Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

animateur

  • Taisez-vous, Elkabbach !

    « Un homme (…), qui voit toute sa vie à demeurer l'exact contemporain de son époque. Jean-Pierre Elkabbach voulait en être. En être de son époque, pleinement. En être des vedettes, des gens qui comptent, des princes du temps. En être, surtout, de l'histoire qui s'écrit et se raconte, se transmet et demeure. » (Emmanuel Macron, le 9 octobre 2023 à Paris).


     

     
     


    Et il s'est tu. À la suite d'un accident et d'une maladie. Le journaliste Jean-Pierre Elkabbach est mort il y a un an, le 3 octobre 2023 à l'âge de 86 ans. Il représente pour beaucoup la compétence du journaliste, mais aussi sa trop grande proximité avec le pouvoir, quel que soit le pouvoir.

    Jean-Pierre Elkabbach était un excellent journaliste dans le genre intervieweur, celui qui accouche les esprits, celui va chercher jusqu'à des personnalités improbables, peu connues du grand public mais qui ont beaucoup de choses intéressantes à raconter, en politique mais aussi en culture, en science, etc., et il était aussi un patron de presse très gourmand, voire un peu trop ! Sa notoriété, elle lui est venue d'avoir présenté le journal télévisé de la première chaîne de 1970 à 1972 puis de la seconde chaîne de 1972 à 1974, ce qui assurait une rapide célébrité, mais, au contraire de Christine Ockrent, Jean-Pierre Pernaut, Patrick Poivre d'Arvor, Yves Mourousi, Claire Chazal et quelques autres, ce n'était pas le cœur de ses passions audiovisuelles.

    Patron de presse : il a été (entre autres) président de France Télévisions de 1993 à 1996, puis président de Public Sénat de 1999 à 2009 et président d'Europe 1 de 2005 à 2008. Intervieweur de talent : (entre autres) avec l'émission "Carte sur table" aux côtés du brillant politologue
    Alain Duhamel sur Antenne 2 de 1977 à 1981 (d'où est née l'expression "Taisez-vous Elkabbach !" que n'aurait pas hurlé directement Georges Marchais, mais simplement son génial imitateur Thierry Le Luron), l'émission "Découvertes" sur Europe 1 de 1981 à 1987 (une émission quotidienne de 18h à 19h, assez longue pour comprendre en profondeur le message de son invité), la matinale d'Europe 1 de 1997 à 2017 ainsi que l'excellente émission culturelle "Bibliothèque Médicis" sur Public Sénat de 1999 à 2018.

    Il a par ailleurs été la "vedette" de trois événements audiovisuels : c'est lui, aux côtés d'Étienne Mougeotte, qui a annoncé à la France entière la victoire de
    François Mitterrand le 10 mai 1981 à 20 heures sur Antenne 2, une séquence de télévision qui a été très fréquemment reprise pour évoquer la victoire socialiste, avec sa disgrâce audiovisuelle, Jean-Pierre Elkabbach ayant été trop associé au septennat de Valéry Giscard d'Estaing ; ce qui ne l'a pas empêché de devenir un confident très particulier du successeur, François Mitterrand qui lui a accordé l'émission sans doute la plus importante de sa carrière, une interview à l'Élysée le 12 septembre 1994 sur France 2 pour évoquer son passé pendant la guerre, ses amitiés troublantes et sa fille Mazarine ; enfin, il a été beaucoup critiqué dans son mode de gestion sur France Télévisions, permettant à des producteurs-animateurs de s'enrichir énormément avec de l'argent public, ce qui l'a conduit à démissionner.

    Tout cela, le Président de la République, dans un
    hommage prononcé le 9 octobre 2023 dans les locaux même France Télévisions à Paris, l'a rappelé. Emmanuel Macron s'est souvenu de cette émission mémorable du 12 septembre 1994 avec son lointain prédécesseur socialiste : « Ainsi, les téléspectateurs virent deux hommes, deux vies françaises, deux rapports au pouvoir et au destin. Un Président frappé par la maladie, défendant son parcours à travers une époque de clair-obscur. Un journaliste se hissant à la hauteur du moment, implacable et subtil, intraitable et concentré. Ce moment dit tout du journaliste qu’était Jean-Pierre Elkabbach. Un journaliste qui voulait porter la plume, le Nagra, la caméra dans les plaies de l'époque. Un homme de presse avec ce que son métier, selon lui, supposait de proximité, de chaleur, de voisinage, avec les grands de France et du monde. Un patron qui avait le génie de fomenter, d'obtenir, d'organiser des coups naturellement, spontanément, instinctivement. ».

    Le chef de l'État a aussi rappelé son professionnalisme : « Jean-Pierre Elkabbach, à force de vouloir écrire l'Histoire, s'y brûla parfois. Sa participation au
    mai 68 de l'ORTF lui valut d'un court bannissement, mais parce qu'il exigeait, selon ses propres mots "du rythme et des idées", qu'il travaillait jour et nuit, obsédé et possédé par son métier, Jean-Pierre Elkabbach revint et reprit sa marche vers les sommets. ».
     

     
     


    Pour montrer sa puissance d'innovation, Emmanuel Macron a cité son émission "Actuel 2" sur Antenne 2 en 1974 : « Le titre était un hommage à Albert Camus. Il était aussi comme sa devise personnelle, demeurer actuel. Dans cette émission profondément novatrice, on put voir alors ce qu’on ne voyait pas ailleurs : Brigitte Bardot interrogée par Nathalie Sarraute sur son manque de solidarité avec la cause des femmes. Jean-Edern Hallier, chroniqueur social des luttes de Lip face à François Mitterrand. René Dumont défendant un mot alors presqu’inconnu, celui d’écologie. Ou Delphine Seyrig racontant le procès de Bobigny. ».

    Et d'ajouter : « Toujours, le journaliste voulait être de son temps. Cela supposait de bousculer, comme de faire émerger les talents, tels Gérard Holtz, Hervé Claude, Claude Sérillon, Nicole Cornu-Langlois, Noël Mamère, Daniel Bilalian, Patrick Poivre d'Arvor, et tant d’autres, d’inventer la rubrique Météo avec Alain Gillot-Pétré. Il fallait être toujours sur la brèche, transgressif et travailleur. ».

