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  • La démocratie chrétienne de Jean-Marie Daillet

    « On a rarement vu, dans l'histoire de France, une Chambre aussi médiocre, aussi passive, aussi absente. La télévision nous montre des bancs vides dans l'hémicycle même lors de débats d'une importance considérable pour nous, puisqu'il s'agit de l'utilisation de nos impôts. » (Jean-Marie Daillet, février 1973).



     

     
     


    Comme on le lit ci-dessus, les arguments de campagne qui ont servi à sa première élection de député auraient pu se dire encore en 2024, cinquante ans plus tard, mais dans tous les cas, ont un arrière-goût passablement populiste voire démagogique. Ils n'étaient pourtant pas d'un extrémiste de droite ni de gauche... mais d'un centriste ! Ils émanaient de Jean-Marie Daillet, figure du centrisme normand, qui fête son 95e anniversaire ce vendredi 29 novembre 2024.

    J'ai rencontré plusieurs fois Jean-Marie Daillet à la fin des années 1980, à l'occasion de congrès politiques mais aussi, surtout, d'universités d'été. Il participait alors très assidûment aux manifestations du CDS (Centre des démocrates sociaux), la composante démocrate chrétienne de l'UDF. Dans les universités d'été, ce sexagénaire à la silhouette impressionnante n'intimidait en fait pas car il était en tenue décontractée, portant le tee-shirt. Sourire et valeurs.

    Journaliste catholique, Jean-Marie Daillet s'est engagé en politique en adhérant au MRP en 1953 sous l'influence de Jacques Mallet (1924-2016), futur député européen (1984-1989). Le MRP était le mouvement des résistants démocrates chrétiens. Ce mouvement, sous différentes appellations, a toujours été centriste. Deux points essentiels dans son programme : la construction européenne (même en 1953) et la décentralisation. Dans les années 1960, Jean-Marie Daillet est devenu un fonctionnaire européen, porte-parole d'Euratom de 1960 à 1965 à Bruxelles, puis directeur adjoint du Bureau d'information des Communautés européennes à Paris jusqu'en 1973. Il a dû à l'ancien ministre André Colin, qui fut le chef du MRP, d'être en relation avec les démocrates chrétiens européens.


    Dès 1962, Jean-Marie Daillet s'est présenté aux élections législatives, mais les trois premières tentatives furent vaines. D'abord dans l'Orne, en 1962, puis dans la Manche, à Saint-Lô, en 1967 (13% des voix) et en 1968 (20,6% au premier tour et 40,2% au second tour). Lorsqu'il s'est présenté à nouveau en mars 1973 sur la même première circonscription de la Manche, il a gagné au second tour avec 58,8% des voix avec un discours très populiste : « "Un député, à quoi ça sert ?". Ces questions, je les ai entendues bien souvent. Elles m'ont apporté la preuve de votre indifférence ou de votre écœurement, devant le spectacle hélas trop répandu depuis cinq ans de députés singulièrement inefficaces. (…) Je suis le premier à comprendre votre découragement. Moi aussi, je pense que bon nombre de députés sortants ne méritent pas d'être réélus. ».
     

     
     


    Et pourtant, comme je l'indiquais plus haut, Jean-Marie Daillet n'était pas extrémiste mais centriste. Il s'est présenté et a été élu avec l'étiquette du Centre démocrate présidé par Jean Lecanuet. À l'époque, les centristes étaient divisés en deux : le CDP (Centre démocratie et progrès) qui avait soutenu Georges Pompidou en 1969 et participait donc au gouvernement depuis lors, et le CD (Centre démocrate), en quelque sorte, le centre canal historique, qui avait soutenu la candidature d'Alain Poher en 1969, et qui siégeait dans l'opposition (l'élection de Valéry Giscard d'Estaing a eu pour conséquence de réunifier les centristes avec l'étiquette du CDS, fondé en 1976).

    Il a été réélu cinq fois (avec 67,2% en mars 1978, au premier tour avec 58,5% en juin 1981, élu deuxième de la liste UDF-RPR avec 45,2% en mars 1986, et 55,9% en juin 1988), si bien qu'en tout, il a exercé le mandat de parlementaire de la Manche pendant vingt ans, de mars 1973 à mars 1993. Il s'occupait des habitants de sa circonscription comme il réfléchissait sur les grandes enjeux politique de la Franc et du monde à Paris : « Ma porte a toujours été ouverte à tous mes concitoyens, sans aucune distinction d'opinion politique, mon seul souci étant de les aider à obtenir leur droit et à faire face à leurs difficultés. » (février 1978).


    Aux élections municipales de mars 1977, il a tenté de conquérir la mairie de Saint-Lô avec une liste entièrement centriste. Il n'a pas été très bon au premier tour et, refusant l'alliance avec la liste de droite sortante, qui lui réservait peu de places, il a laissé élire un maire socialiste.

    Par son mandat parlementaire, Jean-Marie Daillet a été délégué de la France à l'Assemblée du Conseil de l'Europe et membre de la délégation française à l'Assemblée Générale de l'ONU. Dès son premier mandat, il a vice-présidé le groupe centriste RCDS (réformateurs centristes et démocrates sociaux). Vice-président du CDS, il a siégé ensuite au groupe UDF à la création de l'UDF, de 1978 à 1988, puis au groupe UDC (Union du centre), un groupe spécifiquement du CDS afin d'apporter éventuellement un complément à la majorité relative de Michel Rocard. D'ailleurs, à la fin de la législature en 1993, Jean-Marie Daillet était non-inscrit parce qu'exclu en 1990 du groupe UDC car il était trop proche des socialistes.

