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« C’est l’essentiel des phénomènes de la nature qui obéissent à cet autre type de hasard où l’on ne peut appliquer la loi des grands nombres. (…) Le modèle standard nous fait passer à côté de la plus grande partie de la réalité, et va jusqu’à nous empêcher même de la voir. » (Benoît Mandelbrot, 1973).
Le mathématicien Benoît Mandelbrot est né il y a juste 100 ans, le 20 novembre 1924, à Varsovie. Il est mort d'un cancer peu avant ses 86 ans le 14 octobre 2010 à Cambridge, dans le Massachusetts. J'ai déjà évoqué ce scientifique atypique et prolifique dans un article précédent, en particulier sur les fractales dont il est l'un des initiateurs.
Benoît Mandelbrot a eu à la fois de la chance et de la malchance dans ses origines juives polonaises (sa famille était lituanienne). La "malchance", car ce n'était pas du tout facile d'être Juif pendant cette partie du siècle sur cette terre européenne. En 1936, la famille a d'ailleurs émigré en France, rejoignant une autre partie de la famille déjà installée. Sous l'Occupation, le jeune homme a dû se cacher et changer souvent d'adresses pour éviter d'être déporté voire assassiné dans les camps de la mort. Le fait qu'il ait été épargné a été sa chance, mais plus encore, la chance d'être né dans une famille qui l'a encouragé et qui a encouragé le travail et la curiosité, notamment avec son oncle Szolem Mandelbrojt, scientifique aussi, membre du Collège de France depuis 1938, qui lui a permis, entre autres, de rencontrer de nombreux autres scientifiques (cet oncle était l'un des fondateurs du fameux groupe Bourbaki).
Polytechnicien, Benoît Mandelbrot se destinait à la recherche mathématique, mais loin de rester dans les cases de cette science dure, il voulait au contraire la relier avec des réalités quotidiennes. Il a été ainsi économiste ou linguiste autant que mathématicien. Faisant ses études en France, il est finalement parti aux États-Unis pour soutenir sa thèse de doctorat et toute sa vie, il a oscillé entre la France (et la Suisse) et les États-Unis, cumulant certains postes comme chercheur au CNRS, puis professeur d'université à Lille, en France, et professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) puis à Harvard, puis à Yale, ou encore chercheur à IBM à partir de 1958, aux USA (il a refusé le Collègue de France en 1973).
Il a quitté certains postes d'enseignement qui lui prenaient trop de temps afin de se consacrer à ses travaux de recherche, et probablement que son poste à IBM était le meilleur, puisque la compagnie informatique lui a laissé une liberté absolue dans ses activités. En effet, en tant que research fellow, ce qui est un grade privilégié dans une grande entreprise américaine, il n'avait pas vraiment d'impératif de management (projet ou hiérarchique) et pouvait se consacrer très librement à ses objectifs de recherche et même, bénéficier de temps de disponibilité pour pouvoir nouer des collaborations avec d'autres centres de recherche et rencontrer d'autres scientifiques.
Sur ce point, il faut m'arrêter pour comparer le système de recherche des États-Unis et celui de la France. En France, la recherche est particulièrement fournie dans le public, dans les universités et dans des instituts de recherche dont le plus prestigieux est sans doute le CNRS en raison de son interdisciplinarité. Une fois que le chercheur a un poste, soit d'enseignant-chercheur, soit de chercheur, il est libre de pouvoir orienter ses recherches comme bon lui semble et évoluer dans sa carrière avec l'idée que les promotions et les choix se font par cooptation. Le problème de ce système, c'est que l'argent public sert surtout à payer les salaires (relativement faibles pour le chercheur mais très lourds pour l'État) et les gros équipements (de type synchrotron, etc.), mais manque pour financer des équipements parfois coûteux des laboratoires.
D'où l'importance du privé en France. Ce n'est pas nouveau, mais la loi Pécresse de 2007 a considérablement aidé les laboratoires publics notamment en permettant aux universités de se doter d'argent privé. Même si c'était en contradiction idéologique avec la plupart des enseignants-chercheurs, cette loi a été largement acceptée par la communauté scientifique car elle a permis de poursuivre un financement que l'État (surendetté, et pas seulement de maintenant !) ne pouvait plus assurer. Non seulement les laboratoires publics ont gagné en autonomie, mais aussi en financement, sans pour autant être "vendus" aux entreprises.
Mais là, je ne parle que de recherche publique. La France a bien sûr aussi de la recherche privée, mais elle est de moins en moins importante. Depuis une vingtaine d'années, l'État d'ailleurs encourage fortement l'investissement dans le recherche au moyen du crédit impôt recherche qui est l'un des mécanismes non seulement pour encourager cet investissement mais aussi pour inciter les grands groupes internationaux à installer leurs centres de recherche en France. Il reste que la recherche privée est directement tributaire des marchés et à court terme, ce qui peut inquiéter sérieusement pour l'avenir du pays.
Autre point faible de la France, directement en rapport avec la conception de l'argent que se font beaucoup de Français (complexés par l'argent), il y a un réel chaînon manquant entre la découverte scientifique et sa valorisation industrielle. Il y a encore peu de dépôts de brevet au CNRS malgré la qualité excellente de la recherche de très nombreux scientifiques.
Aux États-Unis, comme il y a très peu d'État (et je devine que très prochainement, avec le retour de Donald Trump, il y en aura encore moins), tout fonctionne depuis toujours avec l'argent privé : universités, laboratoires de recherche, etc. Mais cela n'empêche pas l'autonomie des chercheurs. Dans les universités, un chercheur est à la fois chercheur et entrepreneur, car il est capable financièrement d'investir pour valoriser les fruits de sa recherche (on appelle cela essaimage, ou start-up). Inversement, et c'est ce qui s'est passé pour IBM (qui ont eu des chercheurs qui ont reçu le Prix Nobel de Physique, les plus connus furent en 1986 à Zurich), c'est que les grandes entreprises privées jouent le rôle de la recherche publique en France. Notamment avec ce type de poste de research fellow. D'ailleurs, Benoît Mandelbrot devait prendre sa retraite d'IBM en 1993 mais il a eu la possibilité de garder un bureau et de continuer à y travailler avec le titre de fellow emeritus jusqu'en 2006, date à laquelle il a vraiment pris sa retraite (et a arrêté de donner des cours à Yale).
Je termine cette grande parenthèse sur les chercheurs avec cette idée qu'un chercheur, qui est une personne très pointue dans un domaine très technique, dotée d'une forte intelligence couplée à une forte intuition, le tout avec un travail de longue haleine, persévérant et parfois infructueux, ne court pas, en général, après l'argent. Il existe des métiers (de type commercial) qui permettent de devenir riche beaucoup plus rapidement et avec beaucoup moins de labeur que de faire des mathématiques ou de la physique de très haut niveau. La passion et la curiosité sont des moteurs bien plus efficaces que l'argent pour les scientifiques. De plus, ils ont un autre moteur (commun également aux autres) qui est la reconnaissance. Et c'est aussi cette raison qui a conduit Benoît Mandelbrot à travailler plus aux États-Unis qu'en France où on s'intéressait peu à ses travaux.
L'un des traits de génie de Benoît Mandelbrot a été d'avoir été capable, à partir de travaux antérieurs, comme la loi de George Kingsley Zipf d'observation empirique de la fréquence d'un mot dans un texte en fonction de son rang et la théorie de l'information de Claude Shannon, d'en faire une loi plus générale, ce qui a été l'objet de sa thèse soutenue le 19 décembre 1952 ("Contribution à la théorie des jeux de communication") qui lui a apporté une grande notoriété outre-atlantique.
C'est à la fin des années 1960 que Benoît Mandelbrot s'est intéressé à ce qu'il a appelé les fractales, en voulant déterminer la longueur des côtes de la Grande-Bretagne, et en montrant que leur dimension de Hausdorff n'était ni 1 ni 2 mais entre 1 et 2 (non entière). Dans ce cadre, il s'est investi dans l'étude des fluctuations instantanées, essentielles pour mieux prévoir l'économie et les modèles financiers, trop souvent décrits par des moyennes qui ne rendent compte de rien. Au-delà de l'économie, les applications de ses travaux sont très nombreuses, de la forme des nuages aux crues du Nil en passant par la transmission du signal.
Dans sa leçon au Collège de France le 13 janvier 1973 sur les "Formes nouvelles du hasard dans les sciences", Benoît Mandelbrot a dit en introduction : « La variété des phénomène naturels est infinie, mais les techniques mathématiques susceptibles de les dompter sont fort peu nombreuses. Il arrive donc souvent que des phénomènes qui par ailleurs n'ont rien de commun se trouvent partager la même structure mathématique. C'est un tel cousinage conceptuel qui semble aujourd'hui porter l'une vers l'autre les fluctuations qui à la fois sont "très erratiques" et possèdent une "homothétie statistique interne". Leur matière va de l'économique à la biologie, à la géophysique, à diverses branches de la physique et au-delà, mais de deux points de vue ces fluctuations se ressemblent : l'échec d'une technique mathématique et le succès d'une autre. Le premier les définit comme "non laplaciennes" ou "très erratiques", par contraste avec les fluctuations familières qui peuvent être dites "laplaciennes" ou "bénignes". Le deuxième les définit comme "statistiquement homothétiques". (…) Je voudrais faire sentir aussi bien le degré d'unité que l'homothétie apporte, que la variété des problèmes spécifiques auxquels elle contribue à répondre. ».
L'Ensemble de Mandelbrot (inspiré par les travaux du mathématicien Gaston Julia) est la famille des fractales qui répondent à cette équation : z(0) = 0 et z(n+1) = z(n) puissance 2 + c (où c est un nombre complexe quelconque). Cela donne cette harmonieuse géométrie qui se répète de la plus grande à la plus petite échelle (cliquer ici).
Benoît Mandelbrot a publié en 1982 un livre complet de six cents pages sur le sujet "The Fractal Geometry of Nature" : « Au fur et à mesure que la technologie s'est améliorée, les fractales tracées par ordinateur, mathématiquement précises, sont devenues plus détaillées. Les premiers dessins étaient en noir et blanc à basse résolution ; les dessins ultérieurs étaient en haute résolution et en couleur. De nombreux exemples ont été créés par des programmeurs qui ont travaillé avec Mandelbrot, principalement au centre de recherche d'IBM. Ces visualisations ont renforcé la force de persuasion des livres et leur impact sur la communauté scientifique. ». Pour plus de précision, on peut relire ici.
« Michel Barnier [alors Ministre des Affaires étrangères] aurait souhaité se trouver parmi nous aujourd’hui, il m’a chargée de vous transmettre à vous, Madame, et à ceux ici rassemblés, les marques de son plus profond respect pour la personnalité et l’œuvre du Professeur Curien. » (Claudie Haigneré à Anne Perrine Dumézil-Curien, le 14 mars 2005 à Paris).
Le père de l'Europe spatiale, c'est ainsi qu'on le qualifie en général et avec raison. Mais ce serait encore plus complet de l'appeler le père de l'Europe de la Science. En somme, un Père de l'Europe ! Le physicien Hubert Curien est né il y a 100 ans, le 30 octobre 1924 dans la commune vosgienne de Cornimont. Hubert Curien était ce que j'appellerais un grand administrateur de la recherche française et européenne, tout en étant un mandarin de l'université, et la gauche au pouvoir en a fait aussi un homme politique. C'est donc une trajectoire hors du commun qu'a suivie Hubert Curien. Avec ses sourcils très broussailleux et très pompidoliens, sa voix très grave mais bienveillante, Hubert Curien était ce qu'on aurait pu aussi appeler un capitaine de recherche, comme on parle de capitaine d'industrie. Un grand commis de la recherche.
Mais avant d'avoir été un scientifique, Hubert Curien a été un résistant. À l'âge de 19 ans, quittant ses études parisiennes, il a rejoint le maquis de la Piquante Pierre, dans les Vosges, près de La Bresse et pas loin de sa ville natale. En 1945, il a intégré l'École normale supérieur et en est ressorti agrégé de physique. Il a également soutenu une thèse de doctorat en physique spécialisée en cristallographie (l'étude de la structure de la matière). À 28 ans, sa thèse d'État portait sur « l'étude des ondes élastiques et de la diffusion thermique des rayons X dans un réseau cubique centré : application au fer alpha ». Ses travaux de recherche ont commencé au sein du laboratoire de minéralogie de Jean Wiart, il a étudié l'effet Compton, les défauts des cristaux par irradiation, etc. Il a étudié et déterminé des structures de minéraux complexes, a découvert une nouvelle forme cristallographique du gallium, a étudié aussi des matériaux biologiques, etc. et même la curiénite, un minérau baptisé de son nom (pas par lui !) qu'il avait découvert au Gabon.