    Marqué aussi par l'émission "Découvertes" sur Europe 1 : « Avec
    Philippe Gildas, le directeur d’antenne, avec Béatrice Schönberg, tous les après-midis, Jean-Pierre Elkabbach se remit à faire ce qu’il savait faire de mieux : capturer l’esprit du temps, lire la modernité artistique, sociale, culturelle, sociologique et en déduire des émissions. La sienne s’appelait logiquement "Découvertes" et naviguait de Raymond Aron à Thierry Le Luron, des spectacles parisiens aux reportages en région. ».

    Emmanuel Macron insista sur le talent d'intervieweur dont il fut l'une des victimes : « Ce serait une litote de dire que Jean-Pierre Elkabbach était un intervieweur redoutable, sans doute l'un des plus travailleurs, des plus rusés, le plus théâtral, le plus aguerri. Combien s'y sont fait prendre ? "Celui-là, la prochaine fois qu'il reviendra me voir, il aura appris la messe par cœur" concluait le journaliste après avoir terrassé un impétrant. N’hésitant pas à voler les invités à la concurrence, il cherchait à repérer les visages de demain en même temps que les valeurs du moment. Beaucoup, j’en suis, y accomplirent une sorte de baptême du feu. Les interviews de Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1, puis brièvement sur CNews, entrèrent dans la légende, entrèrent même dans la liturgie de notre République. Il y avait les mardis et les mercredis, les questions au gouvernement et tous les matins, les questions de Jean-Pierre Elkabbach. Ses interviews se jouaient cartes sur table, opéraient toujours de vraies découvertes, ambitionnaient d'être actuelles, comme un résumé de toute sa carrière. ».

     

     
     


    Paradoxalement, l'homme de cultures et de lectures qu'était Jean-Pierre Elkabbach n'a pas laissé beaucoup d'écrits. Il était un homme de l'audiovisuel, avec sa voix agréable et reconnaissable parmi toutes, mais pas une plume très prolifique. S'il a publié quatre ouvrages, il n'en a véritablement sorti qu'un seul exposant sa vie, un an avant sa mort, le 27 octobre 2022, son autobiographie (avec l'aide de Martin Veber), "Les Rives de la mémoire" dont les premiers mots évoquent son origine : « Je suis un enfant de la Méditerranée, de son soleil, de ses rivages arides, de la mer. J'ai quitté Oran, la ville où je suis né, à l'aube de ma vie d'adulte. C'était le début de la guerre d'indépendance. L'Algérie que je laissais derrière moi était devenue un pays de violence et de mort. Je suis parti sans regret. Pendant toute mon adolescence, je ne pensais qu'à cela : fuir Oran, cette ville sans horizon, rejoindre la France et surtout Paris, où tout me semblait possible. ».

    Le professionnalisme de Jean-Pierre Elkabbach a transpiré pendant toute sa carrière, et il y a mille et un exemples. J'en prends un car il est très intéressant. Depuis qu'il fait de la politique,
    Laurent Fabius n'est pas vraiment ma tasse de thé. Je n'ai jamais apprécié sa condescendance et son esprit partisan. Néanmoins, j'étais très étonné qu'on lui reprochât d'avoir été mêlé au scandale du sang contaminé car j'avais le souvenir, au contraire, qu'il avait, en tant que Premier Ministre, eu le courage d'anticiper les risques avec le sida. Je suis donc très heureux de lire dans l'autobiographie de Jean-Pierre Elkabbach le même genre de réflexion.

    Il a eu de très mauvaises relations avec Laurent Fabius dont il a pourtant été le premier intervieweur en 1975 sur France Inter (invité avec
    Jacques Attali pour promouvoir son premier livre). En effet, pendant la campagne présidentielle de 1981, Laurent Fabius, directeur de campagne de François Mitterrand, ne voulait pas que Jean-Pierre Elkabbach invitât Michel Rocard à la télévision. Il lui a téléphoné ainsi : « Il en est hors de question. Je suis le directeur de campagne, je ne veux pas de lui à l'antenne. ». Réponse immédiate : « Oui, mais le directeur de l'information, c'est moi, et c'est ma décision. ». Réplique et menace à peine voilée : « Si nous gagnons, vous allez voir ce que nous ferons des gens comme vous ! ». Mais il ne s'est pas laissé intimider : « Écoutez, faites ce que vous voulez. Ce soir, moi, je vous emm@rde ! ». Cela donne une idée du caractère bien trempé.

    Évidemment, la gauche est arrivée au pouvoir et les relations entre Jean-Pierre Elkabbach et Laurent Fabius furent exécrables. Jusqu'à l'affaire du sang contaminé : « Pendant des années, il me poursuivit de sa rancune. Nos relations s'apaisèrent dans la tourmente de l'affaire du sang contaminé. Partout, on entendait que Fabius n'avait rien vu et avait failli. Or j'avais suivi les débats et je fis remarquer lors d'une émission qu'on lui faisait subir un mauvais procès. En effet, l'ancien Premier Ministre avait été le premier haut responsable à réagir aux alertes. Dès le 19 juin 1985, il avait prononcé devant une Assemblée Nationale indifférente le dépistage obligatoire des donneurs de sang afin d'éviter les contaminations lors des transfusions. Mon intervention n'était que justice et simple rappel des faits. Je n'aimais pas l'acharnement dont il était l'objet. Il m'appela pour me remercier et nous nous revîmes. J'étais l'un des rares à avoir publiquement pris sa défense. ».

    Et de commenter sa relation jusqu'à sa mort : « Par la suite, nos rencontres furent empreintes d'une amabilité courtoise dont ni l'un ni l'autre n'était dupe. Aujourd'hui, la Présidence du Conseil Constitutionnel lui va bien. Il applique avec les huit sages la même méthode qu'avec moi : distance et parole rare. ». Un exemple : « Quand je le conviais aux matins d'Europe 1, il répondait avec parcimonie à mes invitations, mais il venait. Généralement, après l'entretien, les journalistes de la rédaction se pressaient autour de l'invité pour poursuivre les échanges plus librement, en quête de révélations. Leurs coqueluches étaient
    Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron, Bernard Arnault, François Hollande et Arnaud Montebourg. Laurent Fabius, lui, faisait salle vide, victime de sa condescendance. ». Le journaliste conclut sur sa rancœur de ne pas avoir pu être Président de la République, dépassé par Michel Rocard, Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn, François Hollande... : « Un Président de la République vit la solitude du pouvoir. Laurent Fabius est un solitaire sans pouvoir. ».

