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Élysée

  • Chirac a-t-il trahi Giscard en 1981 ?

    « J’ai appris avec beaucoup d’émotion la nouvelle de la disparition de l’ancien Président de la République Jacques Chirac. J’adresse à son épouse et à ses proches un message de profondes condoléances. » (VGE, le 26 septembre 2019).





     

     
     


    C'est ainsi que Valéry Giscard d'Estaing a réagi il y a exactement cinq ans, le 26 septembre 2019. L'ancien Président de la République Jacques Chirac venait de mourir peu avant l'âge de 87 ans. L'histoire des relations entre les deux hommes remplit une bonne moitié de l'histoire de la Cinquième République, voire beaucoup plus (1962 à 2011). L'histoire retiendra avant tout que le jeune Président élu de 48 ans (Emmanuel Macron n'aura que 47 ans dans trois mois, après plus d'un septennat d'exercice du pouvoir) s'était choisi, au printemps 1974, comme premier Premier Ministre un jeune conquérant gaulliste de 41 ans, après le traumatisme de la mort soudaine de Georges Pompidou.

    Pour empêcher l'accession de Jacques Chaban-Delmas à l'Élysée, Jacques Chirac avait trahi les vieux barons du gaullisme historique pour soutenir la modernité et la jeunesse du jeune candidat libéral (républicain indépendant), allié exigeant du gaullisme (VGE avait le même genre de relations avec De Gaulle que Nicolas Sarkozy avec Jacques Chirac trente à quarante années plus tard).

    Valéry Giscard d'Estaing croyait qu'il pourrait manœuvrer Jacques Chirac facilement, lui qui venait de perdre son mentor Pompidou, et que son engagement au sein de l'UDR était sa pièce parlementaire maîtresse. Pour Jacques Chirac, la question ne se posait pas, Matignon faisait de lui le futur candidat à l'élection présidentielle des gaullistes. La condescendance de Valéry Giscard d'Estaing a rendu le couple au sommet de l'exécutif assez infernal pour Jacques Chirac, le Président ne ratant pas une occasion de l'humilier personnellement.


    Finalement, cette alliance personnelle a fini en eau de boudin, avec un divorce en bonne et due forme l'été 1976 (Jacques Chirac voulait démissionner au début de l'été et le Président lui a demandé d'attendre la fin de l'été, un temps de latence politique qui n'est pas sans rappeler celui de l'été 2024 !). Fait incroyable de toute l'histoire de la Cinquième République : Jacques Chirac a été le seul Premier Ministre qui soit lui-même à l'origine de sa démission et le seul à tenir une conférence de presse militante et antiprésidentielle après l'annonce de la démission par l'Élysée. Paradoxalement, les barons gaullistes allaient passer dans le camp de Valéry Giscard d'Estaing face à un Jacques Chirac qui les a pris de haut en prenant la tête de l'UDR dès décembre 1974.

    Après avoir mené la vie dure à Valéry Giscard d'Estaing et à son successeur à Matignon, Raymond Barre, dans les joutes parlementaires, Jacques Chirac, qui, entre-temps, avait fondé le RPR pour en faire une écurie présidentielle, s'est présenté à l'élection présidentielle de 1981 contre le Président sortant. Ce dernier lui a "balancé" (en les aidant pour trouver les 500 parrainages) deux candidatures gaullistes qui lui ont plombé environ 3% son électorat spécifique, Michel Debré et Marie-France Garaud (disparue récemment).
     

     
     


    Et VGE a toujours assuré que Jacques Chirac, arrivé en troisième position, et appelant « à titre personnel » à voter VGE au second tour, a fait campagne pour François Mitterrand pour le second tour. Il l'a écrit notamment dans son autobiographie "Le Pouvoir et la vie" (éd. Compagnie 12, tome 3 sorti en 2006). Il a même raconté qu'entre les deux tours, il avait personnellement appelé la permanence du RPR pour demander ce qu'il devait faire (en se présentant comme un militant RPR) et on lui avait répondu de soutenir François Mitterrand (est-ce une anecdote réelle ? C'est difficile d'imaginer qu'avec sa voix, il ne fût pas reconnu au téléphone). Valéry Giscard d'Estaing était donc persuadé que Jacques Chirac l'a trahi en 1981, afin de devenir le leader de l'opposition après 1981 et gagner l'élection présidentielle de 1988.