À la fin des années 1940, il a épousé Anne Perrine, astrophysicienne et fille du grand linguiste et académicien Georges Dumézil chez qui il se rendait souvent à Vernon pour suivre le programme spatial dans les années 1970. Anne Perrin Dumézil-Curien est morte cette année 2024, à l'âge de 98 ans. Ils ont eu trois enfants, Nicolas Curien, polytechnicien et docteur en mathématiques appliquées, membre de l'Académie de la Technologie, professeur au CNAM (Centre national des arts et métiers), ancien membre du CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel) de 2015 à 2021 (il a présidé le CSA par intérim quelques semaines au printemps 2018), Christophe Curien, artiste peintre, et Pierre-Louis Curien, mathématicien, directeur de recherches au CNRS et spécialisé en informatique théorique. Hubert Curien était en outre le petit frère de l'ambassadeur Gilles Curien, membre voire directeur de plusieurs cabinets ministériels dans les années 1960.
Maître de conférences de minéralogie-cristallographie à la faculté des sciences de Paris en 1953, à 28 ans, puis professeur des universités à la future Université Pierre-et-Marie-Curie Paris-6 en 1958 à 33 ans (ce qui est très jeune), il a enseigné aussi à l'École normale supérieure, Hubert Curien a intégré également le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en 1966 à un haut niveau puisqu'il a été bombardé (jeune) premier directeur scientifique du département science physique et mathématiques (le titre était directeur scientifique pour la physique au CNRS).
À partir de ce moment-là, Hubert Curien a travaillé moins sur les paillasses et plus derrière un bureau classique de manager avec des responsabilités administratives et organisationnelles très larges et nombreuses. Ainsi, il est devenu directeur général du CNRS de 1969 à 1973, puis Délégué général à la recherche scientifique et technique de 1973 à 1976.
Le CNES (Centre national d'études spatiales) était alors en pleine crise existentielle. Hubert Curien a été alors nommé président du CNES de 1976 à 1984 pour redresser cet organisme de recherche, redonner de la motivation aux chercheurs et préparer le premier vol de la fusée Ariane le 24 décembre 1979, nommé en outre président du conseil d'administration du Palais de la Découverte de 1977 à 1984. Il est nommé dans sa lancée premier président de l'Agence spatiale européenne (ESA) de 1979 à 1984, et aussi premier président de l'Association des musées et centres de culture scientifique et industrielle en 1982. Il fut également le président du CERN de 1994 à 1996, président de l'Académie des sciences de 2001 à 2003 (membre élu le 8 novembre 1993 dans la section de sciences de l'univers), directeur de l'École supérieure Chimie Physique Électronique de Lyon (CPE Lyon) de 1993 à 2005, et président de la Fondation de France de 1998 à 2000.
C'est son action au sein du CNES qui a été probablement la plus importante pour la recherche française (et européenne) en lançant le programme Ariane, en créant Arianespace, la société de commercialisation d'Ariane, en lançant aussi la mission de Jean-Loup Chrétien, premier spationaute français, en lançant le programme SPOT (satellites de télédétection français civils d'observation de la Terre), ainsi qu'en lançant les participation françaises aux projets de l'ESA qu'il a créée et présidée. C'est la raison pour laquelle on l'a souvent qualifié de père de l'Europe spatiale qui n'a plus grand-chose à voir avec sa spécialité d'origine, la cristallographie. Il était en quelque sorte un grand ordonnateur de la recherche française et européenne, tant dans le domaine physique (au CNRS) que spatial (au CNES, à l'ESA, etc.).
En été 1984, la venue de Laurent Fabius à Matignon a précipité la carrière d'Hubert Curien appelé à siéger au gouvernement : il fut nommé Ministre de la Recherche et de la Technologie du 19 juillet 1984 au 20 mars 1986, puis, après la réélection de François Mitterrand, renommé au même ministère du 12 mai 1988 au 29 mars 1993 dans les gouvernements de Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy. Loin de prendre cela comme un honneur, ce fut pour lui une aubaine pour faire avancer de nombreuses idées et intuitions.
À ce poste, sa principale action a été de mettre la science à disposition du peuple, la rendre accessible à l'ensemble des gens, ce qui est difficile car la science étudie souvent des choses complexes. Son idée de génie a été d'organiser en mai 1991 une journée portes ouvertes de son ministère à l'occasion du dixième anniversaire de sa création, ce qui est devenu très rapidement la Fête de la Science dès l'année suivante, en juin 1992 et qui, chaque année, fait rencontrer les chercheurs avec les citoyens, chaque chercheur ouvrant son laboratoire et montrant son travail aux gens, en leur donnant les enjeux, les objectifs, les applications.
Cette manifestation scientifique et culturelle, qui a le rôle de propagateur de la science, a lieu désormais en octobre de chaque année et est très suivie des chercheurs, ravis d'exposer leurs travaux aux profanes (d'autant plus qu'en France, les sciences dures jouissent d'un très faible intérêt médiatique, à part quelques excellents documentaires sur Arte ; il y a beaucoup trop peu d'attrait des journalistes pour les sciences, disciplines jugées trop compliquées et pas assez sexy). C'est bien pour les citoyens qui peuvent comprendre un peu mieux l'époque technologique dans laquelle nous vivons, et ses perspectives, mais aussi pour les chercheurs eux-mêmes qui doivent synthétiser, vulgariser, résumer leurs travaux dans un travail pédagogique très utile également pour la science (dans la mise en forme des connaissances).
D'un côté, il y a des scientifiques, beaucoup trop rares, qui font de la vulgarisation scientifique et qui ont acquis un peu de notoriété médiatique (Hubert Reeves, par exemple), et de l'autre côté, il y a des structures, c'était le rôle d'Hubert Curien, qui a joué surtout sur les structures, qui a été un grand organisateur de la recherche scientifique et de son accessibilité aux profanes.
La conclusion d'une étude sur le personnel dirigeant du CNRS entre 1937 et 1966 réalisée par l'historien Christophe Charle, de l'Institut d'histoire moderne et contemporaine du CNRS), publiée par les "Cahiers pour l'histoire du CNRS" en 1989 est intéressante dans son contraste : « L'étude du personnel dirigeant du CNRS permet de voir la naissance progressive d'un nouveau type d'élite, issue de l'Université scientifique mais de plus en plus distincte d'elle, dans la mesure où l'accès aux responsabilités administratives se fait de plus en plus tôt. Les initiateurs de l'institution, dreyfusards et socialistes hostiles à l'État napoléonien seraient certainement surpris du résultat historique de leur entreprise : accumulation de niveaux écrans au sein de la hiérarchie universitaire, groupes de pression, etc. La république de la science dont ils rêvaient tend ainsi à nourrir des oligarchies qui se neutralisent ou à devenir un nouvel enjeu de pouvoir pour des élites extérieures. ».
Hubert Curien est mort le 6 février 2005 à l'âge de 80 ans. Depuis cette date, il est honoré par de nombreux organismes ou lieux qui ont pris son nom, des collèges, des écoles, des rues, des laboratoires, etc. Sa mémoire reste vivante. Le site de l'Académie des sciences lui a rendu hommage en février 2005 par ces quelques phrases : « Les qualités unanimement reconnues de ce très grand serviteur de l'État, sa clarté, sa précision, alliées à son écoute et à sa bienveillance, ont fait de lui non seulement un professeur exceptionnel et un modèle pour tous ses étudiants, mais également un scientifique, un collaborateur, un homme aimé, estimé, respecté de tous. ».
Une grande cérémonie a été organisée en son honneur le 14 mars 2005 à la Maison de la Chimie à Paris sous l'égide de l'Académie des sciences : scientifiques et politiques se sont succédé pour évoquer la personnalité attachantes d'Hubert Curien, en particulier Claude Allègre (membre de l'Académie des sciences et ancien Ministre de l'Éducation nationale), Claudie Haigneré (spationaute et Ministre déléguée aux Affaires européennes), Philippe Busquin (ancien Commissaire européen pour la Recherche), Laurent Fabius (ancien Premier Ministre), François Loos (Ministre délégué au Commerce extérieur), Christophe Desprez (ancien dircab d'Hubert Curien), Anne Lauvergeon (présidente d'Areva et surtout, ancienne Secrétaire Générale adjointe de l'Élysée), Édouard Brézin (président de l'Académie des sciences) et François d'Aubert (Ministre délégué à la Recherche). En tout, quinze personnalités se sont exprimées pendant cette après-midi d'hommages.
Petits extraits d'hommage à Hubert Curien durant cette journée-là.
Claude Allègre : « Je connaissais Hubert Curien depuis quarante-cinq ans. Il fut mon professeur de cristallographie à la faculté des sciences et je me souviens qu’il nous enseignait l’usage des rayons X et des neutrons pour déterminer les structures des cristaux. C’était un professeur lumineux. (…) Quelques années plus tard, alors que nous commencions à mettre en place le premier enseignement de géochimie à Paris, au niveau du troisième cycle, nous étions quatre jeunes scientifiques et nous n’avions pas encore terminé notre thèse d’État, Hubert Curien avec René Dars, Jacques Faucherre et Yves Rocard avec qui il gardait des liens d’amitié anciens, nous donna son patronage administratif pour créer un laboratoire dans une usine désaffectée (l’Université de Jussieu n’était pas construite) et un enseignement de 3e cycle dans lequel il enseigna la thermodynamique pour géologues. Je me souviens d’Hubert Curien participant à une excursion en Galice où il surprit tout le monde par ses connaissances géologiques et ses questions judicieuses, montrant qu’il appréciait les problèmes tectoniques pourtant bien éloignés de la minéralogie. Tout naturellement, il fut le rapporteur de ma thèse d’état car il y avait peu de monde qui s’intéressait de manière compétente alors à l’utilisation des isotopes en Sciences de la Terre. (…) Et puis, comme on le sait, il commença alors une carrière dans l’administration de la science qui allait être brillante. (…) Au risque de dévoiler quelques secrets, je crois que ce choix a résulté de deux circonstances. D’une part, il voyait l’émergence de la physique du solide que développaient en France ses amis Pierre Aigrain et Jacques Friedel vers laquelle il aurait voulu engager plus nettement le laboratoire de cristallographie et minéralogie de Paris, mais il sentait des résistances internes et non des moindres. D’autre part, Pierre Jacquinot, en réponse à une menace de dissolution du CNRS, avait créé des Directions scientifiques et réorganisé l’organisme. Il avait proposé la Direction de la physique à Hubert Curien. C’était une opportunité exaltante, reconstruire le CNRS, qu’il ne pouvait refuser dans une période de crise pour la recherche française. ».
Claudie Haigneré : « Je ne peux manquer de vous dire quelques mots sur les circonstances qui m'ont amenée à rencontrer Hubert Curien à de très nombreuses reprises pour l'espace, l'Europe, la Russie, la recherche et je dirais plutôt la Science. Hubert Curien et l’espace, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre passionnée. L’espace a probablement donné à Hubert Curien quelques-unes de ses plus grandes satisfactions professionnelles, ainsi que ses soucis les plus tenaces. Il n’était pas possible de le rencontrer, qu’il soit Ministre, Président de l’Académie des sciences, ou simple citoyen, sans que la conversation vienne sur le spatial et qu’il vous fasse part de ses soucis sur cette Ariane qui, décidément, aura pris beaucoup de place dans sa vie. (…) L'Europe, une autre grande affaire pour Hubert Curien. Vous comprendrez que j’y sois particulièrement sensible et que je commence par là. Avant d’être ministre, ses responsabilités de président du CNES l’avaient conduit à prendre la présidence du Conseil de l’Agence Spatiale Européenne. En tant que Ministre chargé de l’espace, il vécut deux Conseils ministériels de l’ESA : à Rome en 1985, et à Grenade en 1992. Nous savons tous, et Jean-Marie Luton le premier, qui en a été si proche et avec lequel il avait une relation privilégiée, que sa priorité absolue dans chacune de ces occasions consistait à préserver la dynamique européenne, à éviter que les divergences d’appréciations entre pays ne l’emportent sur la nécessité d’une œuvre commune, quand bien même cette œuvre commune ne répondrait que partiellement aux souhaits purement français, comme ce fut le cas avec les décisions si difficiles à prendre sur Hermès. Au sein de l’Europe, c’est bien sûr à la qualité du dialogue franco-allemand qu’il était le plus sensible, et il a, directement et personnellement, beaucoup œuvré pour que soient pris en compte les points de vue et contraintes réelles de l’Allemagne nouvellement réunifiée dans les décisions spatiales de l’Europe. Si l’ESA porte aujourd’hui encore l’ambition spatiale de l’Europe, elle le doit en particulier à Hubert Curien qui l’a aidée à traverser la période de grande difficulté qui a suivi la réunification allemande et qui coïncidait, d’une part avec de sérieuses contraintes budgétaires en Allemagne, et d’autre part avec une dangereuse accumulation de programmes spatiaux européens demandant des moyens quasi-impossibles à mobiliser. ».
