Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

entreprises

  • Doliprane : souveraineté sanitaire, patriotisme économique, considérations sociales, logique industrielle, intérêt national et impéritie politique

    « De toute façon, il n'y a pas de risque de délocalisation de l'emploi puisqu'à 97%, le Doliprane est consommé en France. Le Doliprane qui est fabriqué en France pour des consommateurs français. On est des gros consommateurs de paracétamol (…) et ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays. » (Roselyne Bachelot, le 16 octobre 2024 sur BFMTV).



     

     
     


    Depuis près d'une semaine, la classe politique est agitée par une information économique importante : le groupe français Sanofi ("fleuron de l'industrie pharmaceutique") a annoncé le vendredi 11 octobre 2024 qu'il s'apprêtait à vendre sa filiale Opella, son pôle activité Santé Grand Public, au fonds d'investissement américain CD&R (Clayton Dubilier & Rice). Parmi les médicaments produits et commercialisés par Opella, il y a le très connu et très consommé analgésique, le Doliprane, du paracétamol qui est un anti-douleur et un anti-fièvre. Émotion chez les Français et émoi dans la classe politique.

    Dans ce dossier, je suis déconcerté par l'impéritie terrible du monde politique, qu'elle vienne du gouvernement ou de l'opposition. On pourrait croire à du populisme économique, voire du
    populisme médicamenteur (Didier Raoult avait inauguré le genre), mais j'ai bien peur que ce soit sincère, ce qui serait pire à mon sens car cela signifierait une méconnaissance totale du monde économique, celui des entreprises, et du monde de la recherche et de l'innovation. Heureusement, quelques éditorialistes, quelques chroniqueurs se montrent un peu plus connaisseurs et surtout, rationnels sur ce sujet.

    Mais avant d'être rationnels, ne rejetons pas l'émotion. J'ai la chance de ne pas consommer beaucoup de Doliprane parce qu'il m'arrive rarement d'avoir mal à la tête, mais ce n'est pas le cas autour de moi, et je connais beaucoup de personnes proches pour qui le Doliprane fait partie d'éléments nécessaires à leur vie ordinaire. En termes de consommation, les Français avalent dix boîtes de Doliprane par an pour chacun d'eux, bébés compris (et bien sûr, les bébés ne doivent pas en prendre aux doses pour adultes), ce qui montre à quel point ce médicament est familier des Français.


    Donc, que les Français en général s'inquiètent que l'entreprise qui produit le Doliprane soit revendue à un groupe américain, qui en plus est un groupe financier et pas un groupe industriel dans le domaine de la santé, c'est tout à fait normal. Ce qui l'est moins, c'est que le monde politique, censé apporter des solutions pratiques et concrètes aux inquiétudes des Français, dise n'importe quoi sur le sujet, jusqu'à vouloir nationaliser (pour le groupe FI) le groupe Sanofi qui, je le rappelle, représente un capital de quelque 127 milliards d'euros, une somme dont dispose bien évidemment l'État qui n'a "que" 3 500 milliards d'euros de dette publique ! À les écouter, il faudrait tout nationaliser, tout planifier, comme dans l'épopée soviétique dont les résultats économiques ont pourtant montré leurs ...non-preuves !

    Ceux qui se croient les plus malins, par antimacronisme primaire que je dirais aujourd'hui anachronique (plus la peine de tirer sur
    Emmanuel Macron, il ne sera pas candidat à la prochaine élection présidentielle), évoquent les désastreuses conséquences de la politique industrielle du Président de la République. À cela rappelons que l'État n'est pas tout (on ne prête qu'aux riches) et que nous sommes (encore ?) dans une société de liberté d'entreprise, que la décision de Sanofi de vendre une partie de sa production est une décision privée d'une entreprise privée, et qu'elle a le droit de définir comme elle l'entend sa propre stratégie industrielle (et heureusement que l'État ne commence pas à s'ingérer dans les stratégies de toutes les entreprises françaises, quand on voit sa capacité à gérer déjà ses propres comptes publics).

    Il faut déjà indiquer quelques précisions. Par exemple, quel est le projet de Sanofi ? C'est de vendre 50% du capital de sa filiale Opella au fonds d'investissement américain CD&R pour la somme d'environ 7 milliards d'euros (la capitalisation d'Opella est évaluée à 15 milliards d'euros). Ce fonds n'a pas d'objectif industriel mais un objectif de rentabilité financière, probablement sur cinq ans. Ensuite, il revendra ses actions d'Opella. Il serait déjà plus intéressant de connaître la nationalité de ce futur acquéreur que la nationalité du fonds acquéreur d'aujourd'hui.


    Précisons aussi qu'Opella fabrique et commercialise 115 marques de médicaments, dont certains très connus du grand public qu'on peut acheter sans ordonnance, comme le Doliprane, bien sûr, mais aussi l'Aspégic, le Phosphalugel, la Lysopaïne, etc. Le chiffre d'affaires d'Opella (5,2 milliards d'euros) correspond à 12% du CA de Sanofi. La filiale, qui emploie 11 000 salariés, possède treize usines dans le monde dont deux en France, à Compiègne et à Lisieux, et la transaction avec CD&R a été négociée sur la base d'une valeur autour de 15 milliards d'euros (16,41 milliards de dollars). Sanofi garderait la moitié du capital d'Opella pour avoir un droit de veto sur les orientations stratégiques.

    Cette vente est conforme à la stratégie de Sanofi annoncée dès octobre 2023. Dans "Les Échos" du 15 octobre 2024, Frédéric Oudéa, le président de Sanofi, a affirmé qu'il n'était donc pas question de délocalisation de deux usines françaises : « Cela fait dix ans que l'on ne cesse d'investir à Lisieux, un investissement de 20 millions d'euros est par ailleurs en cours pour augmenter de 40% les capacités de production et de stockage du Doliprane. ».