    Que Jacques Chirac fût un traître en politique, tout le monde se l'accorde puisqu'en tant que gaulliste, il a trahi Jacques Chaban-Delmas en 1974, et il a commencé à gagner l'élection présidentielle en 1995 parce qu'il était lui-même la victime d'une trahison, celle de son "ami de trente ans" Édouard Balladur qu'il avait placé à Matignon en 1993.

    Le mieux, pour avoir la version chiraquienne, c'est de relire sa propre autobiographie. Rédigée au soir de sa vie (avec l'aide de Jean-Luc Barré), celle-ci est évidemment la parole officielle de l'ancien Président de la République ("Chaque pas doit être un but", éd. Nil, 2009). C'est amusant d'y lire une certaine dose d'hypocrisie et, par cette hypocrisie, finalement la reconnaissance qu'il y avait bien eu trahison !


    Par exemple, il n'a pas évoqué sa rencontre avec François Mitterrand chez la future Première Ministre Édith Cresson en octobre 1980. Au contraire, il a écrit : « Pour être élu, j'ai conscience de devoir m'imposer comme seule alternative au Président sortant, et donc éliminer François Mitterrand dès le premier tour. (…) Mais pour atteindre cet objectif, encore faudrait-il que toute la famille gaulliste fasse bloc autour de ma candidature. Ce qui n'est pas le cas. ». Il parlait alors de « Michel Debré, que certains "barons" inféodés au gouvernement ont hélas ! encouragé, avec la bénédiction de l'Élysée, à se lancer dans la bataille pour son propre compte ». On sent encore très vive la rage contre VGE.

    À l'issue du premier tour du 26 avril 1981 (28,3% pour VGE, 25,8% pour François Mitterrand, lui seulement en troisième position), il a commenté de manière assez narquoise : « Seul peut lui permettre [à VGE] de l'emporter un ralliement massif de ces électeurs RPR qu'il a cru bon, si longtemps, de mépriser. ». Il y a ce petit goût de revanche : j'ai perdu le premier tour, mais ton second tour va être très difficile sans moi.


    Et l'idée qu'il a voulu, a posteriori, donner pour sa postérité, c'est que ce n'est pas lui, Jacques Chirac, qui a refusé la réélection de Valéry Giscard d'Estaing, mais ses amis du RPR ! Ainsi : « Rares sont ceux, au sein de mon équipe, qui se déclarent prêts à soutenir un Président dont ils n'ont pas apprécié la politique et, encore moins, le comportement à leur égard. ». Et d'expliquer, en gros hypocrite : « Sauf à m'exprimer à titre personnel, ce que je fais, dès le lendemain, en annonçant que je voterai, quant à moi, pour M. Giscard d'Estaing, il ne m'appartient pas d'engager le mouvement sans l'approbation de ses membres. Or, celle-ci est loin d'être acquise, comme le confirme, dans les jours suivants, la décision du comité central de laisser la liberté de vote à nos adhérents. Tandis que quelques personnalités gaullistes comme Philippe Dechartre ou Christian Poncelet n'hésitent pas à se déclarer favorables au candidat de la gauche. ».

    C'est assez amusant de lire que Jacques Chirac était incapable de mener ses troupes là où il le souhaiterait. En décembre 1974, puis en décembre 1976, il avait réussi à organiser (avec l'aide de Charles Pasqua) des congrès gaullistes avec une précision millimétrique pour atteindre ses objectifs politiques, comme prendre d'assaut l'appareil gaulliste sur les vieux barons historiques, et soudain, quelques années plus tard, il n'aurait plus aucun pouvoir pour convaincre ses amis que l'arrivée d'un gouvernement socialo-communiste serait catastrophe économique et financière ?!