Philippe Busquin : « Dans un article paru il y a quelques années, intitulé "Hubert Curien et l'Europe des chercheurs", l'ancien directeur général de la Commission Européenne, Paolo Fasella disait que Hubert Curien a joué un rôle clef dans la plupart des initiatives de coopérations scientifiques européennes prises ces dernières années. Hubert Curien, lui-même, faisait remarquer dans un article paru dans "La Recherche" à l'époque, que "construire pour l'Europe des programmes de recherche et rassembler l'Europe des chercheurs sont deux démarches qui doivent aller de pair en parfaite harmonie". Et cela reste d'une brûlante actualité. Comment concilier la dimension humaine des chercheurs à l'échelle européenne, élargie d'ailleurs, et cette conception de travailler ensemble dans un avenir commun ? Hubert Curien a été de tous les rendez-vous. (…) Et des initiatives, il y en a eu dès les années 80. En fait, l'histoire de la recherche européenne date des années 80 avec les premiers programmes-cadres et Hubert Curien était déjà un des six fondateurs du programme "Esprit" qui a joué un rôle essentiel à l'époque pour redonner à l'Europe une dimension dans la société de l'information. Il était avec le commissaire Davignon, Ilya Prigogine et quatre autres personnes à la base du programme "Esprit", qui a d'ailleurs été continué par un programme qui s'appelait "Brain" et qui a permis de donner des avancées dans l'Europe dans ce domaine. Il a été comme on l'a dit fondateur de la Fondation Européenne de la Science, premier Président de cette fondation, qui a joué aussi un rôle très important dans la mise en commun des capacités des chercheurs européens. Mais il n'a jamais négligé non plus le rôle de l'industrie. Je pense qu'il faut rappeler qu'il y avait les programmes "Brite Euram" qui ont été des programmes dans les années 80 qui ont permis d'associer à l'échelle européenne l'industrie et les milieux de la recherche. Et de la même manière, vous le savez comme moi, il a été un peu aussi à la base du programme "Eureka" qui vise aussi à donner à l'Europe des structures industrielles plus novatrices, plus liées à une recherche et à une innovation. Mais il n'a jamais négligé le facteur humain et dans le même temps qu'il y avait ces programmes industriels, on lançait les premiers programmes dits "Capital humain, mobilité". Ces programmes ont été lancés dans les années 80 et aujourd'hui ils sont certainement une des réussites à l'échelle européenne, avec les bourses Marie Curie, qui permettent à des chercheurs de l'Europe d'aller dans d'autres laboratoires et constituer cette communauté de la recherche européenne. À coté du facteur humain, il était évidemment très sensible aux infrastructures indispensables à l'échelle européenne. Ayant été président du CERN, il a été aussi initiateur avec d'autres présents ici dans la salle, du Synchrotron de Grenoble, qui était une des grandes réalisations à l'échelle européenne. Dans le domaine de l'espace européen de la recherche, j'ai eu de nombreuses occasions d'en discuter avec lui, il insistait aussi sur cette nécessité d'organiser, à l'échelle européenne, la discussion sur les infrastructures d'avenir. À cet égard, des progrès sont réalisés, puisque maintenant nous avons un forum des infrastructures qui aide les ministres de la science dans le choix des prochaines infrastructures, entre autres les lasers à électrons libres qui seront redistribués un peu partout dans l'Europe. ».
Laurent Fabius : « C’est en tant que chargé moi-même de la Recherche que j’avais appris à le connaître (…). Tout naturellement, je lui proposais de devenir ministre lorsque j’eus l’honneur ensuite d’être appelé par François Mitterrand à diriger le gouvernement. Ce choix me paraissait naturel, tant Hubert Curien symbolisait pour toute la communauté scientifique la réflexion et l’action dans le domaine de la science et tant il était apprécié des chercheurs. La recherche était tout simplement sa vie. Je me souviens d’une conversation avec lui et avec Jacques-Louis Lions, d’où une expression avait jailli, sans que je me rappelle exactement qui d’entre nous l’avait lancée : "l’horizon de la recherche, c’est l’horizon du forestier". Cette vision longue était chez lui une idée maîtresse, particulièrement précieuse lorsqu’on doit décider pour la collectivité. Éviter les à-coups, les fausses habilités de l’urgence, penser et agir à long terme : Hubert Curien, qui aimait tant ses forêts des Vosges, était, pour la recherche aussi, un forestier. Long terme et recherche fondamentale. Il savait par expérience et il professait, comme le Général De Gaulle et Pierre Mendès France qu’il admirait, qu’il n’y a pas de grand pays sans recherche puissante et pas de recherche puissante sans priorité à la recherche fondamentale, laquelle requiert évidemment des moyens et ne doit pas être subordonnée à l’aval. L’évaluation, devenue depuis une évidence, était une autre de ses idées pionnières. Il considérait qu’une sécurité matérielle des chercheurs, sans ostentation car tel n’était pas son genre, est nécessaire pour accomplir une bonne recherche, mais il soulignait que cette sécurité n’est pas contradictoire avec les évaluations nationales et internationales indispensables, ni avec les remises en cause qu’elles entraînent. (…) Il y a quelques mois, à l’issue d’une réunion au sein d’un groupe où nous aimions nous retrouver, déambulant nous plaisantions ensemble en pensant à ce temps où, ministre, il se voyait proposer régulièrement d’aller conquérir, en Île-de-France, en Isère ou dans ses Vosges natales, le suffrage universel. Chaque fois, il déclinait poliment, avec un bon sourire, ces sollicitations. Et il ajoutait : "ma circonscription, c’est mon laboratoire de l’Université Paris-6". ».
Christophe Desprez : « Hubert Curien était un homme bon, qui incitait ses collaborateurs à la patience et à la modestie. Quand, après un exposé argumenté de notre part [ses conseillers au ministère], il concluait "Vous avez raison, avançons dans ce sens", nous savions que nous étions dans la bonne direction. Quand il fronçait l’un de ses sourcils broussailleux et nous disait "Vous croyez ?", nous comprenions que nous n’avions pas convaincu ; alors, il consultait ; il recevait énormément de chercheurs, de patrons de laboratoires ou d’organismes ; il écoutait, et peu à peu se forgeait une opinion ; c’était sa façon de travailler, à l’écoute en permanence de la science en marche. Il était toujours au contact de la science, en visite en France ou à l’étranger. Il était passionné par la science, par toutes les sciences, et par les hommes et les femmes qui la font. (…) Je me souviens d’une sortie d’un conseil des ministres, où Jack Lang et Hubert Curien venaient de faire une communication sur la culture scientifique et technique. Les journalistes se précipitent sur le tapis rouge disposé au début de la cour de l’Élysée pour les prendre en photos. Et là, Hubert Curien se recule, pour que le Ministre de la Culture, ou était-ce déjà de l’Éducation ? , apparaisse mieux sur les photos. Comme je m’en étonnais à la lecture de la presse du lendemain, puisque c’était Hubert Curien qui était le principal artisan de cette communication, je m’entendis répondre "Mais Christophe, cela n’a aucune importance, et, en plus, cela fait tellement plaisir à Jack"… ».
Anne Lauvergeon : « Il est vrai qu'au moment du bouclage des budgets, quand on est à l'Élysée, on reçoit un certain nombre de coups de fil de ministres pas contents de leur sort. En général, le mode est toujours le même : "j'e n'ai pas assez" ; bien sûr, personne ne téléphone pour dire qu'il a trop de budget. C’est souvent sur un ton ou agressif ou du moins montrant qu'il y a un grave problème. Hubert Curien quand il m'appelait, s'excusait d'abord de m'appeler. Ensuite il me disait, il me l'a dit à plusieurs reprises, "qu'il était très très ennuyé… qu'il y avait un petit problème… que certainement il y avait une mauvaise compréhension… que les objectifs qui avaient été fixés n'étaient pas complètement remplis par l'aboutissement des discussions budgétaires. Mais, ce n'était pas la faute du Ministère du Budget, ce n'était pas la faute du Ministre du Budget, non, non… Ils avaient vraiment fait des efforts, ils avaient fait beaucoup de choses… mais …. est-ce qu'on ne pourrait pas néanmoins….", et à ce moment là, effectivement, on rentrait dans le problème qui se posait. Jamais aucune espèce d'acrimonie, aucune espèce de volonté de pouvoir, de volonté de revanche, de volonté de puissance. Uniquement faire aboutir, et faire aboutir non pas pour soi, pour son ministère, mais pour les gens, les chercheurs qui allaient effectivement pouvoir profiter de tout cela. Et je dois dire que cette espèce de calme, toujours, cette espèce de réserve en même temps, de souci de ne pas déranger, mais en même temps d'agir… ce mélange des deux était absolument, incroyablement efficace. Je dois dire que c'était également quelqu'un qui inspirait confiance à des gens très différents.(...) À la Renaissance, on aurait dit que c'était un humaniste. Je crois que Hubert Curien était assurément un humaniste. Curieux de tout et curieux de tous. Il était à l'écoute, il voulait comprendre, comprendre ce qu'étaient les gens. Cette volonté de compréhension qui est assez fréquente chez les scientifiques et qui s'applique souvent à la matière, il la portait aussi aux hommes. Je crois que tout au long de sa vie, il s'y est employé avec toujours le respect immense qu'il manifestait pour les autres, pour ne pas être trop pesant, pour ne pas surtout donner le sentiment qu'il cherchait à entrer dans un domaine ou un territoire que l'autre ne lui aurait pas laissé franchir. ».
François d'Aubert : « Fils d’un receveur municipal et d’une institutrice, il fut admis au prestigieux lycée Saint-Louis en classes préparatoires, puis il fut reçu aux concours de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, qu’il intégra, et de l’École polytechnique. Exemplaire, Hubert Curien le fut aussi par ses qualités humaines. Son statut de scientifique éminent, et bientôt de grand commis de l’État, ne retrancha jamais rien à sa simplicité, qu’il attribuait à ses origines de montagnard vosgien, ni à son humour et son franc parler. Il déclarait ainsi avec lucidité et clairvoyance à propos de la recherche fondamentale : "la recherche fondamentale, c’est un peu comme Christophe Colomb découvrant l’Amérique ; quand il est parti, il ne savait pas où il allait ; quand il arrivait, il ne savait pas où il était et cependant il a découvert l’Amérique… Il n’est pas possible de dire à quelqu’un qui se consacre à la recherche fondamentale : n’allez pas par là, c’est ridicule, vous ne trouverez rien". (…) Pleinement conscient du lien si nécessaire entre la recherche et l’innovation, il fonda également le RDT, Réseau de développement technologique, destiné à diffuser la technologie vers des PME peu familiarisées avec le processus d’innovation, préfigurant ainsi les RRIT. C’est sur cette même voie que nous nous employons aujourd’hui à relancer la Recherche, à travers le redressement de l’effort financier national, le soutien à la recherche fondamentale et le renforcement de ses applications. ».
Et le Ministre délégué de la Recherche de l'époque de terminer sur cette petite citation qu'Hubert Curien aimait répéter : « Je voudrais revenir sur Terre, un instant, dans mille ans, juste le temps de voir ce que trente générations de savants auront su découvrir, et entendre ce que les hommes de science seront alors en humeur de dire. ». Ok Professeur Curien, rendez-vous en l'an 3005 !
« Naufragés des légendes, victimes raides et hâtives, je sais que vous n'êtes pas morts de la mer, que vous n'êtes pas morts de la faim, que vous n'êtes pas morts de la soif, car, ballottés sous le cri des mouettes, vous êtes morts d'épouvante. Ainsi ce fut bientôt pour moi une certitude : beaucoup de naufragés meurent bien avant que les conditions physiques ou physiologiques ne soient devenues, par elles-mêmes, mortelles. Comment combattre le désespoir, meurtrier plus efficace et plus rapide que n'importe quel facteur physique ? » (Alain Bombard, 1953).
Le médecin et biologiste français Alain Bombard est né il y a 100 ans, le 27 octobre 1924, à Paris. Il est difficile de présenter Alain Bombard qui a aussi goûté à la vie politique avec l'arrivée au pouvoir de la gauche, parce qu'il fait partie des héros des temps modernes, de ces explorateurs de la mer qui ont apporté quelque chose au monde, notamment sur la capacité de survivre en pleine mer. Son intuition de départ, c'est que c'est d'abord l'esprit qui flanche quand le naufrage s'effondre. Avant le corps. Et il a tenté de le prouver.
On pourrait dire comme La Palice qu'avant d'être vieux et de ressembler, avec sa barbichette, aux savants comme les représentaient Hergé dans Tintin voire Franquin dans Spirou ou Morris dans Lucky Luke, un look très représentatif avant même de voir ses cheveux blanchir, il était jeune. Et c'est bien le jeune, très jeune, avant les 30 ans, qui a fait l'exploit qui a marqué son époque et son destin.