    En outre, si le fonds était français, y aurait-il la même destinée avec l'entreprise ? Probablement. On peut d'ailleurs regretter l'absence de fonds d'investissement français, et surtout, de fonds de pension qui permettrait de préserver les entreprises françaises de leur nationalités et les start-up françaises de recueillir des fonds français. Ces fonds de pension seraient issus d'un inévitable complément de la retraite par répartition par la retraite par capitalisation (un mot qui fait peur en France mais pourtant, ce tabou favorise les plus aisés puisque ceux-là savent investir et capitaliser depuis longtemps pour avoir des compléments de retraite, mais c'est un tout autre sujet...).
     

     
     


    Dans ce dossier, les politiques laissent croire qu'ils découvrent la situation alors qu'on peut voir, par exemple, une chronique économique de BFMTV l'annoncer déjà le 17 juillet 2024. C'est vrai que la nomination du futur Premier Ministre et les Jeux olympiques et paralympiques avaient beaucoup occupé les esprits politiques. Mais, comme je l'ai rappelé plus haut, la stratégie de Sanofi avait déjà été communiquée l'an dernier. Ce qui est regrettable, c'est que par démagogie, la classe politique confond allègrement plusieurs notions que j'énumère ici pêle-mêle : la souveraineté sanitaire, le patriotisme économique, les considérations sociales, la logique industrielle et l'intérêt national.

    1. La souveraineté sanitaire d'abord. Elle doit être au niveau européen et pas seulement français, c'est l'échelle qui est la meilleure. Or, qu'en est-il de la souveraineté sanitaire avec le Doliprane, médicament le plus consommé en France et à ce titre, faisant partie des médicaments "stratégiques" ? Actuellement, cette souveraineté sanitaire est inexistante pour le Doliprane ! En effet, si l'usine qui fabrique ce médicament est en France, le principe actif, la molécule cruciale qui fait l'effet du médicament, n'est pas fabriquée en France ni en Europe, mais en Chine.

    Or, justement, avec la prise en compte de l'importance de la souveraineté sanitaire après la
    crise du covid-19, une usine va être mise en route près de Toulouse pour produire ce principe actif, et Sanofi y a même investi 500 millions d'euros. Cela signifie que la souveraineté sanitaire sera plus assurée demain, même avec l'achat de la moitié d'Opella par un fonds d'investissement américain, qu'aujourd'hui où le principe actif dépend du bon vouloir des usines chinoises. Pour rappel, je précise que la souveraineté sanitaire n'a pas d'intérêt en période ordinaire, mais seulement en période de crise sanitaire, or, dans une telle période, si la crise est mondiale, comme celle du covid, les tensions de production en Chine seront très fortes et si on peut l'imaginer aussi en Europe, les pays européens pourront cependant avoir la garantie d'être prioritaires.

    Invitée de BFMTV, l'ancienne Ministre de la Santé (et ancienne pharmacienne)
    Roselyne Bachelot, qui connaît un peu le sujet, a déclaré le 16 octobre 2024 : « Il n'y a pas de risque sur notre souveraineté avec un produit qui est, je ne voudrais pas dire en fin de vie, mais enfin, qui est, pour parler pudiquement, mâture, qui n'est protégé par aucun brevet... ». Effectivement, déjà aujourd'hui, rien n'empêche une entreprise étrangère de venir produire et vendre en France du Doliprane (avec des coûts de production moindre qu'actuellement s'il veut conquérir des parts de marché). En revanche, le prix des médicaments est régulé en France, et donc, il n'y a pas de risque d'augmentation du prix avec un changement de propriétaires du producteur.

    2. Le patriotisme économique. Là aussi, cette notion paraît bien incertaine. Aujourd'hui, l'économie est ouverte et mondialisée. La compétition est forte partout dans le monde. On le voit pour les GAFAM (et pas seulement elles), les multinationales n'ont pas de nationalité. La seule patrie d'une grande entreprise, c'est celle de l'argent. Est-ce une catastrophe ? Non, heureusement ! C'est le principe de toute entreprise, faire des bénéfices, elles assurent ainsi, par ses bénéfices, sa pérennité pour employer ses nombreux salariés (et faire vivre leurs familles), proposer aux consommateurs leurs produits et attirer les investisseurs dans leur capital, sans compter financer le ou les États où elles sont établies par l'impôt direct (IS), indirect (TVA) et les cotisations sociales (salaires).

    Deux exemples permettent de montrer que l'intérêt des Français n'a plus grand-chose à voir avec le patriotisme économique, ce qui peut attrister mais ce sont les faits. Exemple positif (grâce à Jean-Louis Borloo, qui fut maire de Valenciennes) : lorsque les Français achètent des voitures Toyota, ils engraissent des capitaux japonais, certes... mais ils favorisent des emplois français, puisque l'usine de Valenciennes a fait renaître un nouveau dynamisme économique. Exemple négatif, toujours dans le secteur automobile : le patron de Stellantis Carlo Tavares a déjà averti qu'il n'excluait pas la fermeture d'une usine en France (4 500 emplois à la clef). On peut aussi rappeler les délocalisations européennes de Renault (à Novo Mesto, en Slovénie pour la Twingo ; quand je me suis rendu près de Trieste, j'ai été très impressionné par le nombre de véhicules qui attendaient d'être livrés ; la future Twingo 100% électrique commercialisée en 2026 sera fabriquée à Novo Mesto, selon une information du 24 juillet 2024).