    Au contraire, dans sa rédaction, le futur Président insistait sur son impuissance et la fatalité : « Plus que sur un choix politique, cette élection se jouera sur une question de confiance. C'est de la capacité ou non du Président sortant à restaurer son crédit auprès d'une partie des électeurs de sa majorité que dépendra l'issue du scrutin. Au fond de moi, je crains qu'il ne soit déjà trop tard pour que Giscard y parvienne, tant ses mauvaises relations avec le RPR me semblent irrémédiables. Giscard ne fera d'ailleurs aucun effort spectaculaire entre les deux tours pour se rapprocher de ses dirigeants, qu'il ne cherchera pas même à rencontrer, par crainte sans doute de paraître s'abaisser. ». Loin d'un "soutien à titre personnel", Jacques Chirac continuait à le charger !


    Il a même cité un exemple, VGE l'appelant pour sa participation à un grand meeting à la Porte de Pantin : « Je lui réponds que, n'étant pas mandaté par les militants du RPR pour m'exprimer en leur nom, je ne vois pas l'utilité d'y être présent. ». Précisons bien que Jacques Chirac était le président du RPR et avait une conception bonapartiste de son rôle de chef de parti, il est donc assez risible de le voir adopter une attitude très parlementariste et quasi-impuissante du fonctionnement de son propre parti dont il était le chef indiscutable. La venue de Jacques Chirac dans un meeting de second tour de Valéry Giscard d'Estaing aurait convaincu les électeurs de l'UDF et du RPR qu'il y avait unité de la majorité. Cela aurait donné une image prometteuse de la candidature de VGE et mobilisé sa base électorale.

    En somme, Jacques Chirac laissait son ancien Président dans la mouise, comme quelques jours plus tard, avec la proposition giscardienne de rassembler la majorité : « La démarche est à l'évidence trop tardive pour avoir le moindre effet, d'autant qu'elle s'accompagne d'une promesse qui peut prêter à sourire quand on connaît l'historie des dernières années : "C'est pourquoi, annonce Giscard, je chargerai le nouveau Premier Ministre d'organiser, sans délai, les États généraux de la majorité, qui permettront aux diverses familles qui la composent de retrouver leur unité, en tirant ensemble les enseignements de la campagne pour les traduire dans l'action". On ne saurait être moins convaincant. » conclut-il benoîtement !

    Du reste, cela ressemble fortement aux tentatives désespérées de l'actuel Président de la République depuis 2022 à vouloir gouverner autrement, en portant plus d'attention aux partis, au Parlement et aux corps intermédiaires, avec quelques innovations sans lendemain (grands débats, CNR, Rencontres de Saint-Denis, etc.), ce qui a débouché en 2024 à la dissolution et à cette Assemblée impossible.

    Pour se dédouaner de toute attaque ultérieure, Jacques Chirac a bien martelé : « Je ne souhaite pas la victoire de François Mitterrand et le fais savoir on ne peut plus clairement dans un texte que je publie le 6 mai 1981 [le second tour a lieu le 10 mai 1981], appelant à faire barrage au candidat socialiste. Mais je n'ai plus aucun moyen, désormais, d'endiguer le processus, engagé de longue date, qui entraîne une minorité des militants gaullistes à rejeter ouvertement Giscard au profit de son concurrent. ». Impuissance donc, et même si puissance, cela n'aurait pas suffi : « Y serais-je parvenu que cet effort n'eût d'ailleurs pas suffi à inverser le cours des choses, comme le prouveront les résultats du second tour de l'élection présidentielle. ».


    Et suit une autojustification dont la rigueur est presque enfantine (c'est pas moi et je le prouve !) : « Le soir du 10 mai 1981, chacun pourra vérifier, chiffres en main, que le Président a fait le plein des voix de droite, et même gagné trois cent mille voix supplémentaires. Ce n'est donc pas le vote des électeurs RPR qui a creusé l'écart de 1,2 million de voix qui la séparent de son challenger socialiste, mais la mobilisation massive en faveur de François Mitterrand, des abstentionnistes du premier tour. Preuve que l'arithmétique d'une telle élection échappe, en réalité, à la seule logique partisan. ».
     

