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  • La démocratie chrétienne de Jean-Marie Daillet

    « On a rarement vu, dans l'histoire de France, une Chambre aussi médiocre, aussi passive, aussi absente. La télévision nous montre des bancs vides dans l'hémicycle même lors de débats d'une importance considérable pour nous, puisqu'il s'agit de l'utilisation de nos impôts. » (Jean-Marie Daillet, février 1973).



     

     
     


    Comme on le lit ci-dessus, les arguments de campagne qui ont servi à sa première élection de député auraient pu se dire encore en 2024, cinquante ans plus tard, mais dans tous les cas, ont un arrière-goût passablement populiste voire démagogique. Ils n'étaient pourtant pas d'un extrémiste de droite ni de gauche... mais d'un centriste ! Ils émanaient de Jean-Marie Daillet, figure du centrisme normand, qui fête son 95e anniversaire ce vendredi 29 novembre 2024.

    J'ai rencontré plusieurs fois Jean-Marie Daillet à la fin des années 1980, à l'occasion de congrès politiques mais aussi, surtout, d'universités d'été. Il participait alors très assidûment aux manifestations du CDS (Centre des démocrates sociaux), la composante démocrate chrétienne de l'UDF. Dans les universités d'été, ce sexagénaire à la silhouette impressionnante n'intimidait en fait pas car il était en tenue décontractée, portant le tee-shirt. Sourire et valeurs.

    Journaliste catholique, Jean-Marie Daillet s'est engagé en politique en adhérant au MRP en 1953 sous l'influence de Jacques Mallet (1924-2016), futur député européen (1984-1989). Le MRP était le mouvement des résistants démocrates chrétiens. Ce mouvement, sous différentes appellations, a toujours été centriste. Deux points essentiels dans son programme : la construction européenne (même en 1953) et la décentralisation. Dans les années 1960, Jean-Marie Daillet est devenu un fonctionnaire européen, porte-parole d'Euratom de 1960 à 1965 à Bruxelles, puis directeur adjoint du Bureau d'information des Communautés européennes à Paris jusqu'en 1973. Il a dû à l'ancien ministre André Colin, qui fut le chef du MRP, d'être en relation avec les démocrates chrétiens européens.


    Dès 1962, Jean-Marie Daillet s'est présenté aux élections législatives, mais les trois premières tentatives furent vaines. D'abord dans l'Orne, en 1962, puis dans la Manche, à Saint-Lô, en 1967 (13% des voix) et en 1968 (20,6% au premier tour et 40,2% au second tour). Lorsqu'il s'est présenté à nouveau en mars 1973 sur la même première circonscription de la Manche, il a gagné au second tour avec 58,8% des voix avec un discours très populiste : « "Un député, à quoi ça sert ?". Ces questions, je les ai entendues bien souvent. Elles m'ont apporté la preuve de votre indifférence ou de votre écœurement, devant le spectacle hélas trop répandu depuis cinq ans de députés singulièrement inefficaces. (…) Je suis le premier à comprendre votre découragement. Moi aussi, je pense que bon nombre de députés sortants ne méritent pas d'être réélus. ».
     

     
     


    Et pourtant, comme je l'indiquais plus haut, Jean-Marie Daillet n'était pas extrémiste mais centriste. Il s'est présenté et a été élu avec l'étiquette du Centre démocrate présidé par Jean Lecanuet. À l'époque, les centristes étaient divisés en deux : le CDP (Centre démocratie et progrès) qui avait soutenu Georges Pompidou en 1969 et participait donc au gouvernement depuis lors, et le CD (Centre démocrate), en quelque sorte, le centre canal historique, qui avait soutenu la candidature d'Alain Poher en 1969, et qui siégeait dans l'opposition (l'élection de Valéry Giscard d'Estaing a eu pour conséquence de réunifier les centristes avec l'étiquette du CDS, fondé en 1976).

    Il a été réélu cinq fois (avec 67,2% en mars 1978, au premier tour avec 58,5% en juin 1981, élu deuxième de la liste UDF-RPR avec 45,2% en mars 1986, et 55,9% en juin 1988), si bien qu'en tout, il a exercé le mandat de parlementaire de la Manche pendant vingt ans, de mars 1973 à mars 1993. Il s'occupait des habitants de sa circonscription comme il réfléchissait sur les grandes enjeux politique de la Franc et du monde à Paris : « Ma porte a toujours été ouverte à tous mes concitoyens, sans aucune distinction d'opinion politique, mon seul souci étant de les aider à obtenir leur droit et à faire face à leurs difficultés. » (février 1978).


    Aux élections municipales de mars 1977, il a tenté de conquérir la mairie de Saint-Lô avec une liste entièrement centriste. Il n'a pas été très bon au premier tour et, refusant l'alliance avec la liste de droite sortante, qui lui réservait peu de places, il a laissé élire un maire socialiste.

    Par son mandat parlementaire, Jean-Marie Daillet a été délégué de la France à l'Assemblée du Conseil de l'Europe et membre de la délégation française à l'Assemblée Générale de l'ONU. Dès son premier mandat, il a vice-présidé le groupe centriste RCDS (réformateurs centristes et démocrates sociaux). Vice-président du CDS, il a siégé ensuite au groupe UDF à la création de l'UDF, de 1978 à 1988, puis au groupe UDC (Union du centre), un groupe spécifiquement du CDS afin d'apporter éventuellement un complément à la majorité relative de Michel Rocard. D'ailleurs, à la fin de la législature en 1993, Jean-Marie Daillet était non-inscrit parce qu'exclu en 1990 du groupe UDC car il était trop proche des socialistes.

    Ce député ouvert et direct, proche des gens, père de huit enfants, qu'était Jean-Marie Daillet, j'ai su bien plus tard qu'il était aussi un homme rigide avec des valeurs intangibles, en particulier pour ses convictions catholiques et la valeur précieuse de la vie (que je partage aussi). C'est pourquoi, alors qu'il n'avait que dix-huit mois d'expérience parlementaire, il s'est investi très passionnément dans la bataille parlementaire pour s'opposer au projet de loi de dépénalisation de l'IVG porté par Simone Veil.