    Ce député ouvert et direct, proche des gens, père de huit enfants, qu'était Jean-Marie Daillet, j'ai su bien plus tard qu'il était aussi un homme rigide avec des valeurs intangibles, en particulier pour ses convictions catholiques et la valeur précieuse de la vie (que je partage aussi). C'est pourquoi, alors qu'il n'avait que dix-huit mois d'expérience parlementaire, il s'est investi très passionnément dans la bataille parlementaire pour s'opposer au projet de loi de dépénalisation de l'IVG porté par Simone Veil.

    Dans sa défense passionnée de l'enfant à naître, Jean-Marie Daillet a commis l'irréparable à la tribune, peut-être sera-ce d'ailleurs sa seule postérité d'homme politique, ce qui serait très injuste mais cela dénote aussi que les humains sont faillibles, on peut être à la fois ouvert et fermé. Car ce qu'il a dit pour s'opposer à la loi Veil le 27 novembre 1974 était franchement dégueulasse : « On est allé, quelle audace incroyable, jusqu'à déclarer tout bonnement qu'un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles ! ». Dire une telle horreur à une ancienne déportée d'Auschwitz relevait au minimum d'un manque de tact, d'un manque de galanterie et d'une très grande bêtise. Il a prétendu qu'il ne connaissait pas l'histoire personnelle de Simone Veil (ce qui est possible, elle n'a communiqué sur ce sinistre passé vraiment qu'à partir des années 2000), et dès qu'il a compris la blessure folle de sa tirade, dès la nuit suivante, il a présenté ses excuses à la grande dame très éprouvée par ce débat parlementaire.

    Simone Veil l'a redit trente ans plus tard dans un livre entretien avec Annick Cojean en 2004, en considérant les propos de Jean-Marie Daillet comme le pire qu'elle ait entendu : « Je crois qu’il ne connaissait pas mon histoire, mais le seul fait d’oser faire référence à l’extermination des Juifs à propos de l’IVG était scandaleux. (…) Il n’était pas question de perdre confiance et de se laisser aller. Tout cela me dopait, au contraire, confortait mon envie de gagner. Et je pense qu’en définitive, ces excès m’ont servie. Car certains indécis ou opposants modérés ont été horrifiés par l’outrance de plusieurs interventions, odieuses, déplacées, donc totalement contre-productives. ». Dans un autre entretien publié dans "L'Humanité" le 26 novembre 2004, elle expliquait qu'elle n'était pas blindée par un tel déchaînement de haine : « Ce qui m’énervait alors, c’était de retrouver des croix gammées dans le hall de mon immeuble. C’était difficile pour mes enfants et certains de mes petits-enfants, qui ont eu des réflexions en classe. J’ai également pensé être agressée dans la rue. Or je n’ai eu que quatre ou cinq fois des réflexions très désagréables. Rien par rapport aux milliers de personnes qui m’ont manifesté leur sympathie et qui continuent à le faire. Je ne me suis, en fait, jamais vraiment sentie menacée. Il s’agissait essentiellement d’intimidation. ».

     

     
     


    Jean-Marie Daillet ne s'est pas représenté en 1993, laissant son suppléant Georges de La Loyère, ingénieur, se présenter au titre de l'UDF, qui a été battu par le candidat RPR Jean-Claude Lemoine en mars 1993. Depuis juin 2007, le député de cette première circonscription de la Manche est Philippe Gosselin (LR), suppléant de Jean-Claude Lemoine depuis juin 2002. La raison de son abandon de la circonscription, c'est que Jean-Marie Daillet a été nommé ambassadeur de France à Sofia, en Bulgarie, de 1993 à 1995.

    À partir 1979, Jean-Marie Daillet était président d'honneur de l'Association française des Amis des Afghans et de l'Afghanistan, et a ce titre, il a apporté son soutien à Rome au roi d'Afghanistan, a rencontré les partis politiques de la résistance afghane à Islamabad, a fait venir au Parlement Européen un résistant afghane en 1981, est intervenu auprès des chancelleries de nombreux pays pour aider les résistants afghans et leur apporter de l'aide humanitaire et sanitaire. Il a aussi reçu à l'Assemblée Nationale le fameux commandant Massoud en avril 2001, quelques mois seulement avant son assassinat, et a été reçu à Kaboul en 2015 par la princesse India d'Afghanistan.

    J'ai précisé que Jean-Marie Daillet avait eu huit enfants. L'un d'eux était Étienne Daillet, cardiologue, qui, en août 2005, appelé d'urgence par un patient, a voulu le rejoindre le plus vite possible en prenant sa moto dans la nuit, il a heurté de front un camion et y a trouvé la mort.

    Un autre de ses fils est Rémy Daillet-Wiedemann, qui a été président de la fédération du MoDem de Haute-Garonne en octobre 2008 mais en a été rapidement exclu en mars 2010 (le MoDem est un des partis héritiers du CDS). Il est depuis 2009 un activiste sur Internet, d'expression d'extrême droite avec des dérives complotistes et antivax, impliqué en avril 2021 dans trois affaires d'enlèvement d'enfant puis, en octobre 2021, dans un projet de coup d'État et de projets d'attentats terroristes (appelant à un renversement armé du gouvernement et à la prise du Palais de l'Élysée, menaçant directement Emmanuel Macron). À cause d'un mandat international par un juge de Nancy, il a été interpellé par les autorités malaisiennes en mai 2021, expulsé de Malaisie en juin 2021, placé en détention provisoire jusqu'en juin 2023 (voulait se présenter à l'élection présidentielle de 2022).

    Rémy Daillet-Wiedemann a menacé le 12 avril 2021 par messagerie électronique un ancien camarade de collège, le député LR Philippe Gosselin : « Où serez-vous quand nous viendrons arrêter les traîtres et les collaborateurs ? Voici la dernière chance que nous vous donnons. Vous dont la mission était de servir le peuple français, levez-vous et parlez contre la tyrannie. Si vous vous dérobez à ce devoir, ce sera trahir. (…) Nous attendons votre réponse dans le mois. Nonobstant cette réponse, monsieur Gosselin, nous vous considérerons comme forfait, complice de crime contre l'humanité, et donc par avance condamné. ».