     
     


    L'analyse de Jacques Chirac est en partie exacte, Jacques Chirac n'est pas la cause de la victoire de François Mitterrand, ni le RPR, elle provient d'un mouvement de fond sociologique très large, amorcé dès mai 1968, qui a mis la gauche au pouvoir après vingt-trois années d'absence (une génération !). D'un point de vue institutionnel, cette alternance était d'ailleurs la bienvenue et a réconcilié la moitié des Français avec la Cinquième République qui, jusque-là, avait préservé une majorité de centre droit.

    Néanmoins, cela n'empêcherait pas l'amertume giscardienne sur le faible soutien de Jacques Chirac au second tour. Lui, capable de déplacer de montagnes par la seule force de son verbe, n'a pas bougé très haut son petit doigt pour l'aider à mobiliser les abstentionnistes. Cela aurait été difficile d'inverser l'élection car il y a eu un gros écart de voix et beaucoup d'espoir exprimé dans l'autre camp, mais ce qu'il a surtout retenu, c'est qu'il ne l'a pas tenté, c'est cela que lui a reproché Valéry Giscard d'Estaing, et même si, dès le début de l'année 1982, il a assuré qu'il avait jeté la rancune à la rivière (lire plus loin), VGE allait lui en vouloir jusqu'à la fin de sa vie.


    Pour la postérité, Jacques Chirac a rejeté ce sentiment et écrit noir sur blanc : « Je n'ai pas le cœur à me réjouir d'un échec aussi retentissant, qui rejaillit, au-delà du candidat, sur l'ensemble de la majorité. En politique, on ne construit pas une victoire sur la défaite de son propre camp. Mais cette défaite, qui est aussi la mienne, comment ne pas en imputer la responsabilité à celui qui s'en employé, d'un bout à l'autre de son septennat, à diviser sa majorité au lieu de la rassembler, et à gouverner sans tenir le moindre compte de l'opinion de ses alliés ? Giscard préférera en rejeter la faute sur d'autres, c'est-à-dire moi, en parlant de "trahisons prémédités" quand il eût été plus honnête de reconnaître, au moins, des torts partagés. ». On sent l'amertume encore très vivace.

    Et d'ajouter crûment : « [Giscard] n'aura plus de cesse, désormais, que de remâcher ses griefs et de me désigner comme le seul coupable de son renvoi de l'Élysée. Un jour, Giscard assura avoir "jeté la rancune à la rivière". Mais ce jour-là, la rivière devait être à sec, tant cette rancune est demeurée chez lui tenace et comme inépuisable. ». Tout en complétant comme le coup de grâce : « En démocratie, la défaite d'un homme n'est jamais, ou rarement, une perte irréparable. ». Cruel. Réponse anticipée de Giscard (en 2005) : « C'est quelqu'un qui ne m'intéresse pas. (…) Chirac, il n'a jamais occupé mon esprit. Je n'y pense pas. ». Ambiance !

    Jacques Chirac a publié le premier tome de ses mémoires en 2009. Il a encore l'émotion intacte, la rage intacte, tout comme Valéry Giscard d'Estaing. Une telle inimitié politique qui dure aussi longtemps est même assez étonnante. Même François Mitterrand a favorisé Jacques Chirac en 1995 sur Édouard Balladur. Pourtant, le socialiste le haïssait au plus haut point lors de la cohabitation de 1986-1988...