    Dans sa défense passionnée de l'enfant à naître, Jean-Marie Daillet a commis l'irréparable à la tribune, peut-être sera-ce d'ailleurs sa seule postérité d'homme politique, ce qui serait très injuste mais cela dénote aussi que les humains sont faillibles, on peut être à la fois ouvert et fermé. Car ce qu'il a dit pour s'opposer à la loi Veil le 27 novembre 1974 était franchement dégueulasse : « On est allé, quelle audace incroyable, jusqu'à déclarer tout bonnement qu'un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles ! ». Dire une telle horreur à une ancienne déportée d'Auschwitz relevait au minimum d'un manque de tact, d'un manque de galanterie et d'une très grande bêtise. Il a prétendu qu'il ne connaissait pas l'histoire personnelle de Simone Veil (ce qui est possible, elle n'a communiqué sur ce sinistre passé vraiment qu'à partir des années 2000), et dès qu'il a compris la blessure folle de sa tirade, dès la nuit suivante, il a présenté ses excuses à la grande dame très éprouvée par ce débat parlementaire.

    Simone Veil l'a redit trente ans plus tard dans un livre entretien avec Annick Cojean en 2004, en considérant les propos de Jean-Marie Daillet comme le pire qu'elle ait entendu : « Je crois qu’il ne connaissait pas mon histoire, mais le seul fait d’oser faire référence à l’extermination des Juifs à propos de l’IVG était scandaleux. (…) Il n’était pas question de perdre confiance et de se laisser aller. Tout cela me dopait, au contraire, confortait mon envie de gagner. Et je pense qu’en définitive, ces excès m’ont servie. Car certains indécis ou opposants modérés ont été horrifiés par l’outrance de plusieurs interventions, odieuses, déplacées, donc totalement contre-productives. ». Dans un autre entretien publié dans "L'Humanité" le 26 novembre 2004, elle expliquait qu'elle n'était pas blindée par un tel déchaînement de haine : « Ce qui m’énervait alors, c’était de retrouver des croix gammées dans le hall de mon immeuble. C’était difficile pour mes enfants et certains de mes petits-enfants, qui ont eu des réflexions en classe. J’ai également pensé être agressée dans la rue. Or je n’ai eu que quatre ou cinq fois des réflexions très désagréables. Rien par rapport aux milliers de personnes qui m’ont manifesté leur sympathie et qui continuent à le faire. Je ne me suis, en fait, jamais vraiment sentie menacée. Il s’agissait essentiellement d’intimidation. ».

     

     
     


    Jean-Marie Daillet ne s'est pas représenté en 1993, laissant son suppléant Georges de La Loyère, ingénieur, se présenter au titre de l'UDF, qui a été battu par le candidat RPR Jean-Claude Lemoine en mars 1993. Depuis juin 2007, le député de cette première circonscription de la Manche est Philippe Gosselin (LR), suppléant de Jean-Claude Lemoine depuis juin 2002. La raison de son abandon de la circonscription, c'est que Jean-Marie Daillet a été nommé ambassadeur de France à Sofia, en Bulgarie, de 1993 à 1995.

    À partir 1979, Jean-Marie Daillet était président d'honneur de l'Association française des Amis des Afghans et de l'Afghanistan, et a ce titre, il a apporté son soutien à Rome au roi d'Afghanistan, a rencontré les partis politiques de la résistance afghane à Islamabad, a fait venir au Parlement Européen un résistant afghane en 1981, est intervenu auprès des chancelleries de nombreux pays pour aider les résistants afghans et leur apporter de l'aide humanitaire et sanitaire. Il a aussi reçu à l'Assemblée Nationale le fameux commandant Massoud en avril 2001, quelques mois seulement avant son assassinat, et a été reçu à Kaboul en 2015 par la princesse India d'Afghanistan.

    J'ai précisé que Jean-Marie Daillet avait eu huit enfants. L'un d'eux était Étienne Daillet, cardiologue, qui, en août 2005, appelé d'urgence par un patient, a voulu le rejoindre le plus vite possible en prenant sa moto dans la nuit, il a heurté de front un camion et y a trouvé la mort.

    Un autre de ses fils est Rémy Daillet-Wiedemann, qui a été président de la fédération du MoDem de Haute-Garonne en octobre 2008 mais en a été rapidement exclu en mars 2010 (le MoDem est un des partis héritiers du CDS). Il est depuis 2009 un activiste sur Internet, d'expression d'extrême droite avec des dérives complotistes et antivax, impliqué en avril 2021 dans trois affaires d'enlèvement d'enfant puis, en octobre 2021, dans un projet de coup d'État et de projets d'attentats terroristes (appelant à un renversement armé du gouvernement et à la prise du Palais de l'Élysée, menaçant directement Emmanuel Macron). À cause d'un mandat international par un juge de Nancy, il a été interpellé par les autorités malaisiennes en mai 2021, expulsé de Malaisie en juin 2021, placé en détention provisoire jusqu'en juin 2023 (voulait se présenter à l'élection présidentielle de 2022).

    Rémy Daillet-Wiedemann a menacé le 12 avril 2021 par messagerie électronique un ancien camarade de collège, le député LR Philippe Gosselin : « Où serez-vous quand nous viendrons arrêter les traîtres et les collaborateurs ? Voici la dernière chance que nous vous donnons. Vous dont la mission était de servir le peuple français, levez-vous et parlez contre la tyrannie. Si vous vous dérobez à ce devoir, ce sera trahir. (…) Nous attendons votre réponse dans le mois. Nonobstant cette réponse, monsieur Gosselin, nous vous considérerons comme forfait, complice de crime contre l'humanité, et donc par avance condamné. ».