    Bref, la nationalité d'une entreprise ne signifie plus rien, d'autant plus que les nombreuses participations au capital proviennent de multiples pays (multinationalité des capitaux, multinationaux des sites de recherche et de production, multinationalité des composants et matières premières, multinationalité des clients). En clair, le patriotisme économique n'est pas un patriotisme de nations, c'est un patriotisme d'entreprises. L'entreprise, lorsqu'elle est géante, est devenue un État, avec la même puissance financière. C'est le cas des GAFAM, mais pas seulement.

    3. Les considérations sociales. Elles sont importantes dans un pays qui a perdu des millions d'emplois industriels en quatre décennies. Depuis 2017, la politique économique et fiscale d'Emmanuel Macron a justement permis de redresser l'emploi et surtout, l'emploi industriel, et réduire le chômage durablement. 2024 est d'ailleurs une année politique cruciale et tout le monde, du moins les sérieux, espèrent que le choc de la
    dissolution et celui du déficit à réduire ne contreviendraient pas à l'attractivité économique de la France (malgré les perspectives "négatives" sur le redressement des finances publiques de la France, l'agence de notation Fitch Rating a tout de même maintenu la note de AA–, l'équivalent de 17/20, pour la France pour cette raison économique : la France a une économie saine, il faut le répéter !).

    Une fois écrit cela, je reviens au Doliprane : même vendue à un fonds américain, il n'y a aucune raison que l'usine française qui fabrique le Doliprane soit délocalisée alors qu'elle fournit les Français pour 97% de se production. Les Américains ont eux-même leur paracétamol déjà commercialisé avec sa marque. Il y a donc découplage, comme c'est le cas pour Toyota ou Renault, entre nationalité des capitaux et implantation géographie des usines.


    4. Logique industrielle. C'est le plus important à mon sens. Une bonne entreprise, celle qui évite le dépôt de bilan et qui s'agrandit au fil des années, c'est une entreprise qui prend les bonnes décisions au bon moment sur sa stratégie à long terme. Or, quel est l'intérêt de Sanofi à continuer à produire le Doliprane ? Pas grand-chose. En effet, le principe actif est dans le domaine public depuis longtemps. Je précise ce que cela signifie : cela veut dire qu'un brevet qui a protégé la molécule pendant une durée déterminée (généralement vingt ans, peut-être un peu plus pour le secteur pharmaceutique à cause de la durée des tests cliniques), ne la protège plus aujourd'hui (et depuis longtemps). En somme, c'est comme les droits d'auteur : soixante-dix ans après la mort de l'auteur, ses écrits tombent dans le domaine public et n'importe qui, n'importe quelle entreprise peut fabriquer et vendre des œuvres de cet auteur sans verser de droits d'auteur. Pour les inventions qui sont dans le domaine public, cela signifie que tout le monde est autorisé à produire et vendre ces inventions sans verser de royalties. C'est le principe des médicaments génériques, beaucoup moins coûteux que les médicaments d'origine parce que leurs coûts ne viennent que de la fabrication et pas de la recherche et développement en amont (qui justifie les royalties).

    En clair, pour produire et vendre du Doliprane, c'est comme vendre n'importe quel produit sans valeur ajoutée, c'est un travail d'industriel et pas de pharmacien, pour réduire les coûts, par exemple. Le Doliprane est un produit stable, peut-être pas en fin de vie (sauf si on trouve mieux) mais en fin d'intérêt pour un grand groupe d'innovation comme Sanofi. En récupérant 7 milliards d'euros, Sanofi a ainsi la possibilité d'investir encore plus massivement qu'auparavant dans la recherche et développement pour trouver d'autres médicaments pour demain, assurer une rente par la protection de ses futurs brevets et aller de l'avant. Tout euro misé dans la R&D (recherche et développement) est un espoir supplémentaire de guérir des maladies aujourd'hui incurables (en particulier le cancer). Il faut aussi bien comprendre que les résultats de la recherche sont proportionnels aux investissement de recherche alloués. On le voit par exemple avec
    SpaceX d'Elon Musk qui, dans le domaine spatial, a réussi le 13 octobre 2024 un véritable exploit technologique (et probablement économique), simplement parce qu'il a su investir à bon escient son argent.

    Économiste à la Sorbonne, Nathalie Coutinet a affirmé le 24 septembre 2024 sur France Culture que l'évolution de l'industrie pharmaceutique était la même aussi chez les concurrents de Sanofi, à savoir Johnson & Johnson, GSK, Pfizer, Novartis et Servier : « Tous les grands laboratoires pharmaceutiques se séparent de ces branches [médicaments dans le domaine public] pour se concentrer sur des médicaments innovants, beaucoup plus chers et rentables. ».


    Dans une société de liberté, il ne convient pas à l'État de dire aux entreprises ce qui est bon ou pas pour leur stratégie, et c'est intérêt de tout le monde, entreprises, capitaux, employés, consommateurs et États, que les grands groupes prennent les bonnes décisions pour leur stratégie.

    5. L'intérêt national. Terminons par cet intérêt national si galvaudé. L'intérêt à moyen et long terme, c'est à la fois de préserver dans son giron une grande entreprise capable d'investir dans l'avenir, et dans le secteur de la santé, il y a encore beaucoup de travail de recherche, et c'est d'être capable de répondre correctement aux demandes de médicaments selon les besoins.

