandiose, raconté par un fonctionnaire de la Chambre, Georges Gatulle, cité par le site de l'Assemblée Nationale : « À midi 45, on a fait avancer le pavois destiné à recevoir le corps. Le pavois de 26 m de long, sur 5 m de haut, enveloppé de drap d'argent prolongé par une grande traîne tricolore, et surmonté d'un catafalque noir, sans ornement, a été porté à bras jusqu'au Panthéon par 70 mineurs de Carmaux en costume de travail. La levée du corps a eu lieu à 13h10 ». Environ 120 000 à 150 000 personnes auraient assisté au cortège qui s'est acheminé jusqu'au Panthéon à 14 heurs 30.

     
     


    À l'intérieur du bâtiment, 2 000 invités privilégiés, dont le gouvernement et le Président de la République Gaston Doumergue, ont écouté le discours du Président du Conseil Édouard Herriot qui n'a pas prononcé une seule fois le mot de socialisme et qui a fait de Jaurès avant tout un héraut de la République : « Ce vaste esprit (…) se hausse au-dessus de l'enfer des faits et, même dans le temps où il accorde le plus à l'influence des forces économiques, il ne cesse de proclamer sa croyance au pouvoir de la libre volonté humaine dans sa lutte contre les milieux pour construire la cité d'harmonie où le travail, affranchi de ses servitudes, fleurirait comme une joie (…). Quelles que fussent, au reste, ses opinions et ses doctrines, Jaurès les inscrivit toujours dans le cadre de l'institution républicaine. (…) Il y voit "la forme définitive de la vie française" et "le type vers lequel évoluent lentement toutes les démocraties du monde". Mais, (…) il ne fut pas moins dévoué à la France dont toutes les qualités se retrouvaient dans son génie (…). Certes, il voulut la paix. (…) "Assurer cette paix par une politique évidente de sagesse, de modération et de droiture, par la répudiation définitive des entreprises de force, par l'acceptation loyale et la pratique des moyens juridiques nouveaux qui peuvent réduire les conflits sans violence. Assurer aussi la paix, vaillamment, par la constitution d'un appareil défensif si formidable que toute pensée d'agression soit découragée chez les plus insolents et les plus rapaces". C'était son programme. ».

    Si c'était le seul discours politique, le premier bénéficiant de microphones pour élever le volume de la voix et la retransmettre à la radio, la cérémonie continuait avec la lecture d'un poème de Victor Hugo (lu par une sociétaire de la Comédie-Française) puis par un oratorio chanté par un chœur de six cents personnes, ce qui donne la mesure de cette cérémonie très fastueuse (qui a fait école, puisque la plupart des cérémonies ressemblent désormais à celle-ci).
     

     
     


    Comme écrit à propos de l'adoption de la loi sur le transfert au Panthéon, il n'y avait pas consensus à l'époque puisque les communistes, exclus de la cérémonie, ont tenté de faire un défilé et une cérémonie parallèle pour protester contre la récupération politicienne de Jaurès par les radicaux et les socialistes, mais aussi, de leur côté, les militants d'extrême droite de l'Action française ont organisé avec un discours de Léon Daudet une cérémonie d'hommage à un nationaliste assassiné par une militante anarchiste qui avait voulu venger Jaurès.

    Le consensus républicain sur Jaurès est arrivé bien plus tard.

    Plus ou moins sincèrement, les leaders de gauche, en particulier socialistes, se sont souvent emparé de la figure tutélaire de Jean Jaurès, en se revendiquant ses héritiers. C'était le cas de Léon Blum, bien sûr, mais aussi de Pierre Mendès France, de François Mitterrand (qui, lors de son intronisation à l'Élysée, le 21 mai 1981, est descendu au Panthéon poser une rose sur la tombe de Jaurès), Lionel Jospin, et même François Hollande. Je précise bien "plus ou moins sincèrement" puisque dès 1924, avec Édouard Herriot dans cet ancrage emblématique, la sincérité était mise au service avant tout des arrières-pensées politiques !

     
     


    Mais des personnalités dites de droite ont aussi rendu hommage à Jaurès d'une manière ou d'une autre, le premier Paul Deschanel le 4 août 1914 (voir au début de l'article), aussi De Gaulle qui n'hésitait pas à considérer Jaurès, en 1937, comme l'un des seuls hommes d'État valables de la Troisième République qui avait montré courage, intelligence et sens national, et même Nicolas Sarkozy, qui s'en revendiquait très étrangement en 2007 juste avant son élection à la Présidence de la République, et Alain Juppé venu participer à un colloque le 25 juin 2014 sur le centenaire de l'assassinat de Jaurès à la Sorbonne aux côtés de Robert Badinter, Henri Nallet, Laurent Fabius, Alain Richard, Christiane Taubira, Claude Bartolone, Pierre Bergé, Jean-Noël Jeanneney, etc.