    Philippe Gosselin a confié à la journaliste Émilie Flahaut le 22 avril 2021 pour France 3 : « Vous savez, des mails de complotistes, j'en reçois tous les mois et ils vont directement à la poubelle, sans passer par la case lecture. Mais là, quand j'ai vu le nom de Rémy Daillet, ça m'a intrigué et je me suis souvenu que c'était un copain de classe. (…) On était dans la même classe, en quatrième il me semble. On était copains, on se fréquentait mais il ne faisait pas partie de ma bande de potes, celle avec qui c'était "à la vie à la mort" et avec qui je suis toujours en contact. J'ai le souvenir qu'il s'est fait virer à la fin de la terminale pour indiscipline, juste avant son bac, ce qui n'était quand même pas courant. Et puis, plus rien... (…) Il est quand même sacrément dérangé ! Et quand j'ai découvert quelques jours plus tard qu'il était lié à l'enlèvement de la petite Mia et qu'il était sous le coup d'un mandat d'arrêt international, cela fait froid dans le dos. (…) Franchement je suis un peu remué par tout ça. Je ne tire aucune conclusion, ça n'aurait aucun sens. C'est juste qu'en l'espace de quelques jours, j'ai replongé quarante ans en arrière. Je me demande comment Rémy a pu devenir le gourou qu'il est aujourd'hui. ».

    Et le député de la première circonscription de la Manche a gardé un souvenir très marquant du père de ce camarade, également son prédécesseur à l'Assemblée Nationale : « Je me souviens très bien de ses dernières années en tant qu'élu. J'étais jeune conseiller municipal à Rémilly-sur-Lozon et Jean-Marie Daillet, député de centre droit, a agité le landerneau politique manchois en se rapprochant des mitterrandiens, ça a fait jazzer ! C'est sans doute pour cela qu'il a obtenu un poste d'ambassadeur en Bulgarie. ».

    Jean-Marie Daillet, qui a été président de l'amicale des anciens du MRP et vice-président de l'Internationale démocrate-chrétienne, ne vit plus en Normandie pour sa retraite. Lors d'une des réunions des anciens du MRP au début des années 2010 (précisément le 23 février 2012 consacrée à André Colin), Jean-Marie Daillet a explicité l'expression démocratie chrétienne : « Il y a là une sorte de pléonasme. Qui dit chrétien devrait dire normalement démocrate. Le "Aimez-vous les uns les autres" est sans aucun doute, je ne dirai pas le slogan, mais l’idéal qu’après tout, non seulement le Christ mais un certain nombre de personnes qui ne sont pas chrétiennes peuvent tout à fait considérer comme étant le nec plus ultra d’une société digne de ce nom, une société véritablement humaine. ».

    Il racontait aussi une discussion avec un gendre à propos de Robert Schuman : « La béatification de Robert Schuman, c’est d’ailleurs un sujet de discussion entre un de mes beaux-fils et moi. Il est en train de finir son droit canon à Rome et je luis dis : "Alors ?". Il me dit : "Eh bien, on attend le miracle". - "Comment ? La réconciliation de l’Europe, ce n’est pas un miracle ?" - "Ah, mais ce n’est pas un miracle physique, il faut une guérison d’une maladie inguérissable". - Ah bon, très bien". Je suis allé très loin en lui disant que je considérais que ce genre de raisonnement, c’était du matérialisme spirituel. ».

    Il ajoutait un peu plus tard : « L’exemple d’Ozanam est très bon parce qu’en effet (et celui de Robert Schuman, et celui d’André Colin), c’est que finalement, quand on a la foi, le christianisme chevillé au corps, la politique est un chemin de sainteté. Et c’est pourquoi il serait si important que Robert Schuman, à son tour, soit reconnu dans sa sainteté personnelle, mais dans sa sainteté d’homme politique. L’opinion publique est trop souvent, et parfois à juste titre, hélas, persuadée que le monde politique est pourri. C’est très commode que le monde politique soit pourri, pour certains qui veulent profiter de cette pourriture. Ça excuse tellement de choses. (…) Nous avons plus que jamais besoin d’hommes et de femmes exemplaires. Quand nous nous sommes engagés au MRP, c’était bien parce que ce mouvement nous attirait. Non pas pour des places à prendre, mais parce qu’il y avait des choses à faire qui demandaient un certain nombre de sacrifices, et pourquoi pas ? On les a faits. Je pense bien sûr à André Colin et ses co-fondateurs, les Bidault, Teitgen, Simonnet, Pflimlin, Buron… ».



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Jean-Marie Daillet.
    La loi Veil.
    Claude Malhuret.
    Jacques Duhamel.
    Didier Borotra.
    La convergence des centres aux européennes.
    Raymond Barre.
    Gilberte Beaux.
    Christine Boutin.
    Dominique Baudis.
    Valérie Hayer.
    François Bayrou.
    Henri Grouès.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Jean-Marie Rausch.
    René Monory.
    René Pleven.
    Simone Veil.
    Bruno Millienne.
    Jean-Louis Bourlanges.
    Jean Faure.
    Joseph Fontanet.
    Marc Sangnier.
    Bernard Stasi.
    Jean-Louis Borloo.
    Sylvie Goulard.
    André Rossinot.
    Laurent Hénart.
    Hervé Morin.
    Olivier Stirn.
    Marielle de Sarnez.