    Dans ce livre, qui rapporte une soixantaine d'années de carrière de journaliste politique, Jean-Pierre Elkabbach a bien sûr brossé bien des portraits de responsables politiques, dans sa franchise crûe de son point de vue.

    Jean-Pierre Elkabbach a fait aussi état de l'une de ses dernières conversations avec Emmanuel Macron qui l'avait invité à un déjeuner en tête-à-tête en septembre 2022. Question de l'intervieweur professionnel sur l'accomplissement majeur du second quinquennat : « Cela se révélera après, comme dans un
    tableau impressionniste. Sur le moment, on ne perçoit que des taches de lumières et c'est en prenant du recul que l'image apparaît dans sa force et sa clarté. Je veux réformer pour assurer notre indépendance nationale. Notre victoire serait que nos enfants puissent encore choisir leur destinée. ».

    Et le journaliste a compris la grande frayeur du Président : « En 2027, Emmanuel Macron devra passer la main. Par-dessus tout, il redoute de transmettre sa charge à
    Marine Le Pen et à l'extrême droite, qui croient leur heure arrivée. Pour l'éviter, il lui faut réussir son second quinquennat. Ensuite, rien ne l'empêchera de poursuivre son engagement politique et d'incarner l'Europe. Ce n'est pas à lui de régler sa succession, mais il doit promouvoir la génération qui a émergé grâce à lui, Élisabeth Borne, Julien Denormandie, Gabriel Attal, Sébastien Lecornu et surtout Jean Castex, qui quitta Matignon populaire, malgré la crise du covid. Il est l'un des rares à ne pas penser encore au rôle qu'il pourrait tenir en 2027. Avec sa simplicité, sa liberté, il est proche des Français et sait trouver les mots. Pourquoi me fait-il penser à Georges Pompidou à ses débuts ? Si aucune figure du "nouveau monde" ne se détache, le macronisme restera une parenthèse, refermée dès le départ de l'Élysée de son inspirateur, il est le premier à le savoir. La lutte pour le pouvoir, son exercice, les alliances qui se nouent et se dénouent, les opportunités que l'on saisit, les reniements, les ruptures laissent peu de place aux sentiments. La vie politique est impitoyable et requiert un sens aigu de la dissimulation. ».

    Dans cette réflexion, comme figures du macronisme, Jean-Pierre Elkabbach a toutefois oublié
    Édouard Philippe, Gérald Darmanin et Bruno Le Maire (il en a parlé un peu avant : « Il s'est révélé être un des piliers des deux quinquennats, utile pour faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine. Toutes les grandes décisions, il les discute directement avec le chef de l'État. Pourquoi, pense-t-il, ne pourrait-il pas lui succéder à l'Élysée ? »). En revanche, il avait bien vu pour Gabriel Attal dont il n'a pas su qu'il allait être nommé à Matignon.

    Son livre se referme sur ces phrases : « Ma soif de connaissance, d'exploration, ne procède pas du journalisme. Elle était là dès l'enfance et c'est elle qui m'a conduit à mon métier. Pendant longtemps, elle s'est confondue avec lui. Désormais, peu à peu, elle s'en détache et reprend sa liberté. Elle oriente le cours de mes jours, nourrit de nouveaux projets et me mène vers de nouvelles causes. Tout bien réfléchi, ai-je tant changé ? Je n'ai pas guéri de ma curiosité. ». Point final.



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (28 septembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Vous n'avez pas honte ?
    Boulimique.
    Hommage du Président Emmanuel Macron à Jean-Pierre Elkabbach le 9 octobre 2023.
    Jean-Pierre Elkabbach.
    Patrick Cohen.
    Fake news : la scandaleuse manipulation politique du RN.
    Bernard Pivot.
    Christine Ockrent.
    Vive la crise !
    Yves Montand.
    Jean Lacouture.
    Marc Ferro.
    Dominique Baudis.
    Frédéric Mitterrand.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Christine Angot.
    Jean-François Revel.
    Philippe Alexandre.
    Alain Duhamel.







    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241003-elkabbach.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/taisez-vous-elkabbach-256892

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/10/02/article-sr-20241003-elkabbach.html



     

  • Édouard Baer mis en accusation dans un rôle non voulu

    « Vous vous rendez compte qu'il y a douze sujets en un là, il y a douze prises de parole différentes, il y a des scandales. Tout est différent. Il y a des saloperies, il y a des malentendus… Je pense que c'est les médias qui réunissent tout ça dans une grande cause d'époque. » (Édouard Baer, le 12 mai 2024 sur France 2).



     

     
     


    Très déstabilisé, Édouard Baer répondait le dimanche 12 mai 2024 à cette question de Laurent Delahousse dans le journal de 20 heures de France 2 : « Est-ce que vous considérez que les hommes ne parlent pas assez, ne défendent pas assez ou n'expriment pas une sorte de mea culpa ? ». L'invité, venu pour promouvoir son nouveau spectacle "Ma candidature", n'était pas n'importe qui.

    En effet, Édouard Baer, à 57 ans, est l'un des acteurs les plus "bankables" de France, comme on dit. Acteur, réalisateur de cinéma, metteur en scène de théâtre, animateur et producteur de télévision et de radio, on le voit et l'entend partout. Initié à la comédie par la savoureuse Isabelle Nanty, sa prof d'art dramatique au cours Florent, il a eu un parcours artistique très flatteur, couronné déjà par un Molière en 2001 (et deux nominations) et par trois nominations aux Césars.

    Pourquoi l'acteur était-il si gêné de parler de MeToo à la veille du Festival de Cannes ? Peut-être parce qu'il avait été mis au courant qu'un article incendiaire allait être publié par Mediapart ce jeudi 23 mai 2024. L'article d'Amine Abdelli et Julia Tissier commence d'ailleurs par ce malaise au 20 heures : « Confus et visiblement mal à l’aise, le comédien fronce les sourcils, bafouille et s’embourbe. Lui, le pro de l’impro, apparaît soudainement déstabilisé. ».

    Pas étonnant de bafouiller autant quand on sait qu'il va être mis sur le grill de la vindicte populaire par six femmes qui ont été contactées depuis plusieurs mois par Mediapart et qui, dans cet article, accusent Édouard Baer de harcèlement sexuel et d'agressions sexuelles. L'article précise : « Elles livrent le récit de faits de harcèlement et d’agressions sexuelles sur une période s’étalant de 2013 à 2021 (…), majoritairement dans des contextes professionnels », à savoir son bureau parisien, quand il est au théâtre, ou dans les stations de radio, quand il est animateur, c'est-à-dire à Radio Nova puis à France Inter.
     