    La manière dont s'organisent les entreprises n'a pas beaucoup d'intérêt, dans les faits. L'État n'a rien à faire dans certains capitaux, et on voit bien que l'État a été capable de faire d'énormes erreurs stratégiques dans le passé en matière industrielle. En revanche, il doit permettre, quel que soit le type d'entreprises (entreprises françaises, étrangères, ou même publiques), de donner la possibilité de continuer le développement de l'innovation. En ce sens, contrairement à ce que disent souvent certains responsables politiques (cela fait dix ans que certains râlent), le crédit impôt recherche (CIR) a fait beaucoup pour inciter les grandes entreprises à investir massivement en France dans la recherche et développement.

    On comprend bien que l'hypothèse d'une nationalisation de Sanofi (financièrement impossible à imaginer pour l'État français), si elle pourrait répondre de manière particulièrement démagogique et coûteuse à la réelle inquiétude des Français sur cette annonce de vente d'Opella, ne répond pas du tout ni à la logique industrielle ni à l'intérêt national. Cela fait longtemps qu'on sait bien que la nationalité des véritables propriétaires des entreprises, en particulier la nationalité française, n'assure aucune éthique particulière (cf le scandale des EHPAD, par exemple).
     

     
     


    Écoutons encore Roselyne Bachelot : « Et vraiment, le cirque qu'il y a autour de ça me paraît complètement... Je comprends les salariés du site qui ont peur et qui ont besoin d'être rassurés, mais que des responsables politiques connaissent aussi peu l'industrie et le marché pharmaceutiques, c'est quand même un peu grave ! ». Le consultant financier et essayiste Alexis Karklins-Marchay, sur Twitter le 16 octobre 2024, a également dit la même chose, en termes plus crûs : « Immense lassitude de tant de bêtises et de démagogie de la part de ces élus qui ne connaissent rien au monde de l'entreprise (Panot confondait par exemple chiffre d'affaires et bénéfices...) ! (…) Nous nous noyons dans ce marécage d'idiotie. ». En réaction aux déclarations du groupe FI, le journaliste Claude Weill, le 15 octobre 2024 sur Twitter, faisait état de son incompréhension : « Nationaliser un groupe transnational qui pèse 120 milliards d'euros, avec un capital déjà étranger à plus de 70% (dont US 44%) et 5,5% de son CA en France, pour “sauver” un médoc qui est dans le domaine public et dont il existe une bonne dizaine d’équivalents… Plus débile, je cherche, je trouve pas. ».

    Sur BFMTV le 14 octobre 2024, le professeur
    Philippe Juvin, député LR, était lui aussi en colère : « C'est révélateur de notre modèle économique. C'est révélateur d'une hypocrisie de la classe politique. Et c'est révélateur d'une certaine ignorance du sujet. D'abord, l'hypocrisie. Quand je vois qu'un certain nombre de mes collègues du parti socialiste sont en train de signer une tribune en disant : "surtout, il ne faut pas qu'il parte !". Dans ce cas-là, arrêtez d'augmenter des impôts sur les entreprises (…). Donc, ils se plaignent des maux qu'eux-mêmes créent. Deuxièmement, c'est une affaire d'ignorance absolue. Le fait qu'il y ait cette vente ne signifie pas que demain, on n'aura pas de Doliprane en France. Imaginez même que l'usine ne bouge pas. Ce n'est pas parce que vous fabriquez un médicament en France, et d'ailleurs, on ne le fabrique pas, je vais y revenir, que ce médicament est disponible pour la France. L'usine, elle fabrique des médicaments, elle les vend au monde entier. (…) Qu'est-ce qui fait en revanche qu'il y ait des pénuries ? Ce qui fait qu'il y ait des pénuries en France, de paracétamol et d'autres médicaments, c'est que le prix du médicament est trop faible. Quand une usine, où qu'elle soit, en France ou ailleurs, fabrique du paracétamol, elle a plutôt intérêt à le vendre en Allemagne qu'en France, parce qu'en Allemagne, c'est 25% plus cher. Enfin, troisièmement, dans cette affaire, c'est extrêmement révélateur de nos politiques économiques, parce que d'abord, il n'y a pas un seul gramme du principe actif qui est fabriqué en France (…), la molécule, le médicament, est formée en Asie à 100%, dont 80% en Chine. ».

    Quant à la "blogueuse libérale" Nathalie MP Meyer, dans
    son billet du 17 octobre 2024 (qu'il faut lire !), elle est également choquée (comme on pouvait s'y attendre) : « Voilà qui est fort de café. On sort tout juste d’une séquence budgétaire qui n’a pas masqué combien les marges de manœuvre de nos finances publiques s’étaient évanouies dans des niveaux de déficit et de dette alarmants, mais on pourrait s’endetter encore un peu plus pour investir dans la fabrication du Doliprane ? Et ce faisant, devenir juge et partie en entrant en concurrence avec d’autres acteurs de ce marché comme UPSA par exemple ? Ridicule, bien sûr, et typique des gesticulations aussi incohérentes que surjouées qui accompagnent chaque évocation du mot "souveraineté". ». Elle a rappelé en outre l'énorme coût de la conception des nouveaux médicaments : « Gardons à l’esprit qu’il faut en moyenne 11,5 ans pour la mise au point d’un médicament et que seuls 7% des médicaments entrant dans un essai clinique de phase 1 accéderont au marché (chiffres du LEEM, syndicat des entreprises du médicament en France). ».