Et d'abord, un contexte, ses années d'études au lycée Henri-IV et à l'École alsacienne, puis à Saint-Brieuc. Pendant ses vacances en Bretagne, il a découvert sa passion de la voile, sur une plage fréquentée depuis des décennies par de grandes familles de scientifiques, Jean Perrin, Marie Curie, et il a connu Frédéric Joliot-Curie qui a été son moniteur de voile. Pour terminer ses études de médecine, il s'est installé à Boulogne-sur-Mer.
Dans un livre autobiographique, il a raconté un événement déclencheur qui n'a pas été exactement ce qu'il a raconté, à savoir qu'au printemps 1951, il a dû s'occuper des corps de 43 marins morts dans le naufrage de leur chalutier. En fait, le naufrage aurait fait plutôt une dizaine de morts, mais qu'importe, les statistiques étaient monstrueuses : il y a 200 000 morts en mer chaque année, dont 50 000 dans des bateaux de sauvetage. Son objectif, c'était de trouver des moyens de survivre à un naufrage en pleine mer : résistance à la soif, à la faim, à la fatigue, à l'hypothermie, etc.. et surtout, au moral et à la dépression.
Alain Bombard a traversé la Manche à la nage, ce qui relevait déjà d'un exploit sportif exceptionnel : il fallait beaucoup de préparation, s'enduire le corps de graisse pour résister au froid de la mer, etc. Cet événement a notamment permis à la romancière Marie Vareille d'écrire son excellent roman "Désenchantées" sorti en 2022 (éd. Charleston). À l'époque, cet exploit a été déterminant pour Alain Bombard qui a pu ainsi trouver des sponsors et financer son propre laboratoire intégré à l'Institut océanographique de Monaco. Il voulait montrer qu'on pouvait éviter la déshydratation en buvant de l'eau de mer et de l'eau de pluie, ainsi que se prémunir de la faim en mangeant des planctons.
Petit rappel : les naufragés qui n'ont pas d'eau potable refusent généralement de boire l'eau de mer car elle est beaucoup trop salée ce qui flingue les reins et accélère la déshydratation du corps. Alain Bombard voulait montrer qu'en prenant une quantité raisonnable d'eau de mer (un demi-litre par jour), on pouvait survivre à un absence d'eau potable, mais cette ration était insuffisante et on devait quand même trouver de l'eau ailleurs, en pressant les poissons pêchés (sauf la raie) ou en récupérant l'eau de pluie (cet aspect essentiel de survie reste encore en débat, notamment sur l'eau présente dans les poissons).
Après quelques traversées seul ou accompagné, Alain Bombard a effectué en solitaire la traversée de l'Atlantique. Son périple est allé de Tanger le 13 août 1952 à La Barbade le 23 décembre 1952 (avec une étape à Las Palmas le 19 octobre 1952), à bord de L'Hérétique, son petit Zodiac, se laissant dériver volontairement sans nourriture ni eau (avec seulement une voile, deux avirons, quelques instruments de navigation, un couteau et quelques livres) pendant cent treize jours pour montrer qu'on pouvait en survivre, mais il a bien cru qu'il allait en mourir. Il a perdu vingt-cinq kilogrammes et a été hospitalisé à son arrivée (il a fêté son 28e anniversaire seul en pleine mer). Il a survécu grâce au croisement avec un cargo qui lui a permis de prendre un repas et de corriger son orientation. Il a survécu aussi en pêchant des poissons, en attrapant des oiseaux, qu'il mangeait crûs faute de pouvoir les cuire, etc. Il relevait quotidiennement sa tension artérielle (les faibles tensions étant une alerte des moments de désespoir).
Cette traversée a montré par l'exemple qu'on pouvait survivre en pleine mer sans rien avec de soi. Sa thèse, c'était que les naufragés mouraient plus de désespoir que de faim et de soif, ou, plus exactement, qu'ils mouraient d'abord de désespoir avant de mourir de faim et de soif. Il a raconté sa terrible traversée dans "Naufragé volontaire" sorti en 1953 (Éditions de Paris), premier des onze essais ou récits qu'il allait publier jusqu'à la fin de sa vie. Cela a inspiré, entre autres, le film "All Is Lost" de J. C. Chandor (sorti le 18 octobre 2013) avec pour seul acteur Robert Redford au dialogue très léger (inexistant : il est naufragé tout seul). Considéré comme un chef-d'œuvre, j'ai quand même trouvé ce film un peu ennuyeux !
En tout cas, la notoriété d'Alain Bombard était faite, et il l'utilisa tant pour la construction d'équipements de navigation que pour des combats pour l'environnement et la protection de la mer, en particulier en 1963 contre le déversement des boues rouges dans la Méditerranée par une usine de Péchiney à Gardanne. Il a donc été parmi les premiers lanceurs d'alerte écologique à une époque où on ne s'en préoccupait pas vraiment.
Alain Bombard a participé à la conception de radeaux de sauvetage dont la présence sur les embarcations était devenue obligatoire par la réglementation à partir des années 1950. Notamment, on l'appelle désormais par son nom, un Bombard, un radeau de sauvetage pneumatique à gonflage rapide conçu en 1972. Il a milité pour le caoutchouc au détriment du bois dont étaient constituées traditionnellement les chaloupes de sauvetage. Les travaux d'Alain Bombard ont toutefois provoqué un tragique drame accidentel le 3 octobre 1958 dans la baie d'Étel où le navigateur a profité d'une alerte météorologique de forte tempête pour justement tester son canot de sauvetage. Très rapidement, les sept occupants du canot ont été éjectés dans la mer, et le bateau chargé de les secourir a lui-même eu un accident et a chaviré, ce qui a fini par un bilan très lourd, neuf morts, dont quatre occupants du canots et cinq marins sauveteurs.
L'enquête a mis hors de cause Alain Bombard dans la responsabilité de cet accident mais il en est toutefois ressorti un amer goût de faute. Cela l'a entraîné dans une dépression dans les années 1960 dont il est sorti grâce à sa rencontre avec l'entrepreneur Paul Ricard, fondateur du célèbre pastis et maire d'une commune du Var dans les années 1970, Signes, près du circuit de Castellet qu'il a contribué à financer et qui a pris son nom, et mécène d'Alain Bombard, Alain Colas et Éric Tabarly.
Remis en état de travailler avec ce nouveau laboratoire financé par Paul Ricard, Alain Bombard a adhéré au PS dans sa lancée, en 1974, s'est fait élire conseiller général de Six-Fours-les-Plages (dans le Var) de 1979 à 1985 (pour un mandat de six ans), et, présent sur la liste du PS aux élections européennes de 1979, 1984 et 1989, il a été député européen de septembre 1981 à juillet 1994. Entre-temps, François Mitterrand l'a nommé Secrétaire d'État auprès du Ministre de l'Environnement dans le premier gouvernement de Pierre Mauroy du 22 mai 1981 au 23 juin 1981, mas il n'a pas été reconduit après les élections législatives de juin 1981 en raison de ses déclarations souhaitant l'interdiction de la chasse à courre. Il a donc fait partie de ces ministres météores, à l'instar de Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1974 et de Léon Schwartzenberg en 1988, qui n'ont pas beaucoup duré pour la raison que fondamentalement, leur personnalité n'était pas compatible avec les responsabilités politiques qui imposent nécessairement d'avaler quelques couleuvres (Nicolas Hulot, c'est différent car il a avalé quelques couleuvres avant de démissionner).
La vie d'Alain Bombard est très riche et déconcertante car son esprit a toujours été hors des sentiers battus. Médecin, il a pris la mer pour passion : « Nous devons quitter la Méditerranée pour rentrer dans quelque chose de beaucoup plus grand, qui me semble démesuré. L'Atlantique, cet océan qui a englouti un continent pour lui prendre son nom, que serait-ce pour lui de submerger notre frêle esquif ! » (1953).
Dans "Au-delà de l'horizon" sorti en 1978 aux Presses de la Cité, le célèbre naufragé volontaire a expliqué en particulier ceci : « On me pose souvent la question : comment avez-vous fait pour traverser l'Atlantique, sur un bateau qui faisait quatre mètres cinquante de long ? C'est relativement simple. Sur un grand océan, deux vagues sont séparées par deux cents mètres, il y a deux cents mètres de longueur d'onde ; avec un petit bateau de quatre mètres cinquante, on épouse sans difficulté les différents reliefs de la mer. Tandis qu'un navire de cent mètres de long aura l'avant dans le creux, le cul sur le sommet de la vague, et c'est ce qui provoque roulis et tangage qui mettent à mal les gros bateaux. D'où l'idée orgueilleuse des hommes née au XVIe et XVIIe siècles : "construisons des navires incoulables, des navires qui ne feront jamais naufrage". Tous, sauf un, seront vaincus par ma mer... ».
Alain Bombard était également passionné par la musique au point d'envisager de devenir compositeur ou chef d'orchestre : « J’ai un grand besoin de ressentir la filiation des œuvres les unes avec les autres. Pour moi, il n’y a pas de rupture entre cette petite phrase pensive dans L’Estro Armonico de Vivaldi, et cette grande pensée triste de Beethoven dans son quatuor à cordes n°10. Il y a une continuité… » avait-il confié sur France Musique en 1980. Il était l'ami d'Igor Stravinsky, de Fernandel, de physiciens, de vendeurs d'alcool, de François Mitterrand, etc., bref, de personnalités de domaines et d'univers très différents. Volontiers cabotin, il était conteur ; il adorait depuis toujours raconter de belles histoires, au risque de les embellir. En somme, Bombard et Bobard, il n'y a qu'un m qui sépare ces mots, celui d'aimer l'aventure, les aventures.
Homme de médias depuis les années 1950, Alain Bombard a participé à de nombreuses émissions de radio et de télévision, en particulier l'émission "Radioscopie" produite par Jacques Chancel le 5 mai 1980 sur France Inter. Alain Bombard est mort à Toulon il y a un peu moins de vingt ans, le 19 juillet 2005 à l'âge de 80 ans, inscrit depuis longtemps dans tous les livres d'histoire comme une légende de la navigation en mer.
Tout juste quarante ans après sa mort, il reste le plus grand physicien britannique de tous les temps avec Isaac Newton. L’un des pionniers de la physique quantique, annonciateur du positron, peu sociable mais véritable génie des mathématiques, aurait été atteint du syndrome d’Asperger, selon une récente biographie.
Imaginez que vous ayez 31 ans, que vous ayez soutenu votre thèse de doctorat sept ans plus tôt, publié déjà plus d’une dizaines d’articles majeurs dans des revues scientifiques d’importance internationale, et qu’on vous propose le Prix Nobel de Physique. À l’époque, on pouvait même l’avoir avant la soutenance. C’était en 1933, période particulièrement noire dans le contexte international, mais aussi période passionnante de la mise en forme de la physique quantique qui a occupé toute la première moitié du XXe siècle.
Paul Dirac a disparu il y a exactement quarante ans le 20 octobre 1984 à l’âge de 82 ans, à Tallahassee, en Floride. Ce grand physicien a fait partie des pères fondateurs de la physique quantique, aux côtés de Max Planck, Niels Bohr, Albert Einstein, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger, etc. Il fut l’un des trois plus grands physiciens du XXe siècle et cet anniversaire est l’occasion pour moi de le faire mieux connaître, car je trouve qu’il manque injustement de notoriété.
Un des plus grands génies de tous les temps
Prix Nobel en 1933, Paul Dirac fut un véritable génie, uniquement tourné vers ses recherches sur la théorie quantique. Toute sa vie n’a été qu’attention portée aux équations.
Selon l’épistémologue Norwood Russell Janson (1924-1967), ardent défenseur de l’interprétation de Copenhague, cité dans un article publié en 1980, la parution de la théorie relativiste des électrons de Paul Dirac en 1928 a été l’un des événements les plus marquants de l’histoire des sciences : « Theoretical physics has rarely witnessed such a powerful unification of concepts, data, theories and intuitions : Newton and Universal Gravitation ; Maxwell and Electrodynamics ; Einstein and Special Relativity ; Bohr and the hydrogen atom ; these are the high spots before Dirac. From a chaos of apparently unrelated facts and ideas, Newton in his way, and now Dirac in his, built a logically powerful and conceptuelly beautiful physical theory. » [La physique a rarement vu une unification aussi puissante de concepts, de données, de théories et d’intuitions : Newton et la Gravitation universelle ; Maxwell et l’Électrodynamique ; Einstein et la Relativité restreinte ; Bohr et l’atome d’hydrogène ; ce sont les grands éclairs avant Dirac. D’un chaos apparemment sans relation de faits et d’idées, Newton à sa manière, et maintenant Dirac à la sienne, ont construit une théorie physique logiquement solide et conceptuellement pleine de beauté] ("The Concept of the Positron", Cambridge, 1963 ; p. 146).