    L'histoire a finalement rendu Jacques Chirac plus "important" que son ancien "tortionnaire" (psychologique) car il a accompli deux mandats présidentiels, pendant douze ans, et s'il a échoué à ses deux premières candidatures présidentielles, il n'a pas terminé par un échec présidentiel, au contraire de Valéry Giscard d'Estaing. Les deux hommes d'État se sont retrouvés dans une instance officielle il y a une quinzaine d'années : entre 2007 et 2011, en effet, les deux anciens Présidents de la République ont siégé au Conseil Constitutionnel, dont ils étaient membres de droit à condition de ne pas exercer d'autres mandats électifs (Valéry Giscard d'Estaing a pris sa retraite "élective" en 2004 et Jacques Chirac en 2007, et ce dernier a arrêté de siéger au Conseil Constitutionnel en 2011 en raison de sa santé et de son affaire judiciaire). Ils étaient placés autour du Président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, ravi de se retrouver au cœur de l'histoire républicaine.


    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (22 septembre 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :

    Jacques Chirac et sa Présidence abracadabrantesque !
    Le testament de Jacques Chirac.
    Bernard Pons, la main de Chirac.
    Jacques Chirac, l'ami de Bill Clinton.
    Quand Jacques Chirac sauva le Tour de France…
    Chirac, l’humanisme sanitaire en pratique.
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    On a tous quelque chose de Chirac.
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    Chirac au Panthéon ?
    À l’heure où Jacques Chirac entre dans l’Histoire…
    Jacques Chirac a 86 ans : comment va-t-il ?
    Allocution télévisée de Jacques Chirac le 11 mars 2007 (texte intégral).
    Discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995.
    Présidence Chirac (1) : les huit dates heureuses.
    Présidence Chirac (2) : les huit dates malheureuses.
    Jacques Chirac contre toutes les formes d'extrême droite.
    Jacques Chirac et la paix au Proche-Orient.
    Sur les décombres de l'UMP, Jacques Chirac octogénaire.
    Jacques Chirac fut-il un grand Président ?
    Une fondation en guise de retraite.
    L’héritier du gaulllisme.
    …et du pompidolisme.

     
     




    https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240926-chirac.html

    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/chirac-a-t-il-trahi-giscard-en-256737

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/09/22/article-sr-20240926-chirac.html



     

  • Valéry Giscard d'Estaing, à la postérité intacte...

    « Il a mis au point son personnage, qui correspond à une certaine idée, chez le téléspectateur et surtout chez la téléspectatrice, de l'homme jeune encore, fort, riche, puissant, intelligent, équilibré, détective, qui gagne à tous les coups et dont les films américains ont fixé le type. » (François Mauriac, le 30 mai 1964, il y a soixante ans).



     

     
     


    Il y a cinquante ans exactement, le dimanche 19 mai 1974, Valéry Giscard d'Estaing a été élu Président de la République avec 50,8% des voix, soit 13,4 millions d'électeurs. Pour l'histoire de la Cinquième République, ce fut une étape importante, celle du changement dans la continuité, celle de postgaullisme sans gaullisme.

    Il faut imaginer l'homme. Vous êtes ministre des finances et à ce titre, votre bureau est au Louvre, rue de Rivoli. Sur le balcon du premier étage, vous voyez les passants, les touristes. Vous avez un léger, très léger, oh, à peine décelable, sentiment de supériorité. Vous, ce dimanche soir, vous êtes préoccupé mais à peine. Vous saviez déjà que vous allez gagné. Vous étiez tellement sûr de vous. Vous saviez que ce serait serré mais vous ne pouvez pas perdre parce que vous êtes le meilleur, sur le fond comme sur la forme. Vous avez battu sans contestation votre contradicteur au premier duel présidentiel à la télévision grâce à deux ou trois formules choc. Vous étiez prêt. Et vous aviez envie. Conviction et ambition.