    Il serait temps que les Français puissent recevoir une instruction ou une culture économique non idéologisée. Cela permettrait de valoriser notre véritable excellence, celle de la recherche et de l'innovation, par des réussites industrielles qui attendent d'être majeures.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (17 octobre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    L’aspirine, même destin que les lasagnes ?
    Doliprane : l'impéritie politique.
    François Guizot à Matignon ?
    Gilberte Beaux.
    Standard & Poor's moins indulgente pour la France que les autres agences de notation.
    Assurance-chômage : durcissement pour plus d'emplois ?
    Les 10 mesures de Gabriel Attal insuffisantes pour éteindre la crise agricole.
    Le Tunnel sous la Manche.
    Agences de notation Moody's et Fitch : la France n'est pas dégradée !
    Der Spiegel : "La France, c'est l'Allemagne en mieux".

     

     
     





    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241011-doliprane.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/doliprane-souverainete-patriotisme-257203

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/10/14/article-sr-20241011-doliprane.html



     

  • Assurance-chômage : durcissement pour plus d'emplois ?

    « Si nous ne réformons pas l'assurance-chômage aujourd'hui, nous risquons de caler sur la route du plein-emploi. Cette réforme, c'est donc le carburant qui nous permettra de créer toujours plus de travail dans notre pays. » (Gabriel Attal, le 26 mai 2024).


     

     
     


    Est-ce une coïncidence ? Gabriel Attal a annoncé les conditions de la nouvelle réforme de l'assurance-chômage un mois jour pour jour après la décision de deux grandes agences de notation de ne pas sanctionner la France malgré son déficit public plus élevé que prévu en 2023. Peut-être est-ce moins une coïncidence quelques jours avant la décision de la troisième grande agence de notation qui devrait intervenir le 31 mai 2024 ?

    Dans une interview accordée au journal "La Tribune Dimanche" du dimanche 26 mai 2024 (numéro 34), le Premier Ministre a effectivement précisé les contours de la réforme de l'assurance-chômage. Elle devrait être intégrée dans un décret avant le 1er juillet 2024 pour une mise en application au 1er décembre 2024. Gabriel Attal a expliqué que le gouvernement a pris la décision seule, puisque les partenaires sociaux ne sont pas arrivés à un accord contractuel à la suite de nombreux rounds de concertation.


    Dans cette nouvelle réforme, il est prévu d'augmenter les conditions pour pouvoir prétendre à une indemnisation. Il faudra avoir travaillé huit mois les vingt derniers mois (au lieu de six mois sur les vingt-quatre derniers mois), le seuil des seniors passe de 55 à 57 ans pour une augmentation de la durée d'indemnisation (ce qui est une suite logique de la réforme des retraites de 2023), mais celle-ci est toutefois réduite de dix-huit mois à quinze mois pour les moins de 57 ans et de vingt-sept mois à vingt-deux mois pour les plus de 57 ans. Selon le gouvernement, cette réforme économiserait 3,6 milliards d'euros et entraînerait la création de 90 000 nouveaux emplois.
     

     
     


    Au-delà de cette crédibilité extérieure qui fait que la France est un pays financièrement fiable, capable de faire des réformes de structure lorsque c'est nécessaire, on peut aussi comprendre cette réforme comme une étape supplémentaire de ce que veut laisser Emmanuel Macron après lui : l'idée qu'il continue toujours à réformer le pays, même pendant son second mandat, et que cela bouleverse le paradigme de l'emploi et du chômage depuis une quarantaine d'années en France.

    Du reste, le Premier Ministre a rappelé : « Nos réformes ont permis de créer 2,5 millions d'emplois, notre taux de chômage est au plus bas depuis quarante ans... Nous avons montré que nous n'étions pas condamnés au chômage de masse. ». Et cela, c'est une vraie réussite des deux mandats d'Emmanuel Macron, saluée aussi par la presse allemande : rompre avec le cycle infernal du chômage, à l'image du Président impuissant et désabusé qu'était François Mitterrand, qui disait qu'on avait tout essayé. Emmanuel Macron a démontré le contraire. Et sur la période récente, même quand la croissance s'essouffle, cela ne renforce pourtant pas le chômage.

    Mais j'ai quelques doutes sur l'intérêt de la réforme en matière d'emploi. Elle sous-entend que les chômeurs le sont parce qu'ils le veulent bien. Pourtant, ces chômeurs indemnisés un peu fainéants sur les bords, s'ils existent, ils sont finalement marginaux ; certains organismes ont cherché à les estimer, et selon leurs biais idéologiques, ils seraient de 1 ou 2% à 15%. Quand même François Bayrou dit le 26 mai 2024 sur France Inter : « Au bout de six mois, ils partent [de l'entreprise] car leurs droits sont rechargés. », il donne l'impression que tous les chômeurs pourraient trouver un emploi. Certes, beaucoup de secteurs sont en tension et beaucoup d'employeurs ont du mal à recruter, mais il reste quand même beaucoup plus de demandeurs d'emploi que de postes à pourvoir et surtout, le problème reste l'adéquation entre les candidats à l'emploi et le poste, c'est-à-dire, la formation.

    C'est la troisième réforme de l'assurance-chômage depuis 2019 et le gouvernement a touché à tous les paramètres : durée d'indemnisation, montant de l'indemnité, conditions pour être indemnisé, et même dégressivité de l'indemnité pour les salaires élevés. Selon un rapport de 80 pages de la DARES, ces réformes auraient effectivement renforcé la création d'emplois... mais les conclusions ne sont pas très claires sur cette réalité et sur la nature de ces emplois. Toujours est-il que le taux de chômage est à 7,5%, ce qui est sans équivalent depuis que la France est en crise économique permanente.