     
     


    Le journal "Le Monde", qui en rend compte avec l'AFP, explique : « Selon l’une de ces femmes, Édouard Baer aurait pris son "sein gauche avec sa main" dans un ascenseur. Une autre l’accuse de lui avoir touché "les seins à plusieurs reprises", de l’avoir "prise par la taille" et d’avoir "posé sa main sur [s]es fesses". "Il essaie de m’embrasser dans le cou et sur la bouche. Je le repousse", selon les propos rapportés d’une autre. Certaines évoquent des sollicitations répétées, des compliments insistants sur leur physique. L’une explique ne pas avoir porté plainte car elle a pensé que ce serait "sa parole contre la [s]ienne". ».

    Aucune de ces six femmes, âgées d'une vingtaine d'années au moment des faits et qui ont voulu rester anonymes dans leur témoignage, n'a déposé plainte (à ce jour). J'ajoute que dans l'entourage d'une des radios, l'information n'était pas connue même sous forme de rumeur et certains ont été étonnés de l'apprendre.

    Comme est étonné Édouard Baer lui-même qui a rapidement publié, en réponse à l'article, un communiqué d'incompréhension mais aussi d'excuses : « C’est avec stupeur et une grande tristesse que je découvre les témoignages que vous me rapportez. Je ne me reconnais pas dans les mots ou les gestes qui me sont attribués, mais je ne peux qu’exprimer mes regrets que mon comportement ait mis mal à l’aise ou blessé ces femmes. Je n’ai pas eu l’intelligence de le percevoir. J’en suis profondément désolé. Je n’ai jamais cherché à les heurter intentionnellement. Je leur présente toutes mes excuses. ».

    Si on résume grossièrement le message, c'est ceci : j'ai été assez lourd dans mon approche, aucune ne m'a dit que j'allais trop loin et je m'en veux de ne pas l'avoir vu moi-même, désolé. Dans ce genre d'affaire, on peut supposer que les deux parties, les six femmes, d'un côté, et l'acteur, de l'autre côté, sont complètement sincères. Il faut aussi comprendre qu'Édouard Baer est une grande star qui a fasciné ces six femmes qui ont à peine commencé leur vie active. On peut imaginer qu'il leur était difficile, sans être dotée une personnalité très forte, de rejeter les éventuels gestes déplacés.

    La réponse rapide et finalement assez humble (présentant ses excuses) d'Édouard Baer plaide plutôt en sa faveur, ou du moins, pour sa sincérité. Il ne nie pas les éventuels faits sans les reconnaître précisément car il y a plusieurs faits, et la réponse reste assez floue. Ce n'est pas comme Gérard Depardieu ou même comme Patrick Poivre d'Arvor qui, à ma connaissance (sous réserve que je ne me trompe pas, je ne suis peut-être pas en possession d'informations plus récentes), ne reconnaissaient pas les faits et surtout, ne présentaient pas leurs excuses à leurs (nombreuses) accusatrices.

    Évidemment, un vieil article de la journaliste Josyane Savigneau publié le 5 novembre 2016 dans "Le Monde" revient en pleine figure d'Édouard Baer. À l'origine, la journaliste voulait faire la promotion de l'acteur redevenu animateur à Radio Nova, responsable de la matinale depuis le 10 octobre 2016. Mais elle s'est sentie très mal accueillie à son arrivée à 6 heures 45 un jour d'octobre 2016, « victime des humeurs du présentateur vedette », si bien qu'elle a exprimé sa colère : « D’emblée il est odieux. Furieux qu’on ait osé désobéir, il aurait exigé qu’on ne vienne qu’à 7h30, il insiste haut et fort : il n’a rien demandé, on a omis de le prévenir, on lui pourrit la vie, on va lui faire rater son émission, qu’on dégage. Avec plaisir. Dans une vie de journaliste, il arrive parfois que l’on rencontre, c’est fatal, des gens désagréables. À ce point d’arrogance et de mépris, c’est plus que rare. Morale de l’histoire : quand on remplace les journalistes par des stars, on s’expose à ce genre de caprices. ».

     

     
     


    Ce qui n'a pas empêché la journaliste d'en dire aussi du bien (il faut dire que Matthieu Pigasse, actionnaire du "Monde", venait de racheter Radio Nova) : « On retrouve avec plaisir la voix de Baer, son ton décalé, ses improvisations bienvenues, son accueil chaleureux des participants. ». Et de terminer sur l'avis du nouveau patron : « Matthieu Pigasse se félicite de la réussite de la matinale et de l’idée de Bernard Zekri de faire appel à Édouard Baer, "tant Nova et Édouard se correspondent : les 3 C, Culture, Curiosité d’esprit, Carrefour d’échanges". "Elle incarne ce que nous voulons être et faire, précise-t-il : refuser le repli sur soi, être ouverts à tous, donner du sens et s’engager par la culture". ». Édouard Baer a quitté Radio Nova pour France Inter en 2018 (jusqu'en 2022, il me semble).

    Pour l'heure, Édouard Baer, qui avait un spectacle à Romans-sur-Isère le vendredi 24 mai 2024 à 20 heures (au théâtre des Cordeliers), l'a maintenu. Le problème qu'il n'y ait pas de dépôt de plainte, c'est de transférer cette affaire du tribunal correctionnel au tribunal médiatique, avec tous les excès que cela peut entraîner, notamment dans les réseaux (a)sociaux. Comme je ne sais que penser des accusatrices sincères et d'un supposé prédateur sexuel qui s'ignorerait et qui affirme que ce n'est pas du tout lui, et n'étant pas juge, je ne peux faire aucun commentaire de soutien aux unes ou à l'autre.