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241129-jean-marie-daillet.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-democratie-chretienne-de-jean-257114

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/11/28/article-sr-20241129-jean-marie-daillet.html




     

  • Le destin inachevé de Jacques Duhamel

    « Son destin est inachevé. Il avait les qualités pour présider un jour la République. » (Jacques Barrot, le 2 octobre 2009).



     

     
     


    L'ancien leader centriste français Jacques Duhamel est né il y a exactement 100 ans, le 24 septembre 1924 à Paris. C'est l'occasion de revenir sur sa trajectoire politique assez particulière et malheureusement trop courte puisqu'il est mort le 8 juillet 1977 (également à Paris), à presque 53 ans, des suites d'une sclérose en plaques.

    Jacques Duhamel était un personnage très important du centrisme post-gaullien dans l'histoire de la Cinquième République. Alors que les centristes (MRP puis Centre démocrate) étaient traditionnellement opposés aux gaullistes dans les élections (au point que la bonne performance électorale de Jean Lecanuet a entraîné le ballottage de De Gaulle en décembre 1965), il fit partie des centristes qui ont préféré Georges Pompidou à Alain Poher (CD) à l'élection présidentielle de 1969, créant une scission parmi les centristes (PDM puis CDP) qui se sont réunifiés avec le septennat de Valéry Giscard d'Estaing dans une seule formation (CDS), l'une des plus importantes composantes de la future UDF (dont le dernier président fut François Bayrou avant la création du MoDem).

    Malgré son implantation politique dans le Jura, Jacques Duhamel a été enterré au cimetière de Sanary-sur-Mer, pas très loin de Toulon, et surtout, près de la propriété familiale, celle qui a conduit l'un de ses fils, Olivier Duhamel, célèbre universitaire en droit constitutionnel, à inviter le Tout-Paris socialo-bobo chaque été, lieu de réseautage et période un peu trop conviviale selon certains enfants de la troupe (lire ou relire le témoignage émouvant de Camille Kouchner).

    Puisque j'en suis à évoquer la famille, Duhamel est un nom relativement courant. Jacques et Colette (sa femme) ont eu quatre fils, Jérôme (1948-1971), énarque mort à 23 ans d'un accident, marié à une fille de la famille Servan-Schreiber, liée aussi à la famille de Pierre Mendès France ; Olivier (né en 1950) ; Stéphane (né en 1951) qui a été président de RTL et président de "La Provence" ; enfin, Gilles (né en 1952), médecin et haut fonctionnaire, ancien membre de cabinets ministériels, ceux de Bernard Kouchner, Martine Aubry et Dominique Gillot. Jacques Duhamel était aussi le beau-frère de l'actrice Marie-France Pisier, elle-même aussi belle-sœur du fils de Jacques, à savoir Olivier, par un autre mariage. Après la mort de Jacques Duhamel, la veuve Colette s'est remariée avec l'éditeur Claude Gallimard (fils de Gaston Gallimard, fondateur de la célèbre maison d'édition). Alain Duhamel et Patrice Duhamel ne sont pas de la même famille (sauf erreur de ma part).

     

     
     


    Jacques Duhamel avait le profil des personnalités que les gaullistes du début de la Cinquième République aimaient promouvoir en politique, et pourtant, il n'était pas gaulliste mais centriste. Il avait deux onctions gaulliennes : d'abord, à 17 ans, il s'est engagé dans la Résistance ; ensuite, il a suivi des écoles prestigieuses juste après la guerre, l'IEP de Paris (section finances publiques) associé à une licence en droit, et l'ENA, dans sa première promotion (parmi ses camarades de promotion se trouvaient Yves Guéna, Simon Nora, François-Xavier Ortoli, Alain Peyrefitte, Paul Teitgen, etc.). Brillant étudiant, Jacques Duhamel en est sorti dans la botte (comme on dit), affecté au Conseil d'État (l'un des meilleurs postes de l'administration).

    Membre de cabinets ministériels sous la Quatrième République, Jacques Duhamel a travaillé pendant sept ans avec celui qui allait devenir son mentor en politique, à savoir Edgar Faure, notamment au Ministère des Finances dont il fut le directeur de cabinet. C'est à ce moment-là qu'il a recruté dans le cabinet d'Edgar Faure deux recrues intéressantes, Simon Nora (ancien résistant comme lui, engagé dans le Jura, condisciple de l'ENA et futur directeur de l'ENA, proche de Pierre Mendès France, Jean-Jacques Servan-Schreiber et François Giroud) et Valéry Giscard d'Estaing (futur ministre puis Président de la République). Après la chute du gouvernement Mendès France (en 1955), Edgar Faure lui a succédé à la Présidence du Conseil et Jacques Duhamel l'a suivi comme principal collaborateur (dircab), ce qui fut une expérience d'exercice du pouvoir très instructive. Il était chargé notamment des négociations avec le roi du Maroc Mohammed V (encore en exil à Madagascar).

    Ensuite, Jacques Duhamel est devenu directeur général du Centre national du commerce extérieur (son père, mort en 1940, exerça lui-même les fonctions de directeur général de la Société générale d'immigration, organisme patronal pour recruter des employés étrangers en France après le choc démographique de la Première Guerre mondiale).

    L'année 1962 a marqué un tournant dans la vie de Jacques Duhamel : de haut fonctionnaire, collaborateur d'hommes politiques, il allait devenir acteur, homme politique lui-même. Cela ne s'est pas fait sans grincement de dent. Ainsi, Alain Peyrefitte a relaté un échange tendu entre De Gaulle (Président de la République) et Valéry Giscard d'Estaing (Ministre des Finances) une foire internationale. Le problème, c'est que ceux qui étaient chargés en principe de les organiser, dont Jacques Duhamel en tant que responsable du commerce extérieur, étaient absents de leur poste car en campagne pour les élections législatives (à la suite de la dissolution de 1962).