    Philippe Gosselin a confié à la journaliste Émilie Flahaut le 22 avril 2021 pour France 3 : « Vous savez, des mails de complotistes, j'en reçois tous les mois et ils vont directement à la poubelle, sans passer par la case lecture. Mais là, quand j'ai vu le nom de Rémy Daillet, ça m'a intrigué et je me suis souvenu que c'était un copain de classe. (…) On était dans la même classe, en quatrième il me semble. On était copains, on se fréquentait mais il ne faisait pas partie de ma bande de potes, celle avec qui c'était "à la vie à la mort" et avec qui je suis toujours en contact. J'ai le souvenir qu'il s'est fait virer à la fin de la terminale pour indiscipline, juste avant son bac, ce qui n'était quand même pas courant. Et puis, plus rien... (…) Il est quand même sacrément dérangé ! Et quand j'ai découvert quelques jours plus tard qu'il était lié à l'enlèvement de la petite Mia et qu'il était sous le coup d'un mandat d'arrêt international, cela fait froid dans le dos. (…) Franchement je suis un peu remué par tout ça. Je ne tire aucune conclusion, ça n'aurait aucun sens. C'est juste qu'en l'espace de quelques jours, j'ai replongé quarante ans en arrière. Je me demande comment Rémy a pu devenir le gourou qu'il est aujourd'hui. ».

    Et le député de la première circonscription de la Manche a gardé un souvenir très marquant du père de ce camarade, également son prédécesseur à l'Assemblée Nationale : « Je me souviens très bien de ses dernières années en tant qu'élu. J'étais jeune conseiller municipal à Rémilly-sur-Lozon et Jean-Marie Daillet, député de centre droit, a agité le landerneau politique manchois en se rapprochant des mitterrandiens, ça a fait jazzer ! C'est sans doute pour cela qu'il a obtenu un poste d'ambassadeur en Bulgarie. ».

    Jean-Marie Daillet, qui a été président de l'amicale des anciens du MRP et vice-président de l'Internationale démocrate-chrétienne, ne vit plus en Normandie pour sa retraite. Lors d'une des réunions des anciens du MRP au début des années 2010 (précisément le 23 février 2012 consacrée à André Colin), Jean-Marie Daillet a explicité l'expression démocratie chrétienne : « Il y a là une sorte de pléonasme. Qui dit chrétien devrait dire normalement démocrate. Le "Aimez-vous les uns les autres" est sans aucun doute, je ne dirai pas le slogan, mais l’idéal qu’après tout, non seulement le Christ mais un certain nombre de personnes qui ne sont pas chrétiennes peuvent tout à fait considérer comme étant le nec plus ultra d’une société digne de ce nom, une société véritablement humaine. ».

    Il racontait aussi une discussion avec un gendre à propos de Robert Schuman : « La béatification de Robert Schuman, c’est d’ailleurs un sujet de discussion entre un de mes beaux-fils et moi. Il est en train de finir son droit canon à Rome et je luis dis : "Alors ?". Il me dit : "Eh bien, on attend le miracle". - "Comment ? La réconciliation de l’Europe, ce n’est pas un miracle ?" - "Ah, mais ce n’est pas un miracle physique, il faut une guérison d’une maladie inguérissable". - Ah bon, très bien". Je suis allé très loin en lui disant que je considérais que ce genre de raisonnement, c’était du matérialisme spirituel. ».

    Il ajoutait un peu plus tard : « L’exemple d’Ozanam est très bon parce qu’en effet (et celui de Robert Schuman, et celui d’André Colin), c’est que finalement, quand on a la foi, le christianisme chevillé au corps, la politique est un chemin de sainteté. Et c’est pourquoi il serait si important que Robert Schuman, à son tour, soit reconnu dans sa sainteté personnelle, mais dans sa sainteté d’homme politique. L’opinion publique est trop souvent, et parfois à juste titre, hélas, persuadée que le monde politique est pourri. C’est très commode que le monde politique soit pourri, pour certains qui veulent profiter de cette pourriture. Ça excuse tellement de choses. (…) Nous avons plus que jamais besoin d’hommes et de femmes exemplaires. Quand nous nous sommes engagés au MRP, c’était bien parce que ce mouvement nous attirait. Non pas pour des places à prendre, mais parce qu’il y avait des choses à faire qui demandaient un certain nombre de sacrifices, et pourquoi pas ? On les a faits. Je pense bien sûr à André Colin et ses co-fondateurs, les Bidault, Teitgen, Simonnet, Pflimlin, Buron… ».



    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Jean-Marie Daillet.
    La loi Veil.
    Claude Malhuret.
    Jacques Duhamel.
    Didier Borotra.
    La convergence des centres aux européennes.
    Raymond Barre.
    Gilberte Beaux.
    Christine Boutin.
    Dominique Baudis.
    Valérie Hayer.
    François Bayrou.
    Henri Grouès.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Jean-Marie Rausch.
    René Monory.
    René Pleven.
    Simone Veil.
    Bruno Millienne.
    Jean-Louis Bourlanges.
    Jean Faure.
    Joseph Fontanet.
    Marc Sangnier.
    Bernard Stasi.
    Jean-Louis Borloo.
    Sylvie Goulard.
    André Rossinot.
    Laurent Hénart.
    Hervé Morin.
    Olivier Stirn.
    Marielle de Sarnez.

     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241129-jean-marie-daillet.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-democratie-chretienne-de-jean-257114

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/11/28/article-sr-20241129-jean-marie-daillet.html




     

  • IVG : l'adoption de la loi Veil il y a 50 ans

    « C'est aussi avec la plus grande conviction que je défendrai un projet longuement réfléchi et délibéré par l'ensemble du gouvernement, un projet qui, selon les termes mêmes du Président de la République, a pour objet de "mettre fin à une situation de désordre et d'injustice et d'apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles de notre temps". » (Simone Veil, le 26 novembre 1974 dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale).


     

     
     


    C'est il y a cinquante ans, le 26 novembre 1974, que l'examen du projet de loi relatif à l'interruption volontaire de grossesse (dite loi Veil) a commencé en séance publique à l'Assemblée Nationale, dans un climat particulièrement houleux et difficile. Le projet de loi a été déposé le 15 novembre 1974 et il a fallu trois jours très intensifs de débat pour aboutir à son adoption en première lecture par les députés.

    Il faut rappeler deux contextes : le contexte politique et le contexte social.