    En revanche, ce problème récurrent depuis quelques années (MeToo date de 2018) où des femmes (en général) accusent (parfois plusieurs décennies après les faits) une personnalité (généralement très connue) dans des milieux bien définis (cinéma, sports, médias audiovisuels, etc.) de divers faits allant du simple geste déplacé (voire maladroit) jusqu'au crime (le viol), en passant par des agressions sexuelles ou du harcèlement sexuel (qui sont des délits), est souvent insoluble quand il n'y a aucune preuve (car il faut que la victime prouve l'absence de consentement, ce qui est très difficile). Alors, c'est parole contre parole, et un juge, si cela arrive à la suite du dépôt d'une plainte, ne pourra pas condamner si le doute persiste (principe général du droit). D'un côté, il faut écouter les victimes, les femmes, ou du moins qu'elles soient écoutées, de l'autre, il ne faut pas détruire la réputation d'une personne qui serait injustement accusée (dans l'affaire d'Outreau, une personne injustement accusée s'est même suicidée). C'est du tout ou rien. Ou salaud, ou salopes, en quelque sorte.

    Un livre explique très bien ce problème. Il s'agit d'un roman d'une ancienne procureure américaine qui a fait non seulement des études de droit mais avant, des études de psychologie et qui s'est recyclée dans l'écriture de romans à succès. Alafair Burke a en effet publié en 2018 un très bon roman "Un Couple irréprochable" (en anglais "The Wife"), dont le sujet principal est cette accusation contre une personnalité médiatique.

     

     
     


    L'histoire est celle-ci, et racontée selon le point de vue de l'épouse (mère au foyer) d'un économiste qui, au-delà de donner des cours d'économie à l'université, a écrit un livre devenu best-seller, ce qui lui a donné gloire, fortune et notoriété (il a créé un cabinet de conseil en entreprises et il est invité très fréquemment à la télévision pour donner son avis). Et son expertise, c'est l'éthique dans les entreprises, et sa parole est d'or car il fait et défait des réputations d'entreprises auprès de leurs investisseurs. (L'homme accusé est un parangon de l'éthique, comme Édouard Baer considéré ouvert, sympa).

    Et puis soudain, une stagiaire l'accuse de gestes déplacés en déposant plainte. Plus tard, une autre femme avec qui il est en contact sur le plan professionnel l'accuse carrément de viol. L'affaire est suivie par une inspectrice de police spécialisée dans ce domaine (l'Unité spéciale des victimes). Il y a aussi la réaction du procureur adjoint qui ne veut poursuivre que lorsqu'il y a de fortes suspicions de culpabilité, d'autant plus que ce prévenu serait une personnalité célèbre. Comme l'auteure du roman est une spécialiste du droit, cela permet aussi de voir comment fonctionne la justice et la police (ici américaines) dans les coulisses face à une telle affaire. Interviennent aussi dans l'histoire une animatrice de télévision féministe (et amie de l'accusé), une avocate exigeante, etc.

    L'inspectrice, parce qu'elle est féministe, veut aller au plus profond des détails pour pincer l'éventuel auteur d'agressions sexuelles voire de viols. Elle admet d'ailleurs que pour la victime, il vaut mieux être violée de façon violente en pleine rue que subir des attouchements sexuels par des personnes familières dans un lieu privé, parce que ce sera beaucoup plus facile à prouver.

    La première des réactions, dans ce genre d'affaire (agression sexuelle voire viol), c'est de se focaliser sur la victime et pas sur le prédateur présumé. Et de trouver des éléments chez la victime que son infortune était la conséquence de sa vie et cela, pour se dire qu'on n'est pas comme la victime et donc, que ça ne peut pas arriver à soi : « N'est-ce pas dans la nature humaine que de toujours rejeter la faute sur la victime ? ».

    Et pourtant, parfois, les victimes ne disent pas exactement la vérité : « Impossible pour [les policiers] d'affirmer que les victimes ne racontent jamais toute la vérité, parce que cela reviendrait à les traiter de menteuses. Or, elles ne mentent pas, elles tentent de se protéger. Se préparent à affronter le scepticisme. Anticipent déjà toutes les attaques à venir, se forgent un bouclier. ».

    L'animatrice de télévision donne aussi les différentes étapes dans ce genre d'affaire : « La première réaction de l'opinion publique, c'est toujours de jeter le discrédit sur la femme, parce que la société ne veut pas admettre que de telles horreurs se produisent. Alors, en réaction, les féministes convaincues ont décrété qu'il fallait croire toutes les femmes, chaque fois. ».

    Féministe, l'animatrice est d'accord avec cette réaction : « C'est vrai, a-t-elle admis, je suis toujours la première à défendre les femmes dans les cas d'agression sexuelle où tout repose sur la parole de l'un contre celle de l'autre. Parce que, dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, elles disent la vérité, et que c'est une terrible épreuve pour elles d'en parler. Elles se retrouvent jugées, stigmatisées, blâmées, critiquées. ».

    Et dans une affaire de viol, cela retombe toujours sur la même question : « Quelles que soient les allégations de cette fille, ce sera sa parole contre celle de [l'accusé]. Or l'accusation a besoin d'éléments concrets. Et même s'il peut s'appuyer sur l'ADN, le procureur doit démontrer que la relation n'était pas consentie. ».

    Mais justement, des petits détails peuvent faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre pour la police. Ainsi, dans ce roman, la policière va voir de façon informelle l'accusé qui ne sait pas encore qu'il est aussi accusé de viol par une seconde femme (il est juste accusé de harcèlement sexuel par une première femme). La policière lui demande alors s'il a eu des relations sexuelles avec cette seconde femme et ce dernier, au lieu de refuser de répondre sans son avocat, fait l'erreur de dire qu'il n'a pas eu de relations sexuelles, sans savoir que la seconde femme avait gardé intacte sa robe avec des traces de lui. Avoir des relations sexuelles ne confirme pas forcément le viol, car ces relations peuvent être consenties, mais mentir sur la réalité des rapports sexuels (même pour éviter d'en informer son épouse), c'est jeter un discrédit sur tout ce qu'il va affirmer.

    A contrario, la policière garde aussi des détails sur l'accusatrice qui lui demande une heure avant de passer chez elle, le temps de faire un peu de ménage : « [La policière] venait déjà de découvrir quelque chose à propos de [l'accusatrice] : c'était le genre de personne qui pensait à remettre de l'ordre chez elle avant de recevoir un policier pour dénoncer des actes de harcèlement sexuel. En soi, ça ne signifiait rien, pourtant [l'inspectrice] remisa soigneusement ce détail dans un coin de sa tête, parce qu'elle aimait à penser que rien ne lui échappait. ».