    Vous avez voté tôt le matin. Il est maintenant dix-huit heures, dix-huit heures trente. Vous êtes bien assis dans votre fauteuil, un papier et un crayon en main et vous regardez la télévision... qui ne dit rien d'intéressant, qui meuble en attendant vingt heures, la fermeture de tous les bureaux de vote (certains ferment dès dix-huit heures). Vous n'avez pas de smartphone, parce que vous êtes encore dans les années 70, mais vous avez votre vieux téléphone à cadran près de vous, prêt à dialoguer avec votre principal interlocuteur : Michel Poniatowski. Ce dernier appelle tous les cinq minutes. Et une dernière fois, la plus importante. Il a les premières estimations. Il gagne. Au bout du fil, vous restez froid. Vous le saviez, vous étiez le meilleur. Vous devenez le chef d'État de la cinquième puissance mondiale (la Chine et l'Inde étaient encore loin de la compétition économique). Vous avez gagné votre pari. À 48 ans, vous entrez dans l'Histoire. Deux ans avant De Gaulle. Vous serez la France... et tant pis pour les Français.
     

     
     


    Peut-être que tout ça, cette sérénité affichée, ce calme olympien, tout ça était téléphoné, tout ça était sûrement téléphoné, tout ça était pour la caméra qu'il ne pouvait pas oublier. En tout cas, c'est ce qu'on peut voir dans le film de Raymond Depardon, une sorte de téléréalité de campagne électorale, la première du genre en France (Serge Moati en a fait une mémorable en 2002 aux côtés de Jean-Marie Le Pen), film dont VGE a interdit la diffusion pendant longtemps, jusqu'en 2002. Saisir l'instant fatidique où il sait, où il est sûr qu'il est élu. « Quelle histoire ! » dira son successeur le 10 mai 1981.

    Comment les Français ont-ils pu élire un Président si intelligent, si subtil, si intellectuel ? Si peu représentatif d'eux-mêmes ? Il faut se remettre dans le contexte. À l'époque, Giscard était très novateur dans la communication politique. Il donnait envie. Il avait fait une campagne joyeuse. Pour la première fois, un homme politique a utilisé un membre de sa famille (en l'occurrence, sa jeune fille, adolescente). Maintenant, cela paraît un peu coincé, même condescendant, mais à l'époque, c'était beaucoup plus ouvert que l'épopée gaullienne. Il avait été reçu à la Maison-Blanche par John Kennedy alors qu'il était Ministre des Finances de De Gaulle. Il s'identifiait au jeune Président américain. À la fin de l'entrevue, il lui a demandé : quel conseil me donneriez-vous si je me présentais à la présidentielle ? Un conseil ? JFK lui répondit : soyez joyeux !

    Évidemment, on ne peut s'empêcher d'associer Valéry Giscard d'Estaing et Emmanuel Macron qui a battu le record de jeunesse (39 ans, neuf ans de moins !). Deux jeunes brillants cerveaux qui ont gravi rapidement les marches des palais. Avec une envie folle d'innover, de rompre avec le passé, et surtout, de sauvegarder les intérêts français par une implication totale dans la construction européenne. À une différence énorme près, c'est que Valéry Giscard d'Estaing était un homme politique depuis une quinzaine d'années, Emmanuel Macron, seulement depuis deux ans et demi. Tout le monde politique lui restait encore à découvrir en 2017.

    Troublant anniversaire puisque le septennat Giscard a commencé il y a cinquante ans, et Emmanuel Macron vient de faire un septennat ce mardi 14 mai 2024 (installé à l'Élysée le 14 mai 2017). Ils ne sont pas nombreux ceux qui ont fait au moins sept ans de Présidence réelle. J'appelle Présidence réelle le fait d'être Président totalement libre, c'est-à-dire avec une majorité (absolue ou relative) à l'Assemblée Nationale, donc hors cohabitation. De Gaulle un peu plus de dix ans, François Mitterrand un peu moins de dix ans. Et puis Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac et maintenant Emmanuel Macron sept ans. Les autres, c'est cinq ans. Emmanuel Macron devrait faire dix ans, à presque l'égal de De Gaulle.
     

     
     


    La machine intellectuelle fonctionnait encore parfaitement à 90 ans, des analyses géopolitiques sur l'Europe encore intéressante. VGE a dominé la Cinquième République et je me rends compte aujourd'hui que celui qui était promis à une faible postérité, de manière injuste, a eu cette reconnaissance depuis sa mort qu'il a été un grand Président de la République, qui a beaucoup agi, beaucoup réformé pour faire de la France un pays moderne.