    Enfin, c'est même le cas aussi de personnalités ni de gauche ni de droite, comme le Président Emmanuel Macron qui a rendu implicitement hommage à Jaurès en décidant de faire lire le 2 novembre 2020 (rentrée après les vacances de la Toussaint) sa lettre aux instituteurs et institutrices (publiée le 15 janvier 1888 dans "La Dépêche de Toulouse") aux écoliers de France à l'occasion de l'hommage national rendu à Samuel Paty qui venait d'être assassiné (le 16 octobre 2020). Jaurès avait notamment écrit : « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. (…) Ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort. (…) J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître. Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble. ».

    Comme on le voit, Jaurès est devenu l'homme de tous les courants politiques, du moins, de tous les courants républicains (je doute que l'extrême droite se réfère aujourd'hui à Jaurès). En fait, toutes les grandes personnalités de la République française, qui, durant leur existence politique, ont suscité de nombreuses passions françaises et ont été très clivantes, qui ont déchaîné adhésions massives ou rejet total, sont aujourd'hui réunies au sein d'un même consensus républicain qui les honore bien au-delà de tous les partis politiques.

    C'est dans le processus républicain normal et régulier que la République "digère" (je n'ai pas d'autre verbe) ses acteurs pourtant très passionnés et très clivants (très détestés ou très admirés de leur vivant, je le répète) pour les faire aimer de toutes les générations suivantes. Les transferts au Panthéon y concourent, bien sûr, mais pour un nombre ultra-limité de personnalités politiques. D'autres moyens permettent aussi cette reconnaissance consensuelle, en particulier l'appellation des lieux, les noms de rues des villes, les noms d'établissements scolaires, les noms de différents équipements (centres culturels, salles de spectacle, aéroports, gares ou stations de métro, arrêts de bus, gymnases, etc.). Ces personnalités (souvent de la Troisième République) font désormais partie des meubles, presque au sens propre puisque parfois, les usagers de ces rues, de ces stations de métro, etc. ne connaissent plus la personne qui a donné son nom mais uniquement le lieu associé qu'ils fréquentent. Ces personnalités font partie ainsi du patrimoine commun, du patrimoine national, du patrimoine républicain.

    On peut ainsi citer d'autres personnalités qui ont divisé les Français durant leur vivant (comme Jaurès) et qui sont maintenant au patrimoine commun, j'en cite quelques-uns de manière non exhaustive, bien sûr : Clemenceau, De Gaulle, Léon Blum, Pierre Mendès France, Simone Veil, on pourrait même dire Jacques Chirac. Toutes ces personnalités n'appartiennent plus à elles-mêmes, encore moins aux partis qui les soutenaient de leur vivant, mais à l'ensemble de la Nation. Tous ont-elles vocation à avoir une postérité consensuelle ? Certainement pas, on peut déjà citer Philippe Pétain, et je doute que Jean-Marie Le Pen, même après sa mort, puisse jouir de cet unanimisme du socle républicain, que sa fille ait pu ou pas parvenir à prendre le pouvoir.

    Ce consensus républicain va bien au-delà des existences personnelles et aussi des grands sujets de fâcheries politiques, de polémiques nationales, de clivages républicains. Ainsi, il n'y a plus d'opposition entre républicains et monarchistes, la République a gagné, et on aurait tendance à avoir un œil de tendre compassion pour les rares monarchistes qui existent encore (un peu comme une espèce de voie de disparition). Pour la grande guerre française de la laïcité, les catholiques sont maintenant parmi les premiers défenseurs de la loi du 9 décembre 1905 qui impose la neutralité religieuse de l'État et qui, aujourd'hui, apparaît pour certains comme un rempart indispensable contre un risque de charia. On peut aussi citer la loi sur l'IVG, le mariage pour tous et l'abolition de la peine de mort. En d'autres termes, j'ai parlé de "digérer", je pourrais parler aussi de "dissoudre" (mais pas de l'Assemblée) : les valeurs de la République dissolvent les grands clivages politiques, les passions françaises.