    Bref, ce roman est très intéressant pour comprendre la mécanique des accusations, des défenses et des jugements. Plus rien de mal ne doit rester impuni. Mais reste à se mettre d'accord sur ce qui est mal, sur ce qui est un mauvais comportement, un comportement inapproprié. L'homme est décidément détrôné, dans cette société qui se transforme à vive allure.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (25 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    "Un Couple irréprochable" (2018) d'Alafair Burke.
    Édouard Baer.
    Lucien Neuwirth.
    Le vote des femmes en France.
    Femmes, je vous aime !
    Ni claque ni fessée aux enfants, ni violences conjugales !
    Violences conjugales : le massacre des femmes continue.
    L'IVG dans la Constitution (3) : Emmanuel Macron en fait-il trop ?
    Discours du Président Emmanuel Macron le 8 mars 2024, place Vendôme à Paris, sur l'IVG (texte intégral et vidéo).
    L'IVG dans la Constitution (2) : haute tenue !
    L'IVG dans la Constitution (1) : l'émotion en Congrès.
    La convocation du Parlement en Congrès pour l'IVG.
    L'inscription de l'IVG dans la Constitution ?
    Simone Veil, l’avortement, hier et aujourd’hui…
    L’avortement et Simone Veil.
    Le fœtus est-il une personne à part entière ?
    Le mariage pour tous, 10 ans plus tard.
    Rapport 2023 de SOS Homophobie (à télécharger).
    Six ans plus tard.
    Mariage lesbien à Nancy.
    Mariage posthume, mariage "nécrophile" ? et pourquoi pas entre homosexuels ?
    Mariage annulé : le scandaleux jugement en faveur de la virginité des jeunes mariées.
    Ciel gris sur les mariages.

    Les 20 ans du PACS.
    Ces gens-là.
    L’homosexualité, une maladie occidentale ?
    Le coming out d’une star de la culture.
    Transgenres adolescentes en Suède : la génération sacrifiée.
    PMA : la levée de l’anonymat du donneur.
    La PMA pour toutes les femmes.

     

     
     





    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240523-edouard-baer.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/edouard-baer-mis-en-accusation-254809

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/26/article-sr-20240523-edouard-baer.html


     

  • "Un Couple irréprochable" d'Alafair Burke

    « Vous vous rendez compte qu'il y a douze sujets en un là, il y a douze prises de parole différentes, il y a des scandales. Tout est différent. Il y a des saloperies, il y a des malentendus… Je pense que c'est les médias qui réunissent tout ça dans une grande cause d'époque. » (Édouard Baer, le 12 mai 2024 sur France 2).


     

     
     


    Très déstabilisé, Édouard Baer répondait le dimanche 12 mai 2024 à cette question de Laurent Delahousse dans le journal de 20 heures de France 2 : « Est-ce que vous considérez que les hommes ne parlent pas assez, ne défendent pas assez ou n'expriment pas une sorte de mea culpa ? ». L'invité, venu pour promouvoir son nouveau spectacle "Ma candidature", n'était pas n'importe qui.

    En effet, Édouard Baer, à 57 ans, est l'un des acteurs les plus "bankables" de France, comme on dit. Acteur, réalisateur de cinéma, metteur en scène de théâtre, animateur et producteur de télévision et de radio, on le voit et l'entend partout. Initié à la comédie par la savoureuse Isabelle Nanty, sa prof d'art dramatique au cours Florent, il a eu un parcours artistique très flatteur, couronné déjà par un Molière en 2001 (et deux nominations) et par trois nominations aux Césars.

    Pourquoi l'acteur était-il si gêné de parler de MeToo à la veille du Festival de Cannes ? Peut-être parce qu'il avait été mis au courant qu'un article incendiaire allait être publié par Mediapart ce jeudi 23 mai 2024. L'article d'Amine Abdelli et Julia Tissier commence d'ailleurs par ce malaise au 20 heures : « Confus et visiblement mal à l’aise, le comédien fronce les sourcils, bafouille et s’embourbe. Lui, le pro de l’impro, apparaît soudainement déstabilisé. ».

    Pas étonnant de bafouiller autant quand on sait qu'il va être mis sur le grill de la vindicte populaire par six femmes qui ont été contactées depuis plusieurs mois par Mediapart et qui, dans cet article, accusent Édouard Baer de harcèlement sexuel et d'agressions sexuelles. L'article précise : « Elles livrent le récit de faits de harcèlement et d’agressions sexuelles sur une période s’étalant de 2013 à 2021 (…), majoritairement dans des contextes professionnels », à savoir son bureau parisien, quand il est au théâtre, ou dans les stations de radio, quand il est animateur, c'est-à-dire à Radio Nova puis à France Inter.
     

     
     


    Le journal "Le Monde", qui en rend compte avec l'AFP, explique : « Selon l’une de ces femmes, Édouard Baer aurait pris son "sein gauche avec sa main" dans un ascenseur. Une autre l’accuse de lui avoir touché "les seins à plusieurs reprises", de l’avoir "prise par la taille" et d’avoir "posé sa main sur [s]es fesses". "Il essaie de m’embrasser dans le cou et sur la bouche. Je le repousse", selon les propos rapportés d’une autre. Certaines évoquent des sollicitations répétées, des compliments insistants sur leur physique. L’une explique ne pas avoir porté plainte car elle a pensé que ce serait "sa parole contre la [s]ienne". ».

    Aucune de ces six femmes, âgées d'une vingtaine d'années au moment des faits et qui ont voulu rester anonymes dans leur témoignage, n'a déposé plainte (à ce jour). J'ajoute que dans l'entourage d'une des radios, l'information n'était pas connue même sous forme de rumeur et certains ont été étonnés de l'apprendre.

    Comme est étonné Édouard Baer lui-même qui a rapidement publié, en réponse à l'article, un communiqué d'incompréhension mais aussi d'excuses : « C’est avec stupeur et une grande tristesse que je découvre les témoignages que vous me rapportez. Je ne me reconnais pas dans les mots ou les gestes qui me sont attribués, mais je ne peux qu’exprimer mes regrets que mon comportement ait mis mal à l’aise ou blessé ces femmes. Je n’ai pas eu l’intelligence de le percevoir. J’en suis profondément désolé. Je n’ai jamais cherché à les heurter intentionnellement. Je leur présente toutes mes excuses. ».

    Si on résume grossièrement le message, c'est ceci : j'ai été assez lourd dans mon approche, aucune ne m'a dit que j'allais trop loin et je m'en veux de ne pas l'avoir vu moi-même, désolé. Dans ce genre d'affaire, on peut supposer que les deux parties, les six femmes, d'un côté, et l'acteur, de l'autre côté, sont complètement sincères. Il faut aussi comprendre qu'Édouard Baer est une grande star qui a fasciné ces six femmes qui ont à peine commencé leur vie active. On peut imaginer qu'il leur était difficile, sans être dotée une personnalité très forte, de rejeter les éventuels gestes déplacés.

    La réponse rapide et finalement assez humble (présentant ses excuses) d'Édouard Baer plaide plutôt en sa faveur, ou du moins, pour sa sincérité. Il ne nie pas les éventuels faits sans les reconnaître précisément car il y a plusieurs faits, et la réponse reste assez floue. Ce n'est pas comme Gérard Depardieu ou même comme Patrick Poivre d'Arvor qui, à ma connaissance (sous réserve que je ne me trompe pas, je ne suis peut-être pas en possession d'informations plus récentes), ne reconnaissaient pas les faits et surtout, ne présentaient pas leurs excuses à leurs (nombreuses) accusatrices.

    Évidemment, un vieil article de la journaliste Josyane Savigneau publié le 5 novembre 2016 dans "Le Monde" revient en pleine figure d'Édouard Baer. À l'origine, la journaliste voulait faire la promotion de l'acteur redevenu animateur à Radio Nova, responsable de la matinale depuis le 10 octobre 2016. Mais elle s'est sentie très mal accueillie à son arrivée à 6 heures 45 un jour d'octobre 2016, « victime des humeurs du présentateur vedette », si bien qu'elle a exprimé sa colère : « D’emblée il est odieux. Furieux qu’on ait osé désobéir, il aurait exigé qu’on ne vienne qu’à 7h30, il insiste haut et fort : il n’a rien demandé, on a omis de le prévenir, on lui pourrit la vie, on va lui faire rater son émission, qu’on dégage. Avec plaisir. Dans une vie de journaliste, il arrive parfois que l’on rencontre, c’est fatal, des gens désagréables. À ce point d’arrogance et de mépris, c’est plus que rare. Morale de l’histoire : quand on remplace les journalistes par des stars, on s’expose à ce genre de caprices. ».

     

     
     


    Ce qui n'a pas empêché la journaliste d'en dire aussi du bien (il faut dire que Matthieu Pigasse, actionnaire du "Monde", venait de racheter Radio Nova) : « On retrouve avec plaisir la voix de Baer, son ton décalé, ses improvisations bienvenues, son accueil chaleureux des participants. ». Et de terminer sur l'avis du nouveau patron : « Matthieu Pigasse se félicite de la réussite de la matinale et de l’idée de Bernard Zekri de faire appel à Édouard Baer, "tant Nova et Édouard se correspondent : les 3 C, Culture, Curiosité d’esprit, Carrefour d’échanges". "Elle incarne ce que nous voulons être et faire, précise-t-il : refuser le repli sur soi, être ouverts à tous, donner du sens et s’engager par la culture". ». Édouard Baer a quitté Radio Nova pour France Inter en 2018 (jusqu'en 2022, il me semble).

    Pour l'heure, Édouard Baer, qui avait un spectacle à Romans-sur-Isère le vendredi 24 mai 2024 à 20 heures (au théâtre des Cordeliers), l'a maintenu. Le problème qu'il n'y ait pas de dépôt de plainte, c'est de transférer cette affaire du tribunal correctionnel au tribunal médiatique, avec tous les excès que cela peut entraîner, notamment dans les réseaux (a)sociaux. Comme je ne sais que penser des accusatrices sincères et d'un supposé prédateur sexuel qui s'ignorerait et qui affirme que ce n'est pas du tout lui, et n'étant pas juge, je ne peux faire aucun commentaire de soutien aux unes ou à l'autre.
     

     
     


    En revanche, ce problème récurrent depuis quelques années (MeToo date de 2018) où des femmes (en général) accusent (parfois plusieurs décennies après les faits) une personnalité (généralement très connue) dans des milieux bien définis (cinéma, sports, médias audiovisuels, etc.) de divers faits allant du simple geste déplacé (voire maladroit) jusqu'au crime (le viol), en passant par des agressions sexuelles ou du harcèlement sexuel (qui sont des délits), est souvent insoluble quand il n'y a aucune preuve (car il faut que la victime prouve l'absence de consentement, ce qui est très difficile). Alors, c'est parole contre parole, et un juge, si cela arrive à la suite du dépôt d'une plainte, ne pourra pas condamner si le doute persiste (principe général du droit). D'un côté, il faut écouter les victimes, les femmes, ou du moins qu'elles soient écoutées, de l'autre, il ne faut pas détruire la réputation d'une personne qui serait injustement accusée (dans l'affaire d'Outreau, une personne injustement accusée s'est même suicidée). C'est du tout ou rien. Ou salaud, ou salopes, en quelque sorte.

    Un livre explique très bien ce problème. Il s'agit d'un roman d'une ancienne procureure américaine qui a fait non seulement des études de droit mais avant, des études de psychologie et qui s'est recyclée dans l'écriture de romans à succès. Alafair Burke a en effet publié en 2018 un très bon roman "Un Couple irréprochable" (en anglais "The Wife"), dont le sujet principal est cette accusation contre une personnalité médiatique.


    L'histoire est celle-ci, et racontée selon le point de vue de l'épouse (mère au foyer) d'un économiste qui, au-delà de donner des cours d'économie à l'université, a écrit un livre devenu best-seller, ce qui lui a donné gloire, fortune et notoriété (il a créé un cabinet de conseil en entreprises et il est invité très fréquemment à la télévision pour donner son avis). Et son expertise, c'est l'éthique dans les entreprises, et sa parole est d'or car il fait et défait des réputations d'entreprises auprès de leurs investisseurs. (L'homme accusé est un parangon de l'éthique, comme Édouard Baer considéré ouvert, sympa).

    Et puis soudain, une stagiaire l'accuse de gestes déplacés en déposant plainte. Plus tard, une autre femme avec qui il est en contact sur le plan professionnel l'accuse carrément de viol. L'affaire est suivie par une inspectrice de police spécialisée dans ce domaine (l'Unité spéciale des victimes). Il y a aussi la réaction du procureur adjoint qui ne veut poursuivre que lorsqu'il y a de fortes suspicions de culpabilité, d'autant plus que ce prévenu serait une personnalité célèbre. Comme l'auteure du roman est une spécialiste du droit, cela permet aussi de voir comment fonctionne la justice et la police (ici américaines) dans les coulisses face à une telle affaire. Interviennent aussi dans l'histoire une animatrice de télévision féministe (et amie de l'accusé), une avocate exigeante, etc.

    L'inspectrice, parce qu'elle est féministe, veut aller au plus profond des détails pour pincer l'éventuel auteur d'agressions sexuelles voire de viols. Elle admet d'ailleurs que pour la victime, il vaut mieux être violée de façon violente en pleine rue que subir des attouchements sexuels par des personnes familières dans un lieu privé, parce que ce sera beaucoup plus facile à prouver.

    La première des réactions, dans ce genre d'affaire (agression sexuelle voire viol), c'est de se focaliser sur la victime et pas sur le prédateur présumé. Et de trouver des éléments chez la victime que son infortune était la conséquence de sa vie et cela, pour se dire qu'on n'est pas comme la victime et donc, que ça ne peut pas arriver à soi : « N'est-ce pas dans la nature humaine que de toujours rejeter la faute sur la victime ? ».

    Et pourtant, parfois, les victimes ne disent pas exactement la vérité : « Impossible pour [les policiers] d'affirmer que les victimes ne racontent jamais toute la vérité, parce que cela reviendrait à les traiter de menteuses. Or, elles ne mentent pas, elles tentent de se protéger. Se préparent à affronter le scepticisme. Anticipent déjà toutes les attaques à venir, se forgent un bouclier. ».

    L'animatrice de télévision donne aussi les différentes étapes dans ce genre d'affaire : « La première réaction de l'opinion publique, c'est toujours de jeter le discrédit sur la femme, parce que la société ne veut pas admettre que de telles horreurs se produisent. Alors, en réaction, les féministes convaincues ont décrété qu'il fallait croire toutes les femmes, chaque fois. ».

    Féministe, l'animatrice est d'accord avec cette réaction : « C'est vrai, a-t-elle admis, je suis toujours la première à défendre les femmes dans les cas d'agression sexuelle où tout repose sur la parole de l'un contre celle de l'autre. Parce que, dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, elles disent la vérité, et que c'est une terrible épreuve pour elles d'en parler. Elles se retrouvent jugées, stigmatisées, blâmées, critiquées. ».

    Et dans une affaire de viol, cela retombe toujours sur la même question : « Quelles que soient les allégations de cette fille, ce sera sa parole contre celle de [l'accusé]. Or l'accusation a besoin d'éléments concrets. Et même s'il peut s'appuyer sur l'ADN, le procureur doit démontrer que la relation n'était pas consentie. ».

    Mais justement, des petits détails peuvent faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre pour la police. Ainsi, dans ce roman, la policière va voir de façon informelle l'accusé qui ne sait pas encore qu'il est aussi accusé de viol par une seconde femme (il est juste accusé de harcèlement sexuel par une première femme). La policière lui demande alors s'il a eu des relations sexuelles avec cette seconde femme et ce dernier, au lieu de refuser de répondre sans son avocat, fait l'erreur de dire qu'il n'a pas eu de relations sexuelles, sans savoir que la seconde femme avait gardé intacte sa robe avec des traces de lui. Avoir des relations sexuelles ne confirme pas forcément le viol, car ces relations peuvent être consenties, mais mentir sur la réalité des rapports sexuels (même pour éviter d'en informer son épouse), c'est jeter un discrédit sur tout ce qu'il va affirmer.

    A contrario, la policière garde aussi des détails sur l'accusatrice qui lui demande une heure avant de passer chez elle, le temps de faire un peu de ménage : « [La policière] venait déjà de découvrir quelque chose à propos de [l'accusatrice] : c'était le genre de personne qui pensait à remettre de l'ordre chez elle avant de recevoir un policier pour dénoncer des actes de harcèlement sexuel. En soi, ça ne signifiait rien, pourtant [l'inspectrice] remisa soigneusement ce détail dans un coin de sa tête, parce qu'elle aimait à penser que rien ne lui échappait. ».

    Bref, ce roman est très intéressant pour comprendre la mécanique des accusations, des défenses et des jugements. Plus rien de mal ne doit rester impuni. Mais reste à se mettre d'accord sur ce qui est mal, sur ce qui est un mauvais comportement, un comportement inapproprié. L'homme est décidément détrôné, dans cette société qui se transforme à vive allure.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (25 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    "Un Couple irréprochable" (2018) d'Alafair Burke.
    Édouard Baer.
    Lucien Neuwirth.
    Le vote des femmes en France.
    Femmes, je vous aime !
    Ni claque ni fessée aux enfants, ni violences conjugales !
    Violences conjugales : le massacre des femmes continue.
    L'IVG dans la Constitution (3) : Emmanuel Macron en fait-il trop ?
    Discours du Président Emmanuel Macron le 8 mars 2024, place Vendôme à Paris, sur l'IVG (texte intégral et vidéo).
    L'IVG dans la Constitution (2) : haute tenue !
    L'IVG dans la Constitution (1) : l'émotion en Congrès.
    La convocation du Parlement en Congrès pour l'IVG.
    L'inscription de l'IVG dans la Constitution ?
    Simone Veil, l’avortement, hier et aujourd’hui…
    L’avortement et Simone Veil.
    Le fœtus est-il une personne à part entière ?
    Le mariage pour tous, 10 ans plus tard.
    Rapport 2023 de SOS Homophobie (à télécharger).
    Six ans plus tard.
    Mariage lesbien à Nancy.
    Mariage posthume, mariage "nécrophile" ? et pourquoi pas entre homosexuels ?
    Mariage annulé : le scandaleux jugement en faveur de la virginité des jeunes mariées.
    Ciel gris sur les mariages.

    Les 20 ans du PACS.
    Ces gens-là.
    L’homosexualité, une maladie occidentale ?
    Le coming out d’une star de la culture.
    Transgenres adolescentes en Suède : la génération sacrifiée.
    PMA : la levée de l’anonymat du donneur.
    La PMA pour toutes les femmes.

     

     
     





    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240523-un-couple-irreprochable.html

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/27/article-sr-20240523-un-couple-irreprochable.html