    En été 2023, j'ai ressenti une très forte émotion en découvrant, en attendant à un feu rouge, que le boulevard de l'Europe de la commune d'Évry (devenue Évry-Courcouronnes), celui qui passe devant le centre commercial Évry 2, est désormais baptisé : "boulevard Valéry Giscard d'Estaing", avec la mention "un des pères de l'Europe". Même émotion en voyant que le parvis du Musée d'Orsay s'appelle désormais "esplanade Valéry Giscard d'Estaing".

    Un des pères de l'Europe, il l'a en effet été. Quand on pense au septennat de VGE, on pense trop souvent à l'IVG et à la majorité à 18 ans, des réformes sociétales qui, finalement, n'ont pas beaucoup influé le cours des choses, simplement un ajustement du droit à l'évolution de la société. La libéralisation de l'audiovisuel a eu un impact beaucoup plus important, avec l'explosion de l'ORTF et le début d'une certaine indépendance des journalistes.

    Mais à mon sens, l'innovation majeure a été sa vision européenne. Il a eu deux initiative, soutenue par son homologue allemand Helmut Schmidt, qui fut, d'une part, la fin des "Sommets européens" et le début des "Conseils Européens", c'est-à-dire que lui, l'Européen, avait compris que les avancées de la construction européenne ne pouvaient passer que par une instance comme le Conseil Européen qui réunit tous les chefs d'État et de gouvernement des États membres, seul organe vraiment décisionnaire et légitime puisque chaque membre est issu d'un processus démocratique national ; d'autre part, il a transformé le Parlement Européen en en faisant une instance démocratique, avec l'élection des députés européens au scrutin universel direct, innovation majeure qui, maintenant, va occuper les esprits politiques jusqu'au 9 juin 2024. Bien plus tard, VGE a présidé la Convention pour l'avenir de l'Europe qui a rédigé le TCE, le traité européen qui était le plus franco-compatible que les Français ont rejeté stupidement (je rappelle qu'aujourd'hui, 75% des Français sont favorables à l'euro, ils n'étaient que 51% au moment du référendum sur le Traité de Maastricht en 1992).

    Sur le plan international, VGE a été aussi à l'initiative du G7. Après les deux chocs pétroliers, il considérait qu'il était profitable que les chefs d'État et de gouvernement des sept pays les plus industrialisés du monde puissent se rencontrer et se concerter sur la politique financière, voire puissent harmoniser ces politiques financières. C'était encore le temps de la guerre froide et par la suite, ce cénacle s'est élargi à la Russie (G8) puis jusqu'au G20, incluant la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud, etc.
     

     
     


    Sur le plan intérieur, Valéry Giscard d'Estaing était pour l'ouverture politique, d'autant plus que le RPR lui rendait la vie impossible. Il aurait souhaité nommer un gouvernement centriste qui incluait des socialistes modérés. Mais la stratégie de François Mitterrand d'union de la gauche et d'alliance exclusive avec les communistes, a empêché toute ouverture. En revanche, il a su trouver de bonnes personnalités comme Simone Veil, Raymond Barre, René Monory, Lionel Stoléru, etc.

    Dans le bilan non exhaustif, on pourra aussi penser à l'aspect culturel qui était peu mis en valeur jusqu'à sa mort en raison de l'ombre très lourde culturellement de son successeur. Ainsi, VGE était à l'origine de la Villette, notamment de la Cité des Sciences et de l'Industrie, du Musée d'Orsay et de l'Institut du Monde Arabe.

    Son échec présidentiel le 10 mai 1981 a été ressenti comme profondément injuste, comme une ingratitude de l'histoire si ce n'est des Français. Au-delà d'une vague trahison de Jacques Chirac (personne ne sait vraiment l'influence réelle que cela a eu dans l'esprit des électeurs), il y avait un besoin d'alternance, de changement de majorité, pour raffermir la Cinquième République. Et il a fait beaucoup trop de boulettes de communication, un refus de s'expliquer sur des scandales qu'il jugeait dérisoires mais qui signifiait une sorte de mépris et de suffisance peu acceptables des Français.