    Le contexte politique, d'abord. La mort soudaine du Président Georges Pompidou le 2 avril 1974 a traumatisé les responsables UDR (gaullistes), traumatisme renforcé par la division au sein de leur parti pour l'élection présidentielle et la perte de l'Élysée après quinze années. Valéry Giscard d'Estaing, jeune fringant et moderne, a été élu et a promis une libéralisation de la société. Parmi ses engagements, la dépénalisation de l'avortement. Soit dit en passant : VGE a toujours été meurtri, jusqu'à la fin de sa vie, qu'on ne parle pas de loi VGE pour la loi sur l'IVG car il a pris seul l'initiative politique de ce texte.

    Comme pour la majorité à 18 ans, Valéry Giscard d'Estaing entendait aller très vite avec l'IVG, considérant que les grandes réformes, surtout si elles sont très sensibles (comme l'IVG), doivent être réalisées au début d'un mandat présidentiel, en bénéficiant politiquement encore de l'état de grâce de l'élection. En principe, un sujet comme l'IVG, principalement juridique, devait être défendu par le Ministre de la Justice. En l'occurrence, Jean Lecanuet, président du Centre démocrate (CD), le parti des démocrates chrétiens, ne souhaitait pas défendre une telle loi en raison de ses convictions religieuses, même s'il en voyait la nécessité. C'est donc Simone Veil, magistrate peu politisée (c'était son mari Antoine Veil le politique !) bombardée Ministre de la Santé par la volonté de donner plus de responsabilité aux femmes, choisie par le nouveau Premier Ministre Jacques Chirac, par l'entremise d'une grande amie commune, Marie-France Garaud. Lorsqu'elle a accepté sa mission d'entrer au gouvernement, d'une part, elle ne connaissait pas beaucoup de choses dans le domaine de la santé (elle était juge et pas médecin), et d'autre part, on ne lui avait pas dit à sa nomination qu'elle serait sur le front de l'IVG. Peut-être que ses bonnes connaissances juridiques ont aidé, mais je crois avant tout que c'était la femme et c'était la santé publique à assurer qui ont été ses deux moteurs.

    Le contexte social ensuite. S'il y avait un responsable politique qui était très conscient de l'importance vitale de faire une loi sur l'IVG, c'était le nouveau Ministre de l'Intérieur, prince des giscardiens, à savoir Michel Poniatowski qui était, juste avant l'élection présidentielle, Ministre de la Santé (le prédécesseur direct de Simone Veil) et qui a bien compris l'horreur sanitaire en cours mais aussi judiciaire. Trop de femmes avortaient clandestinement pour que l'État puisse concrètement toutes less sanctionner pénalement comme le voulait la loi encore en vigueur. La loi d'amnistie du 10 juillet 1974 portait très explicitement sur les faits d'avortement et, dans sa conférence de presse du 25 juillet 1974, VGE a annoncé l'absence de poursuite pour avortement jusqu'à l'adoption d'une loi sur l'IVG. Mais surtout, trop de femmes mouraient au cours d'un avortement clandestin. Il y avait environ 1 000 avortements clandestins par jour en France et un de ces mille entraînait la mort de la femme (en raison des conditions précaires, manque de stérilisation, absence de médecin, etc.).
     

     
     


    Cette considération sanitaire avait déjà conduit le Premier Ministre précédent Pierre Messmer à déposer un projet de loi sur l'IVG dès le 7 juin 1973, mais lors du début de son examen en séance publique à l'Assemblée, le 14 décembre 1973, le projet a été renvoyé en commission pour pouvoir créer un consensus parlementaire sur le sujet. La mort de Président de la République a fait abandonner ce texte.

    Un nouveau texte a donc été adopté au conseil des ministres et déposé à l'Assemblée le 15 novembre 1974. L'examen à l'Assemblée en première lecture a eu lieu au cours de huit séances publiques du 26 novembre 1974 à la nuit du 28 au 29 novembre 1974. Le discours introductif de Simone Veil le 26 novembre 1974 est resté dans les annales de l'histoire. Elle a commencé ainsi : « Si j'interviens aujourd'hui à cette tribune, ministre de la santé, femme et non-parlementaire, pour proposer aux élus de la nation une profonde modification de la législation sur l'avortement, croyez bien que c'est avec un profond sentiment d'humilité devant la difficulté du problème, comme devant l'ampleur des résonances qu'il suscite au plus intime de chacun des Français et des Françaises, et en pleine conscience de la gravité des responsabilités que nous allons assumer ensemble. ».

    Reprenant tous les raisons de ne pas légiférer, la ministre a ensuite posé les termes de l'enjeu : « Nous sommes arrivés à un point où, en ce domaine, les pouvoirs publics ne peuvent plus éluder leurs responsabilités. Tout le démontre : les études et les travaux menés depuis plusieurs années, les auditions de votre commission, l'expérience des autres pays européens. Et la plupart d'entre vous le sentent, qui savent qu'on ne peut empêcher les avortements clandestins et qu'on ne peut non plus appliquer la loi pénale à toutes les femmes qui seraient passibles de ses rigueurs. Pourquoi donc ne pas continuer à fermer les yeux ? Parce que la situation actuelle est mauvaise. Je dirai même qu'elle est déplorable et dramatique. ».

    Peu après, le passage le plus important : « Je le dis avec toute ma conviction : l'avortement doit rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu'il perde ce caractère d'exception, sans que la société paraisse l'encourager ? Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme, je m'excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d'hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame. C'est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s'il admet la possibilité d'une interruption de grossesse, c'est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscient de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d'angoisse (…). Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s'en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l'opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l'anonymat et l'angoisse des poursuites. Contraintes de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personnes pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection. Parmi ceux qui combattent aujourd'hui une éventuelle modification de la loi répressive, combien sont-ils ceux qui se sont préoccupés d'aider ces femmes dans leur détresse ? Combien sont-ils ceux qui, au-delà de ce qu'ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibataires la compréhension et l'appui moral dont elles avaient grand besoin ? ».
     