    Voici une partie du dialogue rapportée. Giscard : « Ceux qui devaient diriger l'exposition n'étaient pas là, sollicités par des besognes électorales. ». DG : « Pourquoi donne-t-on de pareilles tâches à des candidats aux élections ? ». Giscard : « Ils avaient reçu ces tâches avant de devenir candidats ; [ils] ne se doutaient pas qu'ils seraient accaparés au mois d'octobre. ». Ce qui était cocasse, c'est que De Gaulle râlait des conséquences de sa propre décision de dissoudre l'Assemblée. Et il a insisté auprès de VGE pour que la prochaine exposition universelle, à Montréal, fût organisée, pour la France, par son ministère lui-même : « Il faut que la France, au cœur du Canada français, montre ce qu'elle est capable de faire. Songez-y dès maintenant ! ».

    Avec ce témoignage, on voit à quel point la France était encore dans l'amateurisme des relations économiques internationales. C'est amusant d'y voir le parallèle avec la dissolution de 2024 et l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques Paris 2024 qui était très professionnelle. Alain Peyrefitte a annoté cette réflexion personnelle, un peu agacé contre De Gaulle : « Le gouvernement a été censuré. Il est en sursis. Nul ne sait si, après la campagne électorale qui fait rage, il ne va pas être congédié, et De Gaulle avec lui. (…) Sur le moment, cela nous donnait une impression surréaliste. Vu d'aujourd'hui, et quand on songe au discours qu'il prononcera cinq ans plus tard au balcon de l'hôtel de ville de Montréal, c'est la continuité du dessein qui étonne, ou la capacité d'anticipation. ».

    Parallèlement à ses fonctions de haut fonctionnaire, Jacques Duhamel s'est effectivement engagé dans la vie politique sur les traces du radical Edgar Faure, grande figure politique du Jura (il fut élu notamment président du conseil régional de Franche-Comté). Ce dernier a été battu aux élections législatives de novembre 1958 à la première circonscription du Jura par le candidat MRP, tandis que dans la seconde circonscription (à l'époque, le Jura n'avait que deux députés), c'est le candidat gaulliste qui l'a emporté sur le candidat radical. Après la dissolution de 1962, Jacques Duhamel a été élu député de la seconde circonscription du Jura en novembre 1962 avec l'étiquette radicale et le soutien d'Edgar Faure contre le député gaulliste sortant grâce à la colère antigaulliste des autres partis (pour protester contre l'élection du Président de la République au suffrage universel direct). En effet, au second tour, le candidat MRP et le candidat communiste auraient pu se maintenir, ce qui aurait favorisé la réélection du candidat gaulliste, mais l'union des antigaullistes a profité au mieux placé, Jacques Duhamel (qui est passé de 25,6% au premier tour à 52,5% au second tour avec 5 points de participation en plus).

    Jacques Duhamel fut réélu en mars 1967 avec 51,6% (sous l'étiquette du Centre démocrate CD), en juin 1968 avec 77,9% (sous l'étiquette CD), très haut score après le désistement entre les deux tours du jeune candidat gaulliste Robert Grossmann (président national de l'UJP, qui était déjà implanté dans sa ville natale Strasbourg ; Robert Grossmann était un recruteur de talents, jeunes gaullistes, en particulier Michel Barnier, Jean-Louis Bourlanges, Alain Carignon et Nicolas Sarkozy...). Il fut encore réélu en mars 1973 avec 58,1% (sous l'étiquette CDP) face au candidat socialiste (qui allait être élu député de cette circonscription en juin 1981 et maire de Dole en mars 1977).

     

     
     


    Très vite, Jacques Duhamel a pris beaucoup d'influence au sein des députés centristes (il connaissait parfaitement le règlement intérieur de l'Assemblée). À l'origine, entre 1962 et 1967, en raison de sa proximité avec Edgar Faure, il s'est inscrit au groupe Rassemblement démocratique qui regroupait les députés principalement radicaux, puis au groupe Progrès et Démocratie moderne (PDM) entre 1967 et 1969, présidant le Centre Démocratie et Progrès (CDP) qu'il a fondé le 8 juin 1969, existant jusqu'à la fondation du CDS le 23 mai 1976, la partie qui s'est séparée du Centre démocrate pour soutenir la candidature de Georges Pompidou en 1969.

    Dans cette scission, Jacques Duhamel, René Pleven et Joseph Fontanet (un autre montagnard, de Savoie) ont entraîné la jeune garde centriste, à savoir Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot et Bernard Stasi qui allaient diriger le CDS dans les années 1980. Au contraire, Jean Lecanuet et André Diligent sont restés à la maison mère, opposés au pompidolisme. Parmi les membres du CDP, on comptait Eugène Claudius-Petit, Aymar Achille-Fould, Pierre Bernard-Reymond, Pierre Sudreau, André Audinot, Jean-Jacques Beucler, Jean Seitlinger, etc.

    Après les élections de 1973, les centristes du CDP se sont réunis dans le groupe UC (Union centriste), faisant partie de la majorité présidentielle appelée URP (Union des républicains de progrès), puis, après l'élection de VGE, en juillet 1974, dans le groupe des Réformateurs, centristes, démocrates sociaux (RCDS) réunissant le CDP, le Centre démocrate et les radicaux, ces deux derniers regroupés en mouvement des réformateurs (Jean Lecanuet et JJSS). Petite note : comme on le voit, l'historique des chapelles centristes est assez compliqué, et cela le reste encore de nos jours avec Renaissance, le MoDem, Horizons, Les Centristes, le Parti radical, l'UDI, l'Alliance centriste, Gauche moderne, FDE, etc. !