La beauté, c’est ce qui a obsédé Paul Dirac toute sa vie. Mais pas la beauté féminine : « This result is too beautiful to be false ; it is more important to have beauty in one’s equation than to have them fit experiment. » [Ce résultat est trop beau pour être faux ; il est plus important d’avoir la beauté dans les équations que de les voir confirmer par l’expérience] ("The evolution of the Physicist’s Picture of Nature", Scientific American, 208, 5, 1963).
La bosse des maths
Du côté de son père, qui enseignait le français, et comme son nom francophone l’indique, il était d’origine suisse (Valais) et française (Charente). Né le 8 août 1902 à Bristol, Paul Adrien Maurice Dirac était un fou de mathématiques dès son plus jeune âge. Il a suivi des études d’ingénieur en électricité à Bristol. À cause du climat économique très maussade, diplômé en 1921, il n’a pas trouvé de travail et finalement, a continué des études scientifiques à Cambridge parce qu’il était passionné par la théorie de la Relativité générale et qu’il avait réussi à obtenir une bourse.
En 1923, il travailla avec l’astrophysicien Ralph H. Fowler (1889-1944) sur la mécanique statistique des étoiles naines blanches. Six mois plus tard, il publia déjà ses deux premiers articles sur le sujet. En mai 1924, il publia son premier article sur la physique quantique. C’est en 1925 qu’il fit la rencontre essentielle de Niels Bohr (1885-1962) qui venait d’avoir le Prix Nobel en 1922, et de Werner Heisenberg (1901-1976), futur Prix Nobel en 1932. En novembre 1925, il avait publié quatre autres articles sur la théorie quantique. En tout, il a publié onze articles importants avant sa soutenance.
Paul Dirac a soutenu sa thèse en juin 1926 sur la physique quantique, en faisant, par une intuition géniale, une analogie entre la formulation matricielle que venait de proposait Werner Heisenberg pour décrire la physique quantique et les crochets de Poisson de la mécanique hamiltonienne, reformulation de la mécanique classique en 1833 par William Rowan Hamilton (1805-1865).
Un acteur majeur dans l’élaboration de la théorie quantique
Après son doctorat, il est parti rejoindre Niels Bohr à Copenhague puis en février 1927, Werner Heisenberg à Göttingen où il a travaillé avec Robert Oppenheimer (1904-1967), Max Born (1882-1970), Prix Nobel en 1954, James Franck (1882-1964), Prix Nobel en 1925, et Igor Tamm (1895-1971), Prix Nobel en 1958, puis il a collaboré quelques semaines avec Paul Ehrenfest (1880-1933) à Leyde (Pays-Bas) avant de revenir à Cambridge où il fut recruté comme Fellow du St John’s College. Invité au 5e congrès Solvay en septembre 1927, il fit la rencontre d’Albert Einstein (1879-1955).
Paul Dirac fit de nombreux voyages dans le monde, est allé pour la première fois en Union Soviétique en 1928, et aux États-Unis en 1929. Il s’amusait à profiter des colloques pour faire le tour du monde : après une visite aux États-Unis, il est allé directement au Japon et est rentré à Cambridge en prenant le Transsibérien.
À partir de ses premiers travaux où il "jouait" avec l’algèbre des opérateurs linéaires en introduisant la notation bra-ket (à partir du 29 avril 1939), il publia un recueil très pédagogique sur la nouvelle physique de l’atome (qui fait encore référence aujourd’hui) sous un titre assez banal : "Le Principe de la mécanique quantique" (éd. Oxford University Press) publié initialement le 29 mai 1930 (il n’avait alors que 27 ans !). L’ouvrage fut régulièrement réédité et complété, devenant l’un des manuels "classiques" pour la physique quantique (le dernier chapitre rédigé en 1947 dans la 3e édition présente l’électrodynamique quantique). On peut lire la quatrième édition révisée (publiée le 26 mai 1967) dans son intégralité ici.
Paul Dirac était avant tout un théoricien des mathématiques. Il se moquait des expériences sinon de la pensée (il préférait la beauté des équations, voir la citation ci-dessus), et a été celui qui a construit la plus solide architecture mathématique pour la physique quantique, reprenant les travaux d’Erwin Schrödinger et de Werner Heisenberg dont le formalisme mathématique manquait de cohérence et d’harmonie.
Cela lui valut le Prix Nobel de Physique en 1933 « pour la découverte de formes nouvelles et utiles de la théorie atomique », partagé avec Erwin Schrödinger (1887-1961), célèbre pour son équation d’onde et son expérience de la pensée résumée sous l’expression "le chat de Schrödinger" (en physique quantique, un chat pourrait être à la fois vivant et mort, d’où le paradoxe philosophique que posait cette théorie probabiliste). Un peu avant son Prix Nobel (il avait refusé d’inviter son père à la remise à Stockholm), Paul Dirac avait publié un article essentiel sur la mécanique quantique lagrangienne que développa plus tard Richard Feynman (1918-1988), Prix Nobel en 1965, qui fut beaucoup influencé par lui.
Le positron et l’antimatière, issus des équations de Dirac
Par ses avancées mathématiques, Paul Dirac a ainsi prédit en 1931 l’existence de l’antimatière, c’est-à-dire, des antiparticules, en particulier, du positron (aussi appelé positon pour les francophones), l’antiparticule associée à l’électron.
La raison, c’est que dans son équation qui décrit la mécanique quantique relativiste de l’électron (formulée en 1928), la description des particules se fait en fonction du carré de la charge électrique, laissant supposer que la charge d’une particule de même type (même masse et même spin) pourrait être positive ou négative. Jusqu’en 1932, cette idée était plutôt le point faible de sa théorie, car personne ne comprenait comment l’antimatière pouvait exister. Paul Dirac se moquait de l’imaginer, ses équations étaient trop belles pour être fausses !
Par ailleurs, la collision d’une particule et de son antiparticule créerait une désintégration avec une forte dissipation d’énergie (émission de photon) qu’on peut retrouver dans la fameuse formule d’Einstein, E=mc2. C’est la base de toute la recherche sur les nouvelles particules élémentaires dans des accélérateurs à particules (fournir le plus d’énergie possible pour faire surgir de nouvelles particules).
Le positron fut découvert expérimentalement dès 1932 par Carl David Anderson (1905-1991) qui a vu la trace de « quelque chose de chargé positivement et de masse similaire à celle de l’électron » et cette découverte fut confirmée par Patrick Blackett (1897-1974) par l’observation de rayons cosmiques photographiés dans une chambre à brouillard qui est le premier détecteur de particules (certaines traces ne provenaient pas d’électrons mais d’électrons à charge positive).
Cette découverte valut Carl David Anderson le Prix Nobel en 1936 qui découvrit la même année le muon par le même type de détection. Quant à Patrick Blackett, il reçut le Prix Nobel en 1948 pour le développement de la chambre à brouillard conçue en 1911 par Charles T. R. Wilson (1869-1959) qui, lui aussi, avait obtenu le Prix Nobel en 1927. Sa chambre permettait de rendre visible, par condensation de la vapeur, la trajectoire des particules électriquement chargées.
Entre parenthèses, la découverte du positron est l’exemple même (il y en a plein d’autres) qui montre que la recherche scientifique n’a aucun sens réalisée de manière solitaire ou de manière nationaliste (et cela dans une période aux nationalismes exacerbés). Même si Paul Dirac travaillait plutôt seul (il détestait communiquer), il se nourrissait des travaux des autres, en particulier, pour son équation, des travaux d’Albert Einstein et de Wolfgang Pauli (1900-1958), Prix Nobel en 1945, pour donner les fondations théoriques des futures observations expérimentales. Et pour les expériences, il a fallu développer toute une instrumentation (Charles T. R. Wilson), puis utiliser l’appareil pour des applications données, être capable d’identifier une incompréhension de mesure par des théories récentes (Carl David Anderson) et de confirmer l’explication par des expériences focalisées sur cette découverte (Patrick Blackett). À noter également que d’autres physiciens reçurent le Prix Nobel pour le développement d’autres appareils de détection, comme Georges Charpak (1924-2010) qui fut récompensé en 1992 « pour son invention et le développement de détecteurs de particules, en particulier la chambre proportionnelle multifils ».
Lorsque Albert Einstein s’est retrouvé en 1933 parmi les membres de la direction de l’Institute for Advanced Study à Princeton, et qu’on lui a demandé qui il voulait recruter, le premier nom qu’il a proposé était Paul Dirac qui venait juste d’avoir le Prix Nobel. Paul Dirac passa donc une année académique (1934-1935) à Princeton où il sympathisa beaucoup avec son collègue Eugene Wigner (1902-1995), Prix Nobel en 1963. Venant de Budapest où elle habitait, la sœur de ce dernier est venue le visiter alors que Paul Dirac était présent à cette rencontre…
De Newton à Hawking
Entre 1932 et 1969, Paul Dirac fut titulaire de la prestigieuse chaire de mathématiques de l’Université de Cambridge. Parmi ses prédécesseurs l’illustre Isaac Newton (1643-1727) entre 1669 et 1702, et l’hydrodynamicien Georges Stokes (1819-1903), célèbre pour son équation de mécanique des fluides, de 1849 à 1903. Certains de successeurs sont également très connus : Stephen Hawking (72 ans) de 1979 à 2009 et, depuis le 1er novembre 2009, Michael Boris Green (68 ans), l’un des pionniers de la théorie des cordes en 1984.
Michael Boris Green fut d'ailleurs lauréat en 1989 du Prix et Médaille Paul Dirac, qui a récompensé entre autres en 1987 Stephen Hawking, en 1988 John Stewart Bell (1928-1990), auteur du fameux théorème de Bell, en 1989 Roger Penrose (83 ans) et en 1997, Peter W. Higgs (85 ans), Prix Nobel en 2013. Cette gratification est attribuée par l’Institute of Physics (l’équivalent britannique de la Société française de Physique).
Une autre récompense a été instituée en l’honneur de Paul Dirac, la Médaille Dirac créée par le Centre international de physique théorique (ICTP basé à Trieste) juste après la disparition de Paul Dirac, en 1985, pour honorer des chercheurs en physique théorique et en mathématiques qui n’ont pas été récompensés par le Prix Nobel ni la Médaille Field ni le Prix Wolf (très prestigieux aussi). Alan H. Guth (67 ans), l’inventeur de la théorie de l’inflation cosmique après le Big Bang, et Édouard Brézin (76 ans), ancien président du CNRS, en furent lauréats respectivement en 2002 et 2011.
Quelques intuitions très mathématiques
Très curieux et fin observateur, perspicace et rigoureux, Paul Dirac avait voulu comparer en 1937 deux rapports de grandeurs physiques. Le premier était la longueur de l’univers observable (rayon de Hubble) sur le rayon d’un électron. Le second l’intensité de la force gravitationnelle sur celle de la force électromagnétique appliquée entre deux électrons. Or, il avait remarqué que ces deux rapports étaient sensiblement équivalents, le premier de l’ordre de 2x1040 (nombre d’Eddington-Dirac) et le second de l’ordre de 3x1041.
C’était la première fois qu’un scientifique "mélangeait" l’infini grand et l’infiniment petit, et Paul Dirac considérait que l’équivalence n’était pas une coïncidence. En considérant que ces deux rapports restaient dans le même ordre de grandeur, et sachant que seule, la constante de Hubble variait avec le temps, Paul Dirac en avait conclu qu’une autre constante devait forcément varier en fonction du temps (si ces rapports restaient équivalents), et suggérait que cela devait être la constante de la gravitation qui serait inversement proportionnelle au temps, ce qui contredisait la théorie de la Relativité générale qui la prédisait constante (conservation de l’énergie), ou alors que la masse de l’univers serait proportionnelle au carré du temps. Ces deux hypothèses sont rejetées par les cosmologistes d’aujourd’hui.
Parmi les "objets" (de mathématiques ou de physique) attribués à Paul Dirac, on peut citer la constante de Dirac qui n’est que la constante de Planck réduite (h/2pi), la distribution de Dirac (aussi appelée fonction delta de Dirac) qui exprime une impulsion ponctuelle et qui permet de l’intégrer dans le calcul mathématique, le peigne de Dirac qui est un joli nom pour désigner une distribution de Dirac périodique, ces deux objets ont été repris et améliorés par le mathématicien français Laurent Schwartz (1915-2002), Médaille Field en 1950. Lui-même plutôt modeste, Paul Dirac a toute sa vie préféré parler de la "statistique de Fermi" pour évoquer la "statistique de Fermi-Dirac" qui décrit depuis 1926 les particules à spin demi-entier (fermions qui suivent le principe d’exclusion de Pauli), à opposer à la statistique de Bose-Einstein qui décrit les particules à spin entier (bosons pour lesquels le principe de Pauli ne s’applique pas). À cela, il faut aussi ajouter, dans ses contributions majeures, le positron prédit par Paul Dirac ainsi que les monopoles magnétiques.