     
     


    Rien n'était acquis et Simone Veil a plus tard raconté qu'elle n'imaginait pas le flot de haine de la part de certains parlementaires. La palme du plus odieux doit être sans doute attribuer au député centriste Jean-Marie Daillet, élu de la Manche, qui a comparé le 27 novembre 1974 l'avortement aux assassinats de bébés dans les fours crématoires à Auschwitz : « On est allé, quelle audace incroyable, jusqu'à déclarer tout bonnement qu'un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles ! ». Adressé à une ancien déportée qui a perdu une partie de sa famille dans les camps de la mort, c'était particulièrement maladroit et malvenu, et disons-le, totalement dégueulasse. Jean-Marie Daillet s'est d'ailleurs rendu compte de ce qu'il avait dit dans la colère de sa passion et est venu présenter ses excuses à Simone Veil. Un soir, à la demande de l'Élysée, Jacques Chirac est venu en renfort dans la discussion pour aider sa ministre, mais elle se sentait particulièrement seule avec son texte.

    La situation parlementaire était compliquée parce que, menés par l'ancien Premier Ministre Michel Debré, nataliste réputé, les députés gaullistes étaient prêts à voter contre ou à s'abstenir. C'était sûr que Simone Veil ne pouvait pas ne compter que sur les députés de la majorité. Elle devait aussi négocier avec les socialistes, qui étaient favorables, menés par le président de leur groupe Gaston Defferre (maire de Marseille). Le point crucial était la position des centristes du Centre démocrate, dont les convictions religieuses mettaient en porte-à-faux la morale et la nécessité publique.

    Le mari de Simone Veil, Antoine Veil, très introduit dans les cercles centristes, avaient l'habitude de rencontrer les responsables centristes chez lui, à son domicile, au sein du Club Vauban (nom du lieu où les Veil habitaient). Son entremise a été capitale pour convaincre notamment l'ancien résistant et ancien ministre Eugène Claudius-Petit qui avait un grand pouvoir d'influence sur ses collègues centristes. Pour obtenir finalement son soutien, Simone Veil a modifié le texte en retirant l'obligation des médecins à faire une IVG avec une clause de conscience et en supprimant le remboursement de l'IVG par la sécurité sociale, mettant la gauche dans l'embarras mais permettant aux députés centristes de ne pas voter une loi qui encouragerait l'avortement. L'article 1er du texte réaffirme par ailleurs le respect du droit à la vie comme principe intangible.

    La conclusion a été souriante pour Simone Veil puisque dans la nuit du 28 au 29 novembre 1974, à 3 heures 40 du matin, le projet de loi a été adopté en première lecture par 284 voix pour et 189 contre, sur 479 votants avec 6 abstentions (scrutin n°120).

    Parmi les pour : Paul Alduy, Pierre Bernard-Reymond, André Bettencourt, Jean-Jacques Beucler, Jean de Broglie, Aimé Césaire, Jacques Chaban-Delmas, André Chandernagor, Jean-Pierre Chevènement, Roger Chinaud, Eugène Claudius-Petit, Jean-Pierre Cot, Michel Crépeau, Gaston Defferre, André Delelis, Hubert Dubedout, Jacques Duhamel, André Duroméa, Robert Fabre, André Fanton, Maurice Faure, Georges Fillioud, Henri Fiszbin, Raymond Forni, Joseph Franceschi, Jean-Claude Gaudin, Yves Guéna, Robert Hersant, Pierre Joxe, Didier Julia, Pierre Juquin, André Labarrère, Paul Laurent, Jacques Legendre, Max Lejeune, Louis Le Pensec, Roland Leroy, Charles-Émile Loo, Philippe Madrelle, Georges Marchais, Jacques Marette, Pierre Mauroy, Louis Mermaz, Georges Mesmin, Louis Mexandeau, Hélène Missoffe, François Mitterrand, Guy Mollet, Lucien Neuwirth, Arthur Notebart, Bernard Pons, Jean Poperen, Jack Ralite, Marcel Rigout, Alain Savary, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Jacques Soustelle, Pierre Sudreau, Alain Terrenoire, Alain Vivien, Robert-André Vivien et Adrien Zeller.
     

     
     


    Parmi les contre : Pierre Bas, Pierre Baudis, Jacques Baumel, Pierre de Bénouville, Jacques Blanc, Robert Boulin, Loïc Bouvard, Claude Coulais, Jean-Marie Daillet, Marcel Dassault, Michel Debré, Jean Foyer, Emmanuel Hamel, Louis Joxe, Jean Kiffer, Claude Labbé, Joël Le Theule, Maurice Ligot, Christian de La Malène, Alain Mayoud, Jacques Médecin, Pierre Méhaignerie, Pierre Messmer, Maurice Papon, Jean Seitlinger et Jean Tiberi, etc. Se sont abstenus notamment Roland Nungesser et Gabriel Kaspereit.

    Le Sénat a examiné alors le projet de loi en première lecture les 13 et 14 décembre 1974, l'a adopté le 14 décembre 1974 avec des modifications, ce qui a rendu nécessaire une seconde lecture, puis une commission mixte paritaire le 19 décembre 1974 (portant sur le remboursement de l'IVG). L'Assemblée et le Sénat ont adopté le texte définitif le 20 décembre 1974 (pour l'Assemblée, par 277 voix pour et 192 voix contre sur 480 votants avec 11 abstentions). Valéry Giscard d'Estaing a ensuite, le 17 janvier 1975, promulgué la loi n°75-18 du 17 janvier 1975, qui, à l'origine, prévoyait une dépénalisation expérimentale pendant cinq ans. Une deuxième loi a été ultérieurement votée pour rendre permanente la dépénalisation (loi n°79-1204 du 31 décembre 1979).

     
     


    Après plusieurs autres modifications du texte, le droit à l'IVG est entré dans la Constitution le 8 mars 2024 au cours d'une cérémonie Place Vendôme, devant le Ministère de la Justice, présidée par Emmanuel Macron. Les études montrent que la loi Veil n'a pas fait augmenter le nombre d'avortements en France qui reste stable, autour de 200 000 par an.
     

     
     


    Ce vendredi 29 novembre 2024 à 22 heures, la chaîne parlementaire LCP fête ce cinquantenaire en rediffusant le téléfilm de Christian Faure intitulé "La Loi, le combat d'une femme pour toutes les femmes" diffusé pour la première fois le 26 novembre 2014 sur France 2 (pour le quarantième anniversaire). Autant le dire tout de suite, faire un film avec des personnages de la classe politique contemporaine est toujours casse-cou car toujours très différent de la réalité et la fiction peut aussi n'être qu'une pâle imitation des personnages réels.