     

     
     


    Ces réformes sont des réformes structurelles profondes de notre modèle social, pour le maintenir et le fiabiliser. Les deux premières vont permettre d'avoir 1,1 milliard d'euros d'excédent en 2024 (c'était 1,6 milliards d'euros d'excédent en 2023), alors que les caisses de cette assurance étaient au rouge pendant longtemps (mais cet excédent va servir à éponger la dette de cette assurance). Avec la réforme des retraites (insuffisante si l'on en croit maintenant les prévisionnistes qui auraient mal calculé) et la réforme du code du travail, la réforme de l'assurance-chômage est le troisième point de cette transformation du pays. Gabriel Attal a voulu dédramatiser : « Nous conservons un régime plus généreux que nos voisins, en nous rapprochant du système allemand, où il faut avoir travaillé douze mois sur trente. Au Portugal et au Royaume-Uni, c'est douze mois sur vingt-quatre, et seize mois sur trente-trois en Belgique. ».

    Pour l'opposition à gauche (syndicats, partis politiques), cette réforme est un scandale car elle va surtout pénaliser les plus âgés (les seniors) avec la baisse de la durée d'indemnisation et les plus jeunes et les plus précaires, avec le durcissement des conditions pour pouvoir être indemnisé. Pour le gouvernement, cela ne fait aucun doute qu'en modifiant ces curseurs, cela va mécaniquement renforcer l'emploi parce qu'un demandeur d'emploi qui disposera de moins de temps pour retrouver un emploi sera plus porté à accélérer ses recherches. Cela oublie les laissés-pour-compte. Et cela renforce l'idée que le gouvernement veut faire payer aux plus précaires, à ceux qui ont le plus de difficultés, pour renflouer le déficit. Or, Gabriel Attal n'a pas évoqué le déficit comme motivation pour faire cette réforme mais bien son objectif de plein-emploi (autour de 6,5% de chômage).


    Cette réforme aurait dû être annoncée une ou deux semaines plus tôt et les émeutes à Nouméa ont retardé le calendrier. Mais est-ce téméraire sinon complètement fou d'annoncer une telle réforme à deux semaines d'un scrutin qui risque bien d'être catastrophique pour la majorité présidentielle ? Sans doute oui alors que la liste du parti socialiste menée par Raphaël Glucksmann talonne celle de Valérie Hayer dans les sondages : ce n'est pas ainsi que le gouvernement convaincra des électeurs de gauche de rejoindre la liste la plus européenne de France.

    Toutefois, cette réforme est peut-être basée sur le pari d'une majorité silencieuse qui ne la rejetterait pas. Un sondage de l'IFOP publié le 10 octobre 2023 avait révélé que 65% des sondés étaient d'accord avec l'affirmation : "Les chômeurs pourraient trouver du travail s'ils le voulaient vraiment". Et un sondage d'Odoxa-Backbone publié en avril 2024 pour "Le Figaro" avait montré que 54% des sondés étaient favorables à un durcissement des règles du chômage.


    Pourtant, vouloir courir après un électorat de droite semble assez contre-productif aujourd'hui alors que l'offre électorale à droite dépasse toutes les imaginations depuis cinquante ans. À mon sens, il faut parler ici d'un certain autisme de la part du l'Élysée : cette volonté très louable mais obstinée de faire de la France un territoire de prospérité économique risque bien de coûter très cher à cette majorité assez étrange, en provoquant la plus désastreuse des défaites électorales dans trois ans. On pourra dire ensuite qu'elle avait raison, que les réformes, on n'y reviendrait pas car elles étaient un moment douloureux mais nécessaire à passer, l'enjeu reste quand même de savoir si l'extrême droite, avec son visage le plus lisse et souriant, sera ou pas au pouvoir à brève échéance. Autant ne pas lui servir ce pouvoir sur un plateau d'argent. Cela fait réfléchir.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (26 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Assurance-chômage : durcissement pour plus d'emplois ?
    Les 10 mesures de Gabriel Attal insuffisantes pour éteindre la crise agricole.
    Le Tunnel sous la Manche.
    Agences de notation Moody's et Fitch : la France n'est pas dégradée !
    Der Spiegel : "La France, c'est l'Allemagne en mieux".
     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240526-assurance-chomage.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/assurance-chomage-durcissement-254847

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/27/article-sr-20240526-assurance-chomage.html


     

  • Il y a 30 ans, le Tunnel sous la Manche

    Prouesse technique mais aussi politique, l'ouvrage relie la Grande-Bretagne à l'Europe plus solidement que les liens juridiques qui pouvaient les unir au sein de l'Union Européenne entre 1973 et 2020. La liaison Paris-Londres ne dure plus que 2 heures 15, le temps mis parfois pour traverser la seule capitale française aujourd'hui.

     

     
     


    Serpent de mer depuis plus de deux siècles, le Tunnel sous la Manche a été inauguré en grandes pompes à Calais il y a trente ans, le 6 mai 1994. François Mitterrand, Président de la République française, et la reine du Royaume-Uni Élisabeth II étaient au rendez-vous de cette célébration d'un ouvrage exceptionnel qui unit non seulement la Grande-Bretagne et la France, malgré les vicissitudes historiques, mais aussi la Grande-Bretagne et tout le continent européen (ou le continent britannique et toute l'île européenne). Il est ouvert au service commercial depuis le 1er juin 1994 avec l'exploitation de la ligne TGV Eurostar (LeShuttle).