Une tendance à tout théoriser
Dans une récente biographie, Graham Farmelo (61 ans), docteur en physique théorique des particules, évoque même le syndrome d’Asperger (une forme légère d’autisme) pour caractériser Paul Dirac, qui a détesté son père qui l’obligeait à lui parler uniquement en français (comme il n’en était pas capable, Paul Dirac gardait ainsi le silence) et il fut profondément troublé par le suicide de son frère Félix pendant la préparation de sa thèse (en mars 1925).
Il existe de nombreuses anecdotes qui racontent à quel point Paul Dirac pouvait déconcerter ses interlocuteurs au cours de sa vie professionnelle ou personnelle. Par exemple, le jour où il a rencontré pour la première fois le jeune Richard Feynman, il lui a dit : « I have an equation. Do you have one too ? » [J’ai une équation. En avez-vous une aussi ?]. Ou encore lors d’une conférence à Toronto, au moment des questions, quelqu’un dans la salle lui déclara : « Professor Dirac, I do not understand how you derived the formula on the left side of the blackboard. » [Professeur Dirac, je ne comprends pas comment vous dérivez la formule au côté gauche du tableau]. Ce à quoi Paul Dirac répondit : « This is not a question. It is a statement. Next question, please. » [Ce n’est pas une question. C’est un commentaire. Question suivante, s’il vous plaît]. Paul Dirac était connu pour dormir en écoutant une conférence, mais il était capable de se réveiller soudainement et de poser une question très pointue et pertinente (un erreur de signe au tableau etc.).
Le besoin de tout théoriser pouvait étonner les personnes à côté de lui. Un jour qu’il discutait avec Piotr Kapitsa (1894-1984), Prix Nobel en 1978, il regardait en même temps l’épouse de celui-ci, Anya, tricoter à leur côté. Après la discussion, Paul Dirac s’est approché d’elle, assez excité : « You know, Anya, watching the way you were making this sweater, I got interested in the topological aspect of the problem. I found that there is another way of doing it and that there are only two possible ways. One is the one you were using ; another is like that… » [Vous savez, Anya, en regardant la manière dont vous réalisez ce pull, je me suis intéressé à l’aspect topologique du problème. J’ai conclu qu’il y a une autre manière de le faire et qu’il n’y avait que deux méthodes possibles. L’une est ce que vous faites ; l’autre est comme ça…] tout en montrant cette seconde manière avec ses longs doigts : il venait de réinventer le "purling" (le fait de tricoter à l’envers).
La femme, une équation à une inconnue
La personnalité de Paul Dirac était à la fois rigoureuse et peu conviviale. Il avait très peu d’amis, aimait bien la solitude qui lui permettait de réfléchir à ses travaux. Il était connu pour sa faible empathie. La seule fois où il a pleuré de sa vie d’adulte, c’était lorsqu’il avait appris la mort d’Albert Einstein en 1955.
Une anecdote donne une idée de sa très faible sociabilité. Le physicien n’était pas marié en août 1929, tout comme son collègue Werner Heisenberg. À l’occasion d’un colloque au Japon (déjà évoqué ci-dessus), comme ils étaient du même âge et encore célibataires, ils pouvaient discuter ouvertement des "femmes". Werner Heisenberg était un homme à femmes avec qui il aimait flirter et danser, tandis que lui restait renfermé. Paul Dirac lui demandait : « Pourquoi danses-tu ? » et Werner Heisenberg de répondre : « Quand il y a des filles charmantes, c’est un plaisir ! » mais Paul Dirac ne comprenait toujours pas : « Mais, Heisenberg, comme peux-tu savoir avant que ce sont des filles charmantes ? ».
Un jour, au cosmologiste George Gamow (1904-1968), Paul Dirac expliqua qu’il y avait une distance optimale pour regarder le visage d’une femme. Théoricien, il évaluait tous les cas : à l’infini, on ne voit rien ; à zéro, l’image est trop déformée et on voit beaucoup trop les imperfections de la peau, les rides. Georges Gamow lui a alors demandé : « Tell me, Paul, how close have you seen a woman’s face ? » [Dis-moi, Paul, à quelle distance as-tu déjà regardé le visage d’une femme ?] et Paul Dirac de répondre : « Oh, about that close ! » [Oh, à peu près cette distance], en montrant ses mains à deux pieds de distance.
Paul Dirac se maria tardivement pour l’époque, en janvier 1937 à Londres avec Margit Wigner (Manci), la sœur d’Eugene Wigner, et, bien qu’indispensable pour lui supprimer toutes les préoccupations matérielles de la vie quotidienne, il la considérait plus comme la sœur de son ami que comme son épouse, et la présentait à ses amis ainsi : « Oh ! I am sorry. I forgot to introduce you. This is… this is Wigner’s sister ! » [Oh ! Je suis désolé. J’ai oublié de te présenter. C’est… c’est la sœur de Wigner !]. Elle-même s’était présentée auprès de George Gamow ainsi : « That what Dirac actually says is : "This is Wigner’s sister, who is now my wife" ! » [Ce que dit habituellement Dirac est "C’est la sœur de Wigner, qui est maintenant ma femme" !]. Margit Wigner, née deux ans après lui, le 17 octobre 1904, disparut le 9 juillet 2002, près de dix-huit ans après lui.
La retraite en Floride
À la fin de sa vie, de 1971 à 1984, Paul Dirac a continué à travailler en choisissant le Florida State University (Université de l’État de Floride). Pour lui, c’était un lieu agréable car il n’avait pas un traitement différent des autres, ses collègues le considéraient comme n’importe qui d’autre, malgré son Nobel et ses travaux prestigieux. Il ne voulait surtout pas se faire remarquer.
En dépit de son caractère peu sociable, Paul Dirac a laissé un souvenir très attachant dans cette université où ses collègues ont pu apprécier sa curiosité intellectuelle, sa passion et sa capacité à la transmettre aux autres. Certes, il pouvait déjeuner (dans la cuisine du bâtiment) avec des collègues (comme Steve Edwards) sans sortir un mot pendant le repas. John Albright se souvenait ainsi : « Dirac était très avare avec les mots. Il n’emploierait pas cinq mots quand un seul pouvait suffire. ». Bien avant, ses collègues de Cambridge avait même inventé une nouvelle unité pour plaisanter, le "dirac" qui correspondait à un mot par heure !
Il adorait marcher, considérait que c’était essentiel pour réfléchir, il marchait ainsi de sa résidence à son bureau, par tous les temps (conduire l’aurait empêché de réfléchir à la physique quantique), il aimait aussi se baigner dans un lac même en hiver, et il était un passionné d’alpinisme, il escaladait beaucoup de montagnes (dans le Caucase par exemple) et lorsqu’il enseignait à Cambridge, on pouvait parfois le voir, pour s’entraîner, grimper aux arbres dans les collines environnantes tout en portant son habituel costume noir.
Ne pas s’occuper de l’extérieur
Homme introverti par excellence, Paul Dirac a donc été avant tout un génie cérébral. Il fallait bien cela pour avoir les quelques intuitions qui l’ont placé, malgré lui, sur le piédestal de la théorie quantique.
Son père l’avait peut-être coupé de toute ambition affective, mais il l’avait encouragé à approfondir les mathématiques qui l’avaient passionné dès son enfance. Sa modestie l’a emporté : à l’égal d’un Newton, d’un Maxwell, d’un Einstein ou d’un Bohr, qui connaît donc Dirac en dehors de la communauté scientifique internationale, trente ans après sa mort ?
Une biographie de référence a été publiée le 22 janvier 2009 : "The Strangest Man, The Hidden Life of Paul Dirac, Quantum Genius" par Graham Farmelo (éd. Faber and Faber).
« De toute façon, il n'y a pas de risque de délocalisation de l'emploi puisqu'à 97%, le Doliprane est consommé en France. Le Doliprane qui est fabriqué en France pour des consommateurs français. On est des gros consommateurs de paracétamol (…) et ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays. » (Roselyne Bachelot, le 16 octobre 2024 sur BFMTV).
Depuis près d'une semaine, la classe politique est agitée par une information économique importante : le groupe français Sanofi ("fleuron de l'industrie pharmaceutique") a annoncé le vendredi 11 octobre 2024 qu'il s'apprêtait à vendre sa filiale Opella, son pôle activité Santé Grand Public, au fonds d'investissement américain CD&R (Clayton Dubilier & Rice). Parmi les médicaments produits et commercialisés par Opella, il y a le très connu et très consommé analgésique, le Doliprane, du paracétamol qui est un anti-douleur et un anti-fièvre. Émotion chez les Français et émoi dans la classe politique.
Dans ce dossier, je suis déconcerté par l'impéritie terrible du monde politique, qu'elle vienne du gouvernement ou de l'opposition. On pourrait croire à du populisme économique, voire du populisme médicamenteur (Didier Raoult avait inauguré le genre), mais j'ai bien peur que ce soit sincère, ce qui serait pire à mon sens car cela signifierait une méconnaissance totale du monde économique, celui des entreprises, et du monde de la recherche et de l'innovation. Heureusement, quelques éditorialistes, quelques chroniqueurs se montrent un peu plus connaisseurs et surtout, rationnels sur ce sujet.
Mais avant d'être rationnels, ne rejetons pas l'émotion. J'ai la chance de ne pas consommer beaucoup de Doliprane parce qu'il m'arrive rarement d'avoir mal à la tête, mais ce n'est pas le cas autour de moi, et je connais beaucoup de personnes proches pour qui le Doliprane fait partie d'éléments nécessaires à leur vie ordinaire. En termes de consommation, les Français avalent dix boîtes de Doliprane par an pour chacun d'eux, bébés compris (et bien sûr, les bébés ne doivent pas en prendre aux doses pour adultes), ce qui montre à quel point ce médicament est familier des Français.
Donc, que les Français en général s'inquiètent que l'entreprise qui produit le Doliprane soit revendue à un groupe américain, qui en plus est un groupe financier et pas un groupe industriel dans le domaine de la santé, c'est tout à fait normal. Ce qui l'est moins, c'est que le monde politique, censé apporter des solutions pratiques et concrètes aux inquiétudes des Français, dise n'importe quoi sur le sujet, jusqu'à vouloir nationaliser (pour le groupe FI) le groupe Sanofi qui, je le rappelle, représente un capital de quelque 127 milliards d'euros, une somme dont dispose bien évidemment l'État qui n'a "que" 3 500 milliards d'euros de dette publique ! À les écouter, il faudrait tout nationaliser, tout planifier, comme dans l'épopée soviétique dont les résultats économiques ont pourtant montré leurs ...non-preuves !
Ceux qui se croient les plus malins, par antimacronisme primaire que je dirais aujourd'hui anachronique (plus la peine de tirer sur Emmanuel Macron, il ne sera pas candidat à la prochaine élection présidentielle), évoquent les désastreuses conséquences de la politique industrielle du Président de la République. À cela rappelons que l'État n'est pas tout (on ne prête qu'aux riches) et que nous sommes (encore ?) dans une société de liberté d'entreprise, que la décision de Sanofi de vendre une partie de sa production est une décision privée d'une entreprise privée, et qu'elle a le droit de définir comme elle l'entend sa propre stratégie industrielle (et heureusement que l'État ne commence pas à s'ingérer dans les stratégies de toutes les entreprises françaises, quand on voit sa capacité à gérer déjà ses propres comptes publics).
Il faut déjà indiquer quelques précisions. Par exemple, quel est le projet de Sanofi ? C'est de vendre 50% du capital de sa filiale Opella au fonds d'investissement américain CD&R pour la somme d'environ 7 milliards d'euros (la capitalisation d'Opella est évaluée à 15 milliards d'euros). Ce fonds n'a pas d'objectif industriel mais un objectif de rentabilité financière, probablement sur cinq ans. Ensuite, il revendra ses actions d'Opella. Il serait déjà plus intéressant de connaître la nationalité de ce futur acquéreur que la nationalité du fonds acquéreur d'aujourd'hui.
Précisons aussi qu'Opella fabrique et commercialise 115 marques de médicaments, dont certains très connus du grand public qu'on peut acheter sans ordonnance, comme le Doliprane, bien sûr, mais aussi l'Aspégic, le Phosphalugel, la Lysopaïne, etc. Le chiffre d'affaires d'Opella (5,2 milliards d'euros) correspond à 12% du CA de Sanofi. La filiale, qui emploie 11 000 salariés, possède treize usines dans le monde dont deux en France, à Compiègne et à Lisieux, et la transaction avec CD&R a été négociée sur la base d'une valeur autour de 15 milliards d'euros (16,41 milliards de dollars). Sanofi garderait la moitié du capital d'Opella pour avoir un droit de veto sur les orientations stratégiques.
Cette vente est conforme à la stratégie de Sanofi annoncée dès octobre 2023. Dans "Les Échos" du 15 octobre 2024, Frédéric Oudéa, le président de Sanofi, a affirmé qu'il n'était donc pas question de délocalisation de deux usines françaises : « Cela fait dix ans que l'on ne cesse d'investir à Lisieux, un investissement de 20 millions d'euros est par ailleurs en cours pour augmenter de 40% les capacités de production et de stockage du Doliprane. ».