    Néanmoins, on saluera quand même la prestation de l'actrice Emmanuelle Devos dans le rôle principal, celui de Simone Veil, et on regardera avec curiosité Antoine Veil (joué par Lionel Abelanski, dont le rôle dans le scénario est toutefois très insuffisant par rapport à la réalité), Dominique Le Vert, le dircab de Simone Veil (joué par Lorant Deutsch), et j'avoue que j'ai eu du mal à croire aux autres personnages : Gaston Defferre (joué par Michel Jonasz), Michel Debré (Éric Naggar), Jean Lecanuet (Olivier Pagès), Jacques Chirac (Michaël Cohen), Eugène Claudius-Petit (Bernard Menez), et je ne croyais pas du tout en Charles Pasqua (Philippe Uchan), Jean-Marie Daillet (Patrick Haudecœur), Edgar Faure (Laurent Claret) qui présidait ces séances historiques... avec juste une exception, Marie-France Garaud (jouée par Émilie Caen).


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    IVG : l'adoption de la loi Veil il y a 50 ans.
    Le droit de vote à 18 ans, c'était il y a 50 ans grâce à Giscard !
    Lucien Neuwirth  et la contraception.
    Le vote des femmes en France.
    Femmes, je vous aime !
    Ni claque ni fessée aux enfants, ni violences conjugales !
    Violences conjugales : le massacre des femmes continue.
    L'IVG dans la Constitution (3) : Emmanuel Macron en fait-il trop ?
    Discours du Président Emmanuel Macron le 8 mars 2024, place Vendôme à Paris, sur l'IVG (texte intégral et vidéo).
    L'IVG dans la Constitution (2) : haute tenue !
    L'IVG dans la Constitution (1) : l'émotion en Congrès.
    La convocation du Parlement en Congrès pour l'IVG.
    L'inscription de l'IVG dans la Constitution ?
    Simone Veil, l’avortement, hier et aujourd’hui…
    L’avortement et Simone Veil.
    Le fœtus est-il une personne à part entière ?
    Le mariage pour tous, 10 ans plus tard.
    Rapport 2023 de SOS Homophobie (à télécharger).
    Six ans plus tard.
    Mariage lesbien à Nancy.
    Mariage posthume, mariage "nécrophile" ? et pourquoi pas entre homosexuels ?
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    Les 20 ans du PACS.
    Ces gens-là.
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    La PMA pour toutes les femmes.
     

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20241128-ivg.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/ivg-l-adoption-de-la-loi-veil-il-y-257490

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/11/26/article-sr-20241128-ivg.html



     

  • Le destin inachevé de Jacques Duhamel

    « Son destin est inachevé. Il avait les qualités pour présider un jour la République. » (Jacques Barrot, le 2 octobre 2009).



     

     
     


    L'ancien leader centriste français Jacques Duhamel est né il y a exactement 100 ans, le 24 septembre 1924 à Paris. C'est l'occasion de revenir sur sa trajectoire politique assez particulière et malheureusement trop courte puisqu'il est mort le 8 juillet 1977 (également à Paris), à presque 53 ans, des suites d'une sclérose en plaques.

    Jacques Duhamel était un personnage très important du centrisme post-gaullien dans l'histoire de la Cinquième République. Alors que les centristes (MRP puis Centre démocrate) étaient traditionnellement opposés aux gaullistes dans les élections (au point que la bonne performance électorale de Jean Lecanuet a entraîné le ballottage de De Gaulle en décembre 1965), il fit partie des centristes qui ont préféré Georges Pompidou à Alain Poher (CD) à l'élection présidentielle de 1969, créant une scission parmi les centristes (PDM puis CDP) qui se sont réunifiés avec le septennat de Valéry Giscard d'Estaing dans une seule formation (CDS), l'une des plus importantes composantes de la future UDF (dont le dernier président fut François Bayrou avant la création du MoDem).

    Malgré son implantation politique dans le Jura, Jacques Duhamel a été enterré au cimetière de Sanary-sur-Mer, pas très loin de Toulon, et surtout, près de la propriété familiale, celle qui a conduit l'un de ses fils, Olivier Duhamel, célèbre universitaire en droit constitutionnel, à inviter le Tout-Paris socialo-bobo chaque été, lieu de réseautage et période un peu trop conviviale selon certains enfants de la troupe (lire ou relire le témoignage émouvant de Camille Kouchner).

    Puisque j'en suis à évoquer la famille, Duhamel est un nom relativement courant. Jacques et Colette (sa femme) ont eu quatre fils, Jérôme (1948-1971), énarque mort à 23 ans d'un accident, marié à une fille de la famille Servan-Schreiber, liée aussi à la famille de Pierre Mendès France ; Olivier (né en 1950) ; Stéphane (né en 1951) qui a été président de RTL et président de "La Provence" ; enfin, Gilles (né en 1952), médecin et haut fonctionnaire, ancien membre de cabinets ministériels, ceux de Bernard Kouchner, Martine Aubry et Dominique Gillot. Jacques Duhamel était aussi le beau-frère de l'actrice Marie-France Pisier, elle-même aussi belle-sœur du fils de Jacques, à savoir Olivier, par un autre mariage. Après la mort de Jacques Duhamel, la veuve Colette s'est remariée avec l'éditeur Claude Gallimard (fils de Gaston Gallimard, fondateur de la célèbre maison d'édition). Alain Duhamel et Patrice Duhamel ne sont pas de la même famille (sauf erreur de ma part).

     

     
     


    Jacques Duhamel avait le profil des personnalités que les gaullistes du début de la Cinquième République aimaient promouvoir en politique, et pourtant, il n'était pas gaulliste mais centriste. Il avait deux onctions gaulliennes : d'abord, à 17 ans, il s'est engagé dans la Résistance ; ensuite, il a suivi des écoles prestigieuses juste après la guerre, l'IEP de Paris (section finances publiques) associé à une licence en droit, et l'ENA, dans sa première promotion (parmi ses camarades de promotion se trouvaient Yves Guéna, Simon Nora, François-Xavier Ortoli, Alain Peyrefitte, Paul Teitgen, etc.). Brillant étudiant, Jacques Duhamel en est sorti dans la botte (comme on dit), affecté au Conseil d'État (l'un des meilleurs postes de l'administration).