    En 1996, André Santini, champion des plaisanteries fines, a déclaré à l'occasion de la mort de François Mitterrand : « Je me demande si l'on n'en a pas trop fait pour les obsèques de François Mitterrand. Je ne me souviens pas qu'on en ait fait autant pour Giscard. ». Bien entendu, il a dit cela quand Giscard était encore vivant, mais il a eu raison : Valéry Giscard d'Estaing est mort discrètement du covid-19, à quelques jours de la distribution du vaccin, et il a refusé toute cérémonie nationale, il a été enterré très discrètement hors des trompettes de la République. Peut-être son dernier orgueil.

    À l'occasion de ce cinquantenaire, ce week-end de la Pentecôte est aussi un week-end spécial Giscard. Pas moins de quatre émissions de télévision reviennent sur les années Giscard.

    "1974, l'alternance Giscard" est un documentaire réalisé en 2019 par Pierre Bonte-Joseph qui est rediffusé sur Public Sénat ce samedi 18 mai 2024 à 20 heures.




    Avec un débat après l'émission dont les invités sont notamment Claude Malhuret, Louis Giscard d'Estaing et Nathalie Saint-Cricq visible à ce lien.

    "1974, une partie de campagne" est un film documentaire réalisé en 1974 par Raymond Depardon et diffusé pour la première fois seulement le 20 février 2002, qui est rediffusé sur France 5 ce dimanche 19 mai 2024 à 21 heures 05.


     





    "Giscard, de vous à moi : Les confidences d'un Président" est un documentaire réalisé en 2016 par Gabriel Le Bomin et Patrice Duhamel, qui est rediffusé sur France 5 ce dimanche19 mai 2024 à 22 heures 35.

    "La TV des 70's : Quand Giscard était Président" est un documentaire écrit par Philippe Thuillier et réalisé en 2021 par Matthieu Jaubert qui est rediffusé sur France 3 dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 mai 2024 à 2 heures 35 du matin.

     

     

     

     



     

     

     


    Ajoutons aussi ce dernier documentaire, "Giscard, le premier Président moderne ?", réalisé pour l'émission "Sens public" diffusée le mardi 14 mai 2024 sur Public Sénat : un portrait débat avec Jean-Pierre Raffarin, Patrice Duhamel et Anne Levade, animé par Thomas Hugues.






    Aussi sur le blog.

    Sylvain Rakotoarison (18 mai 2024)
    http://www.rakotoarison.eu


    Pour aller plus loin :
    Valéry Giscard d'Estaing, à la postérité intacte...
    Giscard à Carole Bouquet : est-ce que je peux visiter la maison ?
    Anne-Aymone Giscard d'Estaing.
    François Léotard, l'enfant terrible de Giscard.
    Valéry Giscard d’Estaing et son problème, le peuple !
    Michel Poniatowski, le bras droit sacrifié de Giscard.
    Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe.
    Hommage européen à Valéry Giscard d’Estaing le 2 décembre 2021 au Parlement Européen à Strasbourg (texte intégral et vidéos).
    VGE en mai (1968).
    Michel Debré aurait-il pu succéder à VGE ?
    Le fantôme du Louvre.
    Allocution télévisée du Président Emmanuel Macron d’hommage à VGE le 3 décembre 2020 (texte intégral et vidéo).
    Le Destin de Giscard.
    Giscard l’enchanteur.
    Valéry Giscard d’Estaing et les diamants de Bokassa.
    Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
    VGE, splendeur de l’excellence française.
    Propositions de VGE pour l’Europe.
    Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1).
    Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (2).
    Loi n°73-7 du 3 janvier 1973.
    La Cinquième République.
    Bouleverser les institutions ?


     

     

     

     

     
     




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    https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/valery-giscard-d-estaing-a-la-254447

    http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/15/article-sr-20240519-vge.html