En outre, si le fonds était français, y aurait-il la même destinée avec l'entreprise ? Probablement. On peut d'ailleurs regretter l'absence de fonds d'investissement français, et surtout, de fonds de pension qui permettrait de préserver les entreprises françaises de leur nationalités et les start-up françaises de recueillir des fonds français. Ces fonds de pension seraient issus d'un inévitable complément de la retraite par répartition par la retraite par capitalisation (un mot qui fait peur en France mais pourtant, ce tabou favorise les plus aisés puisque ceux-là savent investir et capitaliser depuis longtemps pour avoir des compléments de retraite, mais c'est un tout autre sujet...).
Dans ce dossier, les politiques laissent croire qu'ils découvrent la situation alors qu'on peut voir, par exemple, une chronique économique de BFMTV l'annoncer déjà le 17 juillet 2024. C'est vrai que la nomination du futur Premier Ministre et les Jeux olympiques et paralympiques avaient beaucoup occupé les esprits politiques. Mais, comme je l'ai rappelé plus haut, la stratégie de Sanofi avait déjà été communiquée l'an dernier. Ce qui est regrettable, c'est que par démagogie, la classe politique confond allègrement plusieurs notions que j'énumère ici pêle-mêle : la souveraineté sanitaire, le patriotisme économique, les considérations sociales, la logique industrielle et l'intérêt national.
1. La souveraineté sanitaire d'abord. Elle doit être au niveau européen et pas seulement français, c'est l'échelle qui est la meilleure. Or, qu'en est-il de la souveraineté sanitaire avec le Doliprane, médicament le plus consommé en France et à ce titre, faisant partie des médicaments "stratégiques" ? Actuellement, cette souveraineté sanitaire est inexistante pour le Doliprane ! En effet, si l'usine qui fabrique ce médicament est en France, le principe actif, la molécule cruciale qui fait l'effet du médicament, n'est pas fabriquée en France ni en Europe, mais en Chine.
Or, justement, avec la prise en compte de l'importance de la souveraineté sanitaire après la crise du covid-19, une usine va être mise en route près de Toulouse pour produire ce principe actif, et Sanofi y a même investi 500 millions d'euros. Cela signifie que la souveraineté sanitaire sera plus assurée demain, même avec l'achat de la moitié d'Opella par un fonds d'investissement américain, qu'aujourd'hui où le principe actif dépend du bon vouloir des usines chinoises. Pour rappel, je précise que la souveraineté sanitaire n'a pas d'intérêt en période ordinaire, mais seulement en période de crise sanitaire, or, dans une telle période, si la crise est mondiale, comme celle du covid, les tensions de production en Chine seront très fortes et si on peut l'imaginer aussi en Europe, les pays européens pourront cependant avoir la garantie d'être prioritaires.
Invitée de BFMTV, l'ancienne Ministre de la Santé (et ancienne pharmacienne) Roselyne Bachelot, qui connaît un peu le sujet, a déclaré le 16 octobre 2024 : « Il n'y a pas de risque sur notre souveraineté avec un produit qui est, je ne voudrais pas dire en fin de vie, mais enfin, qui est, pour parler pudiquement, mâture, qui n'est protégé par aucun brevet... ». Effectivement, déjà aujourd'hui, rien n'empêche une entreprise étrangère de venir produire et vendre en France du Doliprane (avec des coûts de production moindre qu'actuellement s'il veut conquérir des parts de marché). En revanche, le prix des médicaments est régulé en France, et donc, il n'y a pas de risque d'augmentation du prix avec un changement de propriétaires du producteur.
2. Le patriotisme économique. Là aussi, cette notion paraît bien incertaine. Aujourd'hui, l'économie est ouverte et mondialisée. La compétition est forte partout dans le monde. On le voit pour les GAFAM (et pas seulement elles), les multinationales n'ont pas de nationalité. La seule patrie d'une grande entreprise, c'est celle de l'argent. Est-ce une catastrophe ? Non, heureusement ! C'est le principe de toute entreprise, faire des bénéfices, elles assurent ainsi, par ses bénéfices, sa pérennité pour employer ses nombreux salariés (et faire vivre leurs familles), proposer aux consommateurs leurs produits et attirer les investisseurs dans leur capital, sans compter financer le ou les États où elles sont établies par l'impôt direct (IS), indirect (TVA) et les cotisations sociales (salaires).
Deux exemples permettent de montrer que l'intérêt des Français n'a plus grand-chose à voir avec le patriotisme économique, ce qui peut attrister mais ce sont les faits. Exemple positif (grâce à Jean-Louis Borloo, qui fut maire de Valenciennes) : lorsque les Français achètent des voitures Toyota, ils engraissent des capitaux japonais, certes... mais ils favorisent des emplois français, puisque l'usine de Valenciennes a fait renaître un nouveau dynamisme économique. Exemple négatif, toujours dans le secteur automobile : le patron de Stellantis Carlo Tavares a déjà averti qu'il n'excluait pas la fermeture d'une usine en France (4 500 emplois à la clef). On peut aussi rappeler les délocalisations européennes de Renault (à Novo Mesto, en Slovénie pour la Twingo ; quand je me suis rendu près de Trieste, j'ai été très impressionné par le nombre de véhicules qui attendaient d'être livrés ; la future Twingo 100% électrique commercialisée en 2026 sera fabriquée à Novo Mesto, selon une information du 24 juillet 2024).
Bref, la nationalité d'une entreprise ne signifie plus rien, d'autant plus que les nombreuses participations au capital proviennent de multiples pays (multinationalité des capitaux, multinationaux des sites de recherche et de production, multinationalité des composants et matières premières, multinationalité des clients). En clair, le patriotisme économique n'est pas un patriotisme de nations, c'est un patriotisme d'entreprises. L'entreprise, lorsqu'elle est géante, est devenue un État, avec la même puissance financière. C'est le cas des GAFAM, mais pas seulement.
3. Les considérations sociales. Elles sont importantes dans un pays qui a perdu des millions d'emplois industriels en quatre décennies. Depuis 2017, la politique économique et fiscale d'Emmanuel Macron a justement permis de redresser l'emploi et surtout, l'emploi industriel, et réduire le chômage durablement. 2024 est d'ailleurs une année politique cruciale et tout le monde, du moins les sérieux, espèrent que le choc de la dissolution et celui du déficit à réduire ne contreviendraient pas à l'attractivité économique de la France (malgré les perspectives "négatives" sur le redressement des finances publiques de la France, l'agence de notation Fitch Rating a tout de même maintenu la note de AA–, l'équivalent de 17/20, pour la France pour cette raison économique : la France a une économie saine, il faut le répéter !).
Une fois écrit cela, je reviens au Doliprane : même vendue à un fonds américain, il n'y a aucune raison que l'usine française qui fabrique le Doliprane soit délocalisée alors qu'elle fournit les Français pour 97% de se production. Les Américains ont eux-même leur paracétamol déjà commercialisé avec sa marque. Il y a donc découplage, comme c'est le cas pour Toyota ou Renault, entre nationalité des capitaux et implantation géographie des usines.
4. Logique industrielle. C'est le plus important à mon sens. Une bonne entreprise, celle qui évite le dépôt de bilan et qui s'agrandit au fil des années, c'est une entreprise qui prend les bonnes décisions au bon moment sur sa stratégie à long terme. Or, quel est l'intérêt de Sanofi à continuer à produire le Doliprane ? Pas grand-chose. En effet, le principe actif est dans le domaine public depuis longtemps. Je précise ce que cela signifie : cela veut dire qu'un brevet qui a protégé la molécule pendant une durée déterminée (généralement vingt ans, peut-être un peu plus pour le secteur pharmaceutique à cause de la durée des tests cliniques), ne la protège plus aujourd'hui (et depuis longtemps). En somme, c'est comme les droits d'auteur : soixante-dix ans après la mort de l'auteur, ses écrits tombent dans le domaine public et n'importe qui, n'importe quelle entreprise peut fabriquer et vendre des œuvres de cet auteur sans verser de droits d'auteur. Pour les inventions qui sont dans le domaine public, cela signifie que tout le monde est autorisé à produire et vendre ces inventions sans verser de royalties. C'est le principe des médicaments génériques, beaucoup moins coûteux que les médicaments d'origine parce que leurs coûts ne viennent que de la fabrication et pas de la recherche et développement en amont (qui justifie les royalties).
En clair, pour produire et vendre du Doliprane, c'est comme vendre n'importe quel produit sans valeur ajoutée, c'est un travail d'industriel et pas de pharmacien, pour réduire les coûts, par exemple. Le Doliprane est un produit stable, peut-être pas en fin de vie (sauf si on trouve mieux) mais en fin d'intérêt pour un grand groupe d'innovation comme Sanofi. En récupérant 7 milliards d'euros, Sanofi a ainsi la possibilité d'investir encore plus massivement qu'auparavant dans la recherche et développement pour trouver d'autres médicaments pour demain, assurer une rente par la protection de ses futurs brevets et aller de l'avant. Tout euro misé dans la R&D (recherche et développement) est un espoir supplémentaire de guérir des maladies aujourd'hui incurables (en particulier le cancer). Il faut aussi bien comprendre que les résultats de la recherche sont proportionnels aux investissement de recherche alloués. On le voit par exemple avec SpaceX d'Elon Musk qui, dans le domaine spatial, a réussi le 13 octobre 2024 un véritable exploit technologique (et probablement économique), simplement parce qu'il a su investir à bon escient son argent.
Économiste à la Sorbonne, Nathalie Coutinet a affirmé le 24 septembre 2024 sur France Culture que l'évolution de l'industrie pharmaceutique était la même aussi chez les concurrents de Sanofi, à savoir Johnson & Johnson, GSK, Pfizer, Novartis et Servier : « Tous les grands laboratoires pharmaceutiques se séparent de ces branches [médicaments dans le domaine public] pour se concentrer sur des médicaments innovants, beaucoup plus chers et rentables. ».
Dans une société de liberté, il ne convient pas à l'État de dire aux entreprises ce qui est bon ou pas pour leur stratégie, et c'est intérêt de tout le monde, entreprises, capitaux, employés, consommateurs et États, que les grands groupes prennent les bonnes décisions pour leur stratégie.
5. L'intérêt national. Terminons par cet intérêt national si galvaudé. L'intérêt à moyen et long terme, c'est à la fois de préserver dans son giron une grande entreprise capable d'investir dans l'avenir, et dans le secteur de la santé, il y a encore beaucoup de travail de recherche, et c'est d'être capable de répondre correctement aux demandes de médicaments selon les besoins.
La manière dont s'organisent les entreprises n'a pas beaucoup d'intérêt, dans les faits. L'État n'a rien à faire dans certains capitaux, et on voit bien que l'État a été capable de faire d'énormes erreurs stratégiques dans le passé en matière industrielle. En revanche, il doit permettre, quel que soit le type d'entreprises (entreprises françaises, étrangères, ou même publiques), de donner la possibilité de continuer le développement de l'innovation. En ce sens, contrairement à ce que disent souvent certains responsables politiques (cela fait dix ans que certains râlent), le crédit impôt recherche (CIR) a fait beaucoup pour inciter les grandes entreprises à investir massivement en France dans la recherche et développement.
On comprend bien que l'hypothèse d'une nationalisation de Sanofi (financièrement impossible à imaginer pour l'État français), si elle pourrait répondre de manière particulièrement démagogique et coûteuse à la réelle inquiétude des Français sur cette annonce de vente d'Opella, ne répond pas du tout ni à la logique industrielle ni à l'intérêt national. Cela fait longtemps qu'on sait bien que la nationalité des véritables propriétaires des entreprises, en particulier la nationalité française, n'assure aucune éthique particulière (cf le scandale des EHPAD, par exemple).
Écoutons encore Roselyne Bachelot : « Et vraiment, le cirque qu'il y a autour de ça me paraît complètement... Je comprends les salariés du site qui ont peur et qui ont besoin d'être rassurés, mais que des responsables politiques connaissent aussi peu l'industrie et le marché pharmaceutiques, c'est quand même un peu grave ! ». Le consultant financier et essayiste Alexis Karklins-Marchay, sur Twitter le 16 octobre 2024, a également dit la même chose, en termes plus crûs : « Immense lassitude de tant de bêtises et de démagogie de la part de ces élus qui ne connaissent rien au monde de l'entreprise (Panot confondait par exemple chiffre d'affaires et bénéfices...) ! (…) Nous nous noyons dans ce marécage d'idiotie. ». En réaction aux déclarations du groupe FI, le journaliste Claude Weill, le 15 octobre 2024 sur Twitter, faisait état de son incompréhension : « Nationaliser un groupe transnational qui pèse 120 milliards d'euros, avec un capital déjà étranger à plus de 70% (dont US 44%) et 5,5% de son CA en France, pour “sauver” un médoc qui est dans le domaine public et dont il existe une bonne dizaine d’équivalents… Plus débile, je cherche, je trouve pas. ».