    Parallèlement à son élection parlementaire, Jacques Duhamel s'est implanté localement dans le Jura, en se faisant élire puis réélire maire de Dole d'avril 1968 à janvier 1976. Le journaliste Pierre Viansson-Ponté a expliqué à son propos : « Il a conquis le Jura, mais le Jura l’a à son tour conquis. ». Dans ses interventions politiques, il défendait souvent le Jura, et ses habitants.

    La campagne présidentielle de 1969 a fait rapprocher les principaux dirigeants du CDP de non seulement Georges Pompidou mais aussi de Valéry Giscard d'Estaing, soutien majeur de Pompidou. L'élection de Georges Pompidou les a donc logiquement fait entrer au gouvernement de Jacques Chaban-Delmas : René Pleven à la Justice, Jacques Duhamel à l'Agriculture et Joseph Fontanet au Travail, Emploi et Population, tandis que VGE revenait à l'Économie et aux Finances.

    Jacques Duhamel fut ainsi Ministre de l'Agriculture du 22 juin 1969 au 7 janvier 1971 (il avait un secrétaire d'État rattaché auprès de lui, le gaulliste Bernard Pons). Il fut ensuite nommé Ministre des Affaires culturelles dans les gouvernements de Jacques Chaban-Delmas et Pierre Messmer, du 7 janvier 1971 au 28 mars 1973, dans une difficile succession de ses prédécesseurs André Malraux et Edmond Michelet, et une amusante transition de l'Agriculture à la Culture.

     

     
     


    C'est à la Culture que Jacques Duhamel a su impulser ses propres idées. Son principe était de diffuser la culture parmi toutes les couches populaires. Il ne faut pas que la culture soit réservée à une élite. Maire d'une ville moyenne, il a beaucoup œuvré pour donner des subventions à des monuments d'importance seulement locale, afin d'en faire profiter les gens sur tout le territoire. Il a été un acteur de la décentralisation des événements culturels. Son principe : « La culture doit aider une journée de travail à devenir une journée de vie. ». Il a élargi la règle d'investir 1% des travaux publics dans l'art à tous les équipements publics (suscitant parfois incompréhensions et dépenses publiques superflues). Il a par ailleurs nommé Jack Lang à la tête du TNP (théâtre national populaire).

    Profondément malade, Jacques Duhamel renonça à poursuivre sa tâche ministérielle après les élections de mars 1973, se contentant de ses mandats de député-maire de Dole (il démissionna de la mairie en janvier 1976). Ses successeurs au Ministère de la Culture furent l'écrivain Maurice Druon, puis Alain Peyrefitte (condisciple de l'ENA).

    En 1974, il a fait le mauvais choix : très séduit par la Nouvelle société, il a soutenu la candidature de Jacques Chaban-Delmas en 1974, mais le CDP s'est divisé entre cette candidature et celle de VGE. Jacques Barrot, par exemple, a choisi de soutenir VGE, ce qui l'a amené à entrer au gouvernement de Jacques Chirac (il est resté au gouvernement pendant tout le septennat de VGE).

    Le témoignage de Jacques Barrot est d'ailleurs très intéressant car Jacques Duhamel fut pour lui une référence politique majeure, sa personnalité a illuminé son engagement politique. Jacques Duhamel incarnait un centrisme déterminé mais pas arrogant, pas mou mais ferme, pas mou mais doux : « C'était un leader très attachant qui avait su créer une équipe autour de lui, toujours avec modestie et un grand respect des autres. Chez cet humaniste convaincu, l'être l'emportait sur l'avoir et plus encore sur le paraître. ». Interrogé par Fabrice Veysseyre-Redon pour "Le Progrès" le 2 octobre 2009, Jacques Barrot, qui fut aussi ministre sous la Présidence de Jacques Chirac et Vice-Président de la Commission Européenne un peu plus tard, expliquait avec une pointe d'amertume : « Son destin est inachevé. Il avait les qualités pour présider un jour la République. »
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    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (21 septembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Jacques Duhamel.
    Didier Borotra.
    La convergence des centres aux européennes.
    Raymond Barre.
    Gilberte Beaux.
    Christine Boutin.
    Dominique Baudis.
    Valérie Hayer.
    François Bayrou.
    Henri Grouès.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Jean-Marie Rausch.
    René Monory.
    René Pleven.
    Simone Veil.
    Bruno Millienne.
    Jean-Louis Bourlanges.
    Jean Faure.
    Joseph Fontanet.
    Marc Sangnier.
    Bernard Stasi.
    Jean-Louis Borloo.
    Sylvie Goulard.
    André Rossinot.
    Laurent Hénart.
    Hervé Morin.
    Olivier Stirn.
    Marielle de Sarnez.

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240924-jacques-duhamel.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-destin-inacheve-de-jacques-256820

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  • Dominique Baudis, dix ans plus tard

    « Il y a toujours eu chez lui un mélange de discrétion et de timidité, d'autorité et de charisme. (…). Dominique avait une éthique très forte, la volonté de séparer le fait du commentaire, à l'anglo-saxonne. » (Patrice Duhamel, le 13 avril 2014 dans le JDD).


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    J'ai une petite pensée pour Dominique Baudis qui s'est éteint il y a dix ans, le 10 avril 2014 d'une très cruelle maladie. J'allais écrire, les bottes aux pieds, ou plutôt, le costume de Défenseur des droits, premier titulaire de la fonction constitutionnalisée. Il a pu appliquer concrètement son humanisme et son empathie pendant près de trois ans auprès des citoyens en conflit, parfois kafkaïen (comme cette homonyme d'une personne décédée qui a perdu ses allocations, sa retraite, tous ses droits sociaux), avec l'administration. Il manque des personnalités de cette envergure aujourd'hui dans la classe politique, même si on a changé d'époque.