    Le Chunnel (Channel Tunnel) s'étend d'une longueur de 50,5 kilomètres (31,4 miles), dont 37,9 sous la mer (23,5 miles), ce qui en fait le plus long tunnel sous-marin du monde (mais pas le plus long tunnel du monde : le Tunnel du Seikan entre Honshu et Hokkaido fait 53,9 kilomètres de long). Il est composé de trois tubes, deux tubes ferroviaires de diamètre 7,6 mètres et un tube de service de diamètre 4,8 mètres, reliés régulièrement. Chaque tube contient une voie ferrée (un dans chaque sens). Si les extrémités du tunnel correspondent à des autoroutes (l'A16 à Coquelles en France, qui va vers Amiens, et la M20 à Folkestone en Angleterre, qui va vers Londres), il n'est pas possible de rouler soi-même dans le tunnel qui reste un transport exclusivement ferroviaire, desservi, pour les automobilistes, par le service navette d'Eurotunnel (la traversée dure environ 35 minutes).

    Le génial Georges Méliès a réalisé un court-métrage, "Le Tunnel sous la Manche ou le Cauchemar franco-anglais" (sorti le 30 juin 1907), où le roi Édouard VII et le Président français Armand Fallières rêvaient d'un tunnel mais le rêve est devenu cauchemar avec la collisions de deux trains et la destruction du tunnel... mais ce n'était qu'un film fantastique ! L'ouvrage réel n'a pas connu cet angoissant cauchemar et est à la fois un exploit technologique et un exploit politique.

    L'exploit politique n'est pas mince. Les Anglais n'étaient pas mécontents d'avoir la Manche comme rempart face aux éventuelles invasions continentales. Les guerres napoléoniennes n'ont pas contribué à vouloir unifier ces deux parties d'Europe. Le premier accord politique a eu lieu autour d'un projet technique commun approuvé par la reine Victoria et l'empereur Napoléon III en 1867, mais la guerre et la chute de l'empire français n'ont pas permis d'y donner suite. C'est dans l'impulsion du Traite de Rome, que l'idée politique a fait son cheminement.

    Un groupe d'études a même été lancé le 26 juillet 1957 et les deux gouvernements britanniques et français ont lancé un appel d'offres dix ans plus tard. Peu avant, on retrouvait dans la célèbre bande dessinée Astérix ("Astérix chez les Bretons", histoire publiée dans "Pilote" du 9 septembre 1965 au 17 mars 1966) un allusion d'Obélix à ce tunnel, et le héros grand-breton Jolitorax se contentant de dire : « On en parle chez nous, de ce tunnel; on a même commencé à le creuser mais ça risque d'être assez long. Plutôt. ». Un maître d'œuvre a été désigné le 22 mars 1971, et un traité a même été prévu entre les deux pays (le Traité de Chequers signé le 17 novembre 1973 par Michel Jobert et Alec Douglas Home) pour assurer l'aspect juridique des travaux, mais le gouvernement britannique (travailliste) a dû abandonner l'idée le 20 janvier 1975 (alors que le Royaume-Uni venait d'adhérer à la Communauté Économique Européenne) en raison de la grave crise économique qui a secoué la Grande-Bretagne.

     

     
     


    C'est l'arrivée de François Mitterrand à l'Élysée qui a relancé la machine (le nouveau Président ne se préoccupant pas nécessairement de la bonne gestion des finances publiques !). C'est surtout son Ministre d'État, Ministre des Transports, le communiste Charles Fiterman qui lui a soufflé l'idée de relancer le projet pour consolider l'amitié franco-britannique à la veille du premier sommet franco-britannique du septennat les 10 et 11 septembre 1981. Pour François Mitterrand, c'était aussi l'occasion de réaffirmer sa foi en l'Europe, avec une construction concrète. Le choix d'un tunnel uniquement ferroviaire a été fait. Margaret Thatcher, qui se méfiait des syndicalistes de la British Rail, aurait toutefois préféré un tunnel autoroutier.

    Quatre projets techniques ont été proposés dont certains qui étaient un "assortiment" de pont et de tunnel, et le choix d'Eurotunnel a été fait le 20 janvier 1986 (par François Mitterrand et Margaret Thatcher), reprenant le projet initial des années 1960-1970 à base de deux tubes plus un, pour un coût estimé (!) de 30 milliards de francs, soit 4,3 milliards d'euros (c'était aussi le moins cher à l'origine). Le Traité de Canterbury, signé le 12 février 1986, finalisait l'ensemble du projet et de la coopération franco-britannique (en définissant en particulier la frontière entre les deux pays), puis l'Accord de concession du Tunnel sous la Manche signé le 14 mars 1986 à Paris, pour une durée initiale de cinquante-cinq ans, prolongée de dix ans le 5 février 1994, puis de trente-cinq ans le 12 juillet 1999, soit une durée totale de quatre-vingt-dix-neuf ans.


    Au-delà des choix techniques, il y a eu beaucoup de différends stratégiques à régler entre les deux pays avant d'aboutir à un accord. En particulier, Margaret Thatcher refusait toute intervention pécuniaire des États dans l'affaire et en particulier, refusait de donner une garantie financière des deux États au consortium chargé de réaliser le tunnel (Eurotunnel).

    L'exploit technologique de relier sous la mer les deux rives est évident. L'idée d'origine viendrait du géographe Nicolas Desmarest en 1750, puis plusieurs autres projets ont vu le jour, surtout intellectuellement. Celui d'Eurotunnel visait à creuser trois tubes, deux tubes d'exploitation, un pour chaque sens, un voie ferrée dans chaque tube, et un tube de service pour la sécurité et la maintenance.

    Les travaux ont duré six ans, entre le 15 décembre 1987 et le 10 décembre 1993. Il y a eu beaucoup de problèmes techniques à résoudre au cours de l'évolution du chantier (étanchéité d'eau, de pression, alimentation en air, en énergie, nature des couches géologiques, sécurité incendie, etc.). Il a fallu creuser jusqu'à 75 mètres sous le niveau de la mer, dans une couche de craie formée il y a 100 millions d'années.
     