    Membre de cabinets ministériels sous la Quatrième République, Jacques Duhamel a travaillé pendant sept ans avec celui qui allait devenir son mentor en politique, à savoir Edgar Faure, notamment au Ministère des Finances dont il fut le directeur de cabinet. C'est à ce moment-là qu'il a recruté dans le cabinet d'Edgar Faure deux recrues intéressantes, Simon Nora (ancien résistant comme lui, engagé dans le Jura, condisciple de l'ENA et futur directeur de l'ENA, proche de Pierre Mendès France, Jean-Jacques Servan-Schreiber et François Giroud) et Valéry Giscard d'Estaing (futur ministre puis Président de la République). Après la chute du gouvernement Mendès France (en 1955), Edgar Faure lui a succédé à la Présidence du Conseil et Jacques Duhamel l'a suivi comme principal collaborateur (dircab), ce qui fut une expérience d'exercice du pouvoir très instructive. Il était chargé notamment des négociations avec le roi du Maroc Mohammed V (encore en exil à Madagascar).

    Ensuite, Jacques Duhamel est devenu directeur général du Centre national du commerce extérieur (son père, mort en 1940, exerça lui-même les fonctions de directeur général de la Société générale d'immigration, organisme patronal pour recruter des employés étrangers en France après le choc démographique de la Première Guerre mondiale).

    L'année 1962 a marqué un tournant dans la vie de Jacques Duhamel : de haut fonctionnaire, collaborateur d'hommes politiques, il allait devenir acteur, homme politique lui-même. Cela ne s'est pas fait sans grincement de dent. Ainsi, Alain Peyrefitte a relaté un échange tendu entre De Gaulle (Président de la République) et Valéry Giscard d'Estaing (Ministre des Finances) une foire internationale. Le problème, c'est que ceux qui étaient chargés en principe de les organiser, dont Jacques Duhamel en tant que responsable du commerce extérieur, étaient absents de leur poste car en campagne pour les élections législatives (à la suite de la dissolution de 1962).

    Voici une partie du dialogue rapportée. Giscard : « Ceux qui devaient diriger l'exposition n'étaient pas là, sollicités par des besognes électorales. ». DG : « Pourquoi donne-t-on de pareilles tâches à des candidats aux élections ? ». Giscard : « Ils avaient reçu ces tâches avant de devenir candidats ; [ils] ne se doutaient pas qu'ils seraient accaparés au mois d'octobre. ». Ce qui était cocasse, c'est que De Gaulle râlait des conséquences de sa propre décision de dissoudre l'Assemblée. Et il a insisté auprès de VGE pour que la prochaine exposition universelle, à Montréal, fût organisée, pour la France, par son ministère lui-même : « Il faut que la France, au cœur du Canada français, montre ce qu'elle est capable de faire. Songez-y dès maintenant ! ».

    Avec ce témoignage, on voit à quel point la France était encore dans l'amateurisme des relations économiques internationales. C'est amusant d'y voir le parallèle avec la dissolution de 2024 et l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques Paris 2024 qui était très professionnelle. Alain Peyrefitte a annoté cette réflexion personnelle, un peu agacé contre De Gaulle : « Le gouvernement a été censuré. Il est en sursis. Nul ne sait si, après la campagne électorale qui fait rage, il ne va pas être congédié, et De Gaulle avec lui. (…) Sur le moment, cela nous donnait une impression surréaliste. Vu d'aujourd'hui, et quand on songe au discours qu'il prononcera cinq ans plus tard au balcon de l'hôtel de ville de Montréal, c'est la continuité du dessein qui étonne, ou la capacité d'anticipation. ».

    Parallèlement à ses fonctions de haut fonctionnaire, Jacques Duhamel s'est effectivement engagé dans la vie politique sur les traces du radical Edgar Faure, grande figure politique du Jura (il fut élu notamment président du conseil régional de Franche-Comté). Ce dernier a été battu aux élections législatives de novembre 1958 à la première circonscription du Jura par le candidat MRP, tandis que dans la seconde circonscription (à l'époque, le Jura n'avait que deux députés), c'est le candidat gaulliste qui l'a emporté sur le candidat radical. Après la dissolution de 1962, Jacques Duhamel a été élu député de la seconde circonscription du Jura en novembre 1962 avec l'étiquette radicale et le soutien d'Edgar Faure contre le député gaulliste sortant grâce à la colère antigaulliste des autres partis (pour protester contre l'élection du Président de la République au suffrage universel direct). En effet, au second tour, le candidat MRP et le candidat communiste auraient pu se maintenir, ce qui aurait favorisé la réélection du candidat gaulliste, mais l'union des antigaullistes a profité au mieux placé, Jacques Duhamel (qui est passé de 25,6% au premier tour à 52,5% au second tour avec 5 points de participation en plus).

    Jacques Duhamel fut réélu en mars 1967 avec 51,6% (sous l'étiquette du Centre démocrate CD), en juin 1968 avec 77,9% (sous l'étiquette CD), très haut score après le désistement entre les deux tours du jeune candidat gaulliste Robert Grossmann (président national de l'UJP, qui était déjà implanté dans sa ville natale Strasbourg ; Robert Grossmann était un recruteur de talents, jeunes gaullistes, en particulier Michel Barnier, Jean-Louis Bourlanges, Alain Carignon et Nicolas Sarkozy...). Il fut encore réélu en mars 1973 avec 58,1% (sous l'étiquette CDP) face au candidat socialiste (qui allait être élu député de cette circonscription en juin 1981 et maire de Dole en mars 1977).