    Journaliste passionné par la vie politique (il a commenté les séances des questions au gouvernement à l'Assemblée Nationale le mercredi après-midi sur FR3 au début des années 1980), homme engagé très jeune dans la démocratie chrétienne (par tradition familiale), il a fait la campagne de Jean Lecanuet en 1965 (et s'est fait élire conseiller municipal de Boulogne-Billancourt en 1971 sur la liste du maire Georges Gorse), Dominique Baudis est devenu en trois ans un homme politique national incontournable de l'opposition au gouvernement socialo-communiste, devenant de 1983 à 1986 : maire de Toulouse (élu en mars 1983 à la succession de son père Pierre Baudis qui a fait deux mandats), député européen (élu en juin 1984), conseiller général de Haute-Garonne (élu en mars 1985), député de Haute-Garonne (élu en mars 1986) et président du conseil régional de Midi-Pyrénées (élu en mars 1986, à une époque où on n'avait pas encore commencé à limiter les mandats).

    Il a fait beaucoup d'allers et retours entre les médias et la politique, avec aussi un intérêt pour l'Orient. Journaliste, il a été correspondant de TF1 pendant plusieurs années au Liban, très attentif au sort des chrétiens d'Orient, ce qui a pu expliquer le choix de Jacques Chirac de le nommer à la présidence de l'Institut du monde arabe entre 2007 et 2011.

    Journaliste très charismatique, il remplaçait Yves Mourousi et Roger Gicquel aux journaux télévisés de TF1 entre 1977 et 1980, puis, il a assuré la présentation du Soir 3 sur FR3 entre 1980 à 1982. Un de ses collègues, Patrice Duhamel, se rappelait, pour le JDD ("Journal du dimanche"), le 13 avril 2014 : « L'époque était joyeuse, nous étions une bande de jeunes journalistes célibataires, Patrick de Carolis, Bruno Masure, Dominique et moi-même… Sa flamme s'est imposée à la rédaction. ». Dominique Baudis a quitté l'audiovisuel public pour se présenter à la mairie de Toulouse et faire de la politique à 100%. Il a toutefois succédé à Alain Peyrefitte à la présidence du comité éditorial du journal "Le Figaro" en mai 2000 (jusqu'en 2001). Son bâton de maréchal de journaliste, il l'a reçu de Jacques Chirac avec sa nomination à la présidence du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA, futur Arcom), entre 2001 et 2007. À cette tâche, il a introduit la TNT (télévision numérique terrestre) et a lutté (sans beaucoup de succès) contre la pornographie.

    Bien sûr, c'est l'homme politique qui a le plus marqué les Français. Mais Dominique Baudis, très soucieux de sa liberté, a refusé toutes les offres de ministre qu'on lui proposait. Il a marqué surtout par son action pour Toulouse et celle en faveur de l'Europe, mais il a souvent flirté avec les sommets de la scène nationale. Patrice Duhamel : « Il aurait pu faire une grande carrière politique, il avait l'étoffe d'un Premier Ministre ! Mais il a refusé trois ou quatre fois d'entrer dans un gouvernement pour se consacrer à son mandat de maire de Toulouse. ».

    En fait, on pourrait même aller plus loin : Dominique Baudis avait l'étoffe d'un Président de la République. Au-delà de convictions très fortes, il avait un charisme qu'il avait gagné par son métier de journaliste mais aussi par son tempérament, un sourire irrésistible et pourtant, il mettait aussi de la distance dans les relations personnelles. Il faisait partie de ces gens qui ont une autorité naturelle et qui peuvent impressionner naturellement.

    Malgré sa grande prudence qui l'amenait plutôt à préférer les discours consensuels aux propos tranchés, il a pris la tête de la "fronde" des jeunes députés (et jeunes maires) de l'opposition UDF-RPR après l'échec présidentiel de mai 1988 et après les municipales de mars 1989 pour renouveler la classe politique dans l'optique des européennes de juin 1989 : c'étaient les Rénovateurs. Lui qui était un habitué des journaux télévisés, comme présentateur, il a marqué aussi l'histoire politique comme invité, à deux journaux télévisé, dont l'un en avril 1989, où il demandait à Valéry Giscard d'Estaing, "les yeux dans les yeux", de quitter la présidence de l'UDF qu'il venait de reprendre en 1988 (l'autre JT en 2003, voir plus loin).

    Il y a eu des rendez-vous politiques manqués, comme l'abandon, au dernier moment, de l'idée de conquérir la présidence du CDS au congrès d'Angoulême en octobre 1991, trop démocrate-chrétien pour "tuer le père" Pierre Méhaignerie (finalement, la guerre de succession a eu lieu en décembre 1994 entre Bernard Bosson et François Bayrou). Au cours de ce second septennat de François Mitterrand, Dominique Baudis avait montré quelques ambitions, il a ainsi rivalisé avec Philippe Séguin (un ancien rénovateur, lui aussi) en mars 1993, lui disputant le perchoir (il l'a manqué de quelques voix).

    Son combat national, Dominique Baudis l'a quand même obtenu. Soutenu par VGE et Alain Juppé et préféré à Jean-François Deniau, il fut désigné par l'UDF et le RPR tête de liste aux élections européennes de juin 1994, de nouveau réunis dans cette campagne. Rassemblant plus du quart des électeurs, sa liste était la première, et de loin puis qu'il avait près du double de la deuxième liste, celle menée par Michel Rocard, premier secrétaire du PS, ancien Premier Ministre, pour qui ce fut l'enterrement de ses ambitions présidentielles. Il retourna au combat électoral des européennes (pour la troisième fois) en juin 2009 (avec un scrutin cette fois-ci régional).