     
     


    Onze tunneliers, chacun de plus d'un millier de tonnes en moyenne (à eux onze, ils pesaient plus que la Tour Eiffel), ont été mobilisés pour creuser au rythme de 76 mètres par jour (ce genre de machines est utilisé en ce moment dans les travaux du Grand Paris, en particulier pour la ligne 18 qui reliera Orly à Saclay en 2026, puis Versailles en 2030). 30 000 personnes, des ingénieurs, des techniciens et des ouvriers, ont participé à la construction de l'ouvrage. Margaret Thatcher a encouragé la reconversion des mineurs dans ce projet pharaonique après la fermeture des mines de charbon. Pour l'anecdote, Eurotunnel a vendu l'un de ses tunneliers (de 580 tonnes) en avril 2004 à la société eBay pour la modique somme de 40 000 livres sterling.

    La première jonction franco-britannique dans le tunnel de service (chacun creusant depuis son pays) a eu lieu le 1er décembre 1990 à 12 heures 12 par le Français Philippe Cozette et l'Anglais Graham Fagg ; les deux ouvriers du chantier se sont serré la main pour symboliser le lien nouveau qui unit désormais les deux pays. La jonction des deux tunnels d'exploitation a eu lieu en mai et en juin 1991.


    Plusieurs types de lignes sont exploitées dans le tunnel : des TGV uniquement de voyageurs, d'autres pour des automobilistes et leur véhicule, d'autres pour acheminer les camions ou les marchandises plus généralement. La vitesse maximale autorisée dans le tunnel est de 160 kilomètres par heure, ce qui fait une durée moyenne de 35 minutes. Plus de 300 trains empruntent le tunnel chaque jour, soit un train toutes les trois minutes. 21 millions de personnes traversent le tunnel chaque année.

    Le 27 juin 2006, Eurotunnel a célébré la traversée du 100 millionième voyageur. En juillet 2010, c'était celle du 250 millionième voyageur. En 2013, le tunnel a fait traverser 2,5 millions de véhicules de tourisme et 1,4 million de camions. 325 millions de voyageurs ont utilisé le tunnel dans les vingt premières années d'exploitation (soit près de cinq fois la population française). Pas seulement les humains : le 18 mai 2017, LeShuttle (le train d'Eurostar) a transporté son deux millionième animal de compagnie depuis que c'est possible en 2000 avec le Pet Travel Scheme.

    L'aspect financier a souvent été pointé du doigt car le Tunnel sous la Manche a été un gouffre financier, et si le choix de faire un tunnel exclusivement ferroviaire était une préférence française, celui de renoncer à toute subvention publique était une préférence britannique. Ce qui fait que les contribuables n'ont (finalement) pas été lésés ; en revanche, les actionnaires, si.

    En tout, la construction du tunnel a coûté 12,5 milliards d'euros (au lieu des 4 prévus, soit trois fois plus cher). En novembre 1987, l'action d'Eurotunnel était proposée au prix de 35 francs (5,34 euros). La rentabilité a été beaucoup plus longue que prévue car en 1995, le trafic était prévu à 30 millions de passagers chaque année et il n'était en fait que de 7 millions. Le prix de l'action a donc sans cesse chuté, aussi en raison des surcoûts des travaux, si bien qu'il était à moins de 1 euro en 1996. De nombreux "petits" actionnaires ont perdu leur investissement, parfois toutes leurs économies. Mais les patients ont quand même gagné, puisque Eurotunnel a réalisé son premier bénéfice en 2008 avec 40 millions d'euros de résultat net, ce qui a permis le versement aux actionnaires, pour la première fois, d'un dividende de 0,40 euro par action. Eurotunnel a franchi le milliard d'euros de chiffre d'affaires en 2013 avec un bénéfice de 101 millions d'euros.

    Le Tunnel sous la Manche a complètement changé les habitudes des Européens, et surtout des Britanniques (très majoritairement les usagers), en rapprochant le continent de l'île. Et paradoxalement, son exploitation n'a pas réduit les activités maritimes dans la Manche. C'est un exemple du triomphe de l'humain sur la Nature... mais aussi de l'humain sur lui-même, car il a fallu d'abord se faire confiance mutuellement et considérer que jamais plus il n'y aura de guerre entre la France et la Grande-Bretagne.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (05 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Le Tunnel sous la Manche.
    Débat Valérie Hayer vs Jordan Bardella : l'imposture démasquée de Coquille vide.
    Il y a 20 ans, l'élargissement de l'Union Européenne.
    La convergence des centres ?
    Élections européennes 2024 (1) : cote d'alerte pour Renaissance.
    Valérie Hayer, tête de la liste Renaissance.
    Charles Michel et Viktor Orban : l'Europe victime d'une histoire belge !
    Jacques Delors : il nous a juste passé le relais !
    Il y a 15 ans : Nicolas Sarkozy, l'Europe et les crises (déjà).
    La Méditerranée, mère de désolation et cimetière de nos valeurs ?
    Le 8 mai, l'émotion et la politique.
    Ukraine, un an après : "Chaque jour de guerre est le choix de Poutine".
    Le 60e anniversaire du Traité de l'Élysée le 22 janvier 2023.
    De Gaulle, l’Europe et le volapük intégré.
    L’inlassable pèlerin européen Emmanuel Macron.
    Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe.
    Enfin, une vision européenne !
    Relance européenne : le 21 juillet 2020, une étape historique !


     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240506-tunnel-sous-la-manche.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/il-y-a-30-ans-le-tunnel-sous-la-254305

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/05/article-sr-20240506-tunnel-sous-la-manche.html