Sur BFMTV le 14 octobre 2024, le professeur Philippe Juvin, député LR, était lui aussi en colère : « C'est révélateur de notre modèle économique. C'est révélateur d'une hypocrisie de la classe politique. Et c'est révélateur d'une certaine ignorance du sujet. D'abord, l'hypocrisie. Quand je vois qu'un certain nombre de mes collègues du parti socialiste sont en train de signer une tribune en disant : "surtout, il ne faut pas qu'il parte !". Dans ce cas-là, arrêtez d'augmenter des impôts sur les entreprises (…). Donc, ils se plaignent des maux qu'eux-mêmes créent. Deuxièmement, c'est une affaire d'ignorance absolue. Le fait qu'il y ait cette vente ne signifie pas que demain, on n'aura pas de Doliprane en France. Imaginez même que l'usine ne bouge pas. Ce n'est pas parce que vous fabriquez un médicament en France, et d'ailleurs, on ne le fabrique pas, je vais y revenir, que ce médicament est disponible pour la France. L'usine, elle fabrique des médicaments, elle les vend au monde entier. (…) Qu'est-ce qui fait en revanche qu'il y ait des pénuries ? Ce qui fait qu'il y ait des pénuries en France, de paracétamol et d'autres médicaments, c'est que le prix du médicament est trop faible. Quand une usine, où qu'elle soit, en France ou ailleurs, fabrique du paracétamol, elle a plutôt intérêt à le vendre en Allemagne qu'en France, parce qu'en Allemagne, c'est 25% plus cher. Enfin, troisièmement, dans cette affaire, c'est extrêmement révélateur de nos politiques économiques, parce que d'abord, il n'y a pas un seul gramme du principe actif qui est fabriqué en France (…), la molécule, le médicament, est formée en Asie à 100%, dont 80% en Chine. ».
Quant à la "blogueuse libérale" Nathalie MP Meyer, dans son billet du 17 octobre 2024 (qu'il faut lire !), elle est également choquée (comme on pouvait s'y attendre) : « Voilà qui est fort de café. On sort tout juste d’une séquence budgétaire qui n’a pas masqué combien les marges de manœuvre de nos finances publiques s’étaient évanouies dans des niveaux de déficit et de dette alarmants, mais on pourrait s’endetter encore un peu plus pour investir dans la fabrication du Doliprane ? Et ce faisant, devenir juge et partie en entrant en concurrence avec d’autres acteurs de ce marché comme UPSA par exemple ? Ridicule, bien sûr, et typique des gesticulations aussi incohérentes que surjouées qui accompagnent chaque évocation du mot "souveraineté". ». Elle a rappelé en outre l'énorme coût de la conception des nouveaux médicaments : « Gardons à l’esprit qu’il faut en moyenne 11,5 ans pour la mise au point d’un médicament et que seuls 7% des médicaments entrant dans un essai clinique de phase 1 accéderont au marché (chiffres du LEEM, syndicat des entreprises du médicament en France). ».
Il serait temps que les Français puissent recevoir une instruction ou une culture économique non idéologisée. Cela permettrait de valoriser notre véritable excellence, celle de la recherche et de l'innovation, par des réussites industrielles qui attendent d'être majeures.
« Sache que, dans ce monde, il y a de la compassion et de l’amitié. Mais il y a aussi de la méchanceté, de la cruauté, de l’horreur. Tu y seras peut-être confronté. Refuse obstinément d’y participer. II en va de ta dignité d’être humain. » (Hubert Reeves, le 14 mai 2020).
L'astrophysicien Hubert Reeves, directeur de recherches au CNRS de 1965 à 1999, est mort à Paris il y a un an, le vendredi 13 octobre 2023, à l'âge de 91 ans. Sa disparition a ému largement au-delà du cercle très fermé de la "communauté scientifique" parce qu'il a été l'un des rares scientifiques très médiatisés. Avec son petit accent québécois très reconnaissable et son excellent talent de vulgarisateur, Hubert Reeves était connu du grand public par ses participations à la télévision, à la radio, dans la presse grand public. Il était même un succulent vulgarisateur, pas un qui simplifiait trop, voire qui infantilisait, mais un qui tentait de transmettre à la fois la complexité de l'univers et sa passion d'homme de science.
Hubert Reeves aurait adoré vivre encore une année de plus, ne serait-ce que pour admirer ces aurores boréales qui se sont montrées en France (entre autres) dans la nuit du 10 au 11 octobre 2024 (on peut voir de très beaux clichés sur Internet), comme au mois de mai 2024.
Sa caractéristique, qui a fait sa popularité, c'était une immense bienveillance. On ne sentait pas chez lui de la haine ni de l'agacement même face à des contradicteurs. Il avait ses idées, les autres avaient les leurs, et cela ne méritait pas de s'en faire une guerre. Il était un écologiste scientifique, à l'opposé d'un écologiste idéologue pour qui contraindre, punir, imposer, interdire sont la méthode de persuasion.
Par exemple, cette chronique publiée en février 2007. C'est récent et en même temps, très ancien. Il voulait sensibiliser ses contemporains à la très grande richesse de l'eau : « À l'échelle cosmique, l'eau liquide est plus rare que l'or. Pour la vie, elle est infiniment plus précieuse. ». Et de compléter : « L'eau est un bien précieux. L'eau, c'est la vie. Toute personne assoiffée donnerait tout l'or du monde pour un verre d'eau. Mais pour que cette eau soit favorable à l'organisme humain, elle doit être potable. Une eau potable est celle qui peut être bue sans risque pour la santé. Donc les matières polluantes qu'elle contient doivent avoir une concentration ne mettant pas en danger la santé du consommateur. ».
Puis, il a donné quelques chiffres, issus de l'OMS : « Plus d'un milliard de personnes sont privées d'approvisionnement en eau propre tandis que 2,6 milliards vivent dans des conditions d'assainissement qui ne sont pas satisfaisantes. ». Les exemples sont nombreux, et les pays les plus pauvres n'ont pas l'eau potable courante pour toute la populaire. À Madagascar, par exemple, certains doivent encore faire des kilomètres pour chercher de l'eau potable. Cela freine le développement d'une société. Hubert Reeves enfonçait donc une porte ouverte en disant : « L'eau potable est trop précieuse pour être gaspillée. ».
Mais il croyait trop à la responsabilité individuelle pour s'arrêter à ce constant larmoyant, et aussi pour imaginer des mesures gouvernementales contraignantes (rationnement d'eau, taxation accrue proportionnellement à sa rareté, etc.). Les récentes trombes d'eau et crues ne doivent pas faire oublier que l'eau potable reste rare et précieuse. Ainsi, Hubert Reeves proposait à ses lecteurs de faire un petit quelque chose, une changement d'habitude pour les habitants d'une maison individuelle : « Évitons d'arroser nos pots de fleurs du balcon, et les plates-bandes des jardins, ou de laver la voiture avec l'eau du robinet. ». Le moyen ? Pas très compliqué : « Quand il pleut, l'eau coule sur les toits, rejoint les gouttières. Un récupérateur fixé sur le tuyau de descente de l'une d'elles dirigera le flot vers un récipient de collecte... ». Bref, il n'infantilisait pas disant par exemple de couper l'eau du robinet en se brossant les dents (une évidence) mais il suggérait quelques petits progrès, chacun à son niveau, à son échelle. Il n'a même pas évoqué l'idée de ne pas mettre d'eau potable pour la chasse d'eau des toilettes (c'est pourtant une hérésie de dilapider de l'eau potable pour simplement éjecter nos déjections !), parce que cela nécessiterait un gros investissement dans l'habitation, un doubleau réseau d'eau (potable, non potable) qui pourrait être très coûteux, au contraire d'un simplement récupérateur d'eaux pluviales pour l'arrosage du jardin.
Cela dit, sa bienveillance n'empêchait pas les ronchons et les jaloux d'exister. Ainsi, on peut encore lire sur le site de Jean-Pierre Petit (à l'origine scientifique), cette petite phrase sibylline qui date du 21 septembre 2002 : « Le discours scientifique est en fait un discours de type religieux. La science a ses prêtres, ses Pangloss, comme Hubert Reeves, grand dispensateur de poussière d'étoiles, tel un moderne marchand de sable. Ses phrases commencent par "on pense que..." et pour qui sait suivre des discours sur de long laps de temps, elles évoluent, elles aussi. Vous avez sans doute entendu le scientifique dire "que le mythe de l'Atlantide" était simplement lié à l'explosion du volcan de Santorin, dans les îles Grecques. Je suis allé là-bas. Effectivement ça a du être quelque chose. Le ras-de-marée qui en a résulté a peut-être pulvérisé quelques civilisations côtières. Platon a peut-être aussi simplement fabulé, à moins qu'il ne s'agisse de l'effet du passage de cet astéroïde ferreux évoqué plus haut. ». Remarque malveillante d'autant plus incongrue et gratuite qu'elle ne démontrait rien, si ce n'était que même consensuelle, une personnalité bienveillante avait toujours des détracteurs (selon l'adage : on ne peut pas plaire à tout le monde).
Hubert Reeves s'en moquait et préférait parler aux générations futures. Lors du choc terrible, psychologique, social, du premier confinement au printemps 2020, à cause du covid-19, France Inter a demandé à l'astrophysicien, comme à plein d'autres personnalités, d'écrire une lettre depuis chez eux, où ils étaient confinés, qui serait lue par le producteur Augustin Trapenard.
La lettre d'Hubert Reeves a été écrite le jeudi 14 mai 2020 et sa lecture a été faite le lendemain, vendredi 15. Dans sa lettre, il s'adressait à un petit enfant à naître. On aurait pu croire que c'était juste un exercice de style, mais pas du tout, l'enfant existait bien, encore dans le ventre de sa mère, qu'il avait croisée à la Maison de la Radio où elle travaillait. Son message n'en a été que plus fort.
Le chercheur avait le talent de replacer cette future naissance dans le contexte cosmique réel : « Quelque part dans l’immensité de l’univers, à la périphérie d’une galaxie appelée la Voie Lactée, près de l’étoile Soleil, sur la troisième planète de son système, la Terre, tu vas naître. Des myriades de petits spermatozoïdes vont monter à l’assaut dans le ventre obscur de ta mère. Le gagnant pénétrera son ovule et tu vas entrer dans l’existence. Tu es le fruit d’une longue gestation qui se poursuit depuis près de quatorze milliards d’années. Tout a commencé dans la lumière éblouissante d’un gigantesque et torride espace. Ne me demande pas ce qu’il y avait avant, je n’en sais rien. ».
Car le scientifique a toujours été un poète et s'il citait Louis Aragon dans le catastrophisme, c'était aussi pour mieux insister sur le trésor de la culture humaine : « La durée de ton existence sera, au mieux, de l’ordre d’un siècle, une durée infime par rapport à celle de l’univers. Pendant ce temps il te sera possible d’explorer le monde et de prendre conscience de tes devoirs et de tes responsabilités. Tu auras à affronter le cycle de la vie humaine avec ses moments de grâces et ses crises. "De temps en temps la terre tremble", écrit le poète Louis Aragon. (…) Tu auras l’immense chance d’entrer en contact avec le grand trésor de la culture humaine. Accumulé depuis des millénaires, les œuvres d’art, musique, peinture, littérature qui ont contribué à embellir nos vies. Les réflexions des penseurs de toutes les cultures, qui se sont penchés sur les mystères de notre existence. Tu pourras t’approprier ce riche patrimoine, en faire ton profit, aider à le préserver contre l’oubli et peut-être y contribuer toi-même. Tu laisseras en héritage les fruits de ton activité pour que ceux qui viendront après toi poursuivent la grande aventure de l’univers. ».
Et il a terminé par une citation d'un écrivain qui m'est cher, Albert Camus : « Fais en sorte qu’on dise de toi ces mots d’Albert Camus : "il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence". Tâche d’être à la hauteur de ta destinée. Ta vie y prendra son sens. Tu y trouveras ton bonheur. ».
Ce qui était rassurant, c'est qu'Hubert Reeves, bien que plutôt pessimiste, depuis cinquante ans, sur les capacités des êtres humains à prendre en charge collectivement la sauvegarde de la planète, de leur planète (et de l'humanité par voie de conséquence), n'avait pas du tout un ton de Cassandre, ou du prophète Philippulus, ce ton de promesse de cataclysmes à venir et d'annonce d'apocalypse. Au contraire, il faisait confiance aux générations futures, leur demandait d'être des citoyens éveillés, instruits, fiers de ce qu'ils sont et guidant leurs congénères vers un progrès humain qui n'est pas seulement technologique mais aussi social. Ça nous change des vendeurs de désastres à la mauvaise foi débordante.