     

     
     


    Très vite, Jacques Duhamel a pris beaucoup d'influence au sein des députés centristes (il connaissait parfaitement le règlement intérieur de l'Assemblée). À l'origine, entre 1962 et 1967, en raison de sa proximité avec Edgar Faure, il s'est inscrit au groupe Rassemblement démocratique qui regroupait les députés principalement radicaux, puis au groupe Progrès et Démocratie moderne (PDM) entre 1967 et 1969, présidant le Centre Démocratie et Progrès (CDP) qu'il a fondé le 8 juin 1969, existant jusqu'à la fondation du CDS le 23 mai 1976, la partie qui s'est séparée du Centre démocrate pour soutenir la candidature de Georges Pompidou en 1969.

    Dans cette scission, Jacques Duhamel, René Pleven et Joseph Fontanet (un autre montagnard, de Savoie) ont entraîné la jeune garde centriste, à savoir Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot et Bernard Stasi qui allaient diriger le CDS dans les années 1980. Au contraire, Jean Lecanuet et André Diligent sont restés à la maison mère, opposés au pompidolisme. Parmi les membres du CDP, on comptait Eugène Claudius-Petit, Aymar Achille-Fould, Pierre Bernard-Reymond, Pierre Sudreau, André Audinot, Jean-Jacques Beucler, Jean Seitlinger, etc.

    Après les élections de 1973, les centristes du CDP se sont réunis dans le groupe UC (Union centriste), faisant partie de la majorité présidentielle appelée URP (Union des républicains de progrès), puis, après l'élection de VGE, en juillet 1974, dans le groupe des Réformateurs, centristes, démocrates sociaux (RCDS) réunissant le CDP, le Centre démocrate et les radicaux, ces deux derniers regroupés en mouvement des réformateurs (Jean Lecanuet et JJSS). Petite note : comme on le voit, l'historique des chapelles centristes est assez compliqué, et cela le reste encore de nos jours avec Renaissance, le MoDem, Horizons, Les Centristes, le Parti radical, l'UDI, l'Alliance centriste, Gauche moderne, FDE, etc. !

    Parallèlement à son élection parlementaire, Jacques Duhamel s'est implanté localement dans le Jura, en se faisant élire puis réélire maire de Dole d'avril 1968 à janvier 1976. Le journaliste Pierre Viansson-Ponté a expliqué à son propos : « Il a conquis le Jura, mais le Jura l’a à son tour conquis. ». Dans ses interventions politiques, il défendait souvent le Jura, et ses habitants.

    La campagne présidentielle de 1969 a fait rapprocher les principaux dirigeants du CDP de non seulement Georges Pompidou mais aussi de Valéry Giscard d'Estaing, soutien majeur de Pompidou. L'élection de Georges Pompidou les a donc logiquement fait entrer au gouvernement de Jacques Chaban-Delmas : René Pleven à la Justice, Jacques Duhamel à l'Agriculture et Joseph Fontanet au Travail, Emploi et Population, tandis que VGE revenait à l'Économie et aux Finances.

    Jacques Duhamel fut ainsi Ministre de l'Agriculture du 22 juin 1969 au 7 janvier 1971 (il avait un secrétaire d'État rattaché auprès de lui, le gaulliste Bernard Pons). Il fut ensuite nommé Ministre des Affaires culturelles dans les gouvernements de Jacques Chaban-Delmas et Pierre Messmer, du 7 janvier 1971 au 28 mars 1973, dans une difficile succession de ses prédécesseurs André Malraux et Edmond Michelet, et une amusante transition de l'Agriculture à la Culture.

     

     
     


    C'est à la Culture que Jacques Duhamel a su impulser ses propres idées. Son principe était de diffuser la culture parmi toutes les couches populaires. Il ne faut pas que la culture soit réservée à une élite. Maire d'une ville moyenne, il a beaucoup œuvré pour donner des subventions à des monuments d'importance seulement locale, afin d'en faire profiter les gens sur tout le territoire. Il a été un acteur de la décentralisation des événements culturels. Son principe : « La culture doit aider une journée de travail à devenir une journée de vie. ». Il a élargi la règle d'investir 1% des travaux publics dans l'art à tous les équipements publics (suscitant parfois incompréhensions et dépenses publiques superflues). Il a par ailleurs nommé Jack Lang à la tête du TNP (théâtre national populaire).

    Profondément malade, Jacques Duhamel renonça à poursuivre sa tâche ministérielle après les élections de mars 1973, se contentant de ses mandats de député-maire de Dole (il démissionna de la mairie en janvier 1976). Ses successeurs au Ministère de la Culture furent l'écrivain Maurice Druon, puis Alain Peyrefitte (condisciple de l'ENA).

    En 1974, il a fait le mauvais choix : très séduit par la Nouvelle société, il a soutenu la candidature de Jacques Chaban-Delmas en 1974, mais le CDP s'est divisé entre cette candidature et celle de VGE. Jacques Barrot, par exemple, a choisi de soutenir VGE, ce qui l'a amené à entrer au gouvernement de Jacques Chirac (il est resté au gouvernement pendant tout le septennat de VGE).

    Le témoignage de Jacques Barrot est d'ailleurs très intéressant car Jacques Duhamel fut pour lui une référence politique majeure, sa personnalité a illuminé son engagement politique. Jacques Duhamel incarnait un centrisme déterminé mais pas arrogant, pas mou mais ferme, pas mou mais doux : « C'était un leader très attachant qui avait su créer une équipe autour de lui, toujours avec modestie et un grand respect des autres. Chez cet humaniste convaincu, l'être l'emportait sur l'avoir et plus encore sur le paraître. ». Interrogé par Fabrice Veysseyre-Redon pour "Le Progrès" le 2 octobre 2009, Jacques Barrot, qui fut aussi ministre sous la Présidence de Jacques Chirac et Vice-Président de la Commission Européenne un peu plus tard, expliquait avec une pointe d'amertume : « Son destin est inachevé. Il avait les qualités pour présider un jour la République. »
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    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (21 septembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Jacques Duhamel.
    Didier Borotra.
    La convergence des centres aux européennes.
    Raymond Barre.
    Gilberte Beaux.
    Christine Boutin.
    Dominique Baudis.
    Valérie Hayer.
    François Bayrou.
    Henri Grouès.
    Jean-Jacques Servan-Schreiber.
    Jean-Marie Rausch.
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    René Pleven.
    Simone Veil.
    Bruno Millienne.
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