    Et le wokisme alors, que vient-il faire dans ma réflexion ? Comme son nom l'indique, il réveille ! Oui ! C'est probablement la meilleure définition de ce mouvement flou particulièrement détestable et croissant qui tend à refaire le monde, à embêter le monde. Il réveille les anciens clivages, les anciennes passions, les anciennes polémiques. C'est un mouvement résolument tourné vers le passé, ce qui est complètement stupide quand il y a tant à faire pour anticiper l'avenir, prévoir les défis du futur.

    Par exemple, lorsqu'on veut détruire les statues honorant Colbert sous (mauvais) prétexte qu'il était pour l'esclavage ou le colonialisme, c'est complètement stupide. Stupide car les personnes ne sont jamais tout blanc ou tout noir, et on vient de le voir avec l'abbé Pierre (heureusement quand même que l'on ne l'a pas transféré au Panthéon, il en était question dans les années 2010 !) et Colbert a quand même été un des constructeurs majeurs de l'État et de la France.

    J'ai cité Jacques Chirac comme seul représentant (actuel) de la Cinquième République (hors De Gaulle et Simone Veil), car Jacques Chirac a su, lui aussi, par son discours sur la rafle du Vel d'hiv, le 16 juillet 1995, réunifier la France et les victimes de Pétain. Cette reconnaissance était essentielle pour refermer les plaies et tourner une page particulièrement détestable de notre histoire. Parmi les responsables politiques depuis 1958, beaucoup ont reçu des hommages appuyés de leurs adversaires politiques à leur mort (entre autres : Raymond Barre, Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing, Philippe Séguin, Jacques Delors, Robert Badinter, Michel Rocard, Dominique Baudis, etc.).

    Le pire, d'ailleurs, c'est que repassionner sur des passions réchauffées n'a pas de sens. Sur l'esclavage : plus personne n'est pour l'esclavage et les rares qui le soutiennent sont des fantaisistes (comme les monarchistes français d'aujourd'hui). Idem pour le colonialisme, personne à part des électrons libres ne soutient un nouveau colonialisme, d'autant plus qu'on a déjà assez à faire avec nos territoires actuels. Par exemple, Mayotte n'est pas du colonialisme. Si ce territoire est encore français, c'était par la volonté de sa population qui ne voulait pas de l'indépendance au contraire du reste de l'archipel des Comores.


    Ma conclusion n'étonnera donc pas : pour lutter efficacement contre le wokisme, il faut savoir commémorer ce qui nous rassemble au lieu d'attiser la haine et les divisions antérieures. Rappeler l'histoire, évoquer le passé, quitte éventuellement à l'embellir afin de rendre les valeurs républicaines plus éclatantes. Et chasser tous les diviseurs qui veulent exhumer les conflits anciens : il y a suffisamment de clivages du temps présent pour ne pas se préoccuper des passions passées. À chaque génération ses combats.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (16 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Jean Jaurès.
    Le site de l'Assemblée Nationale rend hommage à Jaurès.
    Panthéon versus wokisme !
    Centenaire du drame.
    Anatole France.
    Alexandre Dumas fils.
    Pierre Waldeck-Rousseau.
    Alexandre Millerand.
    La victoire des impressionnistes.
    Les 120 ans de l'Entente cordiale.
    Mélinée et Missak Manouchian.
    Le Débarquement en Normandie.
    La crise du 6 février 1934.
    Gustave Eiffel.

    Maurice Barrès.
    Joseph Paul-Boncour.
    G. Bruno et son Tour de France par Deux Enfants.
    Pierre Mendès France.
    Léon Blum.
    Jean Zay.
    Le général Georges Boulanger.
    Georges Clemenceau.
    Paul Déroulède.
    Seconde Guerre mondiale.
    Première Guerre mondiale.
    Le Pacte Briand-Kellogg.
    Le Traité de Versailles.
    Charles Maurras.
    L’école publique gratuite de Jules Ferry.
    La loi du 9 décembre 1905.
    Émile Combes.
    Henri Queuille.
    Rosa Luxemburg.
    La Commune de Paris.
    Le Front populaire.
    Le congrès de Tours.
    Georges Mandel.
    Les Accords de Munich.
    Édouard Daladier.
    Clemenceau a perdu.
    Au Panthéon de la République, Emmanuel Macron défend le droit au blasphème.
    L'attentat de Sarajevo.
    150 ans de traditions républicaines françaises.
     

     
     



    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241123-pantheon-vs-wokisme.html

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