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    Ses réalisations les plus marquantes restent Toulouse, avec trois mandats (1983 à 2001). À la mort du maire emblématique, France 3 avait fait un rapide bilan : d'abord, l'implantation du métro à Toulouse, mais aussi la transformation des abattoirs en musée d'art contemporain, la construction de la Cité de l'Espace pour faire de la Ville rose la ville du spatial français par excellence, la construction de la médiathèque Marengo et d'un des plus grands Zénith de France. Mais l'essentiel n'était pas seulement dans le "quoi", aussi dans le "comment". Dominique Baudis voulait gérer comme un bon père de famille, c'est-à-dire en respectant l'argent des contribuables. Ainsi, il a refusé d'endetter sa ville à une époque où beaucoup d'édiles municipaux, départementaux et régionaux dépensaient à tort et à travers avec des hôtels du département, etc. parfois mégalomaniaques.

    Il aurait sans doute été réélu s'il avait sollicité un quatrième mandat municipal, mais il souhaitait changer radicalement (en présidant le CSA et en quittant la vie politique active). Il retourna à la vie politique dans une dernière excursion entre 2009 et 2011 (comme député européen).

    Entre-temps, il y a eu l'affaire Alègre qui l'a traumatisé au printemps 2003 : deux prostituées l'ont accusé des pires crimes, les plus abominables : proxénétisme, viol, acte de barbarie, pédophilie voire meurtre. "La Dépêche du midi" (dirigée par un rival régional, Jean-Michel Baylet), "Le Monde" (avec un journaliste d'investigation à moustaches devenu fondateur et star d'un site Internet très couru), et les médias en général ont été abominables avec la rumeur en le chargeant sans vérification, si ce n'est le témoignage assez léger des deux prostituées. Dominique Baudis s'est invité au journal télévisé de 20 heures sur TF1 le 18 mai 2003 pour évoquer l'affaire et démentir toutes les accusations, mais cela a eu l'effet inverse, celui de nourrir la rumeur et même son émotion devenait un signe de culpabilité. La justice l'a blanchi définitivement plusieurs années plus tard, mais cette histoire est restée une blessure très vive. Il a imaginé qu'on l'avait accusé parce qu'il avait combattu la pornographie à la télévision, ce qui dérangeait ce genre de milieu glauque. C'était aussi un moyen de connaître ses véritables amis... Sa veuve s'est exprimée en 2016 à ce sujet en y voyant une guerre entre deux familles (Baylet, centre gauche, et Baudis, centre droit) avec la fin des arrangements qui existaient entre la mairie de Toulouse et "La Dépêche du midi" quand Dominique Baudis est devenu maire avec l'idée de mieux gérer les deniers publics.

    La dernière mission de Dominique Baudis fut à sa hauteur : Nicolas Sarkozy l'a nommé en juin 2011 Défenseur des droits, un nouveau poste prévu par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la loi organique du 29 mars 2011. Cette fonction reprenait celle du Médiateur de la République avec beaucoup plus de champs d'action, de responsabilités et surtout de moyens. Il était alors le digne héritier de, notamment, Antoine Pinay, Robert Fabre, Jacques Pelletier et aussi Bernard Stasi, des hommes modérés au contact avec la réalité humaine qui ont joué le rôle de David contre le Goliath de l'administration française. Ses successeurs furent Jacques Toubon en 2014 puis Claire Hédon en 2020, l'actuelle Défenseure des droits.

    Le très bon score des européennes de 1994 aurait pu intégrer Dominique Baudis dans le cercle très restreint des présidentiables français. Il ne voulait sans doute pas s'y astreindre. Dans un livre biographique publié en 2001, Stéphane Baumont précisait : « Pourquoi l’une des figures les plus symboliques de la République de la Province comme de la démocratie d’opinion n’a-t-elle pas plus encore marqué notre histoire contemporaine ? Autant de questions qui reflètent le mystère et l’énigme Baudis : un homme faisant de la politique autrement, charismatique mais atypique, rigoureux mais sensible, homme d’action autant que de réflexion, acteur contemporain autant qu’écrivain. Dominique Baudis, un cas unique dans le paysage politique français… au-delà des partis, loin des idéologies, une forme de conquête du bonheur, un destin inachevé. ». Écrivain, en effet, car, au cours de son existence, il a publié dix livres (principalement historiques).

    Un Prix Dominique Baudis Science Po a été créé au début des années 2020 pour récompenser chaque année « trois courtes productions vidéo non-professionnelles produites à l’aide d’outils du quotidien (téléphone portable, ordinateur personnel, logiciels grand public, etc.) et visant à mettre en valeur un engagement dans les domaines cités ci-dessus (engagement public, défense des droits, rapprochement des peuples, information publique) » avec ces trois critères en particulier : « lien avec les engagements de Dominique Baudis ; caractère impactant de l’engagement mis en valeur (fond) ; angle original dans la présentation et clarté du narratif (forme) ».


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (06 avril 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Hommage d'État (16 avril 2014).
    Homme d’État (10 avril 2014).
    Premier Défenseur des Droits (4 juin 2011).
    Ex-jeune loup de la politique française (15 juin 2011).
    La rumeur dans le milieu politique.
    Les Rénovateurs (1).
    Les Rénovateurs (2).
    La famille centriste.
    Dominique Baudis.
    Valérie Hayer.
    François Bayrou.
    Henri Grouès.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Jean-Marie Rausch.
    René Monory.
    René Pleven.
    Simone Veil.
    Bruno Millienne.
    Jean-Louis Bourlanges.
    Jean Faure.
    Joseph Fontanet.
    Marc Sangnier.
    Bernard Stasi.
    Jean-Louis Borloo.
    Sylvie Goulard.
    André Rossinot.
    Laurent Hénart.
    Hervé Morin.
    Olivier Stirn.
    Marielle de Sarnez.

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    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240410-baudis.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/dominique-baudis-dix-ans-plus-tard-253963

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/04/10/article-sr-20240410